Illustrations :
Florence BRESSON
© Editions Le Sureau 2000
ISBN 978-23640209-4-8
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LOUIS FALAVIGNA – MAURICE CHEVALY
Pour saluer le millénaire
QUATORZE NOUVEAUX
CONTES DE PROVENCE
De diverses couleurs et diverses époques
Cousins, l’an dernier, un après-midi d’août, dans la garrigue, nous avons vu venir vers nous, peut-être à cause du soleil, Giono et Pagnol, tous les deux, ensemble, bras dessus bras dessous. Pagnol, l’écrivain-grand-reporter qui a donné de notre pays des images vivantes, savoureuses, d’une si touchante fidélité, et Giono, qui a inventé une Provence qui n’existe pas, et que pourtant nous avons le sentiment de reconnaître comme si nous l’avions toujours connue.
Nous ne savons pas comment ça pouvait se faire mais, bras dessus bras dessous, ils avaient l’air de se disputer. Ils sont si différents !… Et pourtant tellement semblables !… A contempler le mystère de tant de similitudes jointes à d’aussi profondes différences, nous n’avons pas pu nous empêcher de bader un grand coup, dans notre coin, sans bouger. C’est ainsi que nos deux prestigieux amis sont passés près de nous sans nous voir, continuant leur route et leur dispute, bras dessus bras dessous.
De cette rêverie sont nées les histoires qui suivent. Au moment d’aborder aux temps nouveaux, c’est notre façon de nous retourner un brin, et de faire un petit signe de très respectueuse et amicale gratitude à Marcel Pagnol et à Jean Giono. Alea jacta est, la page tourne toute seule, inexorablement, et les voilà trouvant leur place dans notre passé. Non seulement nous ne les oublierons pas, mais à l’heure où le monde entier nous tombe dessus à coups de TGV et d’Internet, il nous a même semblé qu’un petit quelque chose de leurs différences et de leurs similitudes devait être préservé, et subsister vaille que vaille… à notre manière, bien sûr, c’est-à-dire avec toute la diversité qui nous caractérise, et, de temps en temps, le soupçon de galéjade qui évite de trop se prendre au sérieux.
M. C. et L. F.
« Faites l’amour, pas la guerre ! »… Tiens pardi !… Comme si, pour faire l’amour, il ne fallait jamais commencer par faire la guerre ! C’est écrit dans la nature : les cerfs, à l’heure du brame, se battent pour savoir lequel aura le droit de présenter à la plus belle biche l’assurance de sa considération distinguée. Avec les hommes, c’est souvent pareil sans qu’ils s’en rendent toujours compte, je vais vous en donner un exemple tout à fait inattendu.
Au pied du Ventoux, où se passe cette histoire, il y avait un notable, veuf depuis peu, Maître Pillaudin, le notaire, qui était maire de son village, et aussi père, père solitaire de la plus jolie fille du canton, Marinette… Marinette, une brunette aux yeux bleus, la bouche comme un bigarreau et le corsage pommelé à ravir. Sans parler du reste, un pur chef-d’œuvre. Si bien que tous les coqs d’ici et d’un peu plus loin coqueriquèrent longtemps à qui mieux-mieux, la prunelle allumée et l’espérance en feu, jusqu’à ce que s’impose l’évidence : l’heureux élu ne pourrait être que Zézé, parce que Zézé était le plus fort et le plus beau des coqs, et surtout parce que c’est à lui que Marinette, tranchant dans le vif sans contestation possible, avait adressé son sourire le plus charmeur.
En somme, tout se passait d’exemplaire manière : sans besoin de se battre comme des cerfs à l’heure du brame, les coqs évincés montrèrent leur étonnante culture en acceptant d’aussi bon cœur que possible ce qu’avait clairement indiqué la nature. Ce qui donne à penser qu’on peut faire l’amour sans faire la guerre ?… Patience…
Car Maître Pillaudin qui, par sa défunte épouse, restait allié aux plus grandes familles de la région, caressait d’autres ambitions pour sa fille que ce Zézé, fils d’une femme sans doute méritante, mais qui ne possédait pour tout bien que trois biques efflanquées et sa modeste pension de veuve de guerre.
Le notaire maire et père s’était mis dans la tête de marier sa fille à un gominé des villes qui venait d’être reçu à l’ENA. L’ENA, vous vous rendez compte de ce que ça représente pour le premier magistrat d’un petit village, surtout lorsqu’il est aussi notaire ?… Quant à la fille… Est-ce que ça se refuse, un mari énarque ?… Eh oui, ça peut se refuser.
Vous l’avez compris, l’énarchie laissait Marinette complètement froide, elle qui ne s’enflammait que pour son Zézé. Et comme, en bonne Provençale, elle était aussi pétardière que son père, le conflit familial éclata très vite avec une violence inouïe. Dans l’étude et l’appartement du notaire, dont les fenêtres dès le printemps grandes ouvertes donnaient sur la place de la Mairie, face au Café des Sports et à ses joueurs de boules, les supplications et les vociférations sonnèrent avec une telle ampleur que personne ne put en ignorer le contenu ni le vocabulaire. « Zézé, c’est la fierté du village ! » criait la fille. « Un énarque, c’est la gloire de la France !… » rétorquait le père un ton plus haut. C’était déjà, dans le discours, un affrontement homérique. Ce fut même, pour la population tout entière, la découverte de l’homérique !…
Et puis vint le moment où l’on allait dépasser le combat avec les mots seuls, et où s’annonceraient à l’horizon les jeux de mains les plus vilains.
A bout d’arguments, et sans doute redoutant fugue et enlèvement, Maître Pillaudin avait fini par boucler sa fille, à double tour, dans la chambre du premier étage. Une chambre dont la fenêtre aurait pu s’ouvrir sur la place, juste au-dessus de la salle à manger si, malgré le printemps, le père tyrannique n’avait pris la précaution d’en fermer les volets et de les cadenasser.
Ainsi, étonnant contraste, à la tempête dans l’appartement du rez-de-chaussée succéda, derrière les volets du premier étage, le calme plat, tout ce qu’il y avait de plus plat, d’un grand silence.
Quand il s’agissait de la tempête, la population réunie sur la place se contentait de la commenter, et c’était en somme, pour des auditeurs attentifs et prévenants, une façon de compter les points. Au bruit, on pouvait imaginer la scène, surtout quand il y avait de la vaisselle cassée. Le trouble le plus important ne venait guère qu’au moment où les joueurs de boules devaient suspendre un instant la partie pour prêter plus consciencieusement l’oreille. Mais quand le calme plat survint…
Un silence comme celui-là, ça angoissait et ça fouettait l’imagination, forcément. Qu’est-ce qui pouvait bien se passer derrière ces volets fermés ?… On n’allait pas jusqu’à penser que Maître Pillaudin torturait sa fille, non, quand même pas (on aurait entendu les cris de douleur !), mais peut-être que, pour l’amener à la raison, il la condamnait au pain sec, sans même le secours d’un peu de tapenade !… De toute façon, une chambre bien fermée, c’était, même en étage, un cul de basse fosse, une oubliette du Moyen Âge, ce qui était inacceptable à l’aube du XXe siècle.
Evidemment, celui qui prenait l’affaire le plus à cœur, c’était Zézé.
Jamais Maître Pillaudin n’accepta de le recevoir. Zézé avait bien essayé de l’aborder lorsqu’il l’apercevait sur la place, marchant du pas pressé de l’homme toujours en affaires, mais le notaire se détournait ostensiblement, avec un « Passe ton chemin, galapiat ! » lancé du bout des lèvres. Zézé fit quand même le dos rond, convaincu que Marinette ne tarderait pas à infléchir les préférences paternelles. La vaisselle cassée, c’était elle, et comment croire que le notaire irait jusqu’à sacrifier le service entier hérité de sa défunte femme ? Mais lorsqu’éclata le coup de tonnerre du silence de mort dans la chambre close, tout changea. Sous les volets fermés de la jolie prisonnière, l’amoureux éconduit se sentit provoqué. Il lança dans un grand élan : « Courage, ma toute belle, je vais bientôt venir te délivrer !… » De plus, choquée par la façon dont le cerf élu était traité, la jeunesse du village fit corps avec lui, et bientôt, ce ne fut qu’un cri dans ses rangs : « On est avec toi, Zézé !… On va tous former le commando, et, tous ensemble, on enlèvera le bastion de vive force !… »
Tels sont les mots qui conduisirent à la tragédie…
Oh, je sais, en Provence les mots vont naturellement plus loin que les actes, et peut-être les villageois, jeunes et moins jeunes, se seraient-ils contentés, sur le théâtre des opérations, de proclamations bien claironnées, mais voilà : le commando fit que l’affaire déborda largement du poulailler où elle aurait dû se cantonner, et la carte électorale fut bouleversée au moment même où s’annonçaient les « municipales ».
Cela faisait déjà une bonne vingtaine d’années que Maître Pillaudin avait été porté à la magistrature suprême par les viticulteurs… une première élection qui fut acquise de justesse, grâce surtout à la division des adversaires. Mais comme Maître Pillaudin avait multiplié les équipements sportifs et autorisé l’ouverture d’une mini-discothèque, une partie non négligeable de la jeunesse se rallia à sa cause et assura ses réélections successives…
Or, à trois semaines d’une nouvelle consultation du peuple, le conflit familial changeait profondément la carte électorale parce qu’avec cette histoire de commando dont Zézé prendrait la tête, comment croire que les jeunes électeurs habituellement fidèles au maire sortant renouvelleraient cette fois encore leur confiance ? Lazare Pataquez, le leader de l’opposition, sentait venir enfin le vent de la victoire, ce qui ne faisait pas du tout l’affaire des viticulteurs, à qui Pillaudin avait promis de décrocher un label « Ventoux-Nouveau ».
Quand il comprit la menace, Héloïs Entressangle, le leader des viticulteurs, demanda aussitôt une audience discrète au notaire maire et père. Il lui déclara qu’avec ses amis, il était prêt à assurer à Zézé une carrière commerciale de premier plan, qui serait digne même d’un énarque, ce qui devait permettre de l’accepter sans problème pour gendre. A sa grande surprise, il se heurta à la plus nette des fins de non-recevoir !… Pillaudin se montrait intraitable, pour une raison incontournable qu’il refusa catégoriquement de révéler. Zézé serait-il séropo ?… « Jamais de la vie !… Et maintenant, plus un mot, la cause est entendue ! » déclara le maire tapant du poing sur la table et congédiant Héloïs Entressangle sans plus de façons.
Ne pouvant, en privé, infléchir leur candidat, Entressangle et ses amis furent contraints d’intervenir sur la place publique. Ils affirmèrent par voie d’affiches que l’attitude du maire était celle d’un père conscient de ses responsabilités, soucieux d’éviter à sa fille les débordements d’une jeunesse aujourd’hui complètement déboussolée par le pétard, le chômage et la musique techno. Bien entendu, Zézé et son commando répliquèrent au nom des libertés républicaines, dénonçant l’attitude d’un maire ennemi de l’emploi des jeunes du village. Il s’ensuivit sur la place de la Mairie et au Café des Sports des débats orageux où les idéologies s’affrontèrent. Le ton ne cessa de monter, l’opposition droite-gauche trouva une vigueur qu’elle avait depuis longtemps perdue, on touchait presque à la plus féroce lutte des classes, et on s’attendait chaque jour, d’un côté à un défilé poing levé (chantant sur l’air de « CRS-SS » : « Pillaudin Zin-Zin ! ») et, de l’autre, à un cortège patriotique (« La chienlit ne passera pas ! »), en espérant que les deux groupes ne se rencontreraient pas, sinon… Bref, on était au bord de la guerre civile.
Faut-il en dire davantage pour montrer l’affreuse réalité, celle qu’on n’avait pas su voir en Mai 68 ?… Cette fois, pour faire l’amour, il fallait bien commencer par faire la guerre !…
Heureusement, Georges Dussoubois intervint, et, par sa grande sagesse, il évita que le conflit dégénère dans un excès de sang et de destructions.
Georges Dussoubois était l’instituteur du village. Il était aussi le secrétaire de mairie et le président de l’association locale des joueurs de pétanque. Il avait donc toutes les casquettes du parfait médiateur. Ajoutez à cela que sa vaste culture lui avait valu, sur l’ensemble de la population, une autorité et une estime particulières. Un soir, dans la grande salle du Café des Sports, entre deux pastis, il expliqua que dans la Grèce antique, pour s’exciter au combat, les armées ennemies commençaient par s’insulter longuement avant de férir le moindre coup. Bien des Provençaux découvrirent ainsi qu’ils avaient de très lointains ancêtres. Et quand Dussoubois raconta l’histoire des Horace et des Curiace, ils sentirent que dans leurs veines le sang de Caton le Censeur venait de s’ajouter à celui de Léonidas. Comment voulez-vous, après cela, que la parole de l’instituteur ne fasse pas autorité ?
Sa première négociation, il la tenta auprès de Pascal Trouffignon.
Pascal Trouffignon était ce gominé des villes, ce futur énarque à qui Pillaudin voulait absolument donner sa fille. Qu’il la refuse, et l’affaire était réglée. Mais Trouffignon refusa de refuser. Il expliqua à Dussoubois, venu le voir en Avignon, que Clémentine, la mère de Marinette, avait rêvé sur son lit de mort de l’union aujourd’hui contestée, et qu’il ne se sentait pas le courage, moins de trois mois après la disparition de Clémentine, de désobéir à ce qu’il considérait comme sa dernière volonté.
Bien entendu, ce n’était là qu’une bien sordide et bien hypocrite excuse pour camoufler l’arrivisme effréné d’un petit intrigant excité par le magot du notaire, mais ce fut pour Dussoubois une véritable révélation. Il commençait à comprendre l’intransigeance du père et l’aveuglement du maire.
Rentré au village, il lui demanda audience, et, mot après mot, avec des précautions, des politesses et des ruses de diplomate consommé, il finit par lui avouer ce que, sauf erreur, il devinait.
Pillaudin se montra profondément scandalisé. Il protesta avec la dernière énergie, accusant Dussoubois du viol de sa vie privée, et puis… et puis, vlan, il éclate en sanglots, le visage dans ses bras repliés posés sur le bureau !… Oui, c’est vrai, le jour de sa mort, Clémentine lui avait confié son rêve de voir Marinette épouser le jeune Pascal. Mais au moment où il tente de lui dire que Pascal Trouffignon n’est peut-être pas tout à fait celui qu’elle croit (car en vérité il n’était pas du tout fasciné par l’énarchie, le notaire !), voilà que Clémentine rend l’âme, d’un coup, hop, bec levé comme quand on siffle un petit verre d’alcool, et bouche ouverte sur le dernier mot !… Dans d’aussi tragiques circonstances, ce pauvre Pillaudin se retrouve malgré lui comme prisonnier de la dernière volonté exprimée par la femme de sa vie, il en est comme envoûté, et si l’on ajoute le profond désarroi du veuf frais émoulu, on mesure la violence du traumatisme et l’on comprend la pathétique intransigeance du père.
Le plus étonnant, ce fut d’apprendre que Marinette, bonne fille, avait fini par accepter les raisons de son père, et c’est ainsi qu’à la tempête du rez-de-chaussée avait succédé le calme plat du premier étage. Consciente de tous les ressorts du drame, Marinette consentit en effet à un temps de répit, celui nécessaire pour retrouver l’équilibre et la bonne santé de l’esprit, et c’est donc en plein accord familial qu’à la manière d’une jeune ourse qui hiberne elle s’était enfermée, volets clos, dans sa chambre. D’où elle sortirait au bout d’un certain temps pour épouser Zézé avec la bénédiction d’un père enfin rasséréné.
– En somme, conclut Pillaudin, il faut nous laisser le temps de décompresser.
– C’est-à-dire ? s’inquiéta Dussoubois.
– Cinq ou six semaines.
– Et les élections sont dans trois semaines.
– Oui.
– Vous ne pourriez pas avancer un peu la décompression ? Par exemple, pour les derniers jours de la campagne électorale ?
– Dans deux semaines ? Vous n’y pensez pas ! Vous ne voyez pas dans quel état nous sommes, ma fille et moi ?… Quand je vous dis un mois ou deux, je fais déjà un effort considérable !
Il y eut un silence, et Dussoubois sentit peser sur lui le poids de la fatalité.
Car il était bien évident que personne dans le village, à l’exception du seul Dussoubois, ne devait connaître les véritables raisons de Pillaudin. Trop intimes, trop personnelles, question de pudeur. Le dessous des cartes s’était révélé dans le secret du cabinet du maire, bien abrité par les portes matelassées de son bureau, et il était tout à fait exclu qu’il les franchisse, ces portes. Le secrétaire de mairie avait dû s’y engager par serment. En conséquence, il se retrouva malgré lui dans le rôle du « deus ex machina ».
Mais comment dénouer le nœud gordien d’une telle tragédie ?… Comment ?
Dieu merci, le génie de la diplomatie resta fidèle à Georges Dussoubois.
Dans les jours qui suivirent, son obstination éclairée, jointe à son habileté et à son prestige, parvint à réunir en mairie, sous sa houlette, une conférence extraordinaire. Elle rassembla Maître Pillaudin, maire sortant, Lazare Pataquez, leader de l’opposition (avec, à sa droite, Zézé), et Héloïs Entressangle, leader de la majorité sortante, avec, à sa droite, Pascal Trouffignon lui-même, venu d’Avignon parce qu’il avait compris que la politique de la chaise vide ne pouvait pas être celle d’un énarque conscient de sa supériorité intellectuelle.
Sans rien laisser entendre du dessous des cartes, Dussoubois fit, de la situation, un exposé d’autant plus remarquable de clarté que cette situation était d’une simplicité biblique. Comme par la volonté du Ciel, Maître Pillaudin, quoi qu’il lui en coûtât, y compris sa charge de maire, n’était en mesure d’accepter pour gendre que Pascal Trouffignon, et personne d’autre. Et Zézé, lui, soutenu par toute la jeunesse, n’accepterait jamais de se laisser supplanter par Pascal Trouffignon, ce qui, les jeunes électeurs ne cachant nullement l’évolution de leurs convictions politiques, entraînerait un changement décisif de majorité municipale. L’affrontement était donc inévitable, et comme les Provençaux ont toujours été, quoi qu’on dise, pleins de modération, l’objet de la conférence était de rechercher les modalités qui rendraient cet affrontement aussi peu sanglant que possible.
C’est ainsi que l’on évoqua les trois Horace et les trois Curiace. Cela supposait qu’il faudrait adjoindre à chacun des deux champions naturels, Zézé et Trouffignon, deux combattants alliés… Pataquez et Entressangle se sentirent visés. Ils firent observer que si la limite de six combattants réduisait sensiblement le nombre prévisible des pertes, ces pertes, à l’image des Horace et des Curiace, pourraient néanmoins s’élever jusqu’à cinq. En conséquence, ils proposèrent de réduire l’affrontement général à un simple duel, ce qui ne donnerait qu’un seul mort. Zézé et Trouffignon ayant donné leur accord avec une noble spontanéité, on en vint au choix des armes…
L’épée ni le pistolet ne firent l’unanimité. Certains les jugèrent armes trop dangereuses. Qu’elles tuent, bon, d’accord, c’est le jeu, mais elles peuvent aussi estropier, ce qui serait inacceptable !… Imaginez une simple balle, ou même un coup d’épée, par exemple dans le bas-ventre ? Compromettre à ce point la vie d’une jeunesse, non, on ne peut y consentir.
Malgré l’imagination dont les délibérants firent preuve, aucune arme ne fut jugée satisfaisante. Ou bien elle était trop anodine pour provoquer la mort (et que vaudrait un duel qui ne pourrait tuer ?), ou bien elle n’était pas assez fiable pour évacuer le risque d’une infirmité.
Dans ces conditions, il fallut renoncer à l’idée d’un duel.
Pas de duel ? Mais alors, quoi ?…
Il y eut un assez long silence au bout duquel Georges Dussoubois lança une idée qui, dans des esprits embrumés, eut pour effet de provoquer l’étonnement et d’éveiller la curiosité. « Nous avons besoin, dit-il, d’une épreuve sans merci, capable de nous purger de nos tensions internes, sans cesse plus insupportables. Il faut donc un combat qui soit l’occasion d’un suspens de tous les instants, un suspens quasi insoutenable. D’autre part, il faut que son verdict ne puisse en aucune façon être contesté, et qu’il soit accepté sans le moindre murmure par la population tout entière, sinon le combat n’aura pas la valeur d’un rituel capable de ramener la paix publique. Enfin, il faut qu’il porte en lui le sceau funèbre et solennel de la mort, même si l’issue n’est pas fatale et laisse les combattants tous pétants de santé. Et pour répondre à toutes ces conditions il n’y a qu’une épreuve… »
Ménageant ses effets, Dussoubois prit le temps d’apprécier dans les regards fixés sur lui l’impatience de la réponse, puis :
– Oui, il faut une épreuve que l’on puisse élever à la hauteur d’un… d’un…
Soulignant du geste la profondeur d’une pensée qui, décidément, ne pouvait s’exprimer sans précautions, Dussoubois jouit un instant encore des plaisirs du suspens, mais cette fois les sourcils se froncèrent. Alors, il lâcha d’un coup :
– … que l’on puisse élever à la hauteur d’un Jugement de Dieu !…
Les mots de « Jugement de Dieu » sonnaient encore comme des pièces d’or tombant dans le trébuchet d’un avare lorsque l’anticlérical Pataquez tiqua. Dussoubois dut jurer que le curé n’interviendrait pas et que tout pourrait se dérouler dans le strict respect des vertus républicaines. Après quoi, en conclusion, avec une certaine solennité, il exposa en quoi consisterait l’épreuve.
Alors, l’assemblée tout entière, après un instant de stupeur qui fit soudain briller les yeux du plus vif éclat, approuva le projet dans un cri d’enthousiasme où s’avouait l’unanime évidence : mais comment n’y avons-nous pas pensé plus tôt ?…
C’est ainsi que le Jugement de Dieu fut fixé au dimanche suivant. On convint de se réunir pour les derniers préparatifs dès 9 heures du matin dans la grande salle du Café des Sports.
Au jour dit et à l’heure dite, l’accès de la grande salle du Café des Sports fut réservé aux deux champions, à leurs assistants, et aux personnalités, tandis que le reste du village attendait sur la place, les uns agglutinés contre la grande vitrine du café, lorgnant l’intérieur, et les autres, à quelque distance, contemplant les cantonniers municipaux qui mettaient la dernière main au champ clos. Dans l’émotion générale, tout était en place comme prévu.
Allongés dans la salle du café sur deux tables presque voisines, Zézé et Trouffignon, en tenue légère, livraient leur musculature aux mains habiles de leurs soigneurs sous l’œil attentif d’Héloïs Entressangle, de Lazare Pataquez, et de leurs plus proches collaborateurs, tandis que Dussoubois veillait à tout, en compagnie de Cavalcanti, le patron du café, et de sa femme Vivette, qui ne savait plus où donner de la tête. Quant à la présence morale de Pillaudin, elle était ressentie avec une force véritablement fantomatique : on devinait sa présence hiératique, dans l’ombre, au côté de sa fille, derrière les volets fermés du premier étage, dominant le champ clos, et la place, et, au pied du Ventoux, le village tout entier.
Dussoubois calma Cavalcanti : l’atmosphère était si grave que l’on oubliait de boire. Mais, le Jugement rendu, c’est le champagne qui coulerait à flots. Pour l’instant, on n’entendait que des murmures, voire des chuchotis, et surtout les insultes rituelles qu’à l’image des armées antiques Zézé et Trouffignon échangeaient avec force : « Tu plieras sous ma loi inexorable ! » hurlait Trouffignon, « Et moi je te ferai renifler l’odeur du crottin ! » répliquait Zézé dans un élan magnifique. Pendant ce temps, contre la grande vitrine du café s’écrasaient des nez, et des oreilles qui auraient bien voulu entendre.
La tension ne troublait nullement les soigneurs, qui s’affairaient avec le plus grand soin. Ils massaient en particulier les cuisses et les mollets, conscients que la position accroupie serait parfois utilisée, et qu’il fallait sauvegarder sa souplesse si l’on voulait que le geste du bras conserve toute son aisance.
Dans la chambre du premier étage, à côté de sa fille chérie, Pillaudin, lui, le souffle court, lorgnait au travers des lattes obliques des volets toujours fermés le champ clos qui s’étendait à ses pieds. Les nombreux villageois qui se massaient alentour avaient été prévenus qu’existaient des risques réels d’infarctus, mais la prévenance ne semblait pas avoir eu beaucoup d’effet. Un premier rang de chaises à l’intention des troisième et quatrième âges dessinait le terrain de telle sorte que soient ménagées aux deux champions les plus grandes facilités d’évolution, et il ne semblait pas que, malgré un relatif éloignement, les spectateurs debout derrière les chaises tenteraient un regrettable rapprochement, le champ clos inspirant un instinctif respect.
Les dernières chaises installées, celles réservées aux soigneurs et aux personnalités, les cantonniers municipaux quittèrent un espace désormais vierge et nu. Avec une satisfaction sans mélange, Pillaudin les vit prendre place parmi les spectateurs en attente. Il sut alors jusqu’à quel point le maire et le père étaient devenus indissociables dans son cœur.
C’est dans un silence recueilli qu’à l’heure dite la foule massée côté Café des Sports vit sortir les combattants, en espadrilles de cordes, Trouffignon casquette et pantalon beige, chemisette havane, Zézé casquette et pantalon blancs, chemisette bleue à fleurs rouges. Elle les accompagna sans un mot jusqu’au champ clos tout proche et se fraya une place parmi les spectateurs déjà postés debout, des spectateurs qui, dans une émotion à son comble, imitaient son silence, immobiles derrière les papys et les mamys aussi bien calés que possible sur leurs sièges sans accoudoirs.