Une enquête de l’inspecteur Héroux
Guy Saint-Jean Éditeur
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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Morrissette, Guillaume, 1975-
Terreur domestique
ISBN 978-2-89758-079-7
I. Titre.
PS8626.O767T47 2015C843’.6C2015-942726-6
PS9626.O767T47 2015
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© Guy Saint-Jean Éditeur inc., 2016
Édition: Isabelle Longpré
Révision: Isabelle Pauzé
Correction d’épreuves: Émilie Leclerc
Conception graphique de la page couverture: Christiane Séguin
Illustration de la page couverture: Andrey Myagkov/Shutterstock.com
Mise en page: Olivier Lasser
Dépôt légal — Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Bibliothèque et Archives Canada, 2016
ISBN: 978-2-89758-079-7
ISBN EPUB: 978-2-89758-080-3
ISBN PDF: 978-2-89758-081-0
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Imprimé et relié au Canada
1re impression, mars 2016
Guy Saint-Jean Éditeur est membre de l’Association nationale des éditeurs de livres (ANEL). |
À maman (1952-2016).
MISE EN GARDE
Certaines libertés ont été prises dans le déroulement des opérations policières, surtout en ce qui concerne les juridictions, à des fins dramatiques. Nous préférons vous en aviser. Bonne lecture!
NITRO
THOMAS
DAVE
PLAN
BÛCHE
VÊTEMENTS
JUMELÉ
CHALET
PLUS HAUT
MARIJUANA
ENQUÊTES
MEURTRE
INTERRUPTION
RÉUSSITE
CALIBRE
PROFIL
MAREK
VIDÉO
CIBLES
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ADRÉNALINE
LOÏC
PROXIMITÉ
PYLÔNE
ÉCHEC
SUSPECT
STYLO
DIFFUSION
RÉSIDENCE
VIADUC
CONVERGENCE
ATTENTE
FOCUS
SOURCE
CADAVRES
ADAPTATION
COMBUSTIBLE
RODÉO
COMBUSTIBLE II
CAMOUFLAGE
TRAHISON
PORTE-VOIX
SANKIN
CAMÉRA
CAFÉ
MARINE
AGRICOLE
CACHE
HILTON
SOURICIÈRE
TÉLÉPHONE
ULTIMATUM
REDDITION
POURQUOI
COLLATÉRAL
GAFFE
ÉPILOGUE
Une rivière coulait sur l’asphalte. Si ce n’était de la quantité de puisards qui jonchaient le quartier, nul doute que l’eau aurait déjà rejoint la côte Rosemont, un kilomètre plus bas.
S’imaginant des températures plus froides et une longue patinoire inclinée remplie de gamins, l’enquêteur Jean-Sébastien Héroux faufila sa voiture parmi les camions de pompiers et les voitures de police qui étaient stationnés un peu partout dans la rue Laflamme. Devant lui, à sa droite, de la fumée s’échappait de ce qui restait d’un bungalow. On voyait le nuage noir depuis le centre-ville. Au-delà d’un bandeau jaune qui empêchait quiconque de s’approcher, une voiture familiale était renversée sur le côté, dans l’entrée, sous le carport qui était tombé dessus, comme si elle avait été soufflée par une bourrasque avant d’être ensevelie par le toit. Les sapeurs ramassaient déjà une partie de leur équipement après ce qui fut sans doute une dure matinée dans le froid grimpant du mois de novembre. Dans la foule massée en amont et en aval de la rue de Florence, qui croisait perpendiculairement la rue Laflamme devant la maison sinistrée, l’enquêteur reconnut quelques têtes. Héroux disparut ensuite derrière un camion d’incendie.
Trois-Rivières était le dernier endroit au Québec (au monde?) où certains policiers étaient également pompiers, et c’était une situation qui n’allait plus durer. Bientôt, la ville serait dotée de deux équipes bien distinctes, mais pour l’heure, Héroux connaissait plusieurs des agents qui terminaient le quart de nuit lorsque l’alerte fut déclenchée et qui avaient dû trouver de l’énergie pour enfiler leur équipement et aller combattre un feu.
Le patron avait un grand respect pour ces professionnels qui exerçaient deux métiers dangereux simultanément. En passant sous le ruban, il en salua un qui s’affairait à couper l’alimentation en eau d’une borne d’incendie.
Gravissant le talus sur quelques mètres, Héroux remarqua la présence de Stéphane Larivière et alla directement à sa rencontre. Larivière était l’enquêteur en fonction cette semaine, c’est à lui qu’incombait la tâche de se déplacer en dehors des heures normales si le besoin se présentait. Père de trois enfants, dont le dernier était un bébé, il combinait la vie de famille et le travail avec une facilité déconcertante.
Avec Stéphane, les choses étaient simples.
— Il fallait bien que ça arrive un jour, lança Héroux tout haut en pénétrant dans le périmètre de sécurité, évitant au passage de mettre le pied dans le ruisseau temporaire qui se formait sur la bordure de trottoir.
— Salut boss. Quoi donc? s’enquit Larivière en soufflant sur ses mains pour les réchauffer.
— Un incendie sur la rue Laflamme.
— Hum… je n’y avais pas pensé. J’avoue que c’est un peu funeste.
Héroux salua Alexandra Caron, du service de l’identité judiciaire, qui s’affairait dans les décombres un peu plus loin. Une deuxième silhouette attira son attention.
— Qui c’est, lui? demanda Héroux en pointant un homme qui était accroupi près d’Alexandra.
— Christian Berberat, le nouveau technicien.
— Berberat?
— Oui, il est suisse.
— C’est lui qui va remplacer Mike?
— Il paraît.
— Eh bien… murmura Héroux.
L’enquêteur en chef eut une pensée pour son collègue Michel qui avait pris sa retraite il y a deux ans et qui n’avait pas encore été remplacé. Le service de l’identité judiciaire n’était plus le même sans lui: il y avait travaillé pendant plus de vingt ans. Alexandra Caron faisait tout de même un travail remarquable, malgré son caractère légendaire. Il faut dire qu’elle avait été entraînée par le vieux singe et connaissait presque tous ses secrets.
Malgré tout, Héroux avait un pincement au cœur en voyant le flambeau être passé pour de bon.
— Ça va sûrement nous aider, il a été démineur durant son service militaire, dit Larivière.
— Comment?
— Berberat, il a une expertise en explosifs, répéta Stéphane, sortant du même coup Héroux de ses pensées.
— Ah oui?
— Il a travaillé durant un bout de temps pour le gouvernement suisse, expliqua-t-il. Il a aidé à développer les techniques pour repérer les engins et les rendre hors d’état de nuire. Il a marié une Québécoise et a obtenu le poste occupé jusque-là par Michel quand ils sont venus s’installer ici.
— Il va trouver ça tranquille, il n’y a eu qu’une bombe depuis que je suis en service, ajouta Héroux en faisant référence à un criminel qui avait fait exploser le portique d’un édifice fédéral quelques années auparavant. Ça avait été un incident isolé.
L’événement, qui s’était déroulé durant la nuit et n’avait pas fait de blessé, était rapidement tombé dans l’oubli.
— Justement, les techniciens pensent que ça a sauté, précisa Larivière en faisant signe à Alexandra.
Accompagnée du nouvel arrivant, elle s’approcha d’eux.
— Salut, dit Héroux en serrant la main de Berberat.
— Christian Berberat, nouveau technicien en identité judiciaire, rétorqua l’homme avec un fort accent suisse-allemand.
— Jean-Sébastien Héroux, enquêteur en chef. Enchanté, bienvenue parmi nous. Salut Alex, enchaîna-t-il en se tournant vers elle. Beau merdier!
— Bonjour monsieur. En effet. Deux victimes, annonça-t-elle en indiquant un endroit dans les décombres.
Elle les invita à la suivre.
— Lui, il n’est pas beau à voir.
Le chef fronça les sourcils en apercevant la carcasse mutilée et calcinée qui gisait dans la partie nord de la maison.
— L’autre est ici, dit-elle en soulevant une planche noircie. Un jeune homme, début vingtaine, au premier coup d’œil. Pas de blessures apparentes, asphyxie, probablement.
Le corps était couché face contre terre et ses vêtements arboraient quelques traces de brûlure. Son état était bien différent de l’autre cadavre.
— Des informations sur les habitants de la place? demanda Héroux.
— Un homme, sa femme et son fils, répondit Larivière. Il manque une voiture dans l’entrée, pas de traces de la femme.
— Il faut la trouver, insista le chef. Et puis il faut confirmer l’identité de ces deux-là.
— J’ai envoyé le signalement de l’autre véhicule aux patrouilles. Ils vont se rendre chez l’employeur de la femme et essayer de la joindre.
— Good. C’est toi qui es arrivé le premier?
— Oui, après les pompiers. On a reçu le premier appel au 911 vers six heures et quart ce matin, raconta Larivière. Un voisin a entendu une détonation. Plusieurs autres personnes ont aussi contacté le 911 dans les minutes suivantes pour signaler le bruit et un début d’incendie. Selon la première équipe arrivée sur les lieux, il ne restait déjà presque plus rien du côté gauche de la maison. L’autre moitié brûlait encore et les gars ont essayé de faire quelque chose, mais ça s’est écroulé en partie et ça s’est presque éteint tout seul. Les pompiers ont eu un doute en voyant l’état des lieux et ont demandé un enquêteur, alors je suis arrivé ici vers sept heures et demie, et puis on a trouvé le premier corps.
Héroux consulta sa montre: il était presque neuf heures.
— Une détonation, tu disais?
— C’est ça, acquiesça Larivière.
— Quelque chose de bien circonscrit, monsieur.
Le chef se tourna vers Berberat, qui venait de parler. Jamais il ne le lui dirait, mais il aimait son accent.
— Expliquez-vous, demanda Héroux en échangeant un regard avec Alexandra.
— Comme je le disais à Stéphane tout à l’heure, cette piaule a explosé, monsieur. Ça a soufflé toute la partie ici, indiqua-t-il, et même la bagnole. Le toit s’est effondré et le feu a consumé ce qui était resté debout. Ça vient peut-être des braises, mais le feu n’est pas à l’origine de tout ça. La force de l’impact est là, dit-il. C’est de la brique, alors du coup, ça n’a pas pris feu, mais ça a violemment poussé!
— Ça concorde avec le premier témoignage, approuva le chef, intéressé. Vous pouvez m’en dire plus?
Berberat sourit.
— J’ai pensé au gaz, comme du propane, mais cette maison n’a pas de réservoir de la sorte. En plus, ce type de réservoir se trouve à l’extérieur en général. Chez nous, c’est la même chose. Et venez voir ici, proposa-t-il.
Il les dirigea prudemment vers la partie nord, là où le premier corps gisait.
— L’âtre. Regardez l’âtre.
Devant eux se trouvait un amas de métal tordu. La façon dont les pointes de fonte étaient dirigées suggérait qu’une puissante explosion avait eu lieu à l’intérieur.
— C’est de la fonte, expliqua Alexandra. Ça prend une méchante force pour la déformer comme ça. C’est clair que le feu n’a rien à voir là-dedans. Et anyway, même si quatre étages tombaient sur un poêle, il n’aurait jamais l’air de ça.
— Le foyer a explosé, déclara Christian. Je ne sais pas encore quel produit a été utilisé, mais je peux vous dire que ce n’est pas de la benzine.
— De la quoi? demanda Héroux.
— De la benzine, de l’essence.
— Ah.
— Ça sentirait partout et ça aurait brûlé pas mal plus. Ça prend quelque chose de sérieux pour faire un fouillis comme ça, mais pas de la benzine.
Héroux ne put s’empêcher de sourire en écoutant le nouvel arrivé.
— Alors selon vous, une explosion dans le foyer serait à l’origine de tout ça?
— C’est ce que je crois.
— Je vais m’occuper des corps et de l’identification pendant que Christian creuse dans les décombres pour trouver une cause d’explosion, proposa Alexandra.
— Good, good, répondit Héroux, songeur.
Le chef cherchait dans sa tête. Il se souvenait de quelque chose, d’un événement semblable. Il sortit son cellulaire.
— Soucy.
— Bridge, dit-il, c’est Héroux. J’aimerais que tu fasses une petite recherche pour moi.
— Je vous écoute.
— Je suis peut-être dans le champ, mais j’ai souvenir d’un poêle à combustion lente qui aurait pété il n’y a pas si longtemps. Pas de victime, maison détruite… Ce n’était pas dans le coin, mais je suis certain d’avoir lu là-dessus. Tu pourrais jeter un coup d’œil?
— Je regarde à l’instant.
— Good, tu me rappelles si tu trouves.
Après avoir raccroché, le chef confia le début de l’enquête à Stéphane Larivière et retourna à sa voiture. Les expertises médico-légales suivraient et ce malheureux incident, sûrement accidentel, serait classé rapidement.
Il décida de retourner au bureau pour terminer quelques dossiers qui traînaient et ne tarda pas à avoir des nouvelles de Brigitte concernant sa requête.
Brigitte Soucy.
Femme discrète, imperturbable et débrouillarde. Surtout, ne pas passer de commentaires sur ses courts cheveux blonds, qui étaient plus châtains que blonds aux yeux d’Héroux. Quoi qu’il en soit, Brigitte n’était pas blonde au sens de la blague et abordait son métier avec sérieux. Elle avait quoi, trente-cinq ans? C’est une estimation qui en valait une autre. Elle parlait peu de sa vie privée, chose qui n’importunait pas Héroux le moins du monde, car elle travaillait bien.
— J’ai peut-être quelque chose, confirma-t-elle en passant la tête dans le cadre de la porte. J’ai consulté quelques articles et ça semble être ce que vous cherchiez.
— Ça fait un bout de temps, l’article?
— Il y a un peu plus d’un mois, au sud de Drummondville. Je vous ai envoyé le lien de la nouvelle.
Héroux accéda à ses courriels et ouvrit le site en question. C’était exactement ce dont il se souvenait: une photo accompagnait l’article.
Une explosion avait complètement soufflé un petit chalet dans le coin de L’Avenir, près de la 55 Sud. Bien que personne n’ait été blessé au cours de l’événement, un détail attira l’attention de l’enquêteur. Seul élément encore debout parmi les décombres, hormis deux jonctions de murs extérieurs rabaissés au niveau du sol: le poêle à bois. Il était déchiqueté, de la même façon que celui de la rue Laflamme.
— Je savais que j’avais vu ça quelque part, murmura-t-il. Très bon travail, Bridge.
— Coïncidence? suggéra-t-elle.
— Sans doute, mais ça pourrait nous aiguiller vers une marque de foyer défectueux, je ne sais pas. Il y a peut-être un lien à faire.
— Vous voulez que j’aille faire un tour là-bas?
— Commence par retrouver l’équipe qui a travaillé là-dessus. Appelle à Drummondville, ça doit être la SQ qui s’est rendue sur place.
Le chef décrocha le combiné et composa le numéro de cellulaire d’Alexandra Caron.
— Caron.
— C’est Héroux, vous avez du nouveau?
— Le cadavre près du foyer avait un permis de conduire au nom de Serge Lafleur, cinquante-cinq ans, ça correspond au nom du propriétaire de la maison. On va attendre le rapport dentaire pour le reste, et même encore…
— Il est si magané que ça?
— C’est impressionnant, c’est comme si le poêle lui avait explosé en pleine face.
— Eh ben… et le jeune?
— La description physique correspond aussi… donnez-moi une seconde, je vous passe Stéphane.
Elle abandonna le combiné.
— Boss, on a trouvé la femme qui habite ici. Une patrouille l’a repérée à Québec, elle s’y était rendue tôt ce matin pour le boulot. Nous l’avons mise au courant et elle est sur la route du retour.
— OK, tu lui parles dès que tu peux.
La pauvre femme eut le choc de sa vie une fois de retour à Trois-Rivières. Elle éclata en sanglots à la vue de ce qui restait de sa demeure et tomba littéralement à genoux lorsqu’elle identifia le corps de son fils. L’autre cadavre était trop défiguré pour être identifiable à ce moment, mais tout le monde se doutait qu’il s’agissait de son époux. Elle confirma aux policiers qu’elle avait quitté la maison très tôt ce matin-là pour se rendre dans la Vieille Capitale et y rencontrer un client. Son mari et son fils étaient toujours couchés et elle n’avait aucune idée de ce qui avait pu causer l’explosion du poêle à combustion lente.
Une famille était décimée.
Trois jours durant, les enquêteurs ne purent s’enlever de la tête l’image terrible de la mère de Ghislain Lafleur en apercevant le corps inanimé de son garçon. Brigitte Soucy reçut finalement le retour d’appel de l’enquêteur qui avait travaillé sur l’explosion du chalet de L’Avenir et apprit que des jeunes voyous avaient bourré le foyer d’un combustible quelconque et que ça avait fini par tout faire sauter. Comme il n’y avait eu aucun blessé et que le bâtiment était vieux et délabré, l’enquête s’était terminée là.
Insatisfaite, Brigitte allait proposer à Héroux de dépêcher quelqu’un sur place dès le début de la prochaine semaine pour y relever les similitudes avec l’événement de la rue Laflamme.
La cause de la mort de Serge Lafleur fut établie ainsi: traumatismes crâniens multiples causés par une série d’impacts inconnus. Le feu et la fumée n’étaient pas en cause, ce qui était tout le contraire pour Ghislain Lafleur. Il était mort asphyxié, coincé dans le corridor menant à sa chambre. À ce stade, Héroux attendait impatiemment le résultat des analyses d’Alexandra Caron et de Christian Berberat.
Et il n’allait pas être déçu.
Lorsque Berberat se pointa à son bureau, Héroux savait qu’il se passait quelque chose de sérieux.
— Des nouvelles? demanda-t-il, inquiet.
— Oui, monsieur.
Berberat semblait nerveux, le chef tenta de le calmer.
— Vous êtes sûr que ça va?
— Oui, oui. C’est seulement que c’est la première enquête à laquelle je travaille ici, et je dois avouer que je suis plutôt surpris.
— Asseyez-vous, proposa Héroux, et prenez votre temps.
Christian accepta la proposition et prit place de façon hésitante devant le bureau du chef.
— Vous êtes OK?
— Comment?
— Vous allez bien?
— Oui, je vous remercie.
Héroux étudiait le nouvel arrivant. Front dégarni, cheveux épars et bruns, visage rond, mais nullement à cause de l’embonpoint: Berberat devait faire dans les 170 livres au maximum.
Un bon gars.
C’était la première impression d’Héroux. Et il aimait toujours son accent. Le technicien respira et hocha la tête.
— Bon, premièrement, ce poêle, comme vous dites, a bel et bien explosé. Je pense que c’était assez clair dès le départ. La confirmation, elle est maintenant scientifique. J’ai retrouvé des traces de nitro.
Attendant une réaction de la part de l’enquêteur, Berberat fit une pause.
— De la nitroglycérine, de la dynamite quoi, clarifia-t-il après un moment.
— De la dynamite? répéta un Héroux interloqué.
— C’est exact. Mais ce n’est pas ça qui me dérange le plus, avoua-t-il.
Héroux dut secouer la tête.
— Continuez.
— J’ai également trouvé des traces de fulminate de mercure. C’est un ingrédient d’explosif primaire qui sert à faire détoner la nitro dans la dynamite. Le problème est que ce type de produit n’existe plus depuis longtemps.
— Longtemps… longtemps?
— Très longtemps. Plus de cinquante ans.
— Un vieux bâton de dynamite? suggéra Héroux en sourcillant.
— Oui, certainement. Mais même un vieux bâton de dynamite dans un poêle, ça ne saute pas comme ça. Ça va brûler comme de la vulgaire paille si on le place sans le préparer.
— Le préparer?
Décidément, Héroux n’était pas un expert artificier.
— Oui. Pour que la détonation ait lieu, ça prend une amorce, une mèche. C’est ça qui contient le fulminate de mercure. Le bâton brut n’en recèle pas, il faut le préparer.
— Êtes-vous en train de me dire que quelqu’un aurait placé un bâton de dynamite prêt à exploser dans un poêle à combustion lente?
— Par accident ou volontairement, oui, monsieur.
Héroux recula sur sa chaise.
— Ouf! Comment ça pourrait arriver par accident? Vous avez déjà vu ça, vous?
Berberat secoua la tête.
— Non, bien sûr que non.
— Où trouve-t-on ce genre de vieux explosifs, Christian?
— Oh… réfléchit-il, c’était courant en Europe après la Première Guerre, dans les chantiers de construction, les fermes, les mines… Dès les années cinquante, le plomb et l’argent étaient déjà utilisés dans les détonateurs. Toutes les fermes de Suisse ont été dessouchées à la nitro. Aujourd’hui, plus personne n’utilise le fulminate de mercure, c’est beaucoup trop toxique. J’imagine qu’il en reste quelques tubes qui traînent, mais pas sur des chantiers commerciaux.
— Bordel… Qu’est-ce que ça faisait dans le poêle de Serge Lafleur?
— Le poêle, c’est bien l’âtre?
— Oui, l’âtre, c’est ça. Il faut quand même allumer une mèche, pour faire exploser la dynamite, non?
— Oui, c’est une des façons de déclencher le détonateur. Je ne sais pas comment la victime a fait, mais elle n’a eu aucune chance.
— Il va falloir éclaircir tout ça.
Le chef remercia Christian pour son bon travail et ferma la porte de son bureau pour réfléchir. Qui était Serge Lafleur? Lui en voulait-on? Il était clair que sa femme n’était pas derrière tout ça, il pouvait le jurer. Simple accident? Héroux pensait à tellement de choses en même temps. Il allait utiliser les services de Jérôme Landry, un autre de ses enquêteurs, pour fouiller la vie de la victime et essayer de trouver quelque chose, un mobile. Il enverrait Brigitte chercher des informations sur l’explosion dans les Bois-Francs, et il n’était pas impossible que Christian ait à s’y rendre également. Quelle chance ce serait si c’était le même type de dynamite qui avait servi à cet endroit…
Mais par chance ou par malchance, Berberat n’eut pas à se rendre dans les Bois-Francs. En fait, pas tout de suite.
Le mardi était la journée qu’il détestait le plus: c’était celle de la rencontre avec son intervenant… ou son avocat. Toujours les mêmes histoires, le même tourbillon juridique qui n’en finirait jamais. Thomas en avait ras le bol des policiers, des psychologues et surtout, des avocats. C’étaient malheureusement les seules personnes qui gravitaient autour de lui dans le pavillon où il était incarcéré, mis à part les autres jeunes.
Et les autres jeunes n’étaient pas plus haut sur sa liste.
Thomas marcha le long du corridor ouest, un long couloir blanc et froid qui faisait penser à une vieille école secondaire, et se rendit dans le petit local où l’attendait maître Samson.
Il hocha la tête en soupirant et prit place devant le juriste, les pouces dans les poches.
— ‘lo, salua-t-il.
— Bonjour Thomas. Ça se passe bien? demanda Samson.
Morin-Lefebvre leva les yeux vers lui et haussa les épaules. Parmi la multitude d’avocats qu’il avait côtoyés, Samson était le plus jeune. Ses petits cheveux rebelles devaient faire craquer les vieilles juges, pensa-t-il.
— Y se passe jamais rien icitte, alors j’imagine que oui.
— Tu ne t’es pas rebattu?
— Non. Quand personne ne me fait chier, je ne me bats pas.
Samson approuva silencieusement. La question était purement rhétorique: il l’aurait su si son client avait encore brisé ses conditions. Morin-Lefebvre migrait tranquillement vers la violence, les accusations s’accumulaient avec les semaines qui passaient et gagnaient en gravité.
— Tu repasses devant le juge la semaine prochaine.
— Encore la même affaire.
— Au début, c’était juste du pot. Là, ce n’est plus la même chose.
— Je ne me laisserai pas fesser dessus! riposta Morin-Lefebvre. Encore moins tripoter!
— On ne peut pas plaider la légitime défense quand c’est toi qui commences, Thomas.
— C’est ça! Y’a jamais personne qui connaît toute l’histoire, anyway.
Thomas croisa les bras et regarda vers le côté, frustré.
— Si je n’étais pas icitte, ça serait jamais arrivé, lança-t-il. Je ne me faisais pas agresser quand j’étais dehors! Et je ne donnais pas la réplique non plus! Fuck him, faggot! Je suis certain qu’ils m’ont placé ici juste à cause du bœuf qui m’a arrêté.
— Tu as vendu de la marijuana à sa fille.
— Comme si je demandais à tous mes clients le métier de leur père! C’est à lui d’élever sa poulette comme du monde.
— Sois cool, man, l’avertit Samson. Il est policier, c’est normal qu’il t’ait arrêté.
— Arrêté comme un meurtrier, oui! Je serais curieux de savoir combien de bœufs ont touché à un joint depuis qu’ils sont dans la police! Pas certain que ce gars-là irait les arrêter en les maintenant à terre avec leurs pieds… Crisse, il s’est servi de trois de ses amis pour me coucher et je ne me débattais même pas! Où sont les caméras quand on en a besoin? Qui va vivre avec cette cicatrice-là toute sa vie, hein? ajouta-t-il en montrant son coude. Eux, ils arrêtent du monde tous les jours et ils passent à autre chose. Moi, j’y pense tout le temps. Ça aurait pu se faire autrement. Si tous les crimes étaient les mêmes, le Code criminel ne serait pas épais comme un dictionnaire!
L’avocat retira ses lunettes et s’accorda un moment de réflexion avant de poursuivre la discussion. Morin-Lefebvre en avait contre la police. La prochaine étape pour lui, après la rage, c’était la prison ferme. Il était le troisième avocat à le représenter au cours de la dernière année seulement, les autres abandonnant tour à tour après quelques mois. Jamais de sa faute, toujours celle des autres. La rage qui émanait de Thomas était puissante. Pas de la rage physique, mais de la haine. De la haine envers les policiers, envers le système.
Pouvait-on le récupérer?
— Tu ne fais que te défendre, c’est bien ça? enchaîna Samson.
— Viens coucher icitte, juste une nuit, et repose-moi la question demain matin, proposa le jeune homme, défiant.
— Si tu n’étais pas ici, tu serais où? questionna l’avocat.
— Si je n’étais pas icitte? rétorqua Morin-Lefebvre en s’agitant. Je sacrerais mon camp dans une autre ville!
— À Trois-Rivières? Chez ton père?
— Pourquoi tu veux savoir ça?
— Parce que j’ai peut-être une idée à proposer au procureur.
S’ensuivit un échange de regards pendant que Samson attendait une réplique. Il avait suscité l’intérêt de son client, c’était la première étape. Finalement, il ajouta:
— Mais j’ai besoin de ta participation pour que ça passe.
Morin-Lefebvre devint suspicieux.
— Qu’est-ce qu’il faut que je fasse?
— Rien en particulier, sauf démontrer au juge que si tu étais libre au lieu d’être enfermé ici, tu serais un meilleur atout pour la société.
— Bah, juste ça! ironisa Thomas en balayant l’idée du revers de la main. Heille, on m’a scrapé toute mon adolescence parce que j’avais fumé pis vendu un peu de pot! Aujourd’hui j’suis obligé de me défendre avec une chaise pour ne pas me faire enculer, j’pense que c’est assez clair que c’est pas icitte que j’ai appris à être cool avec la société, hein? Quand ça va être légal, le pot, y’as-tu quelqu’un qui va venir s’excuser pour toute ça? Non! C’est pas de ma faute si j’suis comme ça, c’est le système, that’s it.
— Eh bien justement, le système a peut-être une meilleure place pour toi. Sauf que si tu pognes les nerfs comme ça quand le juge va te poser la question que je viens juste de te poser, tu peux être certain que ça ne lui donnera pas le goût d’accepter.
— Accepter quoi?
— Un programme de réinsertion.
— Qu’est-ce que c’est?
— On soumet ton dossier et si tu es choisi et que le juge accepte, eh bien, tu sors d’ici.
— Mon dossier ne sera jamais choisi.
Samson mit la main dans sa serviette et sortit un document.
— Ton dossier est déjà choisi, Thomas.
Shawn ouvrit la porte de la chambre à la volée et retira les écouteurs que portait Dave, qui jouait à des jeux vidéo sur son ordinateur.
— J’en ai un! annonça-t-il.
— C’est qui?
— Thomas Morin-Lefebvre, vingt ans. C’est le bon, c’est sûr que c’est le bon!
Dave Santerre s’étira et déposa les écouteurs près du clavier. Il ferma l’écran et se leva pour suivre Shawn, qui marchait vers le salon.
— Il est où? demanda-t-il en s’asseyant sur la causeuse.
— Dans un pavillon, à Victo.
— Il viendrait ici?
— Son père habite ici!
— Ah, c’est cool, ça, reconnut Santerre. Il a quoi comme dossier?
— Trafic en masse, quasiment juste du pot, c’est léger, mais c’est pas ça qui m’intéresse.
Shawn pointa un paragraphe dans le dossier qu’il tenait dans ses mains.
— «A développé une haine évidente contre toute forme d’autorité et tient fréquemment des propos incitant à la révolte contre la société, lut-il. Est à l’origine de plusieurs bagarres durant sa détention.»
— Pis pourquoi c’est le bon?
— Parce qu’un gars de même, ça y prend rien qu’une étincelle pour le partir! expliqua Shawn. Il est en maudit contre le système, faut juste lui donner raison! On l’a, nous autres, la raison! Le timing est parfait, le temps de monter tout ça, on pourrait être prêts pour l’automne.
— Il faudrait que le juge accepte de le laisser sortir.
Shawn esquissa un sourire.
— Y’a jamais une demande qui est refusée. Les juges ont besoin d’avoir la conviction que le jeune va être pris en charge quand il va sortir, et quand je signe ces papiers-là, ça veut dire que j’ai pris connaissance du dossier avant d’accepter. Pourquoi un juge dirait non? J’offre un environnement parfait! J’envoie ça à son avocat et la machine se met en branle.
— J’espère que ça va marcher.
Le grand gringalet de Santerre se leva et mima un revolver avec le pouce et l’index.
— Parce que je commence à avoir vraiment hâte.
— Comment ça, mon dossier est déjà choisi?
— J’ai placé ton nom sur la liste quand j’ai commencé à te représenter.
— Sans m’en parler! protesta Thomas pour la forme.
— Je n’avais pas le droit, tu aurais pu modifier ton comportement seulement pour passer entre les mailles du système. Je voulais attendre de voir si tu allais te battre encore.
— Une chance que tu ne sais pas tout… murmura-t-il.
Morin-Lefebvre ne le dirait jamais, mais c’était un pur hasard s’il n’avait éclaté la figure de personne depuis quelques semaines. Les circonstances ne s’étaient tout simplement pas présentées. En tant que seul pensionnaire qui n’avait pas commis de crimes violents, il avait été ciblé rapidement, mais il avait su se défendre avec aplomb.
Un peu trop d’aplomb, même.
— Je ne me suis pas rebattu, assura-t-il.
— Je le sais, répondit Samson.
En essayant d’afficher un air indifférent, Thomas changea de position et pointa avec son menton la pile de feuilles qui dormaient sur la table.
— Qui a choisi mon dossier?
— Il s’appelle Joël, c’est un intervenant qui accueille des jeunes pensionnaires chez lui. Tu n’as pas encore vingt et un ans, alors tu te qualifies pour le programme. Mais il faut que le juge accepte.
— Et puis qu’est-ce que je fais, une fois rendu là?
— Oh, je ne connais pas toutes les conditions, mais ce n’est pas comparable à ici. Tu es libre, en quelque sorte. C’est l’intervenant qui répond de toi, le but c’est de te remettre sur la bonne voie.
La liberté, pensa Thomas. La première fois en deux ans que je pourrais dormir ailleurs qu’ici. Pas de débiles mentaux en manque de faire chier un pusher.
Liberté.
— C’est quelque chose qui t’intéresserait? demanda Samson en connaissant très bien la réponse.
— C’est clair. C’est quoi la pogne?
— Aucune, répondit l’avocat. C’est un programme relativement nouveau, mais ça commence à être populaire.
— Et pourquoi ce gars-là m’aurait choisi, moi?
Samson leva les sourcils et répondit de façon honnête.
— Parce qu’il habite à Trois-Rivières, comme ton père, j’imagine.
— Pas trop vite, prévint Shawn. C’est moi qui mène et je vais monter ça au quart de tour.
— On fait ça où?
— T’es fatigant! lança Robertson en se levant à son tour.
Dave Santerre n’avait peur de personne. C’était loin d’être parce qu’il était imposant ou habile, il était simplement incapable de ressentir la peur. Il n’eut même pas le réflexe de reculer quand Shawn s’approcha de lui.
— C’est quoi que je t’ai demandé, Santerre?
— De pas poser de questions.
— Pis là, qu’est-ce que t’arrêtes pas de faire?
— De poser des questions.
— Un plus un?
— Je sais pas, trois?
— Savais-tu ça que si tu fermais ta gueule un peu, tu serais le meilleur que j’aie jamais trouvé?
Dave gratta le peu de barbe qui poussait à son menton et sourit.
— OK, Shawn.
— Quand l’autre va arriver, je vais avoir besoin de toi, je niaise pas. On est une famille, et puis là, tu vas avoir un grand frère.
— Et si ça marche pas, comme avec les deux derniers?
— C’étaient pas des bons choix, et ils savent rien de toute façon. On précipite rien et on reprend le même processus! Je lui rentre dedans quand il arrive, et toi tu gagnes tranquillement sa confiance. Oublie pas que je peux l’envoyer en prison quand ça me tente, ça va le calmer un peu.
— Et pis si c’est le bon?
— Même si tu me le demandes cent fois, je te dirai rien, c’est comme ça qu’on fonctionne. Quand ça va être le temps, tu le sauras! Retourne pratiquer, p’tit-crisse, j’ai besoin que tu sois bon!
Santerre sourit de nouveau, tourna les talons et s’enferma dans sa chambre.
Incroyable, songea Robertson en le regardant. Le jackpot. Et il n’est même pas majeur encore.
Inutile de regarder vers la salle, se dit Thomas en lui-même, il ne reconnaîtrait personne. Malgré sa certitude à ce propos, ses pensées étaient assez lointaines pour en oublier qu’on s’adressait à lui. Peut-être qu’il aurait aimé que son père soit là? Il ne l’avait pas appelé pour lui dire qu’il passait en cour aujourd’hui, comment l’aurait-il su? Certains pères doivent demander d’être avertis quand il y a des développements juridiques qui concernent leurs enfants, mais pas le père de Thomas. Ce n’était pas un manque d’amour, loin de là, mais papa Lefebvre ne voulait rien savoir du parcours pénal de son garçon. Thomas avait conclu qu’il devait s’arranger seul.
Forme d’éducation moderne, sans doute.
— Monsieur Morin-Lefebvre, répéta le juge Allen.
— Oui, oui, excusez-moi.
— Le jeu de la vie, dont vous m’avez si bien expliqué les rouages il y a quelques minutes…
— Oui, monsieur.
— Eh bien votre vie, c’est de moins en moins un jeu.
Feignant un air penaud, Thomas acquiesça de la tête. Le magistrat poursuivit:
— Certains en sont à leur dernière chance après une longue carrière criminelle, j’ai l’impression de vous donner le même ultimatum alors que vous êtes encore tout jeune. Quelle est la suite pour vous, sinon de transporter la violence partout où vous allez?
Sans mot dire, le jeune homme regardait vers le bas.
— J’ai décidé d’accepter la proposition des avocats, décida le juge, suscitant du même coup l’attention totale de Thomas. Terminés, les séjours en isolement. On change la donne, vous allez regagner la société, jeune homme.
Morin-Lefebvre n’en croyait pas ses oreilles. Il était libre? Alors qu’il voulut remercier le juge, celui-ci le prit de court.
— À votre sortie du palais de justice, vous allez contacter la personne dont le nom vous sera remis au greffe, en bas. Cette personne dirige un programme dont vous faites désormais partie, monsieur Morin-Lefebvre. Si l’envie vous prenait de poursuivre vos activités criminelles, j’ai donné l’ordre d’en être personnellement informé. Vous êtes libre, Thomas. Ne sautez pas trop vite de joie, vous serez sous la supervision d’un intervenant qui connaît votre dossier, qui aura pleine autorité sur vous et qui peut me joindre quand bon lui semble. C’est lui qui vous guidera dans votre nouvelle vie, qu’elle soit à l’école ou sur le marché du travail. Ce n’est pas votre dernière chance, c’est votre chance. Je serai impitoyable si je vous retrouve devant moi.
Incapable de sourire ou de crier au son du coup de marteau, Morin-Lefebvre hocha plusieurs fois la tête avant de quitter la salle, accompagné de deux agents.
Deux jours plus tard, il était à Trois-Rivières, devant la porte d’un triplex, dans le quartier Sainte-Marguerite. Un sac à dos, cent dollars en poche, c’était tout ce qu’il avait. Il hésita quelques instants, nerveux à l’idée de rencontrer celui avec qui il allait vivre pour au moins la prochaine année – si tout se passait bien.
Mais il était libre, en quelque sorte.
Finalement, il sonna.
— Entre! cria une voix forte.
Il poussa sur la porte et une bouffée d’air froid lui sauta au visage: l’intérieur de l’appartement était beaucoup trop climatisé. Il leva son sac à dos et monta les marches vers le premier étage en se demandant de quoi avait l’air son hôte. Morin-Lefebvre était plutôt costaud pour son âge. Ses 190 livres et son visage adulte le vieillissaient de quelques années. Avec une chemise sur le dos, on lui aurait donné presque cinq ans de plus. La tête basse alors qu’il grimpait l’escalier, il sursauta lorsqu’un homme sans chandail l’accueillit d’une voix forte.
— Qu’est-ce que tu as dans ton sac?
— Hein?
Immobile, il hésita et jeta un regard à ses effets personnels.
— As-tu de la dope là-dedans?
— Heu… non! J’ai juste mon linge, assura Thomas.
— Ouais, fuck you, juste ton linge. Monte! On va regarder ça.
Déstabilisé, Thomas fronça les sourcils et se rendit à l’étage. Il n’avait rien d’autre que ses vêtements, que pouvait-il craindre? L’homme qui lui avait rudement adressé la parole était un peu plus petit que lui, plus vieux et le corps couvert de tatouages. Une grande cicatrice parcourait son torse. Franchement, il était loin de ressembler à l’idée que Thomas se faisait d’un intervenant.
— Laisse ton sac là, ordonna Shawn.
Thomas obéit aussitôt et laissa tomber ses effets près de l’escalier. L’homme saisit une pile de documents sur le comptoir de la cuisine et se retourna pour faire face à son invité, le regard sévère.
— Est-ce que tu sais ce que tu fais ici?
— Heu, oui. Vous êtes le gars qui…
— Je suis Shawn, juste Shawn. Quand le système pogne des faux criminels, c’est ici qu’on les envoie. Je ne sais pas ce que t’as fait exactement, mais t’es un kid. Tu veux être mauvais, mais tu ne sais pas comment. C’est pour ça que t’es ici. Pour te rappeler que t’as encore une chance parce que tu ne sais pas comment.
Thomas ravala et craqua ses jointures.
— On m’a dit que tu t’appelais Joël, osa-t-il.
— Fuck it, ce qu’on t’a dit. Je m’appelle Shawn pis c’est tout. Toi, c’est quoi ton nom?
— Thomas.
— Super, c’est exactement le nom qu’il y a sur ma feuille. Donne-moi ton sac.
Alors qu’il hésitait, Shawn insista:
— Si je vais le chercher moi-même, je brûle chaque affaire qui m’intéresse pas dedans, une par une. Qu’est-ce que t’en penses?
Thomas saisit la poignée du sac et le lança vers son hôte.
— Tiens. Y’a rien d’autre que mon linge, tu peux ben regarder si ça te tente. Si tu le brûles, ben je vivrai tout nu.
Shawn approcha et plaça son nez à un pouce de celui de Thomas.
— Es-tu un p’tit crisse, toi?
Les dents serrées, Morin-Lefebvre répondit:
— Non.
— Savais-tu ça qu’avec un coup de téléphone, je pouvais t’envoyer en prison en une seconde?
— Oui.
— Super, super. Ton sac, m’a le vider pis le remplir cent fois dans une semaine juste parce que ça me tente. Si t’as envie de cacher de la dope, t’as intérêt à la mettre dans ton cul.
Shawn plaça alors sa main sur la gorge de Thomas.
— C’est une place où j’aime ben mieux chercher que dans les sacs, le kid.
Le réflexe de l’incarcération prenant le dessus, Thomas repoussa Shawn des deux mains et se plaça en position défensive, prêt à se battre s’il le fallait. Pas question de revivre l’enfer du pavillon d’arrêt.
— Arrête! cria-t-il. J’ai rien d’illégal dans mon sac! Tu peux ben me fesser si ça te tente, tu trouveras rien! Pis tu vas travailler fort en tabarnak avant d’arriver à me fouiller dans le cul!
Ayant reculé de deux pas à cause de la poussée, Shawn revint graduellement nez à nez avec le nouvel arrivant. Les deux hommes haletaient, mais Shawn se mit à sourire, ce qui déstabilisa Thomas.
— Avoue que c’est de la marde, l’autorité, hein, le kid? glissa Shawn.
Morin-Lefebvre avait une opinion bien arrêtée sur l’autorité, mais il avait de la difficulté à saisir le sérieux de la question. Robertson lui replaça le collet de sa chemise et hocha la tête.
— J’en ai rien à foutre de ton cul, le kid, pis j’haïs l’autorité, autant que toi. Les bœufs, les juges, c’est des hosties. C’est pas eux autres qui t’ont choisi, c’est moi. Il fallait que je te teste un peu pour savoir qui tu étais. Ici, tu vas apprendre plein d’affaires.
— J’haïs les bœufs pis les juges, déclara Thomas. Pis j’ai rien de pas correct dans mon sac!
Shawn éclata de rire.
— Ta chambre est au fond du corridor, à gauche, dit-il au bout de quelques secondes.
La chambre était plus grande qu’il ne l’avait imaginée. Un grand lit – ce qui, par définition, était un luxe par rapport aux endroits où il avait dormi durant les deux dernières années – et une fenêtre qui donnait sur un stationnement et un parc. Encore sous le choc, Thomas s’installa sans savoir combien de temps il allait rester à cet endroit. Jamais il n’aurait pu imaginer pareil accueil. Était-ce de la frime? Quel drôle de personnage que ce Shawn. Quel âge avait-il, quarante ans? Un peu plus? Difficile à dire. Morin-Lefebvre prit une grande respiration et se calma. Au moins, il était libre, du moins d’une certaine manière. Une rapide inspection des lieux lui permit de se changer les idées. Une table de chevet avec des tiroirs vides, une garde-robe avec deux portes en miroir qui grincent quand on les déplace. Sobre, très sobre.
Mais cent fois mieux que l’endroit où il vivait avant.
Alors qu’il s’apprêtait à retourner au salon pour affronter de nouveau son hôte, un bruit attira son attention. Discrètement, il approcha de la chambre qui faisait face à la sienne et colla son oreille sur la porte.
Quelqu’un marmonnait et utilisait un ordinateur.
— Curieux? lança une voix.
Du salon, Shawn le regardait. Surpris, Thomas minimisa l’acte.
— J’entendais du bruit, avoua-t-il en s’éloignant de la porte.
Maintenant qu’il avait lui aussi enfilé une chemise, Shawn avait changé d’allure. Sans doute avait-il l’air plus calme, se dit Thomas alors qu’il prenait place sur le divan adjacent, prêt à recevoir un second discours d’accueil. Shawn déposa un crayon sur la pile de feuilles devant lui et dévisagea la nouvelle recrue pendant quelques secondes. Morin-Lefebvre attendait, impassible.
— Tu vas rester ici pendant toute ta probation, annonça Shawn. La seule place où tu peux déménager, c’est en dedans. Le juge a été clair, la prochaine fois, c’est la cour des grands. Et tu vas faire le saut si tu mets les pieds là.
— C’est quoi exactem…
— Ta yeule, c’est moi qui parle. Quand je parle, tu m’écoutes. Quand j’ai fini ou quand je pose des questions, tu peux parler. Si tu te fais pincer par la police pour quoi que ce soit, je ne te défends pas. J’te donne un coup de pied dans le cul jusqu’en bas des marches pis tu t’en vas en prison. Et moi je dors très bien avec ça, c’est clair?
Thomas hocha la tête.
— Super. C’est quoi, ton casier?
— Bah, j’ai vendu de la dope une couple de fois.
— Assez de fois pour te retrouver ici. Moi je sais que t’as fait autre chose.
Morin-Lefebvre n’avait pas vraiment envie de parler de tout ça, mais il le fit.
J’ai légèrement poussé un des intervenants au pavillon… après avoir cassé la gueule à un gars qui voulait me pogner le cul.
Shawn hochait la tête, il connaissait le dossier, mais il voulait cerner le personnage.
— J’ai fini par haïr tous ceux qui travaillaient là. J’étais écœuré d’être là-bas, conclut Thomas. J’imagine que c’est ça, mon casier.
— Et t’as vendu du pot à la fille d’un gars de la SQ.
— Sacrament…
— Ce qui est vraiment drôle.
— Là, je ne pouvais pas… quoi?
Shawn riait.
— Vraiment drôle, la face du bœuf quand il s’est rendu compte que sa fille prenait de la dope. Ça devait être pissant, non?
Thomas hésitait à rigoler lui aussi.
— Heu, oui, vraiment! se contenta-t-il de répondre.
— Maintenant, t’es ici. C’est un an, ta probation, sauf si je change d’idée. Si tu passes à travers, t’es libre, mais le monde change vite en un an. Et crois-moi, ça va changer pas mal. En attendant, tu fais ce que je te dis. Essaye pas de me cacher des affaires, je sais toute. Je comprends toute, pis je vois toute. Si tu penses à une affaire, dis-toi que j’y ai pensé avant, y’a personne qui passe en avant de moi. Ici, c’est mon territoire, déclara Shawn en écartant les bras. Je choisis les règles. Prends-tu de la drogue?
La question venait de nulle part.
— Heu… je fumais un joint une fois de temps en temps, avoua Thomas, mais rien d’autre. Dernièrement, j’ai pas vraiment eu la chance de le faire.
— Ton joint, ça ne me dérange pas, indiqua Shawn à la grande surprise de Morin-Lefebvre. C’est pas parce que je travaille pour le gouvernement que je suis d’accord avec tout ce qu’il fait. Loin de là.
Le sourire au visage, Thomas acquiesça.
— Si tu te fais pincer, je ne te protège pas, par exemple. Apportes-en pas ici.
— OK.
— Super. Je ne t’ai pas choisi pour rien, t’as quelque chose que j’aime ben gros. T’es en maudit après les mêmes affaires que moi, comme bien d’autre monde que je connais. Mais je ne perdrai pas mon temps avec toi, j’ai besoin de savoir si tu fittes dans mon équipe. Le gouvernement me fait confiance, mais moi je ne l’aime pas, le gouvernement, je travaille pour que le système change, tu me suis?
Second hochement de tête, malgré une légère hésitation.
— Je fais pas mal de choses que mon boss n’approuverait pas s’il les connaissait, mais je m’en fous, c’est comme ça que je fais avancer l’humanité. De toute façon, je vois mon boss une fois par année. Tant que mes dossiers sont bien rendus, je n’ai pas de comptes à rendre. Je ne suis pas seulement intervenant, je suis éducateur, j’ai une vision, tu comprends?
— Oui.
— J’aimerais bien ça que tout change d’un coup, que les hosties de crosseurs de politiciens soient tous mis en prison ou en banqueroute, mais je ne suis pas un con, je suis intelligent, je réfléchis! C’est long, faire changer le système! La première des choses, c’est de comprendre que de laisser un gars comme toi enfermé, ça ne sert absolument à rien. Imagine, si le pot devenait légal!
Les yeux de Thomas s’allumèrent. Il pensait exactement la même chose! Parlait-il vraiment avec son intervenant? Sentant qu’il pouvait prendre la parole, il rétorqua:
— Ça ne peut pas rester de même, y’a vraiment rien là, fumer un joint!
— Je suis d’accord. Y’a ceux qui suivent la loi, ceux qui appliquent la loi, ceux qui défendent la loi. Et finalement, il y a ceux qui font changer la loi.
— Qui ça?
— Nous autres. Ce n’est pas en acceptant tout qu’on change les choses. Il faut brusquer le système, mais pas n’importe comment. Moi, je sais comment. Si tu es ici, tu fais ce que je dis, c’est bon?
— Oui, approuva Thomas, enthousiaste.
— Super, t’as compris le principe. Tu me dis la vérité, je m’occupe du reste. As-tu des questions?
Après un court instant, Morin-Lefebvre regarda vers le corridor et demanda:
— C’est qui, dans l’autre chambre?