Table des matières
REMERCIEMENTS DE L’AUTEUR 6
PROLOGUE 7
CHAPITRE 1 11
CHAPITRE 2 13
CHAPITRE 3 18
CHAPITRE 4 22
CHAPITRE 5 26
CHAPITRE 6 30
CHAPITRE 7 35
CHAPITRE 8 40
CHAPITRE 9 45
CHAPITRE 10 50
CHAPITRE 11 54
CHAPITRE 12 59
CHAPITRE 13 62
CHAPITRE 14 68
CHAPITRE 15 74
CHAPITRE 16 81
CHAPITRE 17 87
CHAPITRE 18 92
CHAPITRE 19 98
CHAPITRE 20 105
CHAPITRE 21 109
CHAPITRE 22 115
CHAPITRE 23 120
CHAPITRE 24 127
CHAPITRE 25 133
CHAPITRE 26 140
CHAPITRE 27 147
CHAPITRE 28 152
CHAPITRE 29 158
CHAPITRE 30 164
CHAPITRE 31 169
CHAPITRE 32 174
CHAPITRE 33 180
CHAPITRE 34 187
CHAPITRE 35 195
CHAPITRE 36 202
UN MOIS PLUS TARD 211
Les Éditions La Plume D’or
4604 Papineau
Montréal (Québec) H2H 1V3
http://editionslpd.com
La Ruelle
Patrick Hamel
Conception graphique de la couverture: Patrick Hamel
© Patrick Hamel, 2016
Dépôt légal – 2016
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
Bibliothèque et Archives Canada
ISBN:978-2-924594-17-9
Aussi disponible au format Papier
Les Éditions La Plume D’or reçoivent l’appui du gouvernement du Québec par l’intermédiaire de la SODEC
Je tiens à remercier plusieurs personnes qui n’ont pas ménagé leurs efforts pour m’aider durant ce beau projet que fut la rédaction de ce livre.
Ces remerciements vont particulièrement à Julie Godbout, ma conjointe et partenaire, pour son soutien inconditionnel et son abnégation de soi. Merci, mon amour pour tes critiques... constructives, comme tu aimes me le rappeler, pour ton rôle de psy et de cheerleader personnelle. Sans toi, ce projet serait resté lettre morte.
Que dire de mon «harem» de correctrices, lesquelles ont non seulement utilisé leur «œil de lynx» pour corriger mon texte, mais m’ont gratifié de leurs judicieux conseils: Geneviève Lacoursière, Chantal Vézina et Andréane Proulx. Elles ont été, avec Philippe Archambault et Sophie Boulianne, les premières personnes à avoir lu les premiers jets de mon histoire. Tous se sont exprimés en toute franchise afin de me permettre d’ajuster mon niveau d’écriture. Vous avez toute ma gratitude.
Merci aussi à Greg Rocheleveque, agent au sein du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), pour m’avoir transmis quelques précieux renseignements visant à parfaire ce roman, et surtout, pour ne pas m’avoir refilé la facture du déjeuner lors de notre rencontre.
Finalement, je tiens tout spécialement à remercier Marie-Louise Legault, mon éditrice, pour avoir cru en mon manuscrit, de même que pour ses conseils, son excellent travail et pour tout le reste! Puissions-nous avoir d’autres projets ensemble!
Sans doute appelez-vous ça destin, hasard, malchance ou fatalité. Si vous choisissez un chemin plutôt qu’un autre, à qui devez-vous en imputer la faute?
Comme toutes les grandes métropoles, avec ses tours de bureaux variant entre le neuf et le délabré, ses petits commerces de quartier multiculturels et colorés, cette ville était comme une énorme fourmilière, débordante d’activités le jour avec sa concentration de travailleurs et de touristes de tout acabit. La nuit, par contre, elle revêtait ses paillettes et ses lumières étincelantes pour faire la fête. Comme toutes ses sœurs, toutefois, cette beauté avait aussi un côté sombre, l’endroit le plus obscur étant la ruelle des grands entrepôts. Cette ruelle de presque un kilomètre était bordée de chaque côté par les murs arrière des énormes entrepôts dépourvus de portes et fenêtres, mais surtout, d’aucune lumière. D’ailleurs, le service des incendies de la ville leur envoyait annuellement des amendes pour ne pas avoir de sorties d’urgence à l’arrière.
L’autre particularité de cette ruelle est qu’elle éventrait la ville en deux; l’est d’un côté et l’ouest de l’autre. Le jour, malgré son insalubrité, son odeur fétide et son côté lugubre, plusieurs personnes l’empruntaient pour s’éviter un long détour. Puis, quand le jour revêtait son manteau sombre parsemé d’étoiles, la ruelle des entrepôts était aussitôt envahie par une horde de dealers, junkies, jeunes et moins jeunes voyous de tous azimuts, venus semer le chaos dans la quiétude de la nuit. Le pire était cependant ces rats d’une grosseur démesurée qui pullulaient, toutes saisons confondues. Tous les crimes de la rue se passaient ou se négociaient en ce lieu: vols, viols, agressions, enlèvements, trafic de drogue, disparitions et homicides. La seule illégalité qu’on n’y rencontrait pas se résumait à la prostitution. Soit les prostituées avaient trop peur, soit elles étaient tout simplement guidées par un fort instinct de survie. De toute façon, aucun client n’osait s’aventurer dans cette ruelle, même pour un banal plaisir charnel. Elle était aussi le piège idéal pour les touristes mal informés qui, le soir venu, décidaient tout bonnement de la traverser pour aller de l’autre côté de la ville. Les plus chanceux n’étaient que cambriolés. Le seul qui traversait la ruelle sans encombre, la nuit, et qui n’était pas un truand, se nommait Red, un sans-abri aux longs cheveux roux et accro aux médicaments. Personne ne lui parlait et lui ne voulait parler à personne. Il déambulait toujours en poussant son vieux panier contenant toute sa misérable vie.
Dans cette métropole, il y avait un loup qui rêvait qu’un jour, la ruelle lui appartiendrait. S’il jouait bien ses cartes, il n’y aurait pas que la ruelle qui serait sous son contrôle, mais bien tout ce que la ville offrait de plus crapuleux, débauché et malhonnête. Le prédateur suivait Lucie depuis près de trois heures. Bien qu’elle fût accompagnée d’une autre jeune femme, cela ne nuisait en rien au plan qu’il avait élaboré dans sa tête. Lucie était la brebis idéale que tout bon loup recherchait pour établir sa réputation dans le milieu criminel. Elle lui avait été offerte tel un cadeau tombé du ciel.
Elle était une mignonne jeune femme de vingt-trois ans, arborant une magnifique chevelure d’un noir corbeau et exhibant un corps parfait. Elle avait reçu une promotion, venant d’être nommée gérante de la boutique d’accessoires de beauté et de coiffure dans laquelle elle se démenait depuis l’âge de dix-huit ans. Pour fêter ce nouveau poste, elle avait planifié une superbe soirée avec sa grande amie de toujours, et nouvelle belle-sœur, la belle brunette Émilie. D’abord, restaurant chic français. Ensuite, petit bar avec musique sympa et pour finir, se défouler dans un rave.
Il était déjà une heure du matin en cette nuit de juin et la température était encore fraîche quand les inséparables copines décidèrent qu’il était temps d’aller au rave qui avait été conseillé à la nouvelle gérante. Enfin, elles allaient plonger tête baissée dans la tanière du grand méchant loup et de sa meute. La soirée à les suivre n’aura pas été vaine.
— Allez, Émilie, viens! s’exclama Lucie.
— Non! Je ne veux pas passer par là! Nick m’a déjà prévenue de ne pas traverser cette ruelle le soir. Il est né ici, alors j’aurais tendance à suivre ses recommandations.
— Il n’y a pas de danger, je te jure! insista Lucie avec un sourire de gamine. Et tu sais comment est ton cher amoureux Nicolas… une vraie mère poule avec toi.
— Non, on ne voit même pas une seule lumière dans cette ruelle! Ça pue l’urine à plein nez et on n’entend pas le moindre bruit, protesta Émilie en se pinçant les narines et en plissant les yeux, cherchant du regard une lueur au loin.
— Je sais, je suis d’accord avec toi. Pourtant, on m’a bien dit qu’il fallait passer par là pour aller au rave. Ne gâche pas ma soirée avec ton comportement de petite froussarde, gémit sa copine.
«Allez, maudite conne, suis ton amie, sinon tu vas tout faire rater», s’impatienta le loup qui observait ses jolies proies. Lucie regardait son amie en affichant une moue enfantine. Les secondes s’égrenaient pendant que la belle brunette réfléchissait à la meilleure décision à prendre. Pour celui qui les traquait dans l’opacité de la nuit, c’était une éternité…
— Tu sais que tu m’énerves quand tu insistes comme une enfant gâtée! Heureusement que tu as épousé mon frère… comme ça, je m’inquiète moins de ses comportements immatures et en plus, je t’ai promis de fêter ta promotion. À vrai dire, c’est surtout parce que je t’aime, dit Émilie en prenant Lucie par l’épaule.
Et les deux s’engouffrèrent dans la ruelle qui, à cette heure, ressemblait à un tunnel que seule la lueur pâle de l’astre lunaire éclairait. À l’entrée, les dealers s’échangèrent un regard de stupéfaction et de convoitise devant les deux belles jeunes femmes qui osaient passer par là à une heure si tardive. Néanmoins, ils retournèrent aussitôt à leurs transactions illicites. Pas question de perdre de l’argent facile, même pour ces deux belles paires de fesses qui en valaient certainement la peine… Les affaires avant tout. Plus les filles avançaient, plus la petite voix dans leur tête leur dictait de rebrousser chemin. Inconsciemment, comme si leurs pieds détenaient le contrôle de leur corps, ils ralentissaient la cadence de leurs pas.
— MERDE! Il y a quelque chose qui a frôlé ma jambe! brailla Émilie à tue-tête. Je crois que c’est un gros rat. Viens, Lucie, on retourne sur nos pas! Nous trouverons bien un autre rave dans un endroit moins lugubre. Si on ne trouve rien, je te paie une nouvelle paire de chaussures lors de notre prochaine virée dans les magasins… Deal?
— Deal! répondit l’autre en lui faisant un high five. Moi non plus, je ne le sens pas… Et j’ai un sérieux conseil à te donner: NE CRIE PAS COMME ÇA, TU VAS FAIRE PEUR AUX RATS! s’esclaffa Lucie qui essayait, par cette boutade, de se donner un peu de courage étant donné qu’elle aussi commençait à redouter cette traversée nocturne de la ruelle.
Puis elle tira son iPhone de son sac à main et mit en marche la fonction lampe de poche. C’est alors qu’elles virent un mendiant aux longs cheveux roux passer près d’elles en poussant un panier d’épicerie. L’homme ralentit légèrement le pas et brisa leur conversation en leur disant:
— Allez! Quittez cet endroit, je vous en conjure! Il n’y a rien pour vous ici! Il n’y a que le danger qui s’amuse à rôder dans ces lieux.
Mais il était déjà trop tard pour les deux intrépides.
— Tiens, tiens, tiens… Vous êtes en retard pour notre rendez-vous, chères demoiselles, leur lança sarcastiquement un gros homme chauve qui, sous le reflet de l’éclairage du cellulaire, révéla un tatouage de la Vierge Marie sur le crâne. Je commençais sérieusement à m’inquiéter.
— Arrête, le gros, tu fais peur aux petites dames! ordonna une voix sortant de l’ombre derrière elle.
— Eh! J’suis pas gros, j’ai seulement des muscles latents.
— Wow! T’as appris ce mot-là en prison ou c’est depuis que t’as la Sainte Vierge tatouée sur ta tête de gros cave que t’es plus intelligent? lança le deuxième homme sous le regard mauvais de son interlocuteur qui malgré tout, ne rouspéta pas, ne connaissant que trop bien le caractère bouillant et instable de son comparse. Bon, revenons à nos moutons ou mieux encore… à nos deux belles brebis égarées.
Pendant ce temps, avec un regard de compassion, le sans-abri regarda une dernière fois les deux jeunes femmes, accéléra le pas et disparut dans les ténèbres. Seul le crissement des roues de son panier témoignait encore de sa présence.
— Alors, mesdemoiselles, que nous vaut l’honneur de votre visite dans notre humble et sordide ruelle des entrepôts? questionna le loup.
Lucie et Émilie se tournèrent et virent un jeune homme athlétique qui, malgré la situation alarmante dans laquelle elles se trouvaient, leur inspira confiance. Ceci eut pour effet de calmer un petit peu leur angoisse.
— On m’a dit qu’il y avait une soirée rave par ici, s’empressa de répondre Lucie avec une voix particulièrement aiguë, signe d’une nervosité croissante.
Le cœur serré, Émilie prit la main de son amie dans la sienne afin de la calmer, et de se calmer elle-même. Malgré la fraîcheur de la soirée, elle sentait la sueur lui couler dans le dos et ses mains devenir moites.
— Celle-là, c’est la meilleure! sourit le jeune homme. Soit on voulait vous faire une mauvaise blague, soit on voulait vous voir disparaître. Mais dans les deux cas, ça ne change rien.
La peur, dans toute sa grandeur, avait envahi chaque fibre du corps des jeunes filles. Tous leurs sens leur disaient de fuir, de courir le plus vite possible, mais la frayeur tétanisait tous leurs muscles. Leur cœur palpitait à un rythme d’enfer et leur estomac se contractait à un point tel qu’elles avaient peine à respirer. Le sourire disparut du visage de l’homme qui soudain, semblait drôlement moins agréable à regarder.
— Maintenant, ordonna-t-il, donnez-moi vos sacs à main, vos bijoux et vos cellulaires. C’est pour une œuvre caritative qui me tient vraiment à cœur… c’est-à-dire ma chère personne!
Lucie voulut faire preuve de courage et protester, mais reçut aussitôt un coup de coude d’Émilie qui avec la tête, lui indiqua qu’un troisième homme venait de sortir du noir pour se joindre aux deux autres. Celui-là était squelettique et malgré le manque de lumière, on pouvait distinguer deux petits yeux noirs, sans vie. Elles comprirent aussitôt qu’il s’agissait d’un junkie prêt à tout.
— Tiens… le Pic! Avec tout ce que tu te shootes dans les veines, j’pensais que t’avais oublié qu’on avait une job à faire, dit le loup en faisant un signe de tête au dernier arrivé.
— Ben voyons, j’aurais manqué ça pour rien au monde! rétorqua Louis le Pic Picard.
— Qu’est-ce que vous attendez? cria le loup en tendant les mains pour se faire remettre son butin.
Émilie s’exécuta, suivie immédiatement de son amie. L’homme sortit une lampe de poche et éclaira tour à tour les pièces d’identité et le visage des jeunes femmes, en s’attardant plus longuement sur celui de Lucie.
— OK, les gars! On a exactement ce qu’on voulait!
À ces mots, les deux victimes se sentirent soulagées. Croyant à tort que le voleur faisait allusion au contenu de leurs sacs à main, elles commencèrent à reculer lentement. Il était cependant beaucoup trop tard et le piège s’était déjà refermé sur elles.
— Ah oui! J’oubliais… Occupez-vous de ces deux putes! ordonna le loup.
Les deux autres types, aussi rapidement que des fauves, sortirent chacun un couteau de chasse de leur manteau, se jetèrent sur leurs proies et déchirèrent leurs vêtements. Alors qu’elles hurlaient, Émilie et Lucie reçurent un coup de poing dans l’estomac, ce qui leur coupa instantanément le souffle. Le chef s’avança vers Émilie et lui chuchota à l’oreille:
— C’est regrettable que t’aies accompagné ton amie. Tu es… comment dire… un dommage collatéral.
Puis, s’adressant à ses hommes, il poursuivit en disant:
— Allez-y, messieurs! Faites ça vite, on a de l’argent à récupérer. Ah! Ah! Ah!
Émilie, les yeux débordant de larmes, chercha son amie du regard. Leurs yeux se croisèrent et chacune comprit avec terreur et résignation que sa vie prendrait bientôt fin. Lucie dégagea sa main et la tendit en direction de sa belle-sœur. Les deux se touchèrent et sentirent un peu de chaleur, voire même un certain réconfort, malgré l’acte abominable qu’elles subissaient. Le jeune loup savourait la scène en sentant son sexe durcir, ne sachant si cela était provoqué par le viol ou par l’acte de violence en soi. Puis un bruit particulier le sortit brusquement de ses pensées.
— J’entends des pas, dépêchez-vous! On dégage! siffla-t-il entre les dents à l’intention de ses complices.
Tapi dans l’ombre, le nomade de la ruelle aux grands yeux tristes assista, impuissant, à toute cette horreur. Il savait pourtant depuis déjà très longtemps que cette ruelle était les chiottes de l’enfer!
DIX ANS PLUS TARD
PREMIER JOUR
La vengeance est-elle une délivrance ou une souffrance de plus à transporter avec soi dans les méandres de son esprit pour le reste de sa vie?
Le Pic était au milieu de la ruelle des entrepôts et marchait de long en large avec agitation. Depuis tout le temps qu’il se gelait, curieux qu’il ne soit pas encore mort. Il n’avait que la peau et les os sur le corps et là, il avait surtout besoin de sa dose pour calmer ses douleurs. Il avait froid et toute cette neige qui n’arrêtait pas de tomber. En plus, Filippo, le chef des dealers, qui n’était pas encore arrivé. «Ce petit enfoiré, je lui ferai voir de quel bois je me chauffe! Même si Dubhan ne veut pas qu’on lui touche, juste parce qu’avec sa belle petite gueule il attire une nouvelle clientèle plus jeune, y a ben une maudite limite à m’faire attendre dans cette foutue merde blanche. Y pourrait montrer un peu de respect pour les chefs de réseau.»
Soudain, un bruit le fit sursauter.
— C’est toi, Fil? C’est pas trop tôt, p’tit imbécile! vociféra le junkie qui avait du mal à bien voir avec ce ciel nuageux et la pénombre déjà bien entamée à cette heure de la journée.
— Non! lui répondit une voix caverneuse.
Le Pic fit quelques pas en direction de l’Homme et le reconnut.
— Ah, c’est vous! Que faites-vous ici? De toute façon, je m’en fous… Allez, dégagez! J’ai des choses importantes à faire.
De sa main tremblante de drogué, il lui fit signe de partir.
— On dirait bien que vous êtes en manque? dit l’Homme.
— C’est pas de vos affaires… Foutez le camp d’ici, cria le Pic qui devenait de plus en plus nerveux.
Cela dit, il tourna le dos à son interlocuteur pour reprendre son interminable va-et-vient. L’Homme n’attendait que ce moment… Et BANG! Le coup de batte s’abattit sur la tête du junkie et l’os occipital se cassa aussi aisément qu’une coquille d’œuf.
***
Louis le Pic Picard reprit ses sens après un certain temps. Comment cela avait-il pu lui arriver à lui? C’était lui le tueur, lui l’un des chefs du gang des Nations-Unies, lui l’ami de Dubhan Rorke, le loup incontesté de la métropole. Celui qui lui avait fait ça n’était pas mieux que mort. Il était vraiment étourdi et c’est pour cette raison qu’il prit quelques minutes avant de réaliser qu’il avait un duct tape sur la bouche et que ses mains et pieds étaient entravés par des attaches en nylon. Ayant froid, il réalisa qu’il était couché complètement nu dans la neige.
— Enfin, tu reprends tes esprits! lui lança l’Homme en lui souriant avec des yeux déments. Bon, écoute-moi bien, espèce de drogué dégénéré. La seule vermine qui te ressemble ici, ce sont les gros rats qui seront les premiers croque-morts à se jeter sur toi pour te déchirer avec leurs dents. Alors, regarde bien… avec le scalpel que j’ai dans la main, je vais leur donner un petit coup de main à ces petites bêtes!
Aussitôt dit, aussitôt fait! Il commença à taillader le junkie avec dextérité, lui arrachant même des lambeaux de peau au niveau de l’abdomen. Les yeux larmoyants, le Pic gigotait et se lamentait. Sa bouche étant étouffée par un tape, le son qu’il émettait ne faisait pas plus de bruit que le gazouillis d’un nouveau-né.
— Avec tout ce sang, les rats vont arriver d’un moment à l’autre. Remarque qu’ils n’auront pas un grand festin, on dirait un squelette quand on te regarde. Dommage pour eux… Savais-tu qu’ils avaient l’odorat trois cents fois plus développé que celui de l’homme? Tu vas mourir moins niaiseux! Bon… je te laisse avec tes petits amis poilus. Bye, bye!
L’Homme s’éloigna lentement, avant de revenir soudainement sur ses pas.
— Ah oui, j’oubliais…
Sans autre préambule, il lui trancha le pénis et les testicules, sans pitié pour les gémissements du Pic dont les yeux trahissaient une souffrance indescriptible. Puis, l’Homme lui montra ses parties.
— Je crois que tu n’auras plus besoin de ça! J’aimerais bien rester pour jouir du spectacle, mais je dois partir avant que ton p’tit imbécile, comme tu l’as si bien nommé, arrive. Ciao!
Nicolas Lamontagne s’était installé devant la fenêtre du deuxième niveau de sa belle maison victorienne qui surplombait toute la ville. C’est Émilie qui avait voulu cette maison. Alors après avoir travaillé fort, combiné avec un peu de chance et surtout, grâce à l’arrivée de Red dans leur vie, Nick avait pu se la procurer et depuis deux ans, à tous les soirs à la même heure, il s’installait à cette fenêtre pour faire la lecture. Il s’arrêta un bref moment pour regarder la neige tomber. Quel paradoxe! Toute cette blancheur qui recouvrait une ville si sombre… Pourtant, cette ville, il l’avait déjà aimée. Il y avait grandi, y avait étudié et y avait rencontré Ian, son grand ami avec lequel il avait évolué au football. Mais surtout, c’est dans cette ville qu’il était tombé amoureux de la belle et douce Émilie.
Il se mit à rêvasser en se remémorant le jour de leur première rencontre; c’était avant la tragédie de la maudite ruelle qui lui avait enlevé une partie de sa femme…
— Arrête de flâner, Émilie, nous allons manquer la partie des Lynx contre les Highlanders, se lamenta Steeve.
— Pourquoi tu grinces comme ça? T’as juste à partir en avant! Lucie et moi on te rejoint dans les gradins.
Sans attendre de réponse, Émilie prit Lucie par le bras et les deux s’élancèrent dans la première boutique qu’elles croisèrent.
— Et merde! Allez chez le diable, moi je m’en vais au stade! J’ai parié ma paye sur les Lynx et je n’ai pas l’intention de manquer une seconde de leur victoire et de la mienne, leur cracha à la tête un Steeve hors de lui.
C’est exactement à cet instant précis que Nick remarqua celle qui allait devenir la femme de sa vie.
— Eh! Est-ce que vous avez un problème, mesdemoiselles?
— Non, c’est juste mon frère qui aime montrer qu’il est un mâle dominant. GRRRRRRRRRR! Mais merci beaucoup de vous en être inquiété, fit Émilie en lui adressant un signe de tête.
— Tout naturel. Deux femmes en détresse… et j’accours! rétorqua Nick.
— Moi, c’est Émilie. Et voici mon amie et future belle-sœur, la pauvre Lucie qui doit endurer les humeurs de mon frère Steeve.
Nick lui serra la main tout en la regardant droit dans les yeux et BOUM! Le coup de foudre venait de le frapper de plein fouet!
— Moi aussi… non… je veux dire que… moi être Nicolas, babilla-t-il les yeux encore remplis d’étincelles pour la jeune femme qui se trouvait en face de lui.
Soudain, une ombre gigantesque apparut derrière les deux amies et les fit sursauter. L’ombre prit la parole; sa voix était d’une douceur presque mélodieuse. Surprenant pour une montagne humaine.
— Allez, Nick, arrête de faire les yeux doux. Il faut y aller. Dites au revoir, mesdemoiselles… La jolie vendeuse là-bas avec un beau petit ventre de femme enceinte s’appelle Paula. Elle vous aidera à choisir tout ce que vous désirez, et ne vous gênez surtout pas, c’est Nick qui paiera, signifia le gentil géant en souriant.
Le visage des jeunes filles s’épanouit instantanément, tandis que celui de Nick s’empourpra.
— Désolé, c’est juste une mauvaise blague, les filles! Ce n’est pas qu’il ne voudrait pas, mais je crois que sa carte de crédit est encore pleine de notre dernière beuverie, rajouta-t-il afin d’embarrasser encore plus son ami.
— OK, Ian! Tu en fais trop, intervint la vendeuse.
— T’as raison, mon amour. Excuse-moi… Allez, Nick! Grouille! On va se faire engueuler si on arrive en retard. Tu sais à quel point coach Pat peut péter les plombs. Paula, tu t’occupes des nouvelles connaissances de Nick et tu nous rejoins après le match? Je t’embrasse, ma belle.
Le grand jeune homme embrassa sa tendre moitié et tira son ami par le bras pour le sortir de la boutique, et de sa torpeur.
Une demi-heure plus tard, Lucie et Émilie avaient rejoint Steeve au stade. Paula leur avait demandé si elle pouvait les accompagner, car elle aussi devait assister à la partie de football locale. Steeve rageait tellement, qu’il n’eut qu’un bref regard pour son amie de cœur et sa sœur. Après seulement un quart de jeu, les Highlanders menaient déjà par trois touchés alors que les Lynx peinaient à gagner seulement quelques verges. À la demie, Steeve, qui était de plus en plus frustré de voir l’argent de son pari s’envoler, décida de noyer sa rage dans la bière.
— Eh! Oh! Petit gars… Ici… Donne-moi deux bières et plus vite que ça! gueula le mauvais parieur à l’employé du stade qui leva les yeux au ciel en signe de désapprobation devant ce manque de savoir-vivre.
— Tu pourrais être plus poli, lui indiqua Lucie.
— Ça paraît que ce n’est pas toi qui es en train de te faire lessiver de ta paye! Si ce gros numéro 69 et le petit numéro 27 ne jouaient pas aussi… se lamenta Steeve qui gesticulait tellement qu’il passa bien près d’échapper ses bières.
— Si vous voulez, je vous les présenterai après la rencontre et vous pourrez le leur dire vous-même, le nargua Paula avec un grand sourire, ses petits yeux verts remplis de malice.
— Vous êtes qui, vous? lui demanda sèchement Steeve.
— Je suis l’amie de cœur du grand numéro 69 et le petit, c’est comme un frère pour moi. Votre copine et votre sœur ont déjà fait leur connaissance dans la boutique où je travaille. Un conseil… La prochaine fois que vous parierez, informez-vous! Les Highlanders n’ont pas perdu une seule partie, cette année!
Steeve voulut rouspéter quand il sentit le regard d’Émilie et de Lucie le transpercer. «La p’tite dame a bien raison; j’aurais dû m’informer. Bon, puisque la journée est déjà gâchée, aussi bien laisser tomber cette dispute et agir en gentleman, ne serait-ce que pour avoir une fin de journée plus agréable.»
— D’accord, on fait la paix.
Il se leva et tendit la main à Paula. Celle-ci s’attarda longuement sur la main tendue, tout en étudiant l’homme en face d’elle. Tout d’un beach boy: peau bronzée, cheveux blonds en bataille, yeux bleus, grand, athlétique. Mais plus elle le regardait, plus elle sentait que quelque chose clochait chez lui. Néanmoins, elle lui fit une poignée de main, laquelle s’avéra molle et sans conviction.
Sitôt la partie terminée, elle invita ses nouveaux amis à la suivre jusqu’à la porte du vestiaire des Highlanders. Un peu éméché, Steeve faisait son fanfaron en disant aux joueurs qui sortaient qu’ils avaient eu de la chance et que la prochaine fois, ils auraient une bonne surprise. Si Lucie avait vraiment honte de son copain, Émilie, elle, trop habituée à ce comportement de la part de son frère, décida simplement de l’ignorer. Quant à Paula, elle n’éprouvait que de l’aversion pour lui. Par contre, elle aimait bien la présence d’Émilie, ayant encore en mémoire ce regard échangé entre elle et Nick. Cela lui ferait du bien d’avoir une copine. Ainsi, il cesserait de se sentir comme la cinquième roue du carrosse lorsqu’ils feraient une sortie tous ensemble. Le tapageur devenait très désagréable, jusqu’au moment où il vit un homme gigantesque foncer droit sur lui. Il reconnut aussitôt le numéro 69! En personne, non seulement il était grand, c’était un foutu géant! Steeve fit un pas en arrière et se cogna contre le mur du corridor. «Moi et ma grande gueule, se dit-il, je vais en manger toute une!» Et il prit un genre de position de défense, non sans fermer les yeux, car tout le monde sait que c’est moins douloureux lorsqu’on ne voit pas les coups venir. Il sentit comme du vent passer devant lui. Il entrouvrit un œil… Le géant souleva Paula par la taille et l’embrassa passionnément tout en la tenant dans les airs aussi aisément que si elle avait été une feuille de papier… du papier de soie.
— OK, mon grand! grimaça Nick. Dépose-la ou allez vous louer une chambre au motel. En plus, pense au bébé… Avec ta force, tu vas lui écraser le ventre.
— C’est mon ultime récompense pour protéger ton petit cul de porteur de ballon pendant tout le match? Parce que sache qu’elle m’a bien recommandé… non… que dis-je… ordonné de faire en sorte qu’il n’arrive rien de fâcheux à notre beau Nicolas. Alors, laisse-moi en profiter un peu, trouble-fête! En plus, j’ai toujours l’impression d’entendre ma mère, quand tu parles.
Satisfait de sa réplique, le colosse déposa sa dulcinée sur le plancher des vaches.
— Salut, Nick! Regarde qui j’ai amené avec moi, lui dit Paula en affichant une moue espiègle et en lui désignant la belle brunette qui se tenait à ses côtés. En plus d’Émilie et Lucie, je vous ai amené votre fan numéro un… il s’appelle Steeve et c’est le frère d’Émilie, ajouta la jeune femme en lança un regard qui mit mal à l’aise le mauvais perdant.
Le gros joueur des Highlanders se retourna prestement et tendit son énorme paluche à Steeve.
— Salut, man! Moi, je suis Ian et le petit, là-bas, celui qui n’a d’yeux que pour ta sœur, c’est Nicolas, mais tu peux l’appeler Nick. Je suis toujours ravi de voir un partisan.
— Moiiiiiii aussssssiiiiiiiii, ça me fait plaisir. Vous avez joué un très grand match, tous les deux.
Voyant que la situation devenait de plus en plus inconfortable pour Steeve, sa petite sœur prit le relais.
— Allez, tout le monde! On va manger une pizza pour célébrer votre victoire, lança-t-elle en se surprenant elle-même de cette initiative.
— Oh oui! Là tu parles! J’t’aime déjà, toi! s’exclama Ian.
Les nouveaux amis passèrent la soirée ensemble et eurent énormément de plaisir. Une fois ses frustrations passées, Steeve s’avéra un joyeux luron. Seule Paula resta froide à son égard. Vers la fin de la soirée, elle trouva un moyen pour attirer Émilie à l’écart.
— Je vois bien que tu trouves Nick intéressant et de plus, il est beau mec. Alors, tu dois faire les premiers pas. Je le connais depuis longtemps et devant les autres, jamais il ne bougera. Et crois-moi, ce gars est extraordinaire.
Quelques instants plus tard, Émilie et Nick se retrouvèrent seuls et c’est les yeux dans les yeux qu’ils échangèrent leurs coordonnées et leur premier baiser.
— Wouah! Wouah! Wouah!
Le chien se mit à aboyer, ce qui fit sursauter Nick, en plus de l’extirper de ce doux souvenir.
— OK, Zip, tais-toi, maintenant! ordonna-t-il.
En baissant les yeux vers l’entrée principale, il comprit pourquoi son chien avait jappé. La fourgonnette du transport adapté venait de pénétrer dans l’allée. Ses yeux se tournèrent vers Émilie qui, avachie dans son fauteuil roulant, le regardait, ou plutôt, le fixait, la tête penchée sur son épaule droite, sa bouche laissant couler un léger filet de bave.
— Maaaaaa!
— Oups! Excuse-moi, ma colombe, j’étais encore parti dans mes rêveries… Demain, je te jure que je vais terminer de te lire ce roman. Bon, je vais t’essuyer et te descendre en bas. Ton transport est arrivé pour te conduire à ton traitement.
— Maaaammmm meeeeem! lui répondit-elle en lui faisant des yeux d’enfant battu.
— Je sais que tu n’aimes pas ça, mais c’est pour ton bien. Et ne me regarde pas comme ça… tu sais que j’ai du mal à résister à ton regard. Je ne peux quand même pas annuler une nouvelle fois ton rendez-vous… sinon, on va perdre ta place et tu ne pourras plus recevoir tes traitements. De plus, je dois aller à l’entrepôt, ce soir, pour une nouvelle livraison. Je ne rentrerai pas trop tard et si tu dors, j’irai te réveiller juste pour te dire bonne nuit, te border et surtout, t’embrasser.
«Je sais, mon amour, c’est dans ces moments que je réalise à quel point tu es un homme extraordinaire», essaya de lui dire Émilie avec ses yeux.
Un cri parvint du bas des escaliers.
— Eh, Nick! Les gars du transport sont là!
— Je sais, Red, Zip m’a prévenu! Mon chien est bien plus malin que toi! Dis au préposé que je lui amène son colis… c’est juste qu’Émilie me fait ses yeux de poisson frit.
Entendant le rire franc de Red, Émilie roula les yeux tant elle était découragée de les entendre discuter ainsi.
«C’est ça… Moquez-vous! J’aimerais bien vous voir à ma place… incapable de bouger et de parler et obligée d’aller trois fois par semaine se faire étirer comme si j’étais de la pâte à modeler. Si au moins c’était le beau physiothérapeute qui s’occupait de moi… Eh ben non! Il faut toujours que ce soit le gars à la grosse moustache molle… Crisse, Nick, je veux rester à la maison avec Red!», se choqua-t-elle. Mais malheureusement, personne ne pouvait l’entendre.
— Red… Prépare le manteau d’Émilie! Il neige encore et je ne veux surtout pas qu’elle prenne froid. Allez, mon chien! Va ouvrir la barrière pour que je descende le fauteuil roulant.
Nick embrassa sa femme, ferma les portes de la camionnette et se retourna vers Red.
— Je vais m’absenter, ce soir, pourrais-tu t’occuper d’Émilie? À moins que tu n’aies prévu quelque chose avec ton amoureux, le beau Gérard? J’y pense… tu ne m’avais pas dit que tu arriverais seulement après le souper, aujourd’hui?
— Oui, mais j’ai été plus vite que prévu. Comme tu sais, je suis une personne full efficace! Et non, je n’ai rien de prévu avec Gérard, tout est OK! Écoute, Nick, tu ne pourrais pas remettre ça à un autre jour? Il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors. Je te dis ça comme ça, parce que je suppose que tu amènes Zip avec toi?
— Tu t’inquiètes plus pour le chien que pour moi? répliqua Nick en adoptant un air déçu.
— Ça a toujours été comme ça! J’ai toujours eu plus d’affection pour mes amis les quadrupèdes que pour les bipèdes. À moins que tu ne te mettes à quatre pattes et que tu remues ta belle petite queue, tu passeras toujours après Zip!
— Très drôle… tu devrais faire du stand-up comic! Et qui t’a dit que j’avais une belle petite queue? Obsédé!
— J’ai demandé à Émilie et elle a répondu en plissant les yeux; j’en ai déduit qu’elle voulait dire que tu en avais une petite. Eh oui, je sais! Mais avec une carrière internationale d’humoriste, comment pourrais-je faire pour prendre soin d’Émilie pendant tes petites virées nocturnes? Sans parler de Gérard qui serait jaloux de voir tous les beaux mâles du show-business tourner autour de moi.
— OK! Arrête… Bye! Zip, viens mon chien!
Zip fit une cabriole pour marquer sa joie et bondit sur le siège du passager dès que Nick ouvrit la portière de son fourgon spécialement modifié pour pouvoir accueillir un fauteuil roulant. Il salua Red de la main et s’évapora dans le blizzard.
Le Bar Sportif, temple incontesté des paris illégaux, était plein à craquer, comme tous les lundis soir, pour le Monday Night Football. Une odeur aigre de bière et de sueur envahissait l’endroit. Le bruit était abrutissant; le nombre de décibels devait se rapprocher de celui qui est émis sur une piste d’atterrissage. De plus, avec tous ces écrans géants, rentrer chez soi sans avoir mal à la tête relevait d’un exploit digne des douze travaux d’Hercule!
Steeve fit son entrée, cherchant du regard Robert Bob Tremblay, l’homme à la dent en or et le plus gros bookmaker de la majestueuse métropole. Ce dernier avait fait venir Steeve en lui faisant croire qu’il avait des informations privilégiées concernant un pari. Faux prétexte, évidemment. Et Steeve avait mordu comme un vrai poisson. Bob le vit en premier et lui fit signe de venir le rejoindre. À ses côtés, sa charmante fille Jill, le grand Russe Vladimir et le trapu Latino Hernandez. Steeve s’avança, sourire aux lèvres, sans se douter de rien, sûr de terminer la soirée avec des billets plein les poches.
— Alors, quoi de neuf? lui demanda Tremblay en arborant un grand sourire qui laissait voir sa dent en or.
— Rien, toujours la même routine: boulot, métro, dodo! répondit Steeve qui était d’humeur joyeuse, prêt à garnir son compte en banque.
— Ta gueule! Regardez-le, vous autres… Il croit vraiment que sa petite vie de merde m’intéresse!
Cette fois, Bob ne souriait plus et ses yeux étaient devenus menaçants.
— Vlad, Hern… amenez ce pauvre imbécile dans mon bureau! commanda-t-il.
Le Russe saisit Steeve sous le bras et ouvrit sa veste pour lui montrer son Colt Python à long canon, un des meilleurs revolvers au monde et chargé de balles magnum 357. Vladimir en était bien fier, mais surtout, il aimait l’effet que cette arme provoquait. Hernandez ouvrait la marche en jouant du coude pour se frayer un chemin parmi la clientèle qui ne remarquait rien de ce qui se passait ou encore, préférait faire semblant de ne rien voir. Tous respectaient la règle d’or du bar: «Garde ton nez dans ta bière et mêle-toi de tes affaires!». C’était le meilleur moyen de passer une bonne soirée entre copains. Steeve avait des frissons tout le long de la colonne vertébrale. Loin derrière, Bob suivait en discutant avec des clients et en serrant quelques mains au passage, comme toute bonne crapule qui prenait soin de son petit monde, jusqu’au jour où quelqu’un brisait les règles non écrites du monde interlope. Jill, elle, suivait en silence, n’appréciant pas le côté obscur du métier de son père. Arrivé dans le bureau du boss, Steeve fut poussé sans ménagement sur le plancher.
— Ayoye, ma tête! se plaignit le gambler.
La peur au ventre, il prit bien son temps pour se relever, non sans chercher une sortie de secours au cas où les choses tourneraient plus mal. Malheureusement pour lui, il ne distingua pas la moindre issue.
— OK, les boys! Depuis le temps que je fais affaire avec vous, vous pourriez faire attention à la marchandise, lança-t-il pour tenter de détendre l’atmosphère et faire preuve d’un peu de courage.
Les deux hommes se contentèrent de soulever les épaules sans dire un mot, lui désignant plutôt un des deux fauteuils roses pour qu’il y prenne place. Puis Bob fit son entrée, suivi de sa fille.
— C’est beau, les gars! dit ce dernier. Vous pouvez nous laisser, mais avant de quitter, fouillez-le… Et ne vous éloignez surtout pas trop.
Dans le temps de le dire, les hommes de main s’exécutèrent et juste avant de franchir la porte, Hernandez leva la main pour prendre la parole.
— Écuissez, patrone, est-ce que je pou aller au petite coin? demanda-t-il avec son fort accent espagnol et en se dandinant.
— Oui, tu peux y aller, mais tu reviens tout de suite après. Ensuite, tu montes la garde près de la porte de mon bureau avec Vlad. C’est bien compris?
— Oui, messiou Bob, yé réviens tout souite.
D’un pas pressé, il partit aussitôt en direction des toilettes. Bob le regarda en pestant:
— Dur de trouver un employé qui peut briser des os et être intelligent en même temps. Heureusement que je peux me fier sur Vladimir qui est vraiment plus brillant que lui… sinon, j’aurais de gros problèmes!
— Euh… oui, je comprends, dit Steeve en essayant vainement de cacher sa nervosité.
— Comme je suis un homme civilisé, reprit Bob, avant de commencer, permets-moi de te présenter ma fille, Jill.
Jill fit un signe de tête à Steeve qui le lui rendit.
— Ma fille va reprendre mes affaires, plus tard, comme moi j’ai succédé à mon père. Mais elle s’implique déjà beaucoup. La nouvelle décoration du bureau, tu vois, c’est son idée. C’est moins austère et ça permet de détendre les clients stressés. J’ai une question pour toi: dans d’autres circonstances, trouverais-tu cette pièce apaisante?
— En omettant le fait qu’il y a un gros Russe et un Latino de l’autre côté de la porte qui n’attendent qu’un ordre de votre part pour me passer à tabac… Oui, je pourrais effectivement trouver à votre bureau un côté zen, répondit Steeve avec un sourire forcé.
— Un oui ou un non aurait amplement suffi comme réponse… Un joueur comme toi devrait pourtant savoir qu’il ne faut jamais pousser sa luck. Je disais donc que Jill assiste à mes petites réunions pour mieux comprendre la mécanique de cette grosse machine. En plus, elle s’est inscrite à l’université pour apprendre à mieux gérer le bar et tout ce qui l’entoure, enchaîna le bookmaker en regardant sa fille avec fierté. Elle va rester assise là-bas, au fond, sur le divan, et observer. Je te remercie de participer à son évolution au sein de l’entreprise familiale, ironisa-t-il pour lui faire bien comprendre que lui seul pouvait faire de l’humour douteux dans cette pièce. Bon, bon, bon… revenons à nos affaires. Steeve, tu as un gros problème et j…
— Mais je ne…
— Ferme-la! Tu parleras quand je te le dirai, compris?
Ce disant, le visage rouge de colère, il frappa du poing sur la table, ce qui fit sursauter les deux témoins de la scène. La porte s’ouvrit en un éclair sur un Vladimir au visage déterminé, prêt à bondir comme un chat sauvage.
— Tout va bien, boss? s’enquit-il en ne lâchant pas Steeve du regard.
— Oui, merci! Je me suis un peu emporté. Tu peux fermer, notre invité n’est pas dangereux. Du moins, je l’espère pour lui. Ah! Ah! Ah!
La porte se referma sur le petit groupe, puis il y eut un long silence, lequel ne faisait qu’amplifier la tension.
— As-tu compris la question que je t’ai posée, crisse?
— Oui, oui, monsieur Tremblay!
— Bon… je te disais que tu avais un gros problème, et moi, un inconvénient. Vois-tu, quand tu empruntes de l’argent à des prêteurs usuraires, ou si tu préfères, des shylocks, tout cet argent, que tu l’empruntes dans cette ville ou dans les banlieues avoisinantes, provient de la même poche… la mienne! Je sais… Toi qui pensais que je n’étais qu’un simple bookmaker de petite envergure, tu dois certainement être déçu. Ceci étant dit, je vais t’expliquer ton problème. J’ai prévenu tous les prêteurs qui travaillent pour moi de ne plus t’avancer le moindre sou. Je dois dire que ça me déchire le cœur, car si tu n’as plus d’argent, tu ne viendras plus parier dans mon magnifique établissement et perdre tout ton fric qui, je te le rappelle, m’appartient puisque tu me le dois. Ça, ce sont mes inconvénients.
Bob se leva, alla jusqu’au bar, se versa un Whisky écossais, rajouta quelques glaçons et souleva son verre en direction de sa fille qui lui adressa un signe négatif de la tête. Il revint s’asseoir sans rien offrir à Steeve, qui lui, se tortillait contre le dossier de son fauteuil, ce qui laissait entendre un grincement désagréable. Avec une voix presque racoleuse, le maître des lieux reprit la parole:
— Steeve, on se connaît depuis plus de dix ans. Tu viens ici plusieurs fois par semaine pour parier sur presque tous les événements sportifs et il y a dix ans, tu étais exactement dans la même situation. Tu as l’air surpris? Même si à l’époque je ne prenais que les paris, j’étais au courant des affaires de mon père. Paix à son âme… Il m’a dit qu’à l’époque, tu avais accumulé pour cent mille dollars de dettes. Wow! Déjà dans le temps, tu aurais dû savoir que tu étais un mauvais gambler. Mon père m’a aussi expliqué qu’il voulait te rencontrer pour prendre les dispositions nécessaires pour te faire cracher le fric. Ensuite, il y eut cette grande tragédie… Ta femme, la belle Lucie, a été tuée dans cette maudite ruelle et suite à cette même agression, ta sœur, qu’on a laissée pour morte, est devenue paralysée et aphasique. Alors, suite à cela, mon paternel, qui au fond avait un bon cœur, a décidé de ne pas te brusquer et de te laisser du temps. Puis soudain, presque un mois plus tard, tu remettais l’argent à tous nos hommes et mon père est resté dans l’anonymat. Moi, je n’ai pas cette chance… À moins que tu aies cent vingt mille dollars en REER ou que… tu souhaites te marier encore pour toucher l’assurance vie suite au décès inopiné de ta femme?
Ces dernières paroles furent prononcées sur un ton brusque qui frôlait le défi. À ces mots, le gambler explosa et bondit vers l’avant, les deux bras sur le bureau. Peu impressionné, Bob ne broncha même pas, fixant plutôt les yeux bleus de son interlocuteur et scrutant le fond de son âme.
— Comment osez-vous dire quelque chose d’aussi abject? J’aimais ma femme et même si l’argent des assurances m’a permis de sauver ma peau, il n’y a pas un jour où je ne pleure pas sa mort, hurla Steeve d’une voix troublée.
Pour qui n’était pas habitué de traiter avec des menteurs, il aurait semblé sincère. Sauf que ce n’était guère le cas de l’homme à la dent en or. Aussitôt, la porte s’ouvrit, et Hernandez et Vladimir se précipitèrent sur Steeve avant de l’empoigner solidement par les deux bras et lui faire comprendre qu’il devait baisser le ton d’un ou deux octaves.
— Amenez-le donc faire un tour dans les toilettes du fond, ordonna Bob, je crois qu’il a besoin de se rafraîchir les idées. Ramenez-le-moi dans à peu près une heure et surtout, n’abîmez pas son visage. J’espère que tu n’as rien de prévu, Steeve, car tu risques d’être très occupé au cours des prochaines heures.
En silence, les deux malabars sortirent avec leur paquet. Jill, qui était restée impassible durant tout ce temps, se leva, regarda son père droit dans les yeux et lui dit:
— Il faut qu’on parle sérieusement… à propos de ta gestion usée, vétuste, centenaire et archaïque!
Levant la main pour lui signifier qu’il avait compris, Bob lui fit signe de s’asseoir en face de lui.
— Allez, explique-moi ce que tu as dans la tête.
— Premièrement, tu dois créer une base interne de données pour regrouper tous les gars qui empruntent à nos différents usuriers et associés. De cette façon, tout le monde pourrait la consulter avec leur portable ou téléphone intelligent et ainsi, éviter une surprise de ce genre. Accumuler une dette de cent vingt mille… Tout ça parce que nous n’avons pas de système de suivi adéquat et parce qu’il empruntait toujours à des shylocks différents. Et en plus, il revenait ici pour parier! Deuxièmement, selon les différents clients, il faut fixer un plafond pour les emprunts et troisièmement, enquêter sur chaque gros emprunteur.
— Ouais, c’est bien beau, tout ça, mais pour gérer la banque de données et enquêter sur les clients, il faudrait embaucher de nouveaux employés. Tout ça va coûter un max!
— Au début, oui, mais après, ça évitera de perdre des sommes astronomiques comme celle que nous venons de perdre aujourd’hui! Toi et moi, on sait parfaitement qu’il ne trouvera jamais l’argent nécessaire pour nous rembourser; c’est un joueur compulsif. Alors, soit il disparaît, soit tu le fais disparaître. Allez… dis-le que j’ai raison! le pria-t-elle en l’interrogeant du regard.
Bob baissa les yeux. Il n’aimait vraiment pas la partie violente de sa business et encore moins le fait que sa fille devrait un jour prendre les mêmes décisions que lui. Sauf que lors de l’entretien avec Steeve, il avait senti qu’il avait mis le doigt sur quelque chose… d’épouvantable. Aussi, si jamais il devait le faire éliminer, il avait le sentiment que justice serait accomplie.
Jerry Simard, le nouvel enquêteur de la métropole, avait conduit une grande partie de la journée pour pouvoir arriver à temps à sa première soirée de travail. Il avait conduit lentement, comme à son habitude, tout en écoutant son CD favori de Maroon 5. Même la neige qui tombait à gros flocons sur la chaussée et qui transformait celle-ci en véritable patinoire ne l’incommodait pas. Il était zen, parce qu’il était au volant de sa nouvelle voiture, une Golf de Volkswagen rouge pompier qu’il venait de s’offrir pour célébrer sa mutation dans la grande ville. Il avait commencé sa carrière comme simple agent de la paix dans sa banlieue de campagne. Mais à l’instar de tous les jeunes hommes de son patelin, il voulait quitter cet endroit qui, disons-le, était d’un ennui mortel.
Alors, pour s’en sortir, Jerry était devenu policier dans son patelin, en attente d’un poste d’enquêteur dans la grande ville. Il avait suivi tous les cours offerts dans le district devant lui permettre de réaliser son projet. Il en avait également suivi une panoplie d’autres pour parfaire sa culture générale. Avec tous les efforts qu’il y consacrait, son objectif était pratiquement voué au succès. Un beau jour, un poste d’enquêteur devint disponible. Sans plus tarder, avec fébrilité, il déposa sa candidature et aux yeux du comité de sélection, la sienne était apparue comme la plus évidente.
Quand il arriva enfin devant le poste de police où il était affecté, il dut faire trois fois le tour du pâté de maisons pour trouver une place de stationnement. Il rageait contre lui-même de ne pas avoir posé la vignette qui lui avait été envoyée et qui lui aurait permis d’utiliser le stationnement. Une fois sa voiture garée, c’est les deux pieds bien ancrés dans la gadoue qu’il regarda son nouvel environnement de travail. Et il fut fort déçu. Le bâtiment n’avait absolument rien d’exceptionnel. Lui qui s’attendait à voir un immeuble qui imposerait le respect et la crainte aux criminels, ne voyait rien d’autre qu’une insignifiante habitation de trois étages, faite en brique rouge, de style HLM. La seule chose qui lui disait qu’il se trouvait au bon endroit était l’enseigne au-dessus de la porte qui indiquait: «Po ice poste 34», la lettre «l» étant manquante. Il gravit les marches, ouvrit la porte de la réception et s’essuya les pieds. À sa droite, deux rangées de chaises placées exactement comme dans une salle d’attente d’un cabinet de dentiste, les vieilles revues en moins. À sa gauche, un immense comptoir en acier surplombé d’une vitre, sûrement incassable, faisait toute la grandeur de la pièce. Au-dessus, une horloge indiquait 16h15; il était en avance d’un bon quarante-cinq minutes. Derrière le comptoir, un officier au regard amusé le dévisageait comme s’il était un extraterrestre. Il se demanda pourquoi lorsque soudain, il comprit. En partant ce matin, il s’était arrêté chez sa mère pour la saluer.
— Allez, maman! Il faut que je parte, car sinon, je serai en retard.
— Tu ne vas pas partir comme ça avec ce temps! Couvre-toi et mets-toi quelque chose sur la tête!
— Ben non, maman… c’est bon, je n’aurai pas froid.
Puisqu’il n’avait ni tuque ni chapeau, comme toute bonne maman gâteau, elle fit fi de ses protestations et lui noua sur la tête un foulard fleuri aux couleurs criardes. Et il l’’’’