Valéry Ridde

L’ACCÉS AUX SOINS DE SANTÉ EN AFRIQUE DE L’OUEST

Au-delà des idéologies et des idées reçus

Les Presses de l'Université de Montréal

Table des matières

Couverture

Titre

INTRODUCTION : S'éloigner des idées reçues

PARTIE I L'ÉQUITÉ D'ACCÉS AUX SOINS ?

CHAPITRE 1 - L'effet de la tarification (Burkina Faso)

CHAPITRE 2 - L’accessibilité géographique aux médicaments(Burkina Faso)

CHAPITRE 3 - L’impact des mutuelles de santé (Bénin)

CHAPITRE 4 - L’amélioration de l’équité de l’accès au système de santé(Burkina Faso)

PARTIE II - LE PAIEMENT DES SOINS

CHAPITRE 5 - Les politiques d'abolition du paiement direct

CHAPITRE 6 - Les effets de l’abolition du paiement des soins

CHAPITRE 7 - La politique de subvention des accouchements (Burkina Faso)

CHAPITRE 8 - L’utilisation des services de santé maternelle subventionnés (Burkina Faso)

CHAPITRE 9 - L’analyse d’un projet pilote d’abolition du paiement des soins (Niger)

CHAPITRE 10 - L’abolition du paiement direct pour les enfants de moins de cinq ans (Niger)

PARTIE III - L'ACCÉS AUX SOINS DES INDIGENTS

CHAPITRE 11 - Les fonds d’équité pour améliorer l’accès aux soins des plus pauvres

CHAPITRE 12 - Une approche communautaire et participative (Burkina Faso)

CHAPITRE 13 - Une comparaison de trois méthodes de sélection des bénéficiaires de l’exemption du paiement des soins (Burkina Faso)

CHAPITRE 14 - L’efficacité d’une approche d’exemption du paiement des soins (Burkina Faso)

CHAPITRE 15 - Passage à l’échelle, partenariat scientifique et application des connaissances (Burkina Faso)

CONCLUSION

CHAPITRE 16 - L’initiative de Bamako et les systèmes de santé ouest-africains

Crédits

INTRODUCTION


S'éloigner des idées reçues

Lorsque j’étais jeune et naïf, je croyais que les gens sérieux prenaient leurs décisions en considérant attentivement les différentes options qui s’offraient à eux. À présent, j’en sais plus. La majorité de ce que croient les gens sérieux est basée sur des présupposés, et non sur des analyses. Et ces présupposés sont influencés par la mode.

 

Paul Krugman, prix Nobel d’économie, The New York Times, 1er juillet 2010

 

 

Au moment où je termine de rassembler les résultats des recherches sur le financement de la santé dans quelques pays d’Afrique de l’Ouest présentées dans cet ouvrage, plusieurs phrases entendues ou lues récemment viennent contrecarrer cette volonté de rester au niveau des faits, pour nous emmener vers des idées reçues. Je reviendrai plus loin sur celles-ci, mais il me semble utile d’en soulever, d’emblée, deux qui témoignent largement de certaines idéologies encore bien présentes dans le domaine : « Il n’y a pas de problème d’accès » (affirmation faite à la fin de 2010 par un fonctionnaire du Fonds des Nations unies pour la population basé à Dakar) et « aucune étude ne montre dans quelle mesure le recouvrement des coûts constituerait un obstacle à la fréquentation des formations sanitaires » (écrit par un professeur d’économie de la santé dans un rapport de 2009). Cette dérive n’est pas nouvelle, ni en ce qui concerne ce que certains pensent de l’Afrique, ni en ce qui a trait à ce que d’autres croient de la santé publique. Il n’y a qu’à se souvenir des théories sur l’origine du VIH/ sida dans les années 1980, de l’utilisation du concept de race dans le système de santé publique aux États-Unis 1 ou encore, plus récemment, de la façon dont on a traité du réchauffement de la planète dans les médias.

Il semble que ces débats empreints d’idées reçues et d’idéologie soient particulièrement prégnants au sujet d’une modalité de paiement spécifique dans le domaine de la santé, soit ce que l’on nomme le paiement direct : le fait que le patient doit payer (le professionnel de la santé, les médicaments, etc.) au point de service où il se rend pour obtenir des soins. Le sujet est si sensible que même l’Organisation mondiale de la santé usait dans son rapport annuel de 2008 (voir le chapitre 5) d’un discours quasi religieux : « il faut résister à la tentation de compter sur le paiement direct » (2008, p. 26). Avant de revenir sur ces idées surprenantes, il me faut insister sur le fait qu’elles ne se cantonnent pas au continent africain. Au début des années 1990, de célèbres et brillants économistes de la santé au Canada avaient éprouvé le besoin d’écrire un texte dont le titre était évocateur de ce mouvement qui s’éloigne des données probantes : « le paiement direct au point de service : pourquoi une mauvaise idée refait encore surface ? » (Evans et al. 1993). Cela n’a pas empêché que Le Devoir publie le 18 mai 2006 le texte suivant :

De façon périodique, l’idée d’imposer des frais modérateurs, communément appelés « ticket modérateur », pour financer le système de santé revient hanter la scène politique québécoise. Cette fois-ci, c’est au ministre fondateur de notre régime public universel, Claude Castonguay, qu’on doit le retour de cette proposition qu’on croyait oubliée. (Sansfaçon 2006)

C’est dans cette mouvance que l’on publiera par la suite au Québec un livre qui tentera de rétablir les faits et de discuter de cette perception du financement de la santé (Béland et al. 2008). Le présent ouvrage n’a pas cette ambition, et il reste certainement encore du travail à faire pour tenter de comprendre pourquoi, en Afrique aussi, ces idées reçues perdurent et reviennent nous hanter, pour reprendre les mots du journaliste du Devoir. L’objectif de ce livre est plus modeste et vise à présenter, en les regroupant, mes travaux empiriques récents portant sur le financement de la santé en Afrique de l’Ouest ou, plus exactement, sur les modalités opérationnelles qui pourraient faire de l’accès financier aux soins de santé une réalité pour le plus grand nombre.

Ce livre s’éloigne des idées reçues et se concentre sur le partage de faits mis au jour par les recherches scientifiques entreprises au cours de ces dernières années avec de nombreux collègues africains, canadiens ou européens. Il ne s’agit pas ici de revenir sur les éléments empiriques abordés dans un ouvrage précédent, dont l’objectif était de comprendre la rareté des acteurs en santé publique au Burkina Faso intéressés par l’amélioration de l’équité d’accès aux soins (Ridde 2007). Ainsi, dans ce nouvel ouvrage, il est donc moins question de comprendre l’inaction 2 (cependant traitée au chapitre 15 pour la question de l’accès aux soins des indigents) que d’analyser les retombées de certaines interventions visant à améliorer l’accès financier aux soins de santé. Ce que je cherche à partager ici, ce sont des faits, que chacune et chacun pourront apprécier à leur juste valeur, et dont ils pourront se servir pour mettre en perspective ces fameuses idées reçues sur le paiement direct des soins de santé. Car de Dakar à Niamey, en passant par Ouagadougou, ces idées reçues fusent, surtout lorsque l’on évoque la suppression du paiement au point de service. Depuis quelque temps, j’ai même décidé de bannir de mon vocabulaire la notion de « gratuité des soins », car même si l’on prend le temps d’en expliquer les contours, peu de personnes semblent vouloir les appréhender et nombreux sont ceux qui rattachent cette notion à de multiples idées reçues.

Les contours de cette notion sont que le terme de gratuité des soins est un raccourci sémantique et émique reprenant largement le discours des acteurs du terrain pour évoquer le fait que demander au patient de payer lorsqu’il se rend dans une formation sanitaire constitue la modalité de financement la plus injuste et la moins efficace pour les systèmes de santé. Il faut donc exempter le patient du paiement au point de service et trouver une autre manière de financer le système de santé, puisque ce paiement ne permet de financer qu’une infime partie des coûts du système. Tel que nous le verrons dans les chapitres suivants, la plupart des agences internationales et de nombreux chefs d’État ont maintenant déclaré l’importance de supprimer ce paiement direct au point de service, que ce soit l’OMS, l’Union africaine ou l’Union européenne.

Mais les idées reçues perdurent et elles ne sont l’apanage ni des professeurs d’université, ni des paysans, ni des gestionnaires des systèmes de santé. Elles naviguent dans toutes les sphères de la société, de l’Afrique à l’Europe. Pour illustrer cette situation, je veux ici évoquer cinq réactions entendues ou lues récemment afin, non pas de stigmatiser ces personnes que je ne nommerai pas, mais de montrer combien le discours des données probantes et des politiques publiques fondées sur des preuves (evidence based policy making) est encore loin d’être présent dans tous les esprits.

Lors d’un colloque international sur la mortalité maternelle en Afrique organisé en 2010, un expert européen du Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP) affirme qu’« il n’y a pas de problème d’accès », alors même que je présente mes travaux sur l’accès aux soins des indigents (chapitres 12 à 15) et des femmes enceintes (chapitres 7 et 8). Dans une conférence organisée à Paris sur la gynécologie, un clinicien, dont la présentation ne repose sur aucune étude scientifique, se demande « comment réduire la croissance démographique galopante du Burkina alors que les accouchements sont gratuits». Lors d’une réunion avec deux chercheurs en démographie basés en Afrique, j’entends ces derniers affirmer que toutes les femmes sont en mesure de payer un accouchement si le prix demandé n’est que de 900 FCFA 3 (2$), même les plus pauvres. Un consultant de la Banque mondiale, ancien professeur d’économie de la santé, note dans un rapport que le gouvernement du pays d’Afrique de l’Ouest concerné finira par refuser, qu’« aucune étude ne montre dans quelle mesure le recouvrement des coûts constituerait un obstacle à la fréquentation des formations sanitaires ». Enfin, dans un document interne d’un ministère de la Santé d’Afrique de l’Ouest, les responsables d’une direction centrale affirment que « bien que la gratuité favorise l’utilisation des services, elle contribue à déresponsabiliser les populations face à leur santé ». Cette perspective fait écho à une conclusion du clinicien cité plus haut qui termine sa présentation à Paris en faisant la « promotion de la parenté responsable »...

Nous pourrions multiplier les exemples à l’infini, mais ce n’est pas l’objectif. Ces cinq exemples, représentatifs de l’idéologie et émanant de personnes provenant de multiples horizons, et se réclamant souvent du monde scientifique, visent simplement à montrer combien perdurent les idées reçues sur l’exemption du paiement des soins. Car il est inutile ici de revenir sur les points abordés par ces personnes et de fournir des arguments scientifiques : toute personne au fait des connaissances sur ce sujet aura facilement compris que nous sommes dans le registre des idées reçues et non des données probantes.

Cet ouvrage cherche donc à regrouper plusieurs chapitres visant à partager des connaissances contemporaines sur les stratégies favorisant l’accès financier aux soins de santé, notamment l’exemption du paiement des soins pour les populations les plus vulnérables. Il ne cherche pas à répondre aux cinq idées reçues que je viens d’évoquer, car les écrits scientifiques, certains mêmes très anciens, sont largement disponibles pour les battre en brèche. Nous les avons essentiellement convoquées pour montrer l’orientation factuelle que nous souhaitons donner au présent ouvrage. Car il est aussi intéressant de noter que, puisque je travaillais sur un sujet comme celui de l’exemption du paiement des soins, mes pairs m’ont aussi perçu comme un scientifique idéologique. Je revendique une science engagée, telle que peut l’être l’étude des interventions favorisant l’accès aux soins des plus pauvres, et je ne suis évidemment pas le seul, mais une science qui repose sur une démarche rigoureuse fondée sur des faits et non des croyances.

Une science engagée se comprend aussi comme une démarche visant à faire en sorte que les connaissances produites soient utiles, et si possible utilisées. Or, le monde scientifique impose ses contraintes, notamment celles de l’écriture en anglais et de la publication dans des revues payantes et difficilement accessibles. Ainsi, la plupart des données probantes que l’on trouve dans ces écrits, certainement utiles pour au moins défaire une partie des idées reçues, ne sont pas suffisamment connues de ceux qui, en Afrique de l’Ouest, lisent surtout le français et peu l’anglais. En somme, cet ouvrage vise deux objectifs principaux. D’une part, il tente de partager les principaux résultats de recherche concernant les stratégies potentiellement utiles à l’amélioration de l’accès aux soins. L’exemption du paiement au point de service est une de ces stratégies, mais les chapitres de ce livre vont aussi montrer que ce n’est pas si simple que cela, que l’exemption n’est ni la solution miracle ni la panacée. L’exonération du paiement reste une solution pour lever une partie de la barrière financière à l’accès aux soins, cela ne fait plus de doute : elle ne semble pas accentuer les inégalités d’accès aux soins et profite aussi aux plus pauvres. Mais il reste encore beaucoup à faire, notamment pour que la barrière géographique soit prise en compte et pour que les responsables des politiques se décident à prendre le droit à la santé au sérieux en se donnant les moyens de mettre en œuvre efficacement leurs politiques publiques. D’autre part, la traduction de tous ces articles en langue française et leur regroupement dans un seul ouvrage rendent ces connaissances accessibles aux personnes vivant dans les pays francophones, notamment en Afrique de l’Ouest. Le lecteur peut choisir de lire l’ouvrage de bout en bout, ou de s’arrêter à certains chapitres puisque ceux-ci ont une certaine autonomie car ils sont pour la plupart issus d’articles scientifiques publiés dans des revues savantes. Cela permet de mieux comprendre la manière dont certaines interventions de santé publique peuvent être utiles pour améliorer l’accès aux soins des plus vulnérables. Ajoutons que pour rendre la lecture de cet ouvrage plus fluide, et contrairement aux habitudes scientifiques, la majorité des références n’ont pas été notées dans les chapitres. Le lecteur en trouvera cependant la liste dans la bibliographie proposée à la fin de l’ouvrage ainsi que les articles scientifiques d’où sont issus les différents chapitres. Une remarque encore: sauf exceptions, les tableaux et les figures sont de moi. Dans les cas contraires, les sources sont mentionnées.

La première partie du livre permet de montrer les effets néfastes du paiement direct sur l’utilisation des services de santé ainsi que les limites des mutuelles de santé (notamment au Bénin, chapitre 3) pour la prise en charge des plus pauvres. Pourtant, le paiement des soins a permis aux comités de gestion des centres de santé de thésauriser des sommes importantes encore jamais mobilisées pour l’accès aux soins des plus pauvres (chapitre 1), tel que cela était néanmoins préconisé lorsque l’on a généralisé l’initiative de Bamako dans les années 1980. Une fois le contexte présenté, la deuxième partie de l’ouvrage rend compte de l’évaluation des interventions nouvelles visant à exempter du paiement les femmes et les enfants de moins de cinq ans, populations comprises en Afrique de l’Ouest comme vulnérables dans les politiques publiques. Ces recherches concernent l’Afrique en général, mais plus particulièrement le Niger et le Burkina Faso. La troisième partie du livre se concentre sur l’exemption du paiement d’une catégorie de personnes toujours oubliée dans les politiques de santé, soit les indigents, incapables de payer les soins de santé. Les chapitres de cette troisième partie montrent comment une recherche-action entreprise au Burkina Faso peut produire des effets particulièrement intéressants pour les plus pauvres. Mais du même coup, il s’agit de discuter des enjeux plus politiques et des difficultés d’étendre ce type d’expérience à un territoire national dans un contexte où les «faiseurs» de politiques publiques, bailleurs de fonds internationaux ou agents de santé se préoccupent peu des conditions de vie des indigents et des plus pauvres en général (chapitre 15). La partie conclusive du livre, sous la forme de deux chapitres (16 et 17), revient sur ces défis et opportunités que fournissent ces nouvelles politiques d’exemption du paiement des soins pour renforcer les systèmes de santé en Afrique de l’Ouest. Ceux-ci nécessitent l’application de ces politiques, car les populations ne les utilisent absolument pas puisqu’ils ne répondent toujours pas à leurs besoins, malgré les promesses perpétuelles depuis la conférence d’Alma Ata (1978) à la récente déclaration de l’Assemblée mondiale de la Santé pour la couverture universelle (2011).

Je tiens à remercier vivement tous mes amis et collègues qui participent depuis toutes ces années à ces travaux, car évidemment, si l’exercice d’écriture est souvent solitaire, celui de la pratique de recherche, à tout le moins en santé publique, est collectif. Je ne peux pas tous les citer, mais ils se reconnaîtront. Les nombreux chercheurs qui ont contribué à la rédaction des chapitres du présent livre ont également toute ma reconnaissance ; je ne saurai jamais assez les remercier, leurs noms sont explicités dans la liste des articles présentés à la fin de l’ouvrage. De plus, ces recherches étant souvent appliquées à des situations de terrain, les agents de santé, les responsables sanitaires, les membres de plusieurs organisations non gouvernementales (HELP, MDM) et les populations des villages où sont entreprises les actions étudiées ici participent pleinement à la qualité des travaux que je partage ici. Je dois aussi ajouter le rôle essentiel de plusieurs bailleurs de fonds sans lesquels ces recherches n’auraient pu avoir lieu : Fonds de recherche en santé du Québec, les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC), le Centre de recherche pour le développement international du Canada, le Service d’aide humanitaire de la Commission européenne (ECHO), l’Union européenne, la Direction du développement et de la coopération suisse (DCC) et l’UNICEF. Enfin, il me faut remercier chaleureusement Xuân Ducandas et Florence Capelle pour leur traduction des articles publiés précédemment en anglais et dont le financement a été assuré par les IRSC.

 

1Je viens même de lire une thèse en santé publique où l’étudiante parle de « chercheurs caucasiens » !
2  
Rappelons-nous que Thomas Dye affirmait qu’une politique publique est ce que l’État fait ou décide de ne pas faire.
3  
Franc de la Communauté financière africaine, utilisé par les anciennes colonies françaises d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale ; 1 $ CAN = 470 FCFA (environ). Dans le reste de l’ouvrage, nous utiliserons le FCFA comme monnaie de référence puisque le contexte des études est celui de l’Afrique de l’Ouest.

 

 

 

 

PARTIE I


L'ÉQUITÉ D'ACCÉS AUX SOINS ?

CHAPITRE 6

Les effets de l’abolition du paiement des soins

« Si vous voulez réduire la pauvreté, cela a du sens d’abolir le paiement des soins. » Prononcés par Margaret Chan en 2007, ces mots reflètent les préoccupations croissantes de l’Organisation mondiale de la santé pour les questions de justice sociale et d’équité. Si la maladie provoque déjà un premier choc au sein d’une famille, la dépense engendrée par une visite médicale et par le paiement direct peut en être un second, sur le plan économique cette fois. Il n’est pas rare que cette dépense fasse plonger un ménage dans la pauvreté. Au Burkina Faso, par exemple, 80 % des ménages pauvres doivent s’endetter ou vendre des biens pour faire face à leurs dépenses de santé. Dans certains pays, la part du paiement direct, notamment auprès de prestataires privés lucratifs, est souvent responsable de dépenses catastrophiques.

Ainsi, les systèmes de santé qui ont essentiellement recours au paiement direct pour financer leur fonctionnement deviennent en partie responsables de l’appauvrissement des populations. De plus, tel que l’OMS l’a précisé dans son rapport annuel de 2000, nous savons depuis longtemps qu’en Afrique, le paiement direct a fait diminuer l’utilisation des services de santé, notamment chez les plus pauvres. Voilà pourquoi l’OMS affirme, dans son rapport annuel de 2008, qu’il faut résister à la tentation de dépendre du paiement direct. L’Organisation préconise plutôt le prépaiement des soins comme modalité équitable de financement de la santé. Mais l’instauration d’un tel système est longue et complexe dans des pays aux économies majoritairement informelles.

Depuis quelques années, l’une des solutions envisagées pour améliorer l’accès aux soins, compris par certains comme une transition vers un accès universel, est de lever une partie de la barrière financière de l’accès aux soins en supprimant le paiement direct. Cette suppression du paiement s’opère au point de service, de manière que ce ne soit pas uniquement les usagers (malades) qui participent au financement. De surcroît, cette suppression ne signifie théoriquement pas que la population ou l’État ne financent plus le système de santé, le maintien du financement du système restant un des enjeux majeurs d’une telle politique, comme nous le verrons plus loin. L’Afrique du Sud, dès 1994, puis l’Ouganda, en 2001, ont donc pris le parti d’abolir les paiements directs pour certaines couches de la population. Ils sont donc les pionniers d’un nouveau système, comme le montre le tableau 6.1.

Depuis longtemps, l’Organisation mondiale de la santé s’est très clairement opposée au paiement direct. Selon l’organisation, il s’agit de « résister à la tentation de faire payer l’usager », car c’est le «mode de financement le plus inéquitable qui soit ». Ainsi, sa directrice générale a cosigné en 2009 un rapport réclamant cette suppression du paiement des soins au point de service pour les enfants et les femmes enceintes. Au-delà de ces effets théoriques immédiats sur la demande – nous savons que la baisse du prix va provoquer une hausse de la quantité de services demandée –, la mise en place de telles politiques n’est pas sans soulever certaines inquiétudes pragmatiques pour l’offre. En effet, elles s’organisent au cœur de systèmes de santé relativement fragiles, peu utilisés par les populations et dont les faiblesses organisationnelles et les dysfonctionnements sont connus. On peut donc légitimement se demander si l’abolition du paiement ne va pas exacerber des défaillances et des goulots d’étranglement déjà présents. L’objectif du présent chapitre est de réaliser une synthèse des connaissances des pressions provoquées par la suppression du paiement des soins sur les systèmes de santé.

La méthode

Nous avons recensé systématiquement les articles rapportant une étude empirique de l’exemption des paiements directs des soins dans les pays en développement définie comme « toute réduction officielle des paiements directs pour les soins, visant un groupe, une région ou un service» (Witter, 2009). Seules les politiques d’envergure nationale ont été retenues. Il s’agit bien ici d’évoquer la suppression du paiement au point de service, ce qui implique l’organisation d’autres modalités de financement.

Les articles retenus devaient :

Nous avons consulté les bases de données Ovid Medline, Web of Knowledge, CINAHL, AJOL (African Journals On Line) et BioMed Central, pour lesquelles les mots-clés suivants, ainsi que leur troncature, ont été utilisés et combinés : [« user fee », ou « user charge », ou « cost sharing », ou « cost recovery »] et [« aboli* », ou « exempt* », ou « waive* », ou «remov*», ou «end*», ou «discontinu*»]; [«free healthcare», ou «free care », ou « free health care »] ; [« universal access to healthcare », ou « universal access to health care»]. Les expressions suivantes ont également servi lors des recherches : « health services accessibility ; health facilities » ; « health status disparities » ; « health financing, fees et charges, financing support, financing personal » ; « health policy, national health programs » ; «health care costs, insurance health, health expenditure». Nous avons ensuite scruté les sites internet de l’OMS, de la Banque mondiale et de Eldis. Nous avons consulté les sites Internet des revues Health Policy and Planning, le Bulletin of the WHO et Social Science and Medicine.

 

Méthode de collecte des données

 

Cette recension prend la forme d’une étude de portée, dont le but est de « cartographier rapidement [...] les types de preuves disponibles » (Mays et al., 2001). En ce qui concerne l’évaluation de la qualité des études, nous adoptons une démarche intermédiaire, recommandée pour les revues associant études quantitatives et qualitatives. Aussi, nous ne distinguons pas les études selon la robustesse de leur devis et nous n’accordons pas de poids relatifs à leurs données. Le critère minimal de qualité ici utilisé est la publication dans une revue révisée par les pairs.

 

Méthode d’analyse des données

 

Le contenu des articles sélectionnés a été extrait et synthétisé selon une méthode descriptive analytique, au regard des six grandes fonctions essentielles des systèmes de santé selon l’OMS : 1) la prestation des services de santé ; 2) le personnel de santé ; 3) l’information sanitaire ; 4) les médicaments et vaccins ; 5) le financement du système de santé ; et 6) la gouvernance et le leadership.

 

Les résultats

La stratégie de recherche a permis d’identifier 32 études répondant aux critères d’inclusion dans sept pays (annexe 1). L’annexe 2 fournit les détails de l’analyse 1.

 

La prestation des services de santé

 

Utilisation des services. De manière globale, l’utilisation des services de santé devenus gratuits a augmenté après la mise en place des politiques d’exemption : de + 17 % à Madagascar et jusqu’à + 80 % en Ouganda pour les consultations en première ligne, pour ne citer que les extrêmes. On note toutefois des tendances mitigées : en Afrique du Sud, où l’extension de la suppression à l’ensemble de la population en 1996 n’a eu que peu d’effets sur le nombre de consultations, qui avaient pourtant augmenté après la première mesure d’exemption pour les enfants et les femmes enceintes. Au Kenya, l’augmentation du nombre de consultations n’a pas rattrapé le degré d’utilisation précédant l’instauration du paiement direct. Concernant les services maternels, on remarque que les femmes enceintes s’enregistrent plus tôt pour l’accouchement en Afrique du Sud, et que le nombre d’accouchements institutionnels augmente au Ghana et au Sénégal. En revanche, les résultats des études réalisées en Ouganda sont discordants. Un article mentionne une augmentation de 28 % du nombre d’accouchements en milieu de soins, alors qu’un autre indique une baisse du nombre total d’accouchements en établissement de 23 à 20 %.

On remarque que cette augmentation a été le fait des individus les plus pauvres dans une proportion plus élevée, comme le constatent les soignants en Ouganda, au Ghana, à Madagascar et en Afrique du Sud. Ces perceptions sont étayées par des données chiffrées en Ouganda et au Ghana. D’autres catégories de populations ont également bénéficié des politiques d’exemption, comme les populations rurales et les femmes les moins éduquées. Si cette tendance globale semble surtout avoir affecté les structures publiques, elle a également touché les structures privées, notamment en Ouganda. Certains auteurs avancent que les services gratuits éprouvent des difficultés à répondre à cette demande accrue, et que les patients les plus fortunés se tournent donc vers les services payants. Des résultats discordants viennent encore tempérer ces tendances. En effet, en Ouganda, le même auteur rapporte d’une part que les formations sanitaires sont le lieu de consultation le plus fréquemment cité par les répondants, et d’autre part que 63% des répondants ont consulté des prestataires privés, et ce, au même endroit.

Dépenses de santé. L’exemption a habituellement eu une incidence positive sur les dépenses de santé des ménages. Au Ghana, l’incidence des dépenses catastrophiques sur le budget des ménages a baissé. En Ouganda, cette incidence s’est maintenue chez les plus pauvres, mais la probabilité de renoncer aux soins à cause des coûts a baissé. Si les prix des prestations ont le plus souvent diminué au Kenya et au Ghana, cela n’a pas toujours été le cas, les formations sanitaires notamment ayant continué de faire payer les services supposément exemptés, comme au Sénégal et en Tanzanie. En outre, la répartition des bénéfices entre catégories socioéconomiques ne s’est pas toujours faite au profit des plus pauvres. L’aspect financier demeure une barrière d’accès aux soins importante, comme l’indiquent les répondants en Afrique du Sud. En effet, les coûts des services restent élevés: les dépenses de santé pour les accouchements avec complications représentent au Kenya 35 % du revenu mensuel et 17 % pour les accouchements simples. D’autres frais s’ajoutent également : le transport, qui compte en Afrique du Sud pour 42 % en moyenne des dépenses de santé et qui est un facteur-clef dans la capacité des ménages à s’assurer une protection contre la maladie, et les frais informels rapportés par 73,3 % des femmes ayant accouché en Tanzanie.

Qualité des soins. Nous traiterons de la question des médicaments plus loin. Les auteurs ne rapportent pas d’amélioration de la qualité des soins, sauf pour le Ghana lorsque les fonds étaient disponibles. Elle reste toutefois insuffisante selon un autre article sur le Ghana. Au mieux, la qualité ne s’est pas dégradée, comme le précisent deux articles sur l’Ouganda, qui évoquent l’attitude et la disponibilité des soignants ainsi que la propreté et l’entretien des structures.

 

Le personnel de santé

 

Stratégies salariales et organisationnelles. En Ouganda, la politique d’exemption aurait donné une nouvelle impulsion aux réformes de la fonction publique qui sont en cours, accélérant le recrutement du personnel et l’amélioration du système de paiement des salaires. Les données administratives de 2001-2002 montrent ainsi une hausse des salaires allant jusqu’à 66 % pour les médecins. Cette hausse, confirmée par le personnel lui-même, a été accompagnée de la suppression des suppléments de salaire, notamment pour le personnel auxiliaire. Les auteurs pensent qu’à terme cela pourrait conduire le personnel à s’orienter vers le secteur privé. Au Ghana, une prime de motivation par accouchement, qui peut contribuer jusqu’à 19% du revenu mensuel des sages-femmes, a été instaurée dans certaines régions. Ces mesures ont pu permettre de compenser les pertes de revenu engendrées par la suppression du paiement direct.

Disponibilité du personnel soignant. Il est souvent fait état d’une augmentation de la charge de travail du personnel soignant. En Ouganda, cela transparaît dans l’augmentation de 47 % du nombre de consultations par soignant. Au Kenya, en Afrique du Sud et au Ghana, ce sont les responsables locaux et le personnel soignant qui perçoivent cet accroissement. Au Ghana, ce constat, également mesuré, s’accompagne d’une insuffisance de personnel médical relativement à l’augmentation du nombre d’accouchements. Les infirmières interrogées en Afrique du Sud évoquent un certain nombre d’effets négatifs sur leur pratique, comme le manque de temps pour les consultations, ou l’impossibilité de remplir certaines de leurs fonctions. Les études réalisées en Afrique du Sud et au Ghana nuancent ces tendances. Les auteurs rapportent en effet respectivement une hausse du ratio patient/soignant et la disponibilité des sages-femmes.

Satisfaction du personnel soignant. Loin de reconnaître unanimement que le fait de procurer des soins gratuits est valorisant personnellement, les sages-femmes évoquent en outre le sentiment d’être surmenées, voire exploitées, par rapport à la charge croissante de travail. En Ouganda, l’attitude des soignants vis-à-vis de leur travail semble s’être détériorée depuis l’abolition, tout comme leur moral.

 

L’information sanitaire

 

Un seul article parmi les 32 mentionne cet aspect. Au Ghana, certains indiquent ainsi qu’il n’y a que peu d’information disponible sur le plan national sur le nombre et le type d’accouchements réalisés dans les formations sanitaires du pays, ainsi que sur le montant des remboursements.

 

Les médicaments et vaccins

 

De manière globale, les expériences indiquent une pénurie de médicaments, signalée par le personnel soignant en Afrique du Sud, au Kenya, et à Madagascar. Toutefois, cette tendance n’est pas homogène. Au Ghana, si les répondants semblent considérer majoritairement que les médicaments et les consommables sont en nombre suffisant pour répondre à l’augmentation du nombre d’accouchements, ce jugement se limite à la période au cours de laquelle la politique d’exemption était effectivement financée par le gouvernement. Parallèlement, un autre article sur le Ghana indique la disponibilité de consommables et d’équipements de base pour les soins obstétricaux d’urgence. En Ouganda, il existe un décalage entre les perceptions des acteurs (soignants, communautés et comités de gestion) et les données administratives. Ainsi les fiches de stock de 85 formations sanitaires révèlent une hausse de la quantité de médicaments reçus après le début de l’abolition, tandis que les acteurs indiquent des problèmes de disponibilité, notamment les antipaludéens, et des retards de livraison attribués aux lourdeurs administratives des districts, et ce, malgré la révision des procédures de commande de médicaments pour accélérer la livraison des médicaments. Cette pénurie conduirait les patients à utiliser les services privés pour l’achat de ces médicaments.

En ce qui concerne la vaccination, un seul article aborde la question du point de vue de l’utilisation des services en Afrique du Sud, déjà gratuits avant l’exemption. Dans cette étude, les auteurs constatent une brève hausse de l’utilisation après la première mesure d’exemption, puis une baisse subséquente.

 

Le financement du système de santé

 

Deux des trois fonctions qui constituent le système de financement des services de santé sont évoquées dans les articles: l’allocation et le paiement. Attribution de fonds supplémentaires. Des fonds supplémentaires ont été débloqués dans les premiers temps pour assurer la mise en place des politiques d’exemption, allant de 2 millions $US pour le Ghana, lors de la première vague, à 12,5 millions $US pour l’Ouganda pour l’année fiscale 2001-2002. D’autres sommes ont été versées pour l’achat de médicaments : 500 000 $ US environ en Ouganda et 3 millions $ US à Madagascar. Au-delà de ces fonds exceptionnels mis à disposition dans les premiers temps de l’exemption, seul l’Ouganda semble avoir sécurisé un budget annuel plus élevé pour le secteur de la santé. Le budget de la santé est celui qui a le plus augmenté proportionnellement dans les deux années suivant l’abolition, tandis que les subventions pour les dépenses récurrentes (hors salaire) ont augmenté de 165% pour les centres de santé et de 66% pour les hôpitaux entre les années fiscales 2000-2001 et 2001-2002. Au-delà de ces montants absolus, nous pouvons estimer que les ressources dévolues à la prise en charge des exemptions selon les modalités par pays sont de 0,18 $ US par habitant à Madagascar, de 1,89 $ US par accouchement attendu au Ghana et de 0,52 $US en Ouganda pour la première année fiscale, le budget des médicaments correspondant à 0,02$ US par habitant.

Modalités d’allocation. Au Ghana, la gestion des fonds est décentralisée à l’échelon des districts; ceux-ci jouent le rôle de gestionnaires en remboursant les formations sanitaires. En Ouganda, on a introduit dès 2001 des mécanismes de gestion décentralisée des fonds qui transitent par le budget national selon une approche sectorielle. Cela permet notamment de mieux harmoniser l’afflux des ressources dans le secteur de la santé.

Modalités de paiement. Au Ghana, les taux de remboursement sont fixés en fonction du type d’accouchement réalisé et de la structure sanitaire. Les structures privées ont bénéficié d’un taux plus élevé compte tenu du fait qu’elles n’ont pas de subventions publiques par ailleurs. En outre, le gouvernement a fixé un taux de remboursement plus élevé pour les régions les plus pauvres. Les formations sanitaires sont remboursées sur la base du nombre d’accouchements réalisés. Un article sur le Kenya indique de manière imprécise que les montants et types de frais exigibles auprès des patients sont hétérogènes dans les structures sanitaires.

Disponibilité des fonds. La difficulté majeure reste le sous-financement des politiques d’exemption. Ainsi, le gouvernement kenyan a dû rétablir graduellement les paiements directs deux ans après la décision de supprimer le paiement. Des expériences similaires sont rapportées au Ghana et au Kenya après la deuxième politique d’exemption en 2004. Un article publié au Ghana rapporte ainsi que certaines formations sanitaires font de nouveau payer les soins et les médicaments pour faire face à l’insuffisance des fonds. En effet, les articles rapportent que les fonds versés en début d’année fiscale aux districts sont largement insuffisants pour couvrir les dépenses de l’année, à tel point que la politique d’exemption au Ghana est sous-financée de 34 % en 2004 et de 73 % en 2005. Outre le retour au paiement direct, ce sous-financement a d’autres effets indésirables, tels qu’une crise de confiance parmi les acteurs par rapport aux institutions, la suspicion des patients quant à l’utilisation des fonds, voire l’accroissement des dettes contractées par les formations sanitaires. Des études proposent quelques facteurs pour expliquer l’insuffisance et l’imprédictibilité du financement, parmi lesquels la concurrence de la politique d’assurance-maladie qui devait prendre le relais après le financement via les fonds de l’initiative en faveur des pays pauvres très endettés et dont la mise en œuvre tarde. On évoque également le manque d’information sur le financement de la politique par les acteurs du système, qui entraînerait une gestion inappropriée. En Ouganda, malgré l’augmentation des budgets accordés, les structures sanitaires perdent leurs revenus et sont incapables d’assumer les dépenses récurrentes, ce qui a un impact négatif sur la disponibilité des médicaments, l’approvisionnement des laboratoires, la motivation et la qualification du personnel, et a contribué, semble-t-il, au recours aux pharmacies et aux laboratoires privés. Ces mêmes facteurs sont évoqués au Kenya pour expliquer que 14 des 20 formations sanitaires évaluées n’appliquent pas les réglementations de l’exemption. De même, au Sénégal, les auteurs rapportent des retards dans les délais de remboursement des interventions et l’augmentation des prix de certains actes pour compenser.

 

La gouvernance et le leadership

 

Orientation politique. Les pays ayant aboli les paiements directs des soins semblent avoir donné une orientation claire concernant les services et les populations auxquels s’applique l’exemption du paiement. Toutefois, ces orientations ne semblent pas s’être concrétisées dans des directives claires, comme on peut le voir en Afrique du Sud, au Kenya et au Sénégal, où les acteurs du système de santé, autant ceux des formations sanitaires que ceux des autorités de district, sont insuffisamment informés sur la politique. Le manque d’information porte aussi bien sur le montant des frais exigibles (les frais d’enregistrement au Kenya, par exemple) que sur les populations ou les services exemptés, mais également sur les implications pratiques de la politique. En Afrique du Sud, les infirmières interrogées considèrent que la désinformation du personnel de santé constitue une barrière à la mise en œuvre de la politique. Au Ghana, si les acteurs semblent avoir une compréhension relativement similaire de la politique, à l’exception des sages-femmes et accoucheuses traditionnelles, les formations sanitaires se plaignent du manque d’information. Plus précisément, c’est l’aspect lié au financement de la politique qui est abordé, notamment le système d’allocation des fonds, la durée d’utilisation des fonds ou les dates des prochains versements. Par ailleurs, les politiques d’exemption semblent parfois entrer en concurrence avec d’autres politiques ou programmes de santé; c’est notamment le cas en Ouganda, où les régimes communautaires d’assurance-maladie promus auparavant ont souffert face à la gratuité des soins favorisée par l’exemption, tout comme le programme de lutte contre la malaria et les activités d’éducation à la santé dans les communautés. C’est également le cas au Ghana où la politique d’assurance-maladie a intégré le financement de l’exemption.

Développement de collaboration et de coalition. Globalement, les acteurs du système de santé ont une vision positive des politiques d’exemption, comme on le rapporte en Afrique du Sud, au Ghana et au Kenya. Cependant, l’implication des acteurs du système ne s’est apparemment pas faite à tous les degrés de la pyramide sanitaire, ce que plusieurs d’entre eux déplorent, à l’instar des infirmières et des coordinateurs interrogés en Afrique du Sud et des gestionnaires locaux au Ghana pour les besoins sur le plan des fonds requis. En Afrique du Sud, cela aurait créé parmi les infirmières le sentiment d’un décalage important entre les décideurs et le personnel de santé en première ligne, ainsi que d’un manque de reconnaissance. En outre, celles-ci pensent que leur non-implication est une barrière à la mise en œuvre de la politique. Le manque de soutien ressenti par les acteurs est également à considérer ici, puisque les soignants et les gestionnaires en Afrique du Sud et au Ghana l’ont souligné.

Responsabilité des acteurs du système. Au Ghana, en plus du manque de soutien ressenti, la difficulté de pouvoir demander des comptes aux responsables est un élément important pour les acteurs du système. La complexité du processus des remboursements et la multiplicité des interlocuteurs constituent autant de facteurs qui empêchent une réelle transparence du processus et la responsabilisation des acteurs aux différents échelons du système.

 

Discussion

Au-delà des lacunes inhérentes à une analyse qui s’est cantonnée aux articles scientifiques et qui a été limitée par l’absence de publication des expériences récentes organisées en Afrique de l’Ouest, la recension des écrits montre bien, d’une part, la tiédeur des effets des politiques d’exemption, et d’autre part, les pressions et les chocs (résumés dans le tableau 6.2) que ces politiques exercent sur des systèmes de santé déjà fragiles.

 

 

Les limites de l’état des connaissances

 

Il faudrait cependant se garder de porter un jugement définitif sur les constats disponibles dans ces articles scientifiques. Non seulement il reste encore de nombreuses connaissances à mettre au jour (le tableau 6.2 montre aussi les limites de nos connaissances actuelles), mais de plus, de nombreux articles ont été publiés peu de temps après le démarrage de ces politiques. Leurs données portent donc sur les effets à court terme. Rares sont les analyses dont les assises sont des informations collectées après plusieurs années de mise en œuvre et selon des devis d’évaluation permettant de porter un jugement sur les impacts. Or, le processus de pérennisation, qui n’a pas encore été documenté, est central à la perpétuation des effets de telles interventions. L’une des limites importantes d’un tel exercice de recension des écrits est qu’il subsiste deux décalages dont il faut tenir compte. Le premier décalage est celui qui existe entre le moment où les politiques sont mises en œuvre et celui où les articles sont publiés, suivi du second décalage, celui-ci entre cette date de publication et la poursuite de la mise en place de la politique. En effet, les politiques ne s’arrêtent pas au moment de la publication des articles. Les cas actuels de l’Ouganda, du Ghana ou du Niger, par exemple, montrent qu’il faut être prudent lors des analyses à court terme. La situation semble s’être détériorée en Ouganda, alors qu’aucune étude ne l’a encore documentée 2. Au Ghana, depuis les études sur l’exemption, on a instauré l’assurance nationale en intégrant la politique d’exemption du paiement des accouchements. Au Niger, les remboursements se font attendre et les centres de santé sont presque tous en faillite. Mais ce sont des limites inhérentes à toute recension des écrits et à notre choix méthodologique. Il faut donc lire cette analyse avec prudence, bien que cette recension des écrits permette toutefois de mettre en lumière certains aspects essentiels.

 

Les fonctions des systèmes de santé

 

Sur le plan de la gouvernance, les États n’ont pas suffisamment préparé, planifié et supervisé la mise en œuvre des politiques. Cela s’est traduit non seulement par une insuffisance des fonds alloués, au Ghana par exemple, mais également par une mauvaise information et une frustration chez les soignants et les gestionnaires, comme en Afrique du Sud ou au Kenya. On doit aussi remarquer la difficulté d’instaurer une nouvelle politique là où il y a une longue histoire de paiement direct et de politique de recouvrement des coûts (voire de mutuelles de santé), sans oublier la volonté de certains pays d’augmenter les modalités de prépaiement et d’assurance nationale. Au Bénin, par exemple, la décision officielle d’abolition du paiement des soins pour les enfants de moins de cinq ans n’est pas encore en vigueur, en partie parce que les acteurs des mutuelles de santé résistent. Ailleurs, ces politiques d’abolition semblent pallier les difficultés de lancement des assurances nationales dont on entend parler depuis longtemps. Sans doute ont-elles aussi été utiles pour relancer le débat sur le sujet et forcer les pays à s’engager enfin dans cette voie. De ce point de vue, le cas du Ghana, où l’abolition du paiement pour les accouchements a été précurseur puis enchâssée dans la politique d’assurance nationale de santé, est exemplaire. Le Mali ou le Burkina Faso sont en train de vivre des expériences similaires : après des politiques d’exemption sectorielle, notamment pour les femmes, ces deux pays ont lancé des commissions préparatoires à la mise en place d’une assurance nationale de santé. Nous croyons ainsi que les leçons tirées de ces expériences d’abolition pourront être mises à profit pour mieux définir l’organisation de ces assurances nationales par le biais du prépaiement des soins et donc tendre vers l’accès universel aux soins. Elles pourront notamment être mobilisées pour s’assurer que la population qui n’est pas en mesure de payer les primes d’assurance puisse aussi avoir accès aux soins. L’expérience du Rwanda, quoique encore peu documentée, semble montrer que cela est possible.