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© Éditions Grégoriennes 2013

www.adverbum.fr

 

ISBN 978-2-914338-73-8

 

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Pour Anna

 

Introduction

« Heureux les cœurs purs : ils verront Dieu »1

 

« Seigneur apprends-nous à prier », demandent les disciples à Jésus2. Voici qu’ils l’entourent, se mettent à l’écoute du maître, les sens en éveil et l’intelligence affutée. Est-ce à dire que les disciples ne savent pas prier ? Une chose est certaine : ces hommes et ces femmes ne sont pas des ignorants, ni des simples d’esprit, comme on s’est plu à le penser trop longtemps. Nos amis disciples, Juifs pieux comme leur maître, prient quotidiennement. Cha’harite le matin, Min’ha l’après-midi, Ârvite le soir, sans compter les temps spécifiques au Shabbat, ou encore les supplications nocturnes pour les plus pieux. Fins connaisseurs de la Torah, des Prophètes et des Psaumes, ils maîtrisent sans aucun doute la dizaine de styles de prières, et en perpétuent la pratique comme un art : de l’intercession à la supplication, en passant par le gémissement. Cela n’a pourtant rien de spécifique aux disciples du Christ : telle est la pratique commune des israélites de leur temps. Et pourtant… pourtant prier ne semble pas aller de soi pour eux, et ils pensent avoir quelque chose à apprendre encore du maître à ce sujet.

À plus forte raison, ne devrions-nous pas nous demander si la prière va de soi pour nous ? Voilà quelque chose à méditer : on peut être très pieux, prier abondamment, sans pourtant savoir prier vraiment. De même qu’on peut lire et relire la parole de Dieu sans jamais l’écouter ; en n’y cherchant par exemple que la confirmation de ses propres idées, sans jamais se laisser bousculer, réveiller. On peut ainsi enfermer la parole de Dieu dans un carcan de pensée, dans une idéologie, et en faire des phrases toutes faites, des slogans, et ne jamais s’en nourrir. Alors, de même que la parole de Dieu ne s’assène pas, mais se rumine et s’annonce, la prière ne se récite pas, mais s’apprend et s’exerce chaque jour. C’est du moins ce qu’on peut déduire du fait que des personnes éveillées, marchant à la suite de Jésus, estiment avoir quelque chose d’important à apprendre sur la prière, et que d’autres pieuses personnes soient appelées « hypocrites » par le divin maître.

Heureux les cœurs purs, annonce la Béatitude ! Mais de quoi le cœur a-t-il besoin de se purifier ? Le cœur qui bat est le signe que nous sommes vivants. Le cœur, c’est aussi ce qui désigne le centre profond, l’intime, le for intérieur3. Il est finalement la figure de ce qui caractérise l’homme, à savoir l’intelligence et la volonté. Et ce cœur doit être purifié. De quoi ? Du péché bien sûr, c’est évident. Car le péché salit, le péché obscurcit l’intelligence et pervertit la volonté. Mais le cœur doit aussi être purifié de ses carcans, de ses conditionnements. Le cœur devient facilement poussiéreux, quand on y laisse s’installer nos habitudes, de pensée comme d’agir. Et prier peut devenir une habitude. Prier peut être travesti, détourné de son sens. Prier peut même devenir un simple réflexe identitaire, une marque d’appartenance à un clan. Prier peut aussi être réduit à une pratique superstitieuse ou magique, dans le but d’obtenir ce qu’on demande. Alors avant d’enseigner comment prier, en bon pédagogue, Jésus nous dit d’abord ce que n’est pas la prière.

Retournons boire à la source, si vous voulez bien. On trouve le Notre Père enseigné dans deux des évangiles. La version que nous utilisons quotidiennement, à quelques variantes près, se trouve dans l’évangile de Matthieu, au chapitre 6. Et une version plus courte se trouve dans l’évangile de Luc au début du chapitre 11. Jésus enseigne alors en araméen, sur les rives du lac de Galilée, ou en surplomb, à flanc de montagne comme c’est le cas ici. Car il s’agit d’un enseignement révélé, et c’est pourquoi il est donné sur une montagne. Il est destiné à des disciples, des talmidim, des personnes disposées à recevoir un enseignement ; non à des foules sensibles uniquement au sensationnel ou à l’intérêt immédiat. C’est donc dans cette condition de disciple que nous devons nous mettre à notre tour. En ce qui concerne la différence entre les deux versions des évangiles, cela n’a rien d’un problème de sources douteuses, mais relève d’un procédé très courant : l’évangile de Luc propose ici un résumé de la prière. Chose possible si l’on comprend l’usage de l’écrit dans une culture d’oralité, exclusivement liturgique ou comme aide-mémoire, la fidélité des sources étant entièrement assumée par la transmission orale4. Une chose est certaine, le Notre Père tel que nous le connaissons aujourd’hui (aux variantes de traduction près) est parfaitement connu des premières communautés chrétiennes. Nous savons par la Tradition que cette prière était au centre de la vie et de la transmission de la foi par les premiers chrétiens, notamment grâce au texte de la Didachè, sorte de catéchisme de l’Église naissante. Il diffère relativement peu de celui qu’on trouve dans l’évangile de Matthieu, là où il constitue le sommet de la malpanoutha, le « sermon sur la montagne ». Après les Béatitudes, précisément. Là, Jésus enseigne à prier. Et tout d’abord, il débroussaille et pose les bases.

D’abord, il nous dit clairement que la prière n’est pas une affaire d’hypocrites. Ce dont nous aurions pu raisonnablement nous douter. Mais s’il prend la peine de nous alerter, c’est peut-être que ce n’est pas si évident. « Quand vous priez, ne soyez pas comme ceux qui se donnent en spectacle : quand ils font leurs prières, ils aiment à se tenir debout dans les synagogues et les carrefours pour bien se montrer aux hommes. »5 Voilà ce que Jésus dit aux disciples, ce qu’il nous dit aussi au travers de l’évangile de Matthieu en introduction du Notre Père. Il dira aussi : « Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites ! Parce que vous dévorez les maisons des veuves, faisant en apparence de longues prières. »6 Nous l’avons compris, n’est-ce pas, la prière n’est pas une affaire d’apparence. Bien entendu, elle pourra être rituelle, gestuée et publique. Mais ce que Jésus rappelle ici, c’est qu’elle doit prendre racine au plus profond de nous-mêmes : au fond de la maison, dans le secret, là où le Père est présent. Il y aurait beaucoup à dire sur ce que peut signifier la « maison » dans la Révélation, et nous aurons l’occasion d’y revenir. Ici, pour situer le plus intime de la prière, disons simplement que la maison, c’est vous, et c’est moi. Et au plus profond, dans le secret, dans les pensées inconscientes peut-être, dans les recoins les plus reculés et les plus dépouillés de l’esprit, en un mot, dans le cœur, le Père voit ce qui se passe, entend ce qui se dit et juge ce qui se pense. C’est de là que doit partir la prière, c’est là qu’elle doit éclore. Du plus profond de nous-mêmes. La prière ne doit pas être une démonstration de piété, attirant sur moi le regard des foules. Rappelons-nous : ce n’est pas l’extérieur de la coupe qu’il convient de purifier, mais l’intérieur7. Et là où le Père veut nous rencontrer, il convient de faire de la place et du propre. Être dans l’état de la bonne terre, ce qui suppose en définitive un renoncement à tout ce que nous aurions pu faire de nous-même. Car la bonne terre, c’est la Terre Promise du Deutéronome, ‘erets hatova, celle qui est donnée et que l’on n’a pas travaillée, où l’on trouve des maisons que l’on n’a pas bâties, des puits que l’on n’a pas creusés. Dans ce lieu de la rencontre, tout est don de Dieu à accueillir.

Heureux les cœurs purs, annonce la Béatitude, car ils verront Dieu. Rencontrer Dieu face à face est une disposition du cœur, quand celui-ci est libéré des encombrements et peut enfin y nicher l’Esprit Saint. Je ne dois donc pas me laisser piéger… nul besoin d’être scribe ou pharisien, ni de faire sonner les trompettes devant moi quand je prie, pour être un des hypocrites désignés : il me suffit de ne pas dégager la place suffisante dans mon cœur, dans mes pensées, pour accueillir le Seigneur. Il me suffit de ne pas accepter de partir au désert, de ne pas accepter de tout abandonner. Il me suffit de regarder en arrière alors que la main est déjà à la charrue8. Il me suffit de ne pas me recevoir tout entier de Dieu. En croyant par exemple que sa présence dépend de ma vertu, de toutes les bonnes œuvres que j’ai produites, ou inversement que son absence est due au contraire à ma pauvreté. Alors ma prière, qui ne peut pas être intérieure si tout y est verrouillé, n’est plus qu’apparence. Et cela peut se produire de manière tout à fait subtile. Une simple porte que je laisse fermée dans mon cœur, un mensonge, une vanité. C’est pourquoi la prière est un apprentissage et un désapprentissage permanent, un entraînement à sans cesse bouger les meubles et dépoussiérer son petit intérieur, à renoncer à son empire et à partir au désert.

Ensuite, Jésus n’est pas une « marraine la bonne fée » et la prière n’a rien d’une liste de vœux à exaucer. Jésus continue : « Lorsque vous priez, ne rabâchez pas comme les païens : ils s’imaginent qu’à force de paroles ils seront exaucés. »9 Ici on comprend trop souvent cette consigne comme une alerte sur la récitation mécanique. Mais il faut lire le verset en entier et ne pas se laisser confondre par nos habitudes de langage. Le problème n’est pas une répétition qui serait dénuée de compréhension, comme le verbe rabâcher peut le laisser penser. Le problème est plutôt que j’imagine opérer quelque chose ainsi. Et notre imagination pousse sans doute un peu trop aisément à croire qu’en insistant, d’une manière ou d’une autre, nous allons pouvoir persuader Dieu d’exaucer ce que nous demandons. Comme par des incantations. C’est de la magie, ni plus, ni moins. Et c’est pourquoi Jésus évoque ici les païens, c’est-à-dire ceux de ses contemporains qui rendent des cultes et sacrifices à la nature ou à des déités quelconques, en vue d’obtenir fortune et gloire, de bonnes récoltes, du succès en amour, ou un sort favorable. Autant de pratiques qui, quoique ayant suivi quelques transformations dans le temps, ont traversé les siècles jusqu’à nous.

Mais attention, ce serait une erreur de croire qu’il n’y a là qu’un problème d’égoïsme et de superficialité. Il peut en être de même pour qui demanderait avec insistance, par exemple, une guérison. Une guérison est chose tout à fait bonne par ailleurs, encore plus quand elle est demandée pour autrui. Idem pour la conversion des pécheurs. Et pourtant, l’attente du résultat est un piège. Nous touchons là un point de rupture très délicat entre la prière et l’incantation. Pour prendre un exemple, dans des recommandations spirituelles adressées à ses béguines, la bienheureuse Hadewijch d’Anvers leur conseillait de prier, certes beaucoup pour les pécheurs, par compassion pour eux, mais de ne pas insister longuement pour que Dieu les sorte de cet état. Ce serait perte de temps d’une part, mais il y a un danger, spirituellement, dans cette insistance en attente d’un résultat. Parce que s’il est bon d’implorer la miséricorde de Dieu pour untel ou untel, il est aisé de comprendre que cette miséricorde, et plus globalement l’amour de Dieu, n’a pas attendu nos prières pour s’exercer. Inutile donc d’insister. Les âmes, comme les corps, ont plus besoin de l’amour que nous leur témoignons, notamment par la prière, que des mérites auxquels nous pourrions nous croire éligibles du fait de notre piété. Pourtant nos prières sont nécessaires, comme une collaboration à l’action de la grâce de Dieu, quand elles sont compassion et confiance. Car si l’amour divin est inconditionnel, il reste exigeant : Dieu attend de nous le plus grand et le plus complet amour en retour, pour hausser l’être aimé à la hauteur de l’amant. Car il nous veut semblables à Lui. Mais notre collaboration devient incantation magique quand elle prétend déterminer la volonté de Dieu. De même que quand elle prétend à quelques mérites dans cette collaboration, comme nous l’avons vu précédemment. Nous sommes appelés à être des serviteurs inutiles. C’est le renoncement ultime. Aussi la prière doit rester – et c’est en cela qu’il ne faut pas rabâcher – détachée d’un retour attendu comme d’une gratification quelconque ; mais non sans attendre une réponse. Dans l’Espérance, nous attendons réellement que « son règne arrive ». Mais il s’agit de Son règne, de Sa volonté. Et si c’est précisément de collaboration qu’il s’agit, alors l’attente ne peut être passive. À trop être dans l’attente insistante de Dieu, il peut se faire qu’on en oublie d’être collaborateur de son action. La frontière entre la prière et l’incantation est donc ténue et rejoint un peu l’esprit de collaboration à la grâce exprimée dans cette sentence de saint Ignace de Loyola : « Agis comme si tout dépendait de toi, en sachant qu’en réalité tout dépend de Dieu. »10

Alors enfin : Jésus nous enseigne la prière. Dans la Didachè, dont il était question quelques lignes plus haut, il est demandé aux chrétiens de dire la prière du Notre Père trois fois par jour. Voilà donc que cette prière vient comme se substituer à celle rythmant le quotidien des israélites. En lieu et place – quoique peut-être en supplément dans les premiers temps – de trois prières quotidiennes bien distinctes, on redit une seule et même prière. Ce qui me semble important de comprendre ici, c’est que le Notre Père n’est pas simplement « une » prière. C’est LA prière. C’est la réponse de Jésus à la question de comment prier. Le Notre Père, et c’est ce que nous allons pouvoir découvrir, n’est pas tant une prière à apprendre qu’une prière par laquelle on apprend. C’est pourquoi c’est Dieu lui-même qui nous l’enseigne, et pourquoi nous allons nous intéresser aux moindres détails de cette prière, jusqu’aux difficultés que posent par exemple les traductions. Apprendre à prier, c’est apprendre à s’adresser à Dieu – et s’il y a un protocole pour s’adresser au pape ou à la reine d’Angleterre, on concevra sans peine qu’il faille mettre quelques formes pour parler au Très Haut. Mais prier, c’est aussi, et surtout, apprendre à L’écouter. C’est pourquoi, au commencement de la prière comme de toute liturgie, se trouve ou doit se trouver la parole de Dieu. Et nous devons être des hôtes préparés à recevoir le Verbe divin comme l’on reçoit chez soi une personne plus importante que tout autre. En la circonstance, je connais peu de personnes qui ne passeraient pas au moins pour l’occasion un petit coup de balai dans la maison.

De la nécessité d’avoir un maître de maison accueillant, ainsi que le gîte et le couvert à offrir au Seigneur pour prier, jusqu’à l’attente amoureuse qui doit caractériser la prière, nous commençons à percevoir celui qui est à la source de notre prière. « L’Esprit Saint, dont l’Onction imprègne tout notre être, est le Maître intérieur de la prière chrétienne »11, nous enseigne magnifiquement le Catéchisme de l’Église catholique. Si l’Amour est l’essence même de Dieu, il s’exprime d’abord au cœur de la Sainte Trinité12, ainsi que l’évoquent les premiers mots de la prière de Monseigneur Verdier13 : « Ô Esprit Saint, amour du Père et du Fils. » Et quand dans le Christ nous prions le Père, l’amour qui s’exprime dans la prière peut dès lors être reconnu comme œuvre du Saint Esprit en nous14. Mais encore, celui qui vient habiter dans notre cœur comme dans un temple, nous dit saint Paul, c’est aussi le Saint Esprit15. Celui qui intervient pour nous par des cris inexprimables parce que nous ne savons pas prier comme il faut : encore le Saint Esprit16. Le Souffleur17, que Jésus a promis… tout nous indique qu’avec le Notre Père, nous allons apprendre à laisser parler en nous l’Esprit de Vérité. C’est aussi ce qui rend possible la communion de prière : un seul et même Esprit Saint qui s’exprime dans la diversité des cœurs des fidèles. « C’est dans la communion de l’Esprit Saint que la prière chrétienne est prière dans l’Église. »18 C’est ce qui rend la prière proprement liturgique, et en définitive ce qui la rend vraie. « Il serait faux d’isoler ou d’opposer deux formes de prière : la prière personnelle et la prière liturgique. Toute prière vraie est une prière de l’Église ; la remise totale et aimante de l’âme à Dieu, le don que Dieu lui fait en retour, l’union consommée et durable entre l’âme et Dieu, tels sont les suprêmes mouvements du cœur, les plus haut degrés de la prière. Les âmes qui y parviennent sont véritablement le cœur de l’Église. »19