À Julia, Mathis et Nael
À Jérôme et René
I
Ah! Les masques! Si vous saviez comme les abbés ont l’air édifiant, comme les gens de cour l’ont important, comme les autres l’ont altéré de crainte et d’espoir! Et surtout, comme ces airs-là, pour la plupart, sont faux à des yeux clairvoyants!
Alexis Piron
Versailles, le 25 juillet 1684
Le soleil inondait le palais et les jardins alentour. Pas une nuée ne venait assombrir le bleu du ciel. La brise était si légère que, pour la remarquer, il fallait hisser le regard jusqu’aux arbres dont les feuilles vertes bruissaient imperceptiblement. C’était un mois de juillet splendide. La langueur de cette journée invitait à la détente du corps et de l’esprit. Toute la cour en profitait pour s’amuser dans le luxe époustouflant que leur offrait Louis le Grand. Qui, ici, n’admirait pas l’immense palais qu’il avait fait sortir de terre et qui entourait l’ancien petit château de chasse de son père? Qui n’adorait pas les jardins somptueux décorant son parc?
Des centaines de courtisans se promenaient le long du Grand Canal, d’autres se prélassaient à l’Orangerie, au milieu de sculptures en marbre blanc, en bronze et en plomb doré qui s’accordaient merveilleusement aux arbres et aux arbustes parfaitement taillés. Les flâneurs côtoyaient les maçons et les terrassiers, toujours en activité. En cette année 1684, on ne pouvait fuir les travaux ni à l’intérieur ni à l’extérieur du palais. Si les parterres possédaient déjà le caractère qu’ils auraient désormais, il n’en allait pas de même du reste du jardin, qui était loin d’être achevé.
En cet instant et comme toujours à la cour de Louis le Grand, seuls le roi et ses ministres travaillaient. À la première heure du jour, Louis XIV donnait ses ordres pour toute la journée. Il accordait quelques audiences et, dès la messe terminée, se mettait au travail avec son conseil. Les milliers de nobles qui vivaient à Versailles avaient pour seule tâche de se distraire, de paraître toujours à leur avantage devant le roi et d’intriguer. Mais leur existence n’était pas une sinécure; les courtisans devaient perpétuellement ruser pour parvenir à se rapprocher de ceux qui étaient au-dessus d’eux selon le rang et à se distancer de ceux qui se trouvaient en dessous. Ils menaient un combat de tous les jours pour monter plus haut, toujours plus haut, afin d’approcher le Roi-Soleil. D’autre part, l’oisiveté que leur imposait le monarque et l’obligation de trouver toujours plus d’argent pour soutenir le niveau de vie ruineux de la cour les entraînaient dans des turpitudes honteuses. Ils se jetaient de plus belle dans le jeu, dans l’espoir de gagner de l’argent et s’endettaient; le jeu, qui était interdit dans tout le royaume, bénéficiait d’un statut particulier chez le roi, où l’on pouvait jouer des sommes astronomiques.
Qui aurait pu se douter de la vie mouvementée de ces gens en observant le joli tableau d’un magnifique palais habité par des créatures fabuleusement habillées et aux manières irréprochables?
Dans l’aile du Midi, au premier étage, des enfants jouaient, encore autorisés à profiter de leur innocence.
Une éblouissante petite fille, prénommée Adélaïde de Lanuzac, venait d’ouvrir une porte. À toute allure, elle s’engouffra dans la chambre de la duchesse d’Orléans et ses yeux firent le tour de la pièce. Il n’y avait personne. Sans pouvoir retenir un éclat de rire enfantin, elle se hâta de se cacher derrière la tenture du lit à baldaquin. Malgré leur jeune âge, ses yeux étaient accoutumés au luxe et elle ne prit pas la peine d’admirer la pièce qu’elle connaissait bien; elle ne voyait plus les extraordinaires boiseries qui, dorées à la feuille d’or, témoignaient d’une grande créativité de la part des ébénistes; elle ne voyait plus la console en bois placée derrière elle avec, au-dessus, un immense miroir incrusté dans le mur. Aux fenêtres, les rideaux étaient en brocart bleu rehaussé de fils d’or; le velours des chaises et du canapé était fait du même ornement. Une tapisserie dessinée par Charles Lebrun et fabriquée à la manufacture royale des Gobelins avait été offerte par le roi à la duchesse d’Orléans quelques années auparavant. La dame avait choisi de la placer au-dessus de la tête du lit pour se rappeler toujours cet auguste présent. Deux colonnes en marbre blanc étaient disposées de part et d’autre du lit en face duquel il y avait une cheminée en marbre rose surmontée d’une horloge et de deux girandoles en bronze doré décorées de porcelaine. Enfin, le plafond était peint de motifs floraux.
À l’abri de la tenture bleue, Adélaïde riait encore. Philippe, Louise-Françoise et Anne allaient peiner à la trouver; elle se délectait à l’avance de leur mine déconfite. Mutine comme n’importe quel enfant de dix ans qui joue à cache-cache avec ses meilleurs amis, elle posa sa main devant sa bouche pour s’interdire de rire à nouveau. Ce fut à ce moment que la poignée de la porte s’abaissa; Adélaïde se ratatina autant qu’elle le put sous l’épais tissu, tout en laissant une petite fente entrouverte. Cela lui permettrait d’observer ses amis sans qu’ils pussent la voir de leur côté. Qu’est-ce qu’elle allait s’amuser!
En s’ouvrant, la porte à deux battants laissa filtrer un rai de lumière qui encadrait la grosse figure d’Élisabeth-Charlotte d’Orléans et celle d’une de ses dames d’atour, la belle et douce Marie de Lanuzac, la mère d’Adélaïde. De les découvrir à la place de ses amis, la petite fille en éprouva une déception immense.
La duchesse Élisabeth-Charlotte d’Orléans, appelée Madame, était la belle-sœur du roi depuis 1671, l’année où elle avait épousé Philippe d’Orléans, le frère du roi qu’on appelait Monsieur. Démonstrative et intelligente, elle était une mère aimante pour ses deux enfants; il y avait son fils Philippe de Chartres, l’ami de toujours d’Adélaïde, et sa fille mademoiselle de Chartres, prénommée Élisabeth-Charlotte comme elle. La duchesse d’Orléans était une personne très franche; l’éducation qu’elle avait reçue dans son Palatinat natal n’avait pas donné tous ses fruits et, si son père et sa tante avaient tenté de réprimer ce trait de caractère indigne d’une princesse, leurs efforts s’étaient avérés vains. La nature de la princesse avait résisté.
Énorme et point belle, la princesse palatine avait nettement la préférence de la petite Adélaïde, précisément parce qu’elle était naturelle, au contraire de la plupart des femmes nobles de la cour. Les beautés que comptait la cour vous faisaient les plus grands sourires par-devant, pour vous enfoncer un poignard dans le dos dès que l’occasion s’en présentait. La cour de Louis XIV était cruelle. C’était un monde où prévalaient l’ambition et la coquetterie, où plusieurs cabales se déroulaient toujours en même temps. On n’y vivait pas tranquillement. Il fallait toujours rester sur le qui-vive, au point d’en être souvent épuisé. Si Adélaïde jouissait du privilège de son jeune âge pour échapper à nombre de ces tourments quotidiens, elle n’en apprenait pas moins depuis des années l’art de vivre de Versailles.
Élisabeth-Charlotte d’Orléans s’affala dans son fauteuil préféré, tandis que Marie de Lanuzac prenait place non loin d’elle, sur un fauteuil plus étroit. Dans l’intimité de sa maîtresse, la marquise de Lanuzac n’était plus soumise à la sévère étiquette que Louis XIV imposait aux courtisans. En effet, lorsqu’elle allait visiter les membres de la famille royale en compagnie de sa maîtresse, elle devait rester debout. Contrairement aux épouses des ducs et pairs, elle n’avait pas droit au tabouret, et d’ailleurs, en présence de la Dauphine, seules les femmes qui appartenaient à la famille royale disposaient d’un fauteuil ou d’une chaise. L’étiquette était tellement rigide qu’en l’absence de Louis XIV, le jour, il n’était permis aux princesses du sang de traverser la chambre royale qu’à condition qu’elles fissent la révérence devant le lit vide.
Un autre exemple de l’implacable étiquette était le grand lever de Son Altesse : le roi avait désigné les rares privilégiés qui disposaient de leur pliant pour l’occasion. Les centaines d’autres, en revanche, y assistaient en restant debout derrière la balustrade. Ou encore Son Altesse allait jusqu’à vendre des brevets exprès pour attribuer à telle ou telle personne l’honneur d’assister à ses gestes intimes, tels que ses séances sur la chaise d’affaires1.
Depuis qu’elles étaient entrées dans la pièce, la princesse palatine et Marie de Lanuzac n’avaient point cessé de palabrer. Réprimant son premier réflexe, Adélaïde était restée à l’abri de la tenture. Elle n’osait plus à présent avouer sa présence fortuite. Elle en avait trop entendu pour ne pas deviner la colère de sa mère si celle-ci la découvrait. Elle décida de rester immobile, respirant à peine. La petite fente lui permettait d’admirer la beauté angélique de sa mère à qui, lui disait-on de plus en plus souvent, elle ressemblait. Marie de Lanuzac était la plus belle des femmes d’honneur de la duchesse d’Orléans. Du reste, elle était l’une des plus belles femmes de la cour. Madame prenait grand soin, depuis de nombreuses années, de choisir les dames de sa maison en fonction de leur apparence. Elle voulait qu’elles attirent le regard de Louis XIV, ce à quoi elle ne pouvait point prétendre. Cela lui avait valu, autrefois, une mésentente retentissante avec Athénaïs de Montespan, qui avait compris la manœuvre, elle qui sortait les griffes dès qu’elle se sentait en danger.
— Si ce qu’on murmure dans tous les couloirs est vrai, disait Madame, je regrette sérieusement mes premières années ici. Même si la Montespan est parfois le diable en personne, je la préfère à cette hypocrite de parvenue. Non, je ne peux me résoudre à l’idée que le plus grand roi du monde a épousé la veuve Scarron, cette pauvresse qui gardait les oies en son enfance! C’est totalement inimaginable!
— Pourtant, Madame, c’est bien ce que monsieur de Louvois m’a affirmé ce matin.
— Cet imbécile a-t-il encore essayé de vous charmer par des indiscrétions?
— Assurément, Madame.
— C’est incroyable! Si cela venait aux oreilles de Sa Majesté, elle serait outrée des façons de faire de son ministre. Quand je vous disais que ce rustre ne possède pas les qualités de son père; Michel Le Tellier était tellement plus brillant!
— Selon ses dires, il aurait dû assister à la noce qui a été tenue en grand secret.
— Quand?
— Dans la nuit du samedi 9 au dimanche 10 octobre de l’an passé.
— Incroyable! Et nous n’avons rien vu2! Elle cache bien son jeu! Et pourquoi cet imbécile de Louvois n’a-t-il pas été invité à un tel événement?
— Il m’a dit qu’il avait osé supplier le roi à genoux de renoncer à ce projet. Cela lui a valu de vives remontrances de la part de Son Altesse et la haine éternelle de madame de Maintenon.
La duchesse cacha son visage dans ses mains et se lamenta.
— Sur ce point, au moins, je suis d’accord avec lui. Et dire qu’il y a encore quelque temps je rêvais que la Montespan fût délaissée par Son Altesse. Qui aurait pu prédire que nous quitterions une situation peu agréable pour une bien pire?
— Nous aurions pourtant dû nous en douter.
— Plaît-il?
— Rappelez-vous l’ascension de madame de Maintenon il y a quatre ans, après le mariage du Dauphin avec Marie-Anne de Bavière.
— Hum! râla Élisabeth-Charlotte d’Orléans.
— Elle n’était rien, à cette époque. Pourtant elle a été nommée seconde dame d’atour de la nouvelle Dauphine, qui s’est bientôt plainte que le roi lui rendait visite non pour le plaisir de voir sa belle-fille, mais pour celui de discuter avec la marquise.
— Mais qu’est-ce que Sa Majesté trouve à cette vieille femme, à la fin?
— Oh, répondit Marie de Lanuzac en souriant, je dirais que, après une dizaine d’années de vie auprès de la marquise de Montespan, Sa Majesté se repose avec Françoise de Maintenon. Elle est calme, douce, tout le contraire de l’ancienne maîtresse, en somme. Et, vous le concéderez, malgré ses quarante-neuf ans, la marquise reste charmante.
— Pour une femme de votre beauté, vous êtes bien bonne envers cette truie!
— Je suis réaliste, Madame. À quarante-six ans, le roi a besoin de se ranger. En outre, il remporte moins de succès à la guerre qu’autrefois et il pense que c’est une punition divine. Il veut se racheter. Cette Françoise de Maintenon est arrivée au bon moment, avec sa grande dévotion et sa piété. J’imagine si facilement notre roi différent lorsqu’il est seul avec elle, dans ses appartements privés qui le préservent de la foule, là où il aime être en famille! Je l’imagine abandonnant son masque de roi pour devenir un simple particulier. Madame de Maintenon sait mettre en confiance ceux à qui elle veut plaire. J’ai pu le remarquer juste à l’observer.
— Une hypocrite! Voilà ce qu’elle est! On n’est pas dévote lorsqu’on couche avec un roi marié! Son éclatante faveur date d’avant la mort de la reine Marie-Thérèse d’Autriche! C’est une vulgaire putain. Et un roi de France n’épouse pas une putain! s’écria Madame en devenant rouge pivoine sous l’effet de la rage. Une fourbe qui a trahi ses amis les plus intimes! N’a-t-elle pas gagné la confiance du roi sournoisement en se jouant de la favorite qui l’a tirée de la gueuserie? Oh, ces temps-ci sont maudits. Tout s’accumule.
Et elle se mit à pleurer.
— Madame! murmura Marie de Lanuzac en lui prenant la main.
— D’abord mon pauvre mignon, le petit comte de Vermandois3, est mort après avoir tant souffert par sa mère, sans oublier son père qui a été si dur avec lui. Il lui a reproché son vice italien, alors qu’il se montre d’une extrême clémence avec mon époux, le pire débauché de France. C’est trop injuste! Sa Majesté préfère de toute façon le duc du Maine, Louis-Auguste, son bâtard qui a été fait chevalier de l’ordre en même temps que mon Philippe. Il adore cet enfant parce que c’est la Maintenon qui l’a élevé.
— Madame! de grâce! supplia Marie de Lanuzac.
— Maintenant, c’est moi qui tombe en défaveur à cause de cette catin! Je n’en peux plus!
Marie pencha son joli buste vers celui de sa maîtresse pour l’enlacer. Avec cette grande dame, si simple en réalité, quoique bourrue pour certains, elle pouvait se permettre cette familiarité. Elle l’étreignit et lui parla doucement :
— Ne gaspillez pas vos forces dans la haine de cette femme. Après tout, si notre roi s’était remarié avec une princesse, il aurait pu avoir d’autres enfants susceptibles de troubler un jour l’État.
— Il aurait pu trouver mieux qu’une gardeuse de dindons!
— Madame, vous la haïssez, mais vous n’êtes même pas sûre qu’elle vous fasse vraiment du tort.
Les pleurs de la duchesse d’Orléans redoublèrent. La marquise de Lanuzac lui présenta un fichu pour qu’elle s’y mouchât, ce qu’elle fit bruyamment.
— Vous admettrez, Marie, que, comme par hasard, Sa Majesté ne m’invite plus à tous les grands soupers comme avant. Elle ne me rend plus visite comme autrefois, elle ne me couvre plus de sa sollicitude, tout cela depuis qu’elle est mariée à cette ancienne domestique. Une pauvresse qui fut une coquette autrefois et qui ose aujourd’hui montrer l’exemple de la parfaite catholique! Elle travaille insidieusement à saper mon crédit, je le sais.
— Nous n’avons aucune preuve qu’elle monte le roi contre vous. C’est lui qui a changé. C’est parce qu’il a changé qu’il est attiré par une dévote dans son genre. Ce qui lui plaisait autrefois ne lui plaît plus aujourd’hui. Il était le premier à montrer l’exemple de l’infidélité avec Louise de La Vallière, puis avec Françoise de Montespan, sans oublier bien d’autres belles telles Olympe Mancini ou Angélique de Fontanges. Aujourd’hui, il veut montrer celui de l’ordre et de la dévotion. Mais vous refusez de jouer les imposteurs. Vous refusez de faire ce que font la majorité des courtisans en affectant d’être subitement devenus de grands bigots. Cela ne lui plaît point!
— Cela est vrai, je l’admets. Il a bien changé, car c’est la première fois de sa vie qu’il accorde une telle confiance à l’une de ses favorites. L’épouser, pfff!
La princesse palatine s’enfonça dans son fauteuil avant d’enchaîner :
— Il y a aussi le cabinet noir4 qui lui rapporte tous les mots que j’écris à ma famille. Je ne suis pas clémente dans mes descriptions de la cour, mais je reste persuadée que cette vieille gardeuse d’oies a joué un rôle dans ma défaveur. Je la déteste! Et je sais bien qu’elle est hypocrite! Quand Louise de La Vallière a voulu entrer au couvent, la Montespan a tout fait pour l’en décourager, car elle savait que cela lui donnerait une mauvaise image. À côté de la désormais chaste Louise de la Miséricorde, elle allait devenir la maîtresse qui ne se repentait pas. Et qui a-t-elle envoyé à Louise pour la dissuader de se retirer du monde sous prétexte que la vie de nonne serait trop difficile à supporter? Personne d’autre que la crotte de souris! Une soi-disant dévote qui essaye d’empêcher une femme d’entrer chez les carmélites!
— Je ne suis pas sûre que la marquise de Maintenon ait eu le choix de refuser. Ni qu’elle ait apprécié de jouer ce rôle ingrat.
— Bah, quand cesserez-vous donc de la défendre? N’êtes-vous pas avec moi?
— Bien sûr, Madame, que je suis avec vous, s’offensa Marie de Lanuzac. J’essaye de vous faire entrevoir d’autres motifs de l’éloignement du roi. Je vous disais qu’il a changé, mais il y a aussi la désastreuse influence des mignons de Monsieur. Ils font courir de fausses rumeurs à votre sujet pour semer la discorde dans votre ménage, vous obligeant de la sorte à recourir à l’arbitrage du roi.
— Oui, il est vrai que Sa Majesté est fatiguée par ces histoires, mais quel autre moyen de se défendre, je vous le demande?
— Aucun autre, je vous le concède aisément. Ces hommes sont malfaisants. La plupart des courtisans pensent comme nous qu’ils ont tué la première femme de votre époux. Ce que je veux vous dire, c’est que la cause de vos malheurs peut être multiple et sans lien avec Françoise de Maintenon. Enfin, pour en revenir à elle, je ne crois pas que sa place soit très enviable.
— D’épouser Louis Dieudonné ne serait pas enviable? Vous divaguez, très chère!
— Chacun doit faire comme s’il ne savait pas, alors que toute la cour est au courant. Elle n’est pas reine et ne le sera jamais. Elle est son épouse en secret, rien officiellement. Il peut se défaire d’elle à tout moment.
— Comme vous y allez! C’est que je vais finir par croire que vous l’aimez!
— Je la plains même si je ne l’aime pas. Ce n’est point un cadeau que le roi lui a fait par un tel mariage.
Tout à coup, la porte de la chambre fut ouverte avec fracas. Trois enfants la franchirent en riant.
— Je suis sûre qu’elle est là! s’exclama une jolie petite fille brune aux grands yeux marron.
— Elle nous aura fait courir partout, râla une petite blonde aux yeux bleu azur.
La première était mademoiselle de Nantes, la fille aînée de Louis XIV et d’Athénaïs de Montespan. Elle était coiffée à la Sévigné, c’est-à-dire les cheveux maintenus en arrière par un ruban assorti à ceux de sa robe qui laissait retomber quelques mèches soigneusement bouclées sur ses jolies joues roses. La marquise de Montespan refusait que ses filles soient coiffées à la Fontanges. Elle haïssait celle qui lui avait ravi, même provisoirement, les faveurs du roi, celle qui avait donné son nom à cette coiffure inventée par hasard.
La jeune Louise-Françoise de Bourbon était vêtue avec splendeur, ce qui rappelait que, bien que bâtarde, elle était fille de roi. Sa robe avait été taillée dans de la soie rouge de garance et des pierres précieuses y étaient cousues. Des manchettes en dentelle dépassaient des manches courtes et elle portait des gants. Mademoiselle de Nantes possédait un visage long et fin, de jolis yeux marron, un petit nez et une bouche vermeille comme on les aimait. Elle faisait déjà rire son entourage par ses saillies. Sa vivacité d’esprit rappelait celle de sa mère, qui appartenait à la fameuse famille de Rochechouart-Mortemart, dont tous les membres se distinguaient depuis des générations par leur culture et leur appétit intellectuel. C’était le fameux esprit Mortemart qui avait enchanté le roi pendant plus d’une décennie. Il ne fallait pas oublier que c’était par son intelligence, en sus de son exceptionnelle beauté, qu’Athénaïs de Montespan avait retenu le monarque aussi longtemps, lui dont l’appétit sexuel était notoire. Au moment où Louis XIV s’était trouvé à l’apogée de son règne, elle avait été la seule digne de lui. Sa blondeur flamboyante, ses formes généreuses, ses jeux de mots et ses réparties qui faisaient éclater de rire toute la cour avaient écarté la trop discrète Louise de La Vallière, son ancienne amie. L’histoire se répétant, c’était une amie d’Athénaïs de Montespan, Françoise de Maintenon, qui avait éclipsé à son tour l’ancienne sultane-reine.
La deuxième enfant était Anne de Beaufort. Son père, le comte de Beaufort, était issu de la noblesse d’épée5 et avait déjà acquis une grande renommée au front, qu’il quittait rarement. Sa mère, Henriette de Beaufort, était une dame d’atour de la duchesse d’Orléans et la meilleure amie de Marie de Lanuzac. Bien que parfaitement mise et coiffée, Anne de Beaufort ne portait pas des vêtements aussi somptueux que ceux de son amie Louise-Françoise. En revanche, elle possédait un charme qui laissait augurer une grande beauté à venir. Ses cheveux étaient d’une blondeur rare, ses yeux bleus étaient immenses et sa bouche, fine. Bien en chair, elle correspondait parfaitement aux canons de la beauté à la mode. Comme Adélaïde, elle était née et avait grandi à la cour, mais à Saint-Germain plutôt qu’à Fontainebleau comme la première, au temps où la cour était encore un peu nomade.
Derrière les deux petites filles se tenait un garçon du même âge. Il portait un justaucorps cintré qui descendait jusqu’aux mollets. Le jeune duc de Chartres6 ne portait pas de perruque, comme le faisait son père de façon si ostensible. Il se contentait d’un tricorne orné de plumes. Il avait les cheveux châtains et les yeux marron. Son visage aurait pu paraître quelconque s’il n’avait possédé un air d’intelligence peu commun qui le rendait fort charismatique. Le petit prince portait l’épée. Souvent, avant même d’avoir cinq ans, les princes arboraient leur épée sur les robes qu’ils portaient les premières années de leur vie.
Les trois enfants avaient été brusquement freinés dans leur élan, et leur mine s’était assombrie lorsqu’ils avaient découvert la duchesse d’Orléans et la marquise de Lanuzac. Louise-Françoise surtout était intimidée, car la duchesse d’Orléans haïssait publiquement sa propre mère, Athénaïs de Montespan, mais aussi celle qui l’élevait depuis sa naissance, Françoise de Maintenon. La petite fille n’était jamais à son aise en présence de la duchesse, et en cet instant moins qu’à tout autre. Quand elle vit Philippe et Anne s’incliner dans une jolie révérence, elle s’empressa de les imiter. Elle se courba plus bas que ses amis.
— Nous vous prions de nous pardonner cette intrusion, mesdames, assura Anne. Nous jouions à cache-cache et nous pensions qu’Adélaïde était ici.
— Nous sommes vraiment désolés, ajouta Philippe en adressant à la princesse palatine un regard à faire fléchir la plus sévère des mères.
Louise-Françoise se contenta de rester silencieuse, la tête baissée, pour ne pas faire monter la colère de Madame, réputée pour ses emportements subits. Son attitude et les sourires séduisants d’Anne et de Philippe donnèrent les résultats escomptés. Élisabeth-Charlotte d’Orléans et Marie de Lanuzac oublièrent leur air sévère et éclatèrent de rire.
— Vous vous êtes trompés, mes chers enfants, en cherchant votre amie dans les parages, affirma Marie. Elle n’est point ici, à ma connaissance.
Elle s’adressa à sa maîtresse.
— N’est-ce pas? dit-elle.
— Tout à fait, chère amie. Vous pouvez partir la chercher ailleurs, mes petits.
Après une courte révérence, les enfants repartirent en courant. Alors qu’Adélaïde poussait un discret soupir de soulagement, croyant tout danger écarté, la voix de Marie de Lanuzac retentit dans la pièce.
— Adélaïde, où que tu sois, tu peux maintenant quitter ton repaire.
La petite fille pâlit légèrement. La colère de sa mère devait être grande, car elle avait écouté une conversation très privée. S’armant de courage, elle se releva. Tête basse, elle s’avança vers les deux femmes sans oser lever les yeux. Quand elle s’y risqua enfin, ce fut pour constater que les yeux noirs de sa mère lançaient des étincelles peu rassurantes. Elle frissonna. Elle ne s’avisa même pas de regarder Madame qui, pourtant, était plutôt amusée de la situation et en oubliait sa haine pour Françoise de Maintenon.
— Tu es là depuis longtemps? l’interrogea Marie de Lanuzac.
— Je suis arrivée peu de temps avant vous, avoua Adélaïde, je voulais juste me cacher et…
— Ne souffle pas un mot de plus! ordonna la marquise, ulcérée. Tu aurais dû révéler ta présence immédiatement quand nous sommes entrées. Et depuis quand la chambre de la duchesse d’Orléans sert-elle à vos jeux? C’est une honte!
— Allez-vous me faire fouetter? demanda Adélaïde en se mettant à pleurer.
Surprise, la marquise de Lanuzac eut un léger mouvement de recul.
— T’ai-je jamais fait fouetter?
— Certes non, mais je ne vous ai jamais vue à ce point en colère contre moi.
— Cessez donc de pleurer, ma toute belle, s’interposa la princesse palatine. Personne ne va vous faire fouetter pour si peu! Venez donc, approchez-vous.
Ce fut très lentement et en continuant de sangloter qu’Adélaïde obéit.
— Enfin, Adélaïde, tu es bien trop émotive! lui reprocha sa mère. Il est normal que je te gronde, alors que tu nous écoutes depuis une bonne demi-heure!
— Oui, mère, je le sais bien. C’est que… alors même que vous passiez la porte, vous parliez déjà. J’ai immédiatement ressenti une grande honte d’avoir entendu vos premiers mots. C’est pourquoi j’ai pris le parti d’attendre votre départ pour sortir. Je vous en demande pardon.
— Vous êtes toute pardonnée, mon enfant, s’exclama la duchesse d’Orléans. Une si adorable enfant ne saurait être punie pour si peu. Et puis, j’assume tous mes propos, bien que je sache pertinemment que vous les garderez pour vous.
Elle décocha une œillade à la petite.
— Oh bien sûr, chère Madame, bien sûr!
— D’ailleurs, ajouta la duchesse d’Orléans, qu’en avez-vous pensé?
Adélaïde ne rougit pas; la timidité n’existait pas au pays de la cour de France. Cela ne l’empêcha pas pour autant d’éprouver une certaine gêne.
— Par exemple, que pensez-vous de la Maintenon? insista la princesse palatine.
— J’avoue ne pas la connaître beaucoup, Madame. Cependant…
— Cependant? l’encouragea la princesse.
— Eh bien! le peu que je sais d’elle me fait penser que vous n’êtes peut-être pas si éloignée de sa personne, osa Adélaïde d’une voix douce.
Élisabeth-Charlotte d’Orléans sursauta.
— Ce que je veux dire, Madame, c’est que, par exemple, comme vous, elle déteste le marquis de Louvois.
— Qui aime monsieur de Louvois, je le demande? fit Marie. C’est un gros balourd brusque et fourbe qui accable le peuple d’impôts pour faire les guerres qu’il veut. Il n’a aucune humanité.
— Enfin, il est capable d’aimer tout de même, puisqu’il vous aime, ironisa la princesse palatine avant d’ajouter à l’intention d’Adélaïde : Petite, auriez-vous trouvé d’autres points communs entre la sorcière et moi?
— Comme vous, elle est très charitable envers les pauvres. Et puis…
Adélaïde soutint le regard de la duchesse d’Orléans quelques secondes en silence et se racla la gorge avant de continuer.
— Vous vous trouvez bien malheureuse et exclue de la cour depuis quelque temps. Je ne crois pas que la marquise de Maintenon se sente moins exclue que vous. Le secret de son mariage l’isole comme personne. J’espère, ma chère Madame, que vous ne m’en voulez pas de ma franchise.
— Bien au contraire, ma chère enfant! Mais n’oubliez pas que je suis la première, ici, à souffrir de ma propre honnêteté. Ne suivez donc pas mon exemple si vous voulez être heureuse. Devenez un peu plus affectée.
— Je vous remercie pour vos bons conseils, Madame. Je vais prendre soin de ne pas me laisser aller avec ceux que j’aime moins que vous, c’est-à-dire presque tout le monde en dehors de mes chers parents et de mes bons amis.
La duchesse d’Orléans éclata de rire, au point que des larmes perlèrent au coin de ses yeux. Ce rire, Adélaïde l’adorait. Retentissant, presque viril, il était contagieux comme aucun autre.
— Tu peux remercier la duchesse pour sa mansuétude, fit Marie. Maintenant, pars rejoindre tes amis. Et n’oublie pas : ne répète jamais un mot de ce que tu as entendu.
— Je vous le promets, ma chère maman.
Sur ce, la fillette plongea dans une révérence profonde et n’attendit pas pour s’éclipser, heureuse d’un tel dénouement. La duchesse d’Orléans se tourna alors vers Marie.
— Votre fille est brillante, chère amie. Quelle clairvoyance sous des dehors si enfantins, quelle perspicacité! Je vous félicite d’avoir une enfant si bien tournée et raisonnable dans le même temps.
La marquise de Lanuzac rosit de plaisir; elle était fière d’Adélaïde.
* * *
Alors que la duchesse d’Orléans complimentait sa dame d’atour sur sa progéniture, l’enfant empruntait un escalier discret pour éviter de traverser toutes les chambres qui composaient les appartements de la princesse palatine. Au rez-de-chaussée, elle rejoignit la galerie principale. Elle aurait voulu sortir par l’une des portes-fenêtres, mais la foule l’empêchait de s’en approcher. Comme d’habitude, le bruit était étourdissant. La galerie était encombrée de courtisans et de domestiques. Habituée au vacarme, Adélaïde pensait à ses amis. Ils devaient être furieux contre elle, car ils avaient clairement délimité leur espace de jeu aux appartements de Madame et aux jardins qui se situaient juste sous ses fenêtres. Ils avaient eu le temps de fureter partout.
Cherchant à se dégager du troupeau, Adélaïde s’éloigna de la zone délimitée. Sans y prendre garde, elle se retrouva non loin des appartements d’Athénaïs de Montespan. Elle se souvenait encore des éclats de voix de la marquise, peu de mois auparavant, lorsque Louis XIV avait décidé d’agrandir ses appartements au premier étage et qu’il en avait chassé son ancienne maîtresse. Cela avait été pour le roi l’occasion de se rapprocher de Françoise de Maintenon, dont le logement était adjacent à l’ancien appartement de la marquise de Montespan. En échange, il avait donné à la précédente favorite l’ancien appartement des Bains, situé au-dessous du grand appartement. C’était un lieu où ils s’étaient souvent aimés dans leur jeunesse. Tout avait été refait à neuf, et somptueusement, mais il n’en restait pas moins que ce déménagement était le signal de l’inéluctable déclin de la marquise. Le message ne pouvait pas être plus limpide. Piquée au vif, Athénaïs de Montespan partait de plus en plus souvent pour son château de Clagny, laissant son nouvel appartement à son fils aîné, le duc du Maine.
Adélaïde fit marche arrière lorsqu’elle vit un groupe de courtisans sortir dans le jardin. Elle se précipita pour les suivre à l’extérieur. En hâte, elle gagna les parterres au pied de l’aile du Midi. Où pouvaient bien la chercher à présent Anne, Philippe et Louise-Françoise?
— Elle est là! fut-il clamé à haute voix.
Adélaïde sursauta.
— Où ça?
— En bas, regardez!
L’enfant se retourna et leva la tête pour découvrir à une fenêtre du premier étage les trois têtes de ses amis. Les sourcils froncés de Louise-Françoise et d’Anne étaient éloquents. Seul Philippe lui souriait et lui présentait une moue enjouée, lui apportant comme toujours un sentiment de sérénité et de gaîté.
— Mais que fais-tu? s’écria Louise-Françoise. Tu n’as pas le droit de changer de place pendant que nous te cherchons! Tu triches donc depuis le début. C’est honteux!
— Cela fait une heure que nous courons partout. Ce n’est pas loyal de nous faire cela! lui reprocha Anne en hochant la tête.
Philippe prit sa défense en voyant son air désolé.
— Ce n’est pas ce que vous pensez, mes amies. Adélaïde a dû trouver une excellente cachette et, lasse de nous attendre, elle vient d’en sortir. N’est-ce pas, Adélaïde?
— C’est à peu près cela, convint-elle.
— Mais où étais-tu? insista Louise-Françoise.
— Venez donc me rejoindre dans le jardin. Je vous raconterai tout.
Une minute plus tard, les trois enfants arrivaient en courant. Adélaïde leur conta qu’elle était cachée chez Madame lorsqu’ils y étaient venus, mais que ni la princesse palatine ni la marquise de Lanuzac ne le savaient. Elle avoua qu’elle s’était fait gronder, mais ne parla point de la conversation qu’elle avait allègrement écoutée. Pardonnée, elle suivit ses amis dans les allées de Versailles. Après avoir fait le tour du parterre du Midi, ils longèrent la longue façade classique du palais, mais s’en éloignèrent bien vite pour échapper au tintamarre des travaux. L’aile du Midi avait été construite en 1678 pour abriter la cour, mais l’aile du Nord était toujours à l’état de projet. Le roi s’était résigné à faire détruire la grotte de Thétis pour pouvoir commencer les travaux dans le but de créer des logements supplémentaires7.
Alors qu’ils entamaient un autre tour et qu’ils se rapprochaient de nouveau de l’aile du Midi, les enfants aperçurent monseigneur le Dauphin. Il était blond, de taille moyenne et déjà gras. Il sortait accompagné de son ancien précepteur. Les enfants le suivirent et avancèrent vers l’ouest en admirant silencieusement le bassin de Latone et l’Allée royale. Sur les margelles de marbre du parterre d’Eau étaient placés des bronzes représentant les fleuves du royaume. Lorsque les enfants y parvinrent, leurs regards se posèrent sur le Grand Canal, puis plus haut, sur l’horizon.
Pour Louis XIV, les jardins étaient aussi importants que le château. Le travail d’André Le Nôtre et de Charles Le Brun en attestait. Dans les allées, les courtisans croisaient les nombreux ouvriers qui travaillaient nuit et jour aux aménagements et aux nouvelles constructions. En outre, depuis le mois d’avril, les besoins en eau augmentant sans cesse pour l’alimentation des fontaines, on œuvrait à dévier le cours de l’Eure. Versailles était un chantier continuel.
Les enfants reprirent leur promenade, chacun la tête dans ses rêves. En passant devant une des statues, celle qui s’appelait L’Amérique, Adélaïde marqua une pause sans trop savoir pourquoi. L’allégorie était plus discrète que les autres statues du parc; c’était une jeune Indienne qui représentait le Nouveau Monde, les seins dénudés et ne portant qu’une jupe courte qui laissait voir ses jambes nues.
— Tu crois qu’un jour nous irons dans cette contrée? demanda la fillette, songeuse.
— Pour y faire quoi? demanda Philippe avec étonnement. Notre vie est ici. Pourquoi aller nous perdre dans un pays lointain où tout est barbare et dangereux? Me faire scalper par un Iroquois ou un Sioux, non merci!
— Il n’y a pas que de méchants Iroquois en Nouvelle-France. Bien des Amérindiens sont les alliés de notre souverain. Les Illinois, je crois. Ce ne doit pas être si dangereux que cela, sinon le roi n’y enverrait pas autant d’hommes et de femmes. Le Conseil supérieur de Québec applique une justice calquée sur celle de notre royaume et la Compagnie des Indes occidentales8 est la preuve qu’il y a beaucoup de richesses là-bas.
— Oh, je vois que ton professeur a entamé le programme relatif à la Nouvelle-France, ironisa Philippe.
— Madame de Maintenon est allée aux Amériques quand elle était enfant, continua Adélaïde comme si elle n’avait pas entendu. Tu imagines? Elle a traversé l’Océan! Elle a vu autre chose que le royaume de France! J’aimerais partir comme elle, moi aussi. J’aimerais découvrir ces contrées où tout est nouveau.
— Si tu prends exemple sur la vie de la vieille au temps de sa jeunesse, répliqua Philippe en ricanant, tu risques de te retrouver à mendier!
— Sans compter, renchérit Anne qui s’était approchée, qu’elle a passé son existence à changer de vie. Après avoir sollicité l’aumône en Poitou, elle s’est faite hérétique. Après l’Indienne en Amérique, elle s’est faite coquette à Paris. Finalement, après réflexion, elle a choisi la pruderie. Tous ces changements doivent être épuisants!
Elle s’esclaffa, fière de ses bons mots.
— Il y a de quoi devenir lunatique! On la dit justement changeante! ricana Philippe.
Mal à l’aise, Adélaïde leva les yeux sur Louise-Françoise qui, rouge de colère, était en train d’ouvrir grand la bouche.
— Souhaitez-vous être bannis de la cour, sots que vous êtes? Encore un mot comme ceux-là et j’irai parler à Sa Majesté mon père de votre impudence!
— Pourquoi le prends-tu ainsi? s’enquit Philippe. Après tout, tu devrais en vouloir à la marquise! N’a-t-elle pas évincé ta propre mère? Même que ta mère, qui était son amie, ne l’a jamais vraiment estimée. Sa naissance est trop méprisable. Toi-même, ne devrais-tu pas…
— Tais-toi! Ma mère ne s’est jamais occupée de moi! Seule la marquise de Maintenon est auprès de Louis-Auguste et de moi lorsque nous sommes souffrants. Elle seule s’occupe de notre éducation, de nos repas, de notre avenir. Ma mère se moque de nous! Nous ne sommes pour elle qu’un moyen d’attacher encore un peu le roi à sa personne.
— Mais enfin, balbutia Anne, tu ne peux pas…
— Tais-toi, toi aussi! Sinon tu iras comme ta mère faire une cure de silence pendant quelques mois en Bretagne! À moins que ce ne soit pour la vie, et alors tout le monde te méprisera, ici, tu ne seras plus qu’une petite noble campagnarde! Madame de Maintenon n’est pas celle que vous décrivez! Vous ne la connaissez même pas! Son enfance a été atroce et c’est cela qui l’a rendue si pleine de piété. Une piété sincère, m’entendez-vous? Sincère! Autant que son humilité. On n’oublie jamais les regards méprisants ou compatissants quand on mendie. Quant aux années qu’elle a passées avec sa tante huguenote, eh bien! elles lui ont permis de se reconstruire, figurez-vous. Après avoir vécu avec un père indigne et une mère incapable de l’aimer, elle en avait bien besoin. Et de quoi parlez-vous? Ta mère, Philippe, était bien protestante jusqu’à son mariage! Elle aussi sait changer de religion au gré de ses intérêts!
Philippe fronça les sourcils et un silence pesant s’installa. Chacun observait l’autre, ne sachant point s’il valait mieux se taire ou parler d’autre chose. Louise-Françoise tourna le dos à ses amis, croisa les bras et souffla fort. Adélaïde attendit quelques instants qu’elle se fût calmée pour proposer, en haussant un sourcil à l’intention de Philippe :
— Oublions tout cela, voulez-vous, mes amis? Il est encore bien tôt pour nous sustenter, souhaitez-vous faire quelque chose d’autre en attendant?
— Et pourquoi pas une promenade en gondole sur le Grand Canal? proposa Philippe en faisant un effort pour oublier les derniers mots prononcés par Louise-Françoise au sujet de la duchesse d’Orléans.
— Oh, oui! Nous pourrions emprunter deux barques et demander aux gondoliers de faire la course! s’enthousiasma Adélaïde.
— Excellente idée! s’écria Anne. Allons-y vite. Veux-tu, Louise-Françoise? Nous te promettons de ne plus rien dire de méchant sur la marquise de Maintenon.
— Très bien, dit Louise-Françoise en daignant se retourner, mais j’exige que vous vous excusiez.
— Je te demande pardon, dit Anne.
Comme Philippe restait muet, Adélaïde lui donna un coup de coude discret.
— Excuse ces mots malheureux, souffla-t-il du bout des lèvres.
— Bien, fit Louise-Françoise en retrouvant le sourire, allons-y vite!
— Moi, je monte avec Adélaïde! annonça Philippe.
— Oh, cela, tu n’avais point besoin de nous le dire, fit remarquer Anne. Nous l’avions déjà deviné…
Comme elle prenait la main de Louise-Françoise et l’entraînait dans une course effrénée vers le Grand Canal, Philippe leva des yeux timides sur Adélaïde pour lui demander silencieusement la permission de faire de même. Elle lui sourit, et ce fut elle qui lui prit la main. Avant qu’ils ne se lancent à la suite de leurs amies, Philippe osa déposer un baiser furtif sur la joue d’Adélaïde et lui murmura :
— Je pourrai bien me permettre encore quelques moqueries au sujet de cette marquise à double face, mais je prendrai garde que Louise-Françoise ne soit pas là.
Adélaïde ne répondit pas. Elle approcha sa petite bouche charnue de la joue de Philippe pour lui rendre son baiser.
III
On n’a plus d’amis quand on est en faveur : la place qu’on occupe devient l’objet de l’envie, et chacun veut en profiter; plus de société, plus de liberté, plus de simplicité; tout devient habileté, desseins, complaisances forcées, flatteries sans mesure et aigreur dans le fond.
Françoise de Maintenon
Sur le chemin de la Maison Royale de Saint-Louis, le 26 juillet 1684
Installée au fond du carrosse royal qui cahotait sur la route, Adélaïde n’arrivait pas à jouir du moment présent. Elle ne s’intéressait guère au paysage qui défilait. Elle ne regardait ni la route bordée d’aulnes ni les vignes accrochées aux coteaux, encore moins la joliesse du ciel clair, parsemé de nuages encore hauts. Elle ne voyait pas poindre, parmi des arbres au fond de la vallée sur la droite, un vieux moulin dont les murs se lézardaient. Le long de la route, des paysans s’attroupaient pour voir passer le monarque. Les paysannes secouaient la main et criaient :
— Vive le roi!
Adélaïde était censée vivre une aventure excitante et pourtant c’était tout le contraire.
Pour penser à quelque chose de plus amusant, elle se repassait en boucle les images de la soirée de la veille. Les heures s’étaient écoulées, joyeuses. Le moment qu’elle avait préféré, c’était celui où un cortège avait navigué sur l’eau du Grand Canal. Quand les feux d’artifice s’étaient élevés dans les airs, Philippe l’avait prise par la main. Tous les yeux de la cour étaient alors rivés sur les lumières qui étincelaient dans le bleu de la nuit. Personne ne les avait vus disparaître.
Ils avaient couru jusqu’au grand labyrinthe18, qu’ils aimaient beaucoup. Situé entre les parterres de Bacchus et de la Raison, il avait été conçu pour dispenser des leçons de morale grâce à ses statues, ses animaux de plomb peints, une machine aquatique et ses fontaines. Philippe et Adélaïde s’étaient blottis contre l’une des trente-neuf petites fontaines, là où nageaient les carpes du roi19. Ils s’étaient confié mille petits secrets. C’était des confidences sans conséquence; ce qui importait, c’était leur grande complicité, l’amour si fort et si pur qu’ils ressentaient l’un pour l’autre. Depuis quand s’aimaient-ils ainsi? Adélaïde était bien incapable de le dire. Depuis toujours, sans nul doute. Quelle sottise de croire que les enfants ne peuvent pas aimer comme les personnes d’âge mûr.
Dans le carrosse, Adélaïde retint un soupir en songeant à quel point elle était bien, la veille, avec Philippe. Mais on ne soupirait pas en public, encore moins devant l’épouse du roi.
C’était l’épisode du matin qui avait attristé la fillette. Anne, Philippe et Adélaïde s’étaient présentés bien avant l’heure au portail d’entrée du palais, toujours ouvert. La cour de marbre et la cour royale étaient alors encombrées par les hommes, les chevaux, les carrosses et les chaises à porteurs qui se croisaient dans un va-et-vient permanent. S’y mélangeaient les grands seigneurs, les belles dames, les bourgeois, les domestiques, les mendiants et les palefreniers. N’importe qui pouvait entrer à Versailles; une des règles de la monarchie était l’accès libre et facile des sujets à leur prince.
Les enfants étaient parés de leurs plus beaux atours et prêts à appliquer à la lettre les conseils que la duchesse d’Orléans, la marquise de Lanuzac et la comtesse de Beaufort leur avaient prodigués. Les trois femmes étaient très fières de leurs rejetons. Le roi avait annoncé qu’il irait en comité très restreint, c’est-à-dire quasiment seul, à l’inauguration de la Maison Royale de Saint-Louis. Les enfants avaient bénéficié d’une considération inédite, dont la gloire retombait évidemment sur leurs familles. La veille, excitée par la perspective de la journée à venir, Adélaïde avait peiné à s’endormir. Mais le charme avait été rompu ce matin lorsque la marquise de Maintenon avait fait son apparition. Sérieuse et digne, elle s’était avancée jusqu’au carrosse en tenant par la main leur amie Louise-Françoise. Toutes deux étaient suivies du duc du Maine.
À quatorze ans, Louis-Auguste de Bourbon faisait déjà la fierté de son père. Ce jeune homme blond aux yeux bleus, grand pour son âge, était beau. Son intelligence et son caractère agréable étaient appréciés. On murmurait qu’il avait hérité de l’intelligence de son père et de l’esprit de sa mère. Seule la boiterie qui ne le quittait pas depuis l’enfance était à regretter. Toutefois, le roi vouait à madame de Maintenon une reconnaissance sans bornes pour avoir permis à son fils préféré de marcher; pendant ses premières années, Louis-Auguste avait été privé de l’usage de ses jambes. Seules les eaux de Barèges, où sa mère adoptive l’avait conduit, avaient pu le soigner. Françoise de Maintenon était assurément une mère pour lui. Il l’aimait comme telle, et elle le chérissait peut-être plus que le roi. Elle avait ressenti un véritable coup de foudre le jour de sa naissance alors que, à peine sorti du ventre d’Athénaïs de Montespan, il lui avait été remis pour qu’elle l’entraînât loin de la cour afin de l’élever discrètement20. Aussitôt elle s’était sentie mère.
Adélaïde, Anne et Philippe avaient salué Françoise de Maintenon d’une petite révérence sans ostentation. Si chacun savait qu’elle était l’épouse du roi, il n’en restait pas moins qu’officiellement elle demeurait une simple dame d’honneur. On jouait la comédie à Versailles comme on respirait; c’était naturel. De son côté, Françoise de Maintenon les avait salués avec le grand sourire qu’elle réservait à tous les enfants. Louis-Auguste leur avait accordé un salut condescendant; il ne pouvait se retenir de dédaigner les gamins. Lui-même se sentait déjà homme.
Avant de monter dans le carrosse, Françoise de Maintenon avait murmuré quelque chose à l’oreille de Louise-Françoise, qui était alors partie en courant vers Adélaïde et Anne.
— Adélaïde, madame la marquise souhaite que tu montes avec nous! avait annoncé joyeusement Louise-Françoise. Viens vite, nous allons bien nous amuser avec Louis-Auguste. Il a pris son jeu de cartes.
— Et Anne? avait demandé Adélaïde.
— Elle ne m’a parlé que de toi, avait répondu Louise-Françoise en haussant les épaules.
— Mais tu as dû mal comprendre! Anne voyagera comment? avait persisté Adélaïde. Il n’y a qu’un carrosse!
Le duc du Maine s’était alors approché.
— Que faites-vous, mesdemoiselles? Madame la marquise vous attend.
— Louis-Auguste, Anne peut venir avec nous, n’est-ce pas? s’était enquise Louise-Françoise.
— Absolument pas. La marquise a ordonné qu’elle voyage dans la voiture des domestiques.
— La voiture des domestiques? avait suffoqué Adélaïde. Mais quels domestiques nous accompagnent?
—