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La promesse des Gélinas

TOME 3

Florie

FRANCE LORRAIN

La Promess des Gélinas

TOME 3

Florie

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Guy Saint-Jean Éditeur

3440, boul. Industriel
Laval (Québec) Canada H7L 4R9
450 663-1777
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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec
et Bibliothèque et Archives Canada

Lorrain, France

La promesse des Gélinas

Sommaire: tome 3. Florie.

ISBN 978-2-89758-064-3 (vol. 3)

I. Lorrain, France. Florie. II. Titre.

PS8623.O765P76 2015C843’.6C2015-940282-4

PS9623.O765P76 2015

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Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC) ainsi que celle de la SODEC pour nos activités d’édition. Nous remercions le Conseil des arts du Canada de l’aide accordée à notre programme de publication.

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Gouvernement du Québec — Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres — Gestion SODEC

© Guy Saint-Jean Éditeur inc., 2016
Édition: Isabelle Longpré
Révision: Lydia Dufresne
Correction d’épreuves: Johanne Hamel
Conception graphique de la page couverture et mise en pages: Christiane Séguin
Illustration de la page couverture: Talisman illustration design - Alain Fréchette

Dépôt légal — Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Bibliothèque et Archives Canada, 2016

ISBN: 978-2-89758-064-3
ISBN ePub: 978-2-89758-065-0
ISBN PDF: 978-2-89758-066-7

Tous droits de traduction et d’adaptation réservés. Toute reproduction d’un extrait de ce livre,
par quelque procédé que ce soit, est strictement interdite sans l’autorisation écrite de l’éditeur.

Imprimé et relié au Canada
1re impression, février 2016

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Guy Saint-Jean Éditeur est membre de
l’Association nationale des éditeurs de livres (ANEL).

Pour Alain, Émile et Camille

RÉSUMÉ DU TOME 2

En 1922, à la demande de leur mère Rose, mourante, les quatre enfants Gélinas ont promis de ne jamais se marier ni d’avoir d’enfants.

Édouard, malgré la colère de sa sœur Florie, épouse sa belle Clémentine. Il démarre sa beurrerie en trouvant du soutien auprès d’un homme qu’il connaissait peu, mais qu’il découvre avec plaisir: Henry Stromph, le ferblantier du village. Le maître-beurrier installe son commerce à l’arrière de la forge de l’Anglais. Le ferblantier prend alors une grande place dans la vie d’Édouard ainsi que James Jackson, qui devient son employé. À la mort de son épouse, Édouard se retrouve seul avec Marie-Camille, sa fille.

De retour à Sainte-Cécile depuis quelques mois, Adèle tente de se convaincre qu’elle y est à sa place et que le travail à la ferme lui convient, tout en entretenant le rêve d’être publiée. Elle poursuit l’écriture d’un roman en cachette, inquiète de la réaction que pourrait avoir sa famille face aux propos qu’elle y tient. Elle souhaite de tout cœur que son frère ne découvre jamais le secret qu’elle porte à la suite de la mort de Clémentine.

Léo Villemarie revient s’installer à la ferme en remplacement d’Édouard. Le jeune engagé devient de plus en plus important dans la vie de Laurent, qui apprécie sa compagnie tranquille. Le plus jeune des Gélinas passe près de la mort lorsqu’un accident bête lui arrive. Sa distraction aura presque causé sa perte! Il en veut terriblement à son frère Édouard qui l’a abandonné, tout comme son père avant lui.

Florie, quant à elle, continue de gérer sa famille d’une main de maître. Malgré sa rancœur à l’égard d’Édouard, elle s’attache rapidement à Marie-Camille, qui devient l’enfant qu’elle n’a jamais eu. La mort du père Claveau crée tout un drame au village lorsque les habitants découvrent son passé. Il laisse sa maison en héritage à James Jackson, qui devient ainsi le nouveau voisin des Gélinas, au grand malheur de Florie.

Ils ne sont plus que trois à se bercer sur la galerie de leur maison. Trois vieux qui se balancent à l’unisson en haut de la côte Boisée, dans le village de Sainte-Cécile. La vie est simple dans le village. Les événements du passé semblent effacés des mémoires. Pourtant, ils ne sont plus que trois…

Table des matières

Chapitre 1 Tristesse au village

Chapitre 2 Cohabitation à la ferme

Chapitre 3 Premiers émois

Chapitre 4 James à l’ouvrage!

Chapitre 5 La chorale de Sainte-Cécile

Chapitre 6 Ça chante à Sainte-Cécile!

Chapitre 7 La maladie frappe de nouveau

Chapitre 8 Grande perte

Chapitre 9 Embrasement

Chapitre 10 Florie, Louisette et petits désagréments!

Chapitre 11 Dissension au conseil

Chapitre 12 Rapprochements

Chapitre 13 Premières recherches

Chapitre 14 Départ inattendu

Chapitre 15 Fuites et abandon

Chapitre 16 Conseil houleux

Chapitre 17 Une visite dérangeante

Chapitre 18 Guerre en Europe

Dans le prochain tome intitulé Laurent

Notes de l’auteure

Liste des personnages

Animaux

Remerciements

CHAPITRE 1

Tristesse au village

Toc! Toc! Toc!

Les coups frappés avec force ne cessaient de se répéter à l’extérieur de la grosse maison grise. Florie, qui dormait profondément depuis à peine une heure, se leva en maugréant.

— Oui, oui, les nerfs, j’arrive… Veux-tu bien me dire…

Alors qu’elle agrippait sa robe de chambre au crochet de sa porte, elle entendit la course dans l’escalier. Des sauts qu’elle attribua à sa sœur Adèle, qui se déplaçait toujours en vitesse. La grosse femme frissonna dans la nuit froide. Le mois de février ne laissait pas sa place en cet hiver 1938. Le plus glacial depuis des lustres, de l’avis de tous les villageois. Même si à Sainte-Cécile, il était monnaie courante de trouver un habitant qui avait toujours connu pire.

— Reste à l’écart, Florie, tu vas prendre froid.

Adèle se dépêcha de tourner la poignée de la porte de la cuisine d’été. Elle n’eut pas le temps de se rendre à la porte extérieure que celle-ci s’ouvrit en vitesse pour laisser entrer James Jackson, leur voisin d’origine jamaïcaine. L’heure devait être grave s’il se permettait de pénétrer ainsi dans la maison sans y être invité. Depuis son arrivée au village, l’homme avait tout mis en œuvre pour réussir à communiquer en français avec les paroissiens. Mais dans les moments d’émotion, son fort accent anglais rendait ses paroles plus difficiles à comprendre. Ce que ne manquait jamais de noter Florie!

— Il y a le veu au village, cria le grand Noir à bout de souffle. C’est le magasin général… un des garçons Marquis est still inside1.

— Le quoi, James? demanda Adèle hésitante.

L’homme chercha la bonne prononciation avant de souffler:

— Le v… feu! Oui, le feu au magasin!

— Oh mon Dieu. Pauvre Louisette! Mais on n’a même pas entendu le tocsin!

Le tocsin servait à aviser les villageois d’un incendie. Cette façon de faire sonner les cloches de l’église suffisait généralement à faire sortir tous les habitants de leur maison. Parfois en plein hiver, les fenêtres closes étouffaient le son des cloches. Florie s’écrasa dans la berçante près du gros poêle de fonte, assommée par la nouvelle. Hébétée, elle regardait son frère Laurent et Léo, leur homme engagé depuis plus de cinq ans, mettre leurs grosses bottes et leurs lourds parkas. Fronçant les sourcils, Florie retint sa jeune sœur par la main lorsque celle-ci fit mine de les imiter:

— Veux-tu bien me dire qu’est-ce que tu fais?

— Qu’est-ce que tu penses, Florie? Je vais donner un coup de main au village. Voir si je vais rester ici à attendre. Il me semble que c’est pas mal évident!

Sous le reproche à peine voilé, l’aînée des Gélinas grimaça en soulevant son corps. Elle regarda longuement leur voisin qui se tenait toujours dans le fournil avant de se détourner. Après plusieurs années, elle ne s’habituait pas encore à l’homme de couleur dans sa maison, même si ses craintes du début ne semblaient pas avoir été fondées. Mais elle gardait l’œil!

— Vous saurez bien me le dire! Une bonne fois, il va se mettre dans le trouble puis vous pourrez pas m’obstiner! avait-elle coutume de répéter.

Mais en attendant, James donnait un fameux coup de main aux Gélinas dès qu’ils en faisaient la demande. Aide pour la boucherie de novembre; aide pour les foins de septembre; aide pour la corvée de bois de l’automne. Non, cet homme-là s’avérait tout un atout pour la famille depuis qu’Édouard avait ouvert sa beurrerie.

Laurent, Léo et Adèle se dépêchèrent de sortir à sa suite pour grimper dans la carriole. Ils n’entendirent pas le cri de Florie sur la galerie alors que le cheval s’engageait sur la route devant la ferme. Les dix minutes jusqu’au centre du village semblèrent durer une éternité. Au loin, les lueurs du feu montaient dans le ciel dégagé. Une lourde fumée blanche qui annonçait le pire. Aux coins de la côte Boisée et du chemin Des Fondateurs, le quatuor eut un aperçu du drame.

— Oh mon Dieu!

— Vite, James, arrête la carriole ici, on va aller plus vite à pied, explosa Laurent pour une rare fois convaincant.

Pendant que leur voisin attachait les rênes de son cheval, les trois autres se mirent à courir en direction du magasin général. La situation semblait hors de contrôle dans la nuit glaciale. Les flammes sortaient par les fenêtres de l’édifice de deux étages et en s’approchant, ils entendirent les hurlements à fendre l’âme de l’épicière, Louisette Marquis. Le spectacle désolant de la femme de quarante-huit ans brisait le cœur. Son mari, Gérald, courait partout à bout de souffle. Tous les villageois réveillés regardaient avec stupeur le noyau de leur village disparaître sous leurs yeux.

— Ludovic, oh Seigneur, Ludovic!

Devant le magasin en flammes, la chaleur ardente donnait envie d’enlever les lourds manteaux. Plusieurs hommes se tenaient d’ailleurs dans la rue et sur le terrain du commerce, en manches de chemise, à transporter de lourdes chaudières d’eau. Malheureusement, les dommages dépassaient la rapidité et la faisabilité de l’opération. Le magasin, situé au centre du village, était dévasté par le feu et les trottoirs de bois ne furent bientôt que des cendres fumantes. Les trois hommes, Laurent, Léo et James, se mirent aussi dans la ligne de transport alors qu’Adèle joignait le groupe de femmes entourant l’épicière en crise. Elle jeta un regard interrogateur à Béatrice Dupuis, l’enseignante du village.

— Son fils est encore à l’intérieur. Il dormait à l’étage et personne n’a réussi à le sortir encore…

La détresse qui se lisait sur le visage de la commerçante faisait peine à voir. Adèle plaça sa main sur l’épaule de la femme en laissant son regard scruter les fenêtres de l’étage. Son cœur voulut sortir de sa poitrine en voyant un visage torturé derrière la vitre.

— Là! Là, il est là! hurla la jeune femme en courant au-devant de son frère.

— Quoi?

— JE TE DIS QUE LUDOVIC EST VIVANT!

De nouveau, Louisette Marquis se mit à hurler en pointant son fils debout derrière la fenêtre. Elle trottina rapidement vers son mari en gesticulant de manière hystérique. Avant qu’aucun des villageois ne puisse intervenir, le jeune homme de vingt ans empoigna une chaise et la balança à travers la vitre. Laurent et James réagirent à toute vitesse en appuyant une lourde échelle de bois contre la devanture. Le curé Latraverse, pour une rare fois, faisait montre d’une grande bonté en tentant de calmer la famille du jeune homme resté à l’intérieur.

— Je vous promets que le bon Dieu fait tout en son pouvoir pour lui épargner les pires souffrances. Tenez bien cette médaille bénite, ma chère madame Marquis, elle saura vous soutenir dans cette épreuve.

Alors que la mère, éplorée, s’accrochait aux paroles du saint homme, Léo Villemarie réussit à extirper Ludovic Marquis de l’enfer. Comment le jeune homme fluet parvint à agripper le rouquin beaucoup plus corpulent pour l’amener à descendre à sa suite le long de l’échelle resterait dans les discussions du village pour de longues années à venir. Au moment où le jeune homme s’écroulait dans les bras de sa mère, Florie mettait la main sur le coude de sa sœur. La grosse femme était à bout de souffle, les joues rougies par le froid glacial, un foulard gris enroulé autour du front.

— Florie, qu’est-ce que tu fais?… Comment tu es arrivée ici? demanda Adèle en regardant derrière son aînée.

Épuisée par la longue marche de plus de trente minutes, Florie n’arrivait pas à lui répondre et laissa ses yeux parler pour elle. Enragée d’avoir été laissée pour compte, de n’avoir pu aviser les autres pour leur dire qu’elle voulait les accompagner avant qu’ils ne partent, la femme de trente-quatre ans s’était résignée à partir à pied. Elle n’avait pas fait un tel exercice depuis plus de cinq ans. Elle ne sortait que très rarement de la maison et les seules fois où elle allait au village, c’était pour arrêter chez Louisette Marquis. Étonnamment, malgré leurs débuts tumultueux, les deux femmes s’étaient mises à s’entendre de mieux en mieux depuis quelques années. Depuis, en fait, que la commerçante avait entrepris de vanter les courtepointes médiocres de Florie. L’aînée des Gélinas n’en finissait plus de répéter les commentaires élogieux de Louisette Marquis à chacune de ses visites au village. Délaissant sa sœur, elle s’approcha de son amie et se pencha au-devant d’elle.

— Louisette, Louisette, je suis là!

— Oh Florie, Florie… Mon pauvre Ludo. Que va-t-il lui arriver?

— Le docteur Trudel va en prendre soin.

— Mais… Mais… il n’a plus de face. Il n’a plus de face! lança la femme d’un ton déchirant.

Lorsque le jeune homme s’était effondré contre sa mère, celle-ci avait tout juste eu le temps de voir son visage défiguré par le feu. Le côté gauche de son corps avait été mangé par les flammes alors que le pauvre cherchait une issue hors de la maison. Le docteur Trudel l’avait aussitôt enveloppé dans une couverture humide et en vitesse, il avait mis le cap sur l’hôpital de Saint-Jovite, dans sa nouvelle voiture. À ses côtés, le père du jeune homme l’accompagnait, alors que la mère était restée assise sur le parvis de l’église, à se lamenter de douleur. Le curé était accouru pour prier et obtenir l’intervention divine sous le regard hésitant d’Adèle.

— Tu vois, souffla Florie, soulagée que le jeune homme eût été extirpé des flammes, c’est grâce au bon Dieu s’il s’en est sorti. Heureusement que notre curé a un lien direct avec lui!

Adèle, peu convaincue, eut envie de répliquer que sans Léo, le bon Dieu n’aurait pas fait grand-chose, mais elle se retint de justesse. Ce n’était guère le moment d’avoir une discussion sur la présence du bon Dieu dans leur vie. Ce n’est que vers deux heures du matin que les habitants se résignèrent à retourner chacun dans leur maison, alors que le dernier pan de mur encore debout s’écroulait dans un fracas intense. Tétanisée, Louisette Marquis lançait un cri du cœur à chaque débris qui tombait. Ses deux plus jeunes fils accrochés contre elle, la femme la plus influente de Sainte-Cécile se releva péniblement. Elle semblait avoir vieilli de vingt ans, ses cheveux roux et gris raidis par le froid de chaque côté de son visage rond. Ses yeux boursouflés lançaient des regards hagards autour d’elle, alors qu’elle replaçait la grosse couverture brune sur son dos et celui de ses deux garçons de dix-neuf et dixsept ans. Consternés, les villageois s’éloignèrent, une fois qu’il fut entendu que Florie, son frère et sa sœur ramèneraient le trio Marquis à leur maison. Dans toutes les chaumières, les discussions tournèrent autour de la perte du magasin pour le village, des tragiques brûlures qu’avait subies le fils des commerçants. Plusieurs se demandaient ce qui était le pire entre les deux drames…

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Comme la coutume le voulait, dès le lendemain de l’incendie, Alcide Constantin entreprit une collecte de feu en parcourant les rues du village. Étant le dernier sinistré, sa cuisine ayant passé au feu à l’été 1935, il se devait de récolter des fonds afin de permettre à la famille dans le malheur de pouvoir subsister jusqu’à la reconstruction de leur maison.

— Soyons généreux, les Marquis ont tout perdu! disait-il à chaque porte. Ses deux fils adultes, Anasthase et Conrad, le suivaient sans entrain, peu habitués de donner plutôt que de recevoir. Le trio ne dégageait guère d’enthousiasme face à cette tâche inhabituelle.

En ce samedi matin, au village, la désolation régnait. En face de l’église, le brasier fumait encore malgré les heures écoulées. Les villageois s’arrêtaient sur le parvis de l’église dans le froid pour spéculer sur les causes de l’incendie. Les potins allaient bon train, comme en témoignait la fumée blanche sortant entre les lèvres qui bougeaient presque imperceptiblement.

— Je pense que ça doit être le poêle qui a fait des siennes!

— Moi, je sais que…

— …que?

— Bien, le jeune Georges-Arthur a commencé à fumer en cachette. Je l’ai vu la semaine passée caché derrière la shed. Vous saurez bien me le dire…

Peu importe de quel côté on se plaçait, les gens espéraient que Ludovic Marquis puisse retrouver la santé le plus rapidement possible. Personne n’avait jamais vu de telles blessures au village, même pas lorsque l’école avait flambé vingt ans plus tôt. La maîtresse d’école de l’époque avait réussi à sauver sa peau pour ne plus jamais remettre les pieds dans le village de Sainte-Cécile.

Chez les Gélinas, la commerçante dormit d’un sommeil agité jusqu’à huit heures du matin. En ouvrant les yeux, Louisette Marquis se souvint du drame et se dépêcha de mettre les vêtements prêtés par Florie. Son mari n’était pas encore revenu de l’hôpital et elle craignait le pire. Elle retint un geste piteux en constatant que son amie avait la même taille qu’elle, alors que depuis toujours elle mentionnait si souvent que «la pauvre Florie avait bien engraissé depuis quelques années!» Mais la triste réalité la rattrapa et elle se dépêcha de sortir de la chambre d’Adèle sans plus songer à la taille de ses vêtements. Cette dernière avait dormi dans le salon sur le divan inconfortable, restant longtemps éveillée dans la nuit à écouter les bruits de la maison. Lors des épreuves des dernières années, l’insomnie l’avait souvent accompagnée. Après le viol de Marc-Joseph, sa séparation d’avec son amour Jérôme Sénéchal, aujourd’hui rédacteur en chef d’un grand quotidien dans la ville de Montréal, elle avait cru que le pire était arrivé. Et puis, son frère Édouard s’était marié, Florie avait craché son venin envers cette union qui brisait la promesse qu’il avait faite, enfant, à leur mère mourante. Ils avaient promis tous les quatre de ne jamais se marier ni d’avoir d’enfants. Et pourtant, Édouard avait fait les deux en épousant sa belle Clémentine et en ayant la petite Marie-Camille. Comme Florie lui en avait voulu à cet ingrat qui détruisait l’harmonie familiale! La mort de Clémentine, qui souffrait de diabète, avait réunifié la fratrie, mais Adèle s’en était longtemps voulu de ne pas avoir réussi à sauver son amie, la femme de son grand frère. La brune se souleva légèrement en entendant du bruit dans la cuisine. Des murmures parvinrent jusqu’à elle.

— Oh Louisette, viens t’asseoir ma chère.

— Merci, Florie. Merci bien.

Les fils Marquis levèrent leur visage aux yeux rougis vers leur mère éprouvée. Elle s’approcha d’eux et posa ses lèvres sur les deux têtes aux cheveux blond roux. Le plus jeune, Georges-Arthur, avait toujours cet air boudeur qu’il traînait toute la journée. Il travaillait à temps partiel à la boucherie que son père avait inaugurée deux années auparavant à l’arrière du magasin. Dans toute cette tragédie, il retenait un soupir de soulagement à la pensée qu’il n’aurait plus à plonger ses mains dans les carcasses d’animaux pour en sortir les tripes, en couper les pattes… Il détestait ce travail et aurait souhaité prendre la place de Maximilien, son aîné de deux ans. Ce dernier avait la chance de s’occuper des commandes, partant sur les routes de Sainte-Cécile à Labelle, et une fois par mois, il se rendait même jusqu’à Montréal. Oui, au moins pour quelque temps, il pourrait profiter de la vie.

— J’aimerais mieux… si c’était possible… J’aimerais aller rejoindre mon Ludo. Tu penses que…

La voix de Louisette Marquis se brisa dans un sanglot. Florie s’avança pour lui serrer l’épaule. Elle se tourna vers Adèle, les yeux humides. Celle-ci se tenait sur le seuil de la cuisine, encore en jaquette.

— Penses-tu que Laurent pourrait?…

— Je vais y aller, moi! affirma aussitôt Adèle.

— Euh… Je suis pas sûre que ce soit une bonne idée, Adèle. Les routes…

— Laisse faire les routes, Florie, il n’y a pas eu de neige depuis trois semaines. Elles sont bien dégagées. Puis ça fait longtemps que je conduis l’hiver, tu n’as pas de souci à te faire voyons! Laissez-moi m’habiller et on part.

Au moment où elle finissait sa phrase, Édouard ouvrit la porte portant sa fille Marie-Camille dans les bras. Aussitôt que la petite vit sa tante Florie, un sourire épanoui apparu sur le visage rond de la fillette de quatre ans.

— Matante Florie! C’est moi!

— Bien oui, ma belle cocotte, viens ici que je te dégraye!

Pendant quelques instants, l’attention de tous les adultes se tourna sur la petite blonde, copie conforme de sa mère Clémentine. Avec ses belles boucles que le chapeau de laine laissait apparaître, son petit nez rond et ses yeux bleus étincelants, l’enfant faisait la joie de son père veuf depuis plus de trois ans. En fait, chez les Gélinas, la petite avait ramené le bonheur dans une famille fort éprouvée par la douleur. L’envie était vite passée à Florie de suggérer l’orphelinat pour la gamine après la mort de sa mère. Alors que l’idée avait germé dans son esprit à la suite du décès de Clémentine, en posant les yeux sur sa nièce, elle s’en était voulu d’avoir même eu l’envie de le proposer à son frère. En quelques semaines, Marie-Camille avait réussi à gagner le cœur de sa tante, qui ne pouvait plus imaginer sa vie sans elle. Elle serait mère par procuration. Cette enfant serait comme la sienne. En lui enlevant son long manteau marine, Florie reporta son regard sur Édouard, tout en jetant un coup d’œil soucieux vers Louisette.

— Tu es au courant…

Elle pointa du menton son amie éplorée et Édouard hocha tristement la tête. Il s’approcha de Louisette Marquis et s’agenouilla devant la femme tremblante. Le petit matin rappelait à cette dernière les douleurs physiques et morales que vivrait son aîné, les semaines à venir pour leur famille sans logis. Que deviendraient-ils sans toit, sans travail? Son mari et elle ne savaient pas faire autre chose que le commerce de biens. La rousse posa ses yeux verts sur le jeune homme accroupi sur le sol.

— Madame Marquis, je suis sans mot. Mais sachez que tous les Gélinas seront là pour vous aider à reconstruire votre magasin, votre maison. Nous vous offrirons toute l’aide nécessaire pour que ce drame soit oublié le plus rapidement possible.

— Merci, Édouard. Merci. Tu es bien fin, mon ami. Je pense que de l’aide, on va en avoir besoin en pas pour rire!

À bout de souffle après ces quelques paroles, la commerçante se releva péniblement en se tenant après le dos de sa chaise. Elle lança un regard d’espoir vers Adèle, qui s’empressa d’agripper son manteau en grosse laine accroché derrière la porte. Laurent sortit pour atteler leur cheval et couvrir la banquette de l’épaisse couverture qui les garderait au chaud pendant le trajet jusqu’à Saint-Jovite.

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— C’est vraiment pas drôle, murmura Adèle revenue de Saint-Jovite vers la fin de l’après-midi. Le jeune Marquis est brûlé sur cinquante pour cent de son corps, mais le pire, c’est que ça part de sa taille et ça monte tout le côté de sa face. Il n’a même plus de cheveux et son oreille gauche… Oh mon Dieu, c’est vraiment affreux!

Florie écoutait sa cadette et secouait sa tête, les yeux pleins d’eau. Son menton pointu tremblotait au-dessus de son cou replet. Elle était tellement triste pour ce jeune homme à peine sorti de l’adolescence qu’elle en oubliait à quel point elle le trouvait arrogant chaque fois qu’elle mettait les pieds chez les commerçants.

— Ma pauvre Louisette! répondit sa sœur d’une voix tremblante.

— Oui, je te dis qu’elle faisait pitié, madame Marquis. Je pensais jamais dire ça, parce que tu sais que je la porte pas nécessairement dans mon cœur…

— Franchement, Adèle, un peu de charité chrétienne!

Sa sœur lui jeta un regard noir avant de continuer:

— …mais là, ses cris déchiraient le cœur. Il va lui falloir beaucoup de courage à ce jeune garçon. Beaucoup!

Bien chagrinée par l’étendue des blessures qu’avait subies Ludovic, Florie laissait son regard errer par la large fenêtre devant leur évier. Leurs champs étaient recouverts d’une épaisse couche de neige lumineuse. De temps en temps, elle secouait la tête.

— Quand je pense que le magasin général de Sainte-Cécile est complètement disparu! C’est tout de même bien notre passé à tous! Il va falloir aller jusqu’à Labelle maintenant pour faire notre marché, ça sera vraiment pas pratique!

Comme dans les années précédant l’ouverture du magasin général, les Cécilois devraient à nouveau se procurer toutes leurs denrées au village voisin. Malgré son grand cœur, Florie conservait un réalisme qui faisait souvent réagir sa sœur. Dans sa chambre, Adèle s’était assise sur son lit. En accompagnant madame Marquis à l’hôpital, les souvenirs de la mort de Clémentine avaient afflué. Elle revivait les dernières heures de son amie, la femme d’Édouard, décédée en juillet 1934. Diabétique, la jeune femme avait chuté à la suite d’une hypoglycémie sévère, laissant dans le deuil son jeune époux et sa petite Marie-Camille. La seule note positive dans toute cette tragédie fut le rapprochement entre Édouard et Florie. Maintenant, le jeune maître-beurrier venait reconduire sa petite fille tous les matins à la ferme avant de continuer jusqu’à sa beurrerie. Même si Florie lui avait demandé de revenir s’installer à la ferme avec eux, le jeune père avait choisi de conserver sa maison à Saint-Damien, à une dizaine de milles au nord de Sainte-Cécile.

— Je comprends pas pourquoi tu t’obstines à rester là, il me semble que ce serait bien plus simple pour tout le monde si tu revenais t’installer ici!

— Florie, n’en parlons plus! avait répondu catégoriquement Édouard, la dernière fois que sa sœur avait fait une nouvelle tentative. Ma maison, je l’ai choisie avec ma femme et ma fille va y vivre jusqu’à son mariage.

Il avait feint de ne pas remarquer la moue déçue, en espérant que son aînée ne reviendrait pas à la charge. Marie-Camille, une fillette enjouée, quoique assez capricieuse à l’occasion, amenait un vent de fraîcheur dans la maison des Gélinas. Lorsqu’elle arrivait tous les matins, les deux sœurs l’attendaient en faisant la vaisselle du déjeuner.

— Les voilà, s’exclamait souvent Florie qui gardait un œil sur leur escalier extérieur, dos tourné au comptoir.

Adèle avait compris combien les dernières années l’avaient minée. Ne plus avoir personne à câliner, ne plus avoir d’enfants à s’occuper l’avait fait se sentir inutile. Lorsqu’elle avait constaté à quel point sa sœur avait eu besoin de reconnaissance pour ses talents artisanaux, la brune s’était promis de tout faire pour montrer à Florie qu’elle était appréciée. Ce qui n’était pas toujours facile étant donné le caractère souvent excessif de l’aînée de la famille. Mais en l’entendant de nouveau s’émerveiller devant une boule de pâte fabriquée par l’enfant en cette fin d’après-midi, la jeune femme soupira d’aise malgré le malheur qui s’abattait sur le village.

— A-t-elle dormi un peu, cette demoiselle? s’informa-t-elle en prenant la fillette contre son cœur.

Marie-Camille se mit à gigoter dans tous les sens en riant aux éclats sous les becs sonores que sa marraine plaquait sur ses joues rondes.

— Oui, mais à peine…, répondit Florie sans regarder sa cadette.

Adèle savait très bien que sa grande sœur choisissait souvent de ne pas coucher l’enfant l’après-midi, malgré le souhait de son père. Elle argumentait que la fillette ne semblait pas fatiguée, ou qu’elle n’avait pas eu le temps de jouer… enfin bref toutes des excuses pour la garder à ses côtés. À quelques reprises depuis les deux dernières années, Édouard avait tenté de raisonner son aînée.

— Arrête de la gâter comme ça, lui disait-il, tu vas en faire une petite détestable!

Florie acquiesçait alors à contrecœur et Marie-Camille refaisait des siestes pendant quelques semaines, pour respecter le souhait de son père. Mais rapidement, sa tante reprenait ses anciennes habitudes de ne pas la coucher dans la journée.

Adèle déposa sa nièce par terre, et celle-ci trottina dans le corridor pour aller dans le salon chercher sa poupée de chiffon, sa Doudoune bleu pâle.

— À ton avis, demanda sérieusement Adèle, combien de temps cela prendra-t-il pour reconstruire le magasin général?

Florie secoua la tête, les mains bien appuyées contre le comptoir. Depuis leur arrivée à Sainte-Cécile en 1914, les Gélinas pouvaient compter sur les doigts d’une main les incendies ayant occasionné de lourds dommages matériels ou humains. Mais aucun n’avait été de cette importance. Le magasin de Louisette et Gérald Marquis représentait le lieu de rassemblement avant et après la messe du dimanche. L’endroit où les jeunes gens se retrouvaient les soirs d’été pour flirter un peu et échanger des confidences. Il y régnait toujours une ambiance qui reflétait les événements du village. Souvent, pendant que leurs parents s’occupaient des commissions, les jeunes enfants salivaient d’envie devant le long étalage de bonbons à une cenne. S’ils étaient chanceux, leur père leur en offrait un en disant: «On n’en fera pas une habitude!» Le magasin étant situé en face de l’église, sa destruction laisserait un trou béant pour les mois à venir.

— Je pense qu’il va falloir qu’on relève tous nos manches! répondit Laurent qui venait de mettre les pieds dans la cuisine. Depuis la réconciliation entre son frère et sa sœur, il approchait toujours sa nièce avec circonspection. Laurent se sentait beaucoup plus à l’aise avec ses bêtes qu’avec un petit enfant. Marie-Camille trotta vers lui, le pouce dans la bouche.

— Prends-la donc un peu! Je pense qu’elle s’ennuie de toi, dit Florie.

— Hein?… Euh…

Maladroit, le grand gaillard se pencha pour tendre les bras à la fillette qui ôta son pouce d’entre ses lèvres. Elle observa cet oncle intimidant avec les sourcils froncés. Les deux se regardaient, hésitants. Après quelques secondes, Marie-Camille repartit dans la direction opposée, la poupée traînant sur le sol. Adèle éclata de rire.

— Eh bien, mon frère, tu viens de te faire revirer de bord pas à peu près!

Laurent rougit en haussant les épaules. Malgré ses vingt-quatre ans, le jeune homme se sentait tout le temps malhabile dans ses relations avec les autres. Avec ses sœurs et son frère, ça allait. Avec Léo, leur homme engagé, qui partageait leur vie depuis l’ouverture de la beurrerie quatre ans auparavant, il vivait une relation complice. Pêche, chasse, ouvrage sur les terres, les deux amis n’échangeaient que peu de paroles, mais s’entendaient comme deux larrons en foire. Depuis son arrivée dans la maison des Gélinas, le jeune Villemarie avait permis à Laurent de ramasser une petite somme d’argent grâce à la vente des peaux d’animaux qu’ils trappaient; généralement, ils capturaient des lièvres ou des rats musqués qui valaient entre vingt-cinq cents et quatre dollars. Mais à l’occasion, un vison ou même une loutre valant entre soixante et soixante-dix dollars se faisait piéger. C’était alors la fête chez les Gélinas. Mais ce petit bout de femme, mélange d’Édouard et de Clémentine, le confondait. Il se dépêcha vers la salle de bain au fond du couloir pour éviter de répondre au commentaire moqueur de sa sœur. Comme presque tous les soirs, Édouard et Marie-Camille restèrent souper avec les autres.

— Qui va héberger les Marquis, le temps que soient reconstruits leur logement et le magasin? s’informa Édouard en faisant des gros yeux à sa fille qui picorait dans son assiette pour s’emparer des bouts de carottes et tasser sur le côté les navets qu’elle détestait. Il réprouvait l’habitude qu’avait son enfant de ne manger que ce qui lui plaisait, peu importe l’état de son appétit.

Florie retint son souffle quelques instants avant de lancer innocemment, sans regarder personne autour de la table:

— Bien, j’ai pensé qu’on pourrait leur offrir de rester ici quelque temps.

— Hein?

Adèle et Laurent sursautèrent en entendant leur sœur.

— Voyons donc, Florie, veux-tu bien me dire où tu vas les installer?

— J’ai pensé que pour un bout, on pourrait dormir dans la même chambre, toi et moi, puis Laurent et Léo feraient la même chose.

— Euh…

Bouche bée, les deux cadets n’arrivaient pas à répondre. C’est Édouard qui le fit à leur place.

— Il me semble que la place est pas bien grande pour tout ce monde.

— D’abord, Ludovic restera à l’hôpital au moins un mois si j’ai bien compris. Son père et sa mère vont se relayer à ses côtés. Ce qui fait qu’ils seront pas ici continuellement. Puis les deux jeunes pourront prendre l’ancienne chambre d’Édouard. Georges-Arthur et Maximilien seront pas bien dérangeants, ils donneront même un coup de main sur la terre. À dix-sept et dix-neuf ans, ce sont plus des enfants. Non, j’ai bien pensé à ça puis…

— Moi, ça fait pas mon affaire, Florie, s’interposa Laurent en élevant la voix pour une rare fois.

Les autres se figèrent en l’entendant. Le jeune homme blond avait un visage fermé, les yeux fixés sur son aînée. Son menton tremblait légèrement et même Adèle, qui n’avait pas du tout envie de passer un mois dans la même chambre que sa sœur, fut surprise de sa réaction.

— Je suis encore chez nous il me semble et je trouve que Léo et moi on travaille assez fort pour mériter un repos dans notre chambre personnelle le soir venu.

— Bien je comprends pas pourquoi tu dormirais pas aussi bien, même si vous êtes dans le même lit! Si vous êtes si fatigués, justement, vous devriez vous écrouler, peu importe où!

Laurent allait répliquer, mais sa frustration l’emporta et il se releva pour s’éloigner vers le salon. Les yeux rivés sur la côte Boisée au loin, il se remémora tous les moments où son corps avait réagi d’une façon inhabituelle au contact de son ami. Lorsqu’ils avaient partagé son lit trois ans auparavant, l’histoire d’une seule nuit; lorsque son regard s’attardait parfois sur la longue silhouette frêle de Léo. Il n’était pas question qu’il soit tenté par le diable, nuit après nuit. Il avait beau savoir que ses pensées constituaient un péché grave, il ne pouvait s’en empêcher de temps en temps. Adèle arriva derrière lui et mit sa main contre sa large épaule.

— Ça va, mon Laurent?

Il hocha la tête sans répondre. Sa sœur sentait la tension dans son dos, ses muscles crispés, sans savoir ce qui le rendait aussi frustré. Il se tourna vers elle, le regard voilé par la douleur.

— C’est juste une proposition, Laurent. On n’est pas obligés d’accepter, mais en même temps, on voudrait sûrement que quelqu’un fasse pareil pour nous, non?

— Oui… On va juste être bien tassés, je trouve.

Laurent se détacha doucement de sa grande sœur avant de retourner dans la cuisine. Léo le regardait avec étonnement. Lui, il n’avait guère de problème à dormir n’importe où, tant que les Gélinas ne le retournaient pas chez sa mère à Saint-Damien. Même si celle-ci ne pouvait plus faire grand-chose à cause de sa quasi-cécité, il ne pouvait s’y résoudre. Il préférait payer la voisine quelques dollars par mois pour assurer la sécurité de sa mère plutôt que de réintégrer le foyer familial. Édouard, sentant le malaise sans le comprendre, proposa gentiment:

— Si tu veux, Laurent, vous pourriez aussi venir chez nous quelques semaines. J’ai de la place en masse et je vous amènerais les matins bien de bonne heure pour la traite.

Sans comprendre l’inconfort de son frère, Florie secoua la tête.

— Bien voyons, c’est niaiseux ça! Il va falloir que tu arrives ici à six heures du matin, que tu partes à cinq heures et demie avec ta fille. Non, non. On va faire comme j’ai dit. Je suis tout de même encore responsable de la maisonnée à ce que je sache. Nos amis sont dans le besoin, on va les aider. Point à la ligne.

Elle se retourna pour quitter la cuisine sans voir l’échange de regards entre Édouard et Adèle, soucieux du bien-être de leur petit frère. Tous les deux ignoraient la cause de son malaise, mais ils se doutaient qu’il n’avait pas tout dit. Les prochaines semaines leur permettraient peut-être de comprendre les raisons de son indisposition.

 

1Encore à l’intérieur.

CHAPITRE 2

Cohabitation à la ferme

Les semaines qui suivirent furent les pires pour Laurent et Adèle. Chaque soir était une torture pour le jeune homme qui s’arrangeait pour se coucher toujours après son ami, vêtu de sa combinaison de laine piquante, celle qu’il avait toujours refusé de mettre. De cette façon, les sensations dans son basventre s’avéraient plus désagréables que l’inverse. Depuis le temps que l’engagé vivait sous leur toit, il avait réussi à se convaincre que Léo n’était qu’un ami pour lui. Son meilleur ami. Parfois, il sentait le désir le tarauder lorsque le jeune bègue s’approchait trop près de lui, mais toujours il avait réussi à contrôler ses envies, conscient de ne jamais pouvoir avouer son amour à l’autre. Après quelques nuits, il se fit à l’idée de dormir aux côtés de Léo et réussit même à faire abstraction de son attirance qu’il jugeait à présent ridicule.

— Je pense que j’étais juste fatigué. Je me suis imaginé des affaires et au moins, je suis revenu sur terre, se dit-il un matin à son réveil.

Il estimait toutefois la présence des deux garçons Marquis comme un ajout de tâche non nécessaire. Il se doutait bien que ces deux grands flancs mous n’aideraient pas beaucoup à la ferme, mais pas à ce point-là! Pire encore, un des adolescents avait mortifié Florie le lundi précédent en lui jouant un tour… qui ne lui était pas destiné. Maximilien, comme son frère, trouvait dégoûtant d’avoir à sortir pour aller faire ses besoins. Ce matin-là, il avait caché le papier de toilette, convaincu que son cadet, routinier, le suivrait à la bécosse et se verrait obligé de s’humilier en sortant les culottes à terre! Mais la pauvre Florie fut bien mal prise, lorsqu’elle constata l’absence du papier indispensable!

— Bien voyons, veux-tu bien me dire? avait-elle marmonné en se tortillant de tous bords tous côtés.

Elle avait dû se résoudre à attendre que quelqu’un sorte à l’extérieur pour crier à l’aide. Déterminée à trouver le ou les coupables, elle avait retenu des paroles acérées en voyant l’air coupable de Maximilien.

— Mettons que je vais mettre ça sur le compte du choc que le jeune a vécu! Mais si jamais il recommence… C’est déjà assez qu’on ait à attendre avant de suivre monsieur Marquis à la bécosse, sinon on risque d’étouffer, il manquerait plus juste que ces deux nonos s’amusent à nous y enfermer parce qu’ils n’ont rien de mieux à faire.

Parce qu’il était généreux et que le pauvre couple de commerçants avait le cœur chaviré chaque fois qu’ils revenaient de l’hôpital, Laurent tenta de prendre les garçons sous son aile. La première semaine, Florie insista pour qu’il ne les réveille pas au moment de la traite.

— Laisse-les dormir, les pauvres, ils ont vécu tout un drame. Puis ils sont quand même bien jeunes pour t’aider à l’étable.

— De quoi tu parles, Florie? Ils ont dix-sept et dix-neuf ans! Ça faisait longtemps que je trayais nos vaches à cet âge-là.

— Peut-être, mais eux autres, ils ont jamais fait ça. Alors il faut leur donner le temps de s’y intéresser. T’inquiète pas, Laurent, c’est certain qu’ils vont t’aider, leurs parents sont tellement travaillants. Ils ont un bel exemple de vaillance.

Même Adèle était confuse devant la complaisance dont sa sœur faisait preuve envers les deux adolescents.

— Je ne la reconnais plus, dit-elle à Édouard qu’elle aidait à la beurrerie quelques heures par semaine.

Cela lui permettait de s’éloigner de la routine de la ferme et des propos souvent futiles de sa sœur. Elle s’était résolue à ne plus tenter d’avoir de grandes discussions philosophiques ou politiques avec Florie, tant les soupirs et les moues de celle-ci démontraient le peu d’intérêt qu’elle y portait. Tout en relatant la situation à son aîné, Adèle transférait les meules de beurre dans une grande boîte de bois pour permettre à James d’en faire la livraison. De plus en plus, le commerce du maître-beurrier prenait de l’ampleur pour sa plus grande satisfaction. Son assistant avait maintenant des journées bien remplies entre son travail de production et la distribution des livres de beurre jusqu’au village de Nominingue plus au nord.

— Tu te rappelles comment nous autres on devait se lever à l’aurore, comme elle nous forçait à accomplir toutes nos tâches avant de partir à l’école, eh bien pour ces deux jeunes, c’est tout le contraire. Elle les laisse dormir jusqu’à neuf heures, me demande de leur réchauffer leur gruau, puis les laisse aller au salon jouer aux Tocs et aux échecs toute la journée. Au moins, quand ils accompagnent leurs parents à l’hôpital, on les a pas dans la face. Non, je comprends pas!

La jeune brunette secoua la tête en bougonnant.

— En plus, ils sont bêtes comme leurs pieds. Des petits malotrus qui disent jamais merci ou s’il vous plaît! Non, sérieusement moi, je commence à en avoir assez. Je me sens comme leur servante! Je peux pas croire qu’on va devoir les endurer encore des semaines!

Adèle se demandait comment aborder le sujet avec sa sœur sans l’entendre hurler contre son manque de cœur. Elle attendit donc un soir après le souper, alors que Léo et Laurent jouaient aux cartes dans le salon et que la famille Marquis était partie passer la soirée à l’hôpital pour tenir compagnie à Ludovic.

— Je peux te parler, ma Florie?

— Bien sûr que oui! Tu peux toujours me parler.

Satisfaite du ton affectueux de sa grande sœur, Adèle tira une chaise proche de la berçante où elle était assise. Près du poêle, les deux savourèrent un moment de silence avant que la cadette ne se lance.

— Je me disais que ça serait peut-être une bonne idée de donner de petites tâches aux garçons Marquis. Ça fait presque trois semaines que l’accident est arrivé, et je pense bien qu’ils doivent être remis de leurs émotions, non? En tout cas, ça leur permettrait de s’occuper le corps et l’esprit.

— Hum…

Pendant quelques secondes, sa sœur resta le regard dans le vague, l’aiguille dans les airs. Elle travaillait patiemment tous les soirs à sa table de courtepointe que lui avait offerte Laurent à Noël, quelques années plus tôt. Sa confection avançait rapidement, et son objectif de présenter deux œuvres au prochain concours de Saint-Jovite prenait forme. Louisette lui avait fait bien des compliments la veille au soir, et la grosse femme vibrait de reconnaissance envers son amie. Tournant son regard songeur vers Adèle, elle hocha imperceptiblement sa tête poivre et sel.

— Ouin… Tu as peut-être raison. Ils vont s’enfoncer dans la tristesse à force de rien faire, les pauvres garçons. Je le vois bien qu’ils sont effondrés par le drame qui a frappé leur frère.

Adèle retint une grimace. Comment sa sœur ne réalisaitelle pas que les deux adolescents profitaient de son grand cœur? Elle ne comprenait pas! Par contre, pour s’assurer de la collaboration de Florie, elle était prête à tout admettre.

— Voilà, c’est ce que je me disais aussi, mentit-elle avec aplomb. Alors si tu veux, je me charge de les aviser que, dès demain, ils seront attendus pour la traite de la fin de journée. Comme ils risquent de revenir tard ce soir de Saint-Jovite, on voudrait pas qu’ils aient à se lever trop tôt pour celle du matin n’est-ce pas?

Florie acquiesça avec ardeur, sans s’apercevoir du ton ironique de sa cadette. Satisfaite, Adèle se releva pour regagner la chambre qu’elle partageait avec son aînée depuis l’incendie. Si elle pouvait avoir quelques minutes seule, elle pourrait peutêtre relire son manuscrit enfin terminé.

— J’espère que Florie viendra pas se coucher tout de suite…

Depuis le viol qu’elle avait subi et sa séparation d’avec Jérôme Sénéchal six ans auparavant, l’ancienne journaliste avait consigné ses pensées, ses regrets et ses espoirs afin de créer son premier roman. Seul Édouard partageait son secret. S’il fallait que sa sœur l’apprenne, elle voudrait le lire et Adèle ne pouvait risquer de voir revenir la tempête dans la maison. Les propos de son roman, sans être tous véridiques, s’avéraient beaucoup trop osés pour la pudique Florie. Elle serait furieuse que sa sœur se hasarde à écrire de telles vulgarités. Lorsque la cadette se déciderait à l’envoyer à une maison d’édition de Montréal, si et seulement si elle le faisait, personne d’autre ne le saurait. Son pseudonyme était déjà choisi, un seul prénom, Virginie, inspiré de son auteure préférée, Virginia Woolf. Cette grande dame de la littérature anglaise était une figure importante du monde littéraire européen. Adèle avait découvert cette écrivaine lors d’une sortie à Montréal avec son amant. Depuis, elle se dépêchait d’acquérir ses livres dès qu’ils étaient traduits.

— J’aimerais tellement ça lire l’anglais, maugréait-elle souvent, déçue de ne pouvoir apprécier cette auteure dans sa langue maternelle.

Parfois, lorsqu’elle passait un après-midi à la beurrerie en même temps que James Jackson, l’employé de son frère, elle s’amusait à pratiquer son anglais avec lui. Il lui répondait en français pour améliorer à son tour la langue de son village d’accueil.

So, mister James, you have a nice trip to Montreal yesterday2 ?

— Oui, mais on dit: «you had3

Les deux s’entendaient vraiment très bien et la jeune femme adorait discuter de politique, de littérature avec cet homme cultivé. À l’occasion, son regard s’attardait sur son corps sculptural et une bouffée de désir l’envahissait. Elle fermait alors les yeux, espérant retrouver son calme et sa raison. Depuis l’agression de Marc-Joseph, elle se refusait à reconnaître les signes de la tentation. Alors le plus souvent, Adèle réussissait à ne voir qu’un ami chez cet homme différent. En refermant la porte de la chambre de Florie, elle soupira d’aise comme chaque fois qu’elle se retrouvait seule dans une pièce de la maison.

— Si seulement je pouvais m’acheter un petit lopin de terre, songea-t-elle en soulevant le rideau, sachant fort bien que ce n’était qu’un rêve inaccessible.

La neige recouvrait le sol depuis plusieurs mois et atteignait même le toit de la remise de bois de chauffage. Adèle leva les yeux au ciel en entendant la porte s’ouvrir. Les pas glissants de Florie se faufilèrent dans la pièce.

— Tu te couches bien de bonne heure!

Sa lecture serait pour un autre jour. Elle sourit à sa grande sœur dodue qui la questionnait du regard. Heureusement, comme souvent, Florie n’attendait guère de réponse à son commentaire!

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Les voitures, de plus en plus fréquentes dans les rues du village, dérapaient sur la chaussée glacée en ce milieu de mars glacial. Parfois, des piétons en colère se voyaient éclabousser par le mélange de neige et d’eau qui se formait sur la route.

— Maudites machines dangereuses! pestaient les plus anciens qui ne voyaient guère de positif dans l’arrivée de ces engins bruyants.

Depuis quelques semaines, le maire du village, Paul-Émile Fréchette, tentait d’obtenir le consensus de ses conseillers afin de faire l’achat d’une première autoneige à Sainte-Cécile*4