Guy Saint-Jean Éditeur
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© Guy Saint-Jean Éditeur Inc. 2016
Conception graphique de la couverture et infographie: Christiane Séguin
Révision: Suzanne Gosselin
Correction d’épreuves: Émilie Leclerc
Photo de la page couverture: © Depositphotos/konradbak
Dépôt légal — Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Bibliothèque et Archives Canada, 2016
ISBN: 978-2-89758-197-8
ISBN EPUB: 978-2-89758-198-5
ISBN PDF: 978-2-89758-199-2
Tous droits de traduction et d’adaptation réservés. Toute reproduction d’un extrait de ce livre, par quelque procédé que ce soit, est strictement interdite sans l’autorisation écrite de l’éditeur. Toute reproduction ou exploitation d’un extrait du fichier EPUB ou PDF de ce livre autre qu’un téléchargement légal constitue une infraction au droit d’auteur et est passible de poursuites pénales ou civiles pouvant entraîner des pénalités ou le paiement de dommages et intérêts.
Imprimé et relié au Canada
1re impression, septembre 2016
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Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Épilogue
— Annabelle Savaria!
Ce que ma mère peut m’énerver, quand elle m’appelle par mon nom complet. Je me reconnais quand on m’interpelle seulement par mon prénom, quand même. Surtout qu’elle n’a qu’un enfant. Aucun risque de se tromper sur l’identité de celui ou celle qui a encooore fait quelque chose qui lui déplaît.
— Annabelle! Je te parle! aboie ma mère.
Les adultes me font rire: ils veulent qu’on s’adresse à eux de manière douce et gentille, mais ils ne le font pas eux-mêmes. «Fais ce que je dis, mais pas ce que je fais.» Ouais.
— Est-ce que tu es sourde, ou quoi? me balance ma mère en entrant dans ma chambre sans cogner.
— Et toi, es-tu aveugle? Tu n’as pas vu ce qui est écrit sur ma porte: «COGNEZ AVANT D’ENTRER!!!»
D’ailleurs, ça m’a pris des semaines de négociation pour avoir le droit de poser cette affiche-là sur la porte de MA chambre. Ma mère trouvait que ça ne faisait pas feng shui ou je ne sais trop… et que ça ne fitait pas avec la décoration de SA maison. Bon, OK, elle n’a pas dit ça de cette manière. Jamais au grand jamais ma mère n’utiliserait un «anglicisme de bas niveau». J’ai donc dû «bricoler une affiche qui s’harmonisait avec les couleurs de la maison afin que ça ne détonne pas». Ses mots à elle, pas les miens!
Et sa maison, mon œil! On est trois à y habiter. Alors, c’est autant ma maison que la sienne ou celle de mon père. C’est NOTRE maison.
Et Daniella, là-dedans? Elle aussi, elle habite ici. Enfin, presque.
Daniella, c’est la nounou que j’ai depuis que je suis toute petite. Elle vient des Philippines et a immigré ici pour pouvoir travailler. Elle peut ainsi envoyer de l’argent à sa famille. Mes parents m’ont expliqué, alors que je devais avoir huit ou neuf ans, que plusieurs immigrants agissent de la sorte: ils s’installent au Québec, trouvent un boulot afin de subvenir aux besoins des membres de leur famille restés dans leur pays natal. Je trouve ça très généreux de leur part! Et je me dis que ça ne doit pas être facile, être celui ou celle qui se sacrifie en quittant tout pour un pays inconnu. Daniella, elle s’est fait des copines au Québec qui font le même travail qu’elle, mais elle ne voit jamais ses enfants, son mari, ses parents restés au pays. Même si parfois (souvent, même), mes parents me tapent sur les nerfs, je ne sais pas si j’arriverais à vivre à des milliers de kilomètres d’eux.
Daniella habite le bachelor au sous-sol et chaque matin, elle monte pour venir préparer le déjeuner, faire le ménage, le lavage, les courses, préparer le dîner, le souper, les collations même. Quand elle a le temps, elle prépare des desserts é-cœu-rants: des cannoli crémeux, des fondants au chocolat onctueux, des brownies moelleux. Juste d’y penser, j’en ai l’eau à la bouche.
Quand j’étais plus jeune, c’est elle qui venait me reconduire à la garderie, puis à l’école primaire. Elle était présente à tous les spectacles de fin d’année, à mes démonstrations de ballet. Mais pas aux matchs de soccer. Pour la simple et bonne raison que mes parents n’ont jamais accepté de m’y inscrire. «Pas assez féminin», disent-ils. Et aucune discussion n’était possible! Avec eux, quand c’est non, c’est non, point à la ligne. «Oui, mes commandants!»
Mes parents, ils étaient où, pendant ce temps? Au travail, bien sûr. Encore aujourd’hui, ils travaillent comme des cinglés. Ils disent être passionnés par leur emploi. Moi, j’aurais aimé ça qu’ils soient plus passionnés par mes arabesques et par ma danse hip-hop, mais bon. (En fait, ils ne savent pas pour le hip-hop, car je le pratique en douce. J’aimerais ça ne pas avoir peur de leur dire et pouvoir leur demander de m’inscrire à des cours, plutôt que de me pratiquer à l’école ou dans ma chambre, les écouteurs vissés aux oreilles pour être sûrs qu’ils n’entendent pas ma musique. Eh oui, j’ai peur de leur réaction! Je SAIS ce que leur réaction sera: «NON». Pourquoi? «Pas suffisamment classe, ma chère Annabelle. Ce n’est pas vrai que notre fille chérie va se rabaisser et faire de la danse de quartier ouvrier. Et les paroles de ces chansons! Que de propos orduriers!» Bon, j’exagère peut-être UN PEU.)
La voix de ma mère me ramène à notre conflit qui menace d’éclater.
— Pardon? À qui est-ce que tu penses que tu t’adresses, Annabelle Savaria? À une moins que rien? Eh bien, j’ai des nouvelles pour toi: tu t’adresses à ta mère!
Oups! Je n’aurais peut-être pas dû lui dire qu’elle était aveugle, surtout pas après la semaine de fou qu’elle vient de passer. Mais elle, elle m’a bien traitée de sourde, non? C’est tellement injuste.
Dans ces moments, elle a vraiment la mèche courte. Alors, je fais quoi? Aucune chance à prendre: je me rends.
— Je suis désolée, m’man.
— M’man?
— Maman. (Je fais très attention de bien articuler.) Je ne t’avais pas entendue.
— Et pourquoi ça? me demande-t-elle en plaçant ses poings sur ses hanches.
— Le volume de ma musique était trop fort, que je lui réponds, peu convaincue (et peu convaincante).
— Exactement. Savais-tu à quel point des décibels trop élevés peuvent endommager le tympan?
— Oui, maman. Je vais baisser le son.
— Mieux que ça: tu vas le fermer complètement et venir souper. Daniella nous a préparé un bon repas.
— Ouais, j’arrive.
— On dit «oui». Et tu as intérêt à descendre maintenant, me lance-t-elle avant de sortir de ma chambre et de descendre les escaliers.
Ce qu’elle peut m’énerver!
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La tête posée sur l’oreiller, je fais le bilan de cette soirée somme toute plutôt ennuyeuse. Après un souper durant lequel mes parents semblaient complètement absorbés par leurs téléphones intelligents, je me suis rendue à mon cours de ballet que je ne suis plus capable d’endurer! Disons que c’est bien loin de ma passion première: le hip-hop. Je trouve le rythme trop lent, j’ai la bougeotte, j’ai mal aux pieds, je me sens à l’étroit dans mon costume rose pâle qui ne me ressemble pas du tout.
En plus, il y a trop de règles pour moi. «Non, Annabelle, cambre le dos. CAMBRE le dos! M’écoutes-tu quand je parle? Allez, suis le rythme. Tu as un demi-temps de retard. ALLEZ! Concentre-toi. Tu n’es pas concentrée!»
Ouais, tu parles! Ce qu’elle peut me tomber sur les nerfs, madame Doutrelepont. Car c’est interdit de l’appeler par son prénom! Doris… ça fait pas mal moins bourgeois que Doutrelepont! C’est sûrement pour ça qu’elle veut qu’on utilise son nom de famille seulement. Et c’est «vous», évidemment.
Madame Doutrelepont m’enseigne le ballet depuis que j’ai commencé à l’âge de quatre ans. J’en ai maintenant treize! Neuf ans à l’endurer, je mériterais une médaille, un trophée, quelque chose, non?
Et la prof, ce n’est rien comparé à Anastasia! Anastasia, c’est la petite fille parfaite que tous les parents rêvent d’avoir. Elle est si belle, si douce, si gentille, si raisonnable, si généreuse, si, si, si! Et elle est tellllement bonne en ballet! Toujours la première en avant lors des spectacles. Toujours elle qui a les solos, qui est prise en exemple par la prof, qui est choisie pour être assistante dans les cours des plus petites. «Anastasia par-ci, Anastasia par-là»…
Dans les faits, nous, les élèves, on le sait que tout ça, ce n’est qu’une image. Elle parle tout le temps dans le dos des autres danseuses, elle se moque de madame Doutrelepont quand elle ne regarde pas et j’en passe.
J’ai aussi le malheur de devoir supporter Anastasia à l’école. Je dis supporter, car elle adopte la même attitude d’hypocrisie partout où elle va. Tous les élèves voudraient faire partie de son cercle d’amis, mais c’est Anastasia qui choisit. Seules Sophia, Clara et Scarlett en font partie, d’ailleurs.
Et moi, si j’ai envie de faire partie de sa gang? Nah. De toute façon, j’ai déjà une meilleure amie, Léa, et je l’adore.
À part madame Doutrelepont et ses «Non, Annabelle, pas comme ça! Reste concentrée. CON-CEN-TRÉE!», Anastasia et sa perfection, le ballet… c’est douloureux! J’ai souvent des maux de dos de m’être tenue cambrée trop longtemps, mal aux bras de les avoir maintenus de longues heures allongés de chaque côté de mon corps et ça, c’est sans parler des ampoules aux pieds. C’est si gracieux, une ballerine. Encore une fois, c’est en apparence. Ce n’est pas très joli, ce qui se cache sous les chaussons; des cicatrices près des orteils, des ampoules sanguinolentes… non, vraiment, rien de très charmant! Ce n’est pas pour rien que je ne porte jamais de sandales. Pas que je n’en ai pas envie, surtout par les journées de canicule. Disons que mes pieds ne sont pas ce qu’il y a de plus beau sur mon corps. En fait, je crois que la seule fois où j’ai osé revêtir des sandales, ma mère a failli tomber sans connaissance avant de m’obliger à aller mettre des chaussures fermées. S’il fallait que je lui fasse honte…
Une autre chose qui lui ferait honte? Entendre le style de musique que j’écoute en cachette. Elle et mon père souhaiteraient tellement que j’écoute du Chopin, du Mozart et du Beethoven! «C’est bon pour la concentration, plusieurs études le démontrent», me rappelle souvent ma mère. Je ne sais pas si elle a lu d’autres études sur les parents qui tombent sur les nerfs de leurs enfants et à quel point c’est mauvais pour eux? Sûrement pas…
Mais bon. Pour revenir au souper en famille qui a précédé mon énième cours de ballet, je devrais peut-être voir le côté positif des choses, comme me le recommande souvent ma mère. Je pourrais me contenter d’être heureuse du fait que mes deux parents – oui, oui! – étaient présents pour le repas. Disons que c’est plutôt rare.
Mon père travaille dans une banque à faire je ne sais trop quoi. Plus jeune, je m’amusais à l’imaginer en banquier dans les tunnels de Gringotts, la banque enchantée dans Harry Potter. Je crois que ça m’aidait à vivre avec ses absences prolongées – car oui, il lui arrivait de rentrer très tard alors que je dormais déjà ou pire encore, de partir à l’étranger quelque temps – de l’imaginer avec des créatures fantastiques, dans un décor qui l’était tout autant! Maintenant, je ne crois plus à toutes ces choses. Je sais simplement qu’il est souvent parti en voyages d’affaires avec je-ne-sais-qui, je-nesais-où. J’ai perdu le fil, à la longue.
Et ma mère, elle fait souvent des gardes. Elle travaille dans un hôpital en neuro-quelque chose. Je me demande si c’est normal de faire deux à trois gardes par semaine. Il me semble que si c’était une exigence pour travailler dans un hôpital, ça ne serait pas un métier très populaire, non? Je doute que ses collègues en fassent autant qu’elle. Ma mère dit que ça ne la dérange pas, qu’elle adore son travail et qu’elle le fait pour le bien-être de ses patients. Je veux bien, mais à un moment donné, c’est moi qui ne suis plus patiente!
Plus jeune, ils me manquaient tous les deux: ils n’y étaient pas le soir pour qu’on partage un repas ensemble, pour me faire prendre un bain rempli de bulles ni pour me chanter des berceuses avant de m’endormir ou encore, pour me raconter une histoire. C’est Daniella qui, la plupart du temps, s’en chargeait.
Aujourd’hui, j’ai appris à faire avec leurs absences. Et disons que parfois, ça m’arrange: je peux mettre de la musique que j’aime vraiment et danser dans ma chambre sans avoir peur de me faire prendre en flagrant délit par mes parents. Daniella ne se plaint jamais du volume de ma musique et lorsqu’elle quitte pour chez elle, vers 19 h, j’ai assez souvent la maison à moi toute seule pour au moins une autre heure. Voir le bon côté des choses, n’est-ce pas? Bon, je me couche: j’ai de l’école demain.
Le regard dans le vague, je fixe le mur – qui aurait bien besoin d’une nouvelle couche de peinture, d’ailleurs – du local de mathématiques. Alors que je mâchouille l’efface rose de mon crayon HB, je songe à mon cours de ballet d’hier. Sans grande surprise, il m’a confirmé à quel point je serais tellement plus à ma place dans un cours de hip-hop: mon chignon n’était pas parfait, tout comme mon port de tête et ma performance générale. Ça serait chouette de me faire dire ce que je fais de bien parfois, non? Il me semble que c’est ce qu’on appelle «être un bon pédagogue». Et disons que plusieurs professeurs, qu’ils enseignent le ballet ou les mathématiques – comme monsieur Jutras –, n’ont pas du tout le tour.
Monsieur Jutras, son problème à lui, c’est son dynamisme. Ou plutôt, son manque de dynamisme. Il parle si len-te-ment. À croire qu’il est sur le mode «Ralenti». Je me demande s’il y a une manette qui me permettrait de le mettre à «Play» ou encore, à «Fast Forward». De cette manière, ses cours se termineraient plus rapidement! Parce qu’en plus, il a une manie: celle de se lécher la lèvre supérieure entre CHAQUE phrase. J’ai compté une fois (eh bien quoi, j’étais dans un cours de mathématiques, après tout!), et il s’est léché la lèvre soixante-quinze fois en une heure!
Et me voilà, assise dans son cours, à fixer l’horloge qui, on dirait bien, va aussi lentement que monsieur Jutras. Juste avant la fin du cours, il nous donne nos notes du dernier examen. C’est dépitée que je quitte son local pour me diriger vers mon casier.
— Hey, Annabelle, as-tu eu ta note en maths, finalement? me questionne ma meilleure amie Léa.
— Ouin…
— Ouf! Ça n’a pas l’air fort, fort.
— Non seulement la note est poche, mais la conversation qui va suivre ce soir à propos de ma pochitude mathématicienne me donne envie de déménager sur une autre planète.
— C’est si pire que ça? s’enquiert Léa.
— Pour une personne normale, non. Mais pour moi, ou plutôt pour mes parents…
— Combien?
— 76%…
— C’est pas si mal du tout! m’encourage mon amie.
Je sais que j’aurais pu faire mieux si je n’avais pas passé mes soirées précédant l’examen avec mes écouteurs dans les oreilles à danser sur la plus récente chanson de Lady Gaga. Évidemment, mes parents ne se sont doutés de rien. En fait, ils n’étaient pas à la maison les trois quarts du temps et lorsqu’ils y étaient, ils étaient absorbés par leur BlackBerry. Ils ne sont donc pas montés au deuxième pour s’assurer que j’étais bel et bien en train d’étudier. Techniquement, c’est un peu leur faute si je n’ai pas eu une si bonne note, non?
Après avoir tenté de me faire un sourire encourageant, Léa passe en coup de vent à son casier avant de se rendre à son prochain cours. C’est qu’elle a la fâcheuse habitude d’être souvent en retard. Elle a reçu une quantité folle de billets jaunes qui lui ont valu un nombre encore plus fou de retenues. C’est drôle parce que moi, c’est ce que j’aime d’elle. Pas qu’elle soit en retenue! Mais qu’elle soit un peu (beaucoup) dans sa bulle. Ça lui fait faire plein de gaffes hilarantes, comme foncer dans Éric Villeneuve, LE gars cool de l’école, sans même s’en rendre compte, ou encore, oublier d’ouvrir sa bouche lorsqu’elle prend une gorgée d’eau sur l’heure du midi.
C’est dommage qu’on n’ait presque aucun cours ensemble cette année. L’an passé, en secondaire 1, on était dans le même groupe repère. C’était génial! On avait presque tous nos cours ensemble. On pouvait faire nos travaux d’équipe à deux, se transmettre de la correspondance pliée de manière artisanale sans que les enseignants ne s’en rendent compte et se plaindre des mêmes enseignants. On était tellement déçues, en venant chercher nos horaires de secondaire 2, de constater que ce ne serait pas le cas cette année. On n’a qu’un cours en commun, et ce n’est même pas le cours d’anglais, avec madame DiLala, la femme du fameux monsieur Jutras. Autant lui, il parle lentement, autant elle, elle semble avoir avalé une carafe entière de café avant de commencer sa journée. Et elle ne parle qu’en anglais, of course. Je la soupçonne d’avoir pris toute l’énergie de son charmant mari: ça expliquerait pourquoi il n’en a aucune et elle, elle en a pour deux.
Je m’en vais justement retrouver cette chère madame DiLala pour mon prochain cours. Un avant-midi complet dans l’ambiance du couple Jutras-DiLala… un vrai bonheur!
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Enfin l’heure du dîner. Je n’ai eu que deux cours et déjà, j’ai de quoi occuper mes prochaines soirées en devoirs. Vive le collège privé! Vive le secondaire! Je blague, évidemment.
Je ne sais même pas si je pourrai pratiquer mes nouveaux moves de hip-hop trop nice que j’ai vus dans une vidéo sur YouTube. «Annabelle, ne perds pas ton français, cette langue si belle, si riche, chantée par Vigneault!» Ça y est, je deviens folle: j’entends la voix de ma mère dans ma tête.
Après mes questionnements sur l’état de ma santé mentale, je vois Léa qui passe à la course.
— Hey, Léa!
Elle poursuit son chemin. Je tente plus fort:
— LÉA!
Toujours rien.
— LÉA-LA-LUUUUUUNE! La terre appelle Léa, la terre appelle Léa, fais-je en imitant la voix d’un robot.
— Hein, quoi? dit-elle en se retournant à gauche et à droite, à la recherche de la personne qui l’interpelle, en l’occurrence moi.
— T’es prête pour le dîner? Moi, je meurs de faim: je viens de passer deux heures avec Monsieur Ralenti et Madame Ressort dans le Derrière: ça gruge de l’énergie et ça ouvre l’appétit, mon kiki!
— Ha! Ha! Ha!
— Au moins, on a notre cours de français cet aprèm. On va pouvoir compter le nombre de «auquel» que madame Lescarbeau va dire.
Madame Lescarbeau dit TOUT LE TEMPS «auquel». Même quand ça n’a aucun rapport dans la phrase. Un bel exemple de professeur de français, hein? Je pense qu’elle est en amour avec ce mot-là. Si elle avait la chance de se marier avec lui, je suis certaine qu’elle sauterait sur l’occasion. Mais bon. Je pense que même un mot ne voudrait pas d’elle.
C’est qu’elle est… Disons qu’elle a… Elle est grosse, bon. Énorme, même. Ça y est. Je l’ai dit. Et elle a du poil sur le menton. Et le visage suintant. Et elle parle sur le bout de la langue. Elle n’a vraiment rien pour elle, comme on dit. Bon, OK, j’arrête. Je sais, ce n’est vraiment pas respectueux. Même si c’est vrai. Pour que le cours ne soit pas trop pénible, Léa et moi avons trouvé un passe-temps: compter le nombre de «auquel» qu’elle dit en une heure. Son record jusqu’à maintenant? Quarante-six. Et ça ne fait qu’un mois et demi que l’école est commencée. Je gage qu’elle va se rendre au moins jusqu’à soixante. Léa ne croit pas que c’est possible. On verra bien qui a raison. On a parié une crème glacée. Humm, je peux déjà sentir la victoire, goûter la crème glacée au chocolat du Bilboquet que je vais prendre en juin prochain. Juste d’y penser, j’en ai l’eau à la bouche. J’adore la crème glacée. Mais ma mère ne veut pas que j’en mange trop souvent. S’il fallait que je n’entre plus dans mon léotard de ballet! Grrr…
En entrant dans la cafétéria, Léa et moi remarquons tout de suite Anastasia, la reine de l’école. Disons que c’est difficile de ne pas la remarquer, du haut de ses 5 pieds 7 pouces, avec son fan-club de girls qui l’entoure. Des filles qui voudraient tellement être comme elle. Pff!
— Annabelle!
Ah non! Elle m’a vue. Et elle m’interpelle. Ce n’est pas bon signe. Ce n’est jamais bon signe quand Miss Parfaite interpelle une autre fille n’appartenant pas à son clan devant une foule.
Je me retourne vers elle lentement, en espérant que j’ai halluciné sa voix (eh bien quoi! j’hallucine bien la voix de ma mère, après tout).
— Ne mange pas trop ce midi, me lance Anastasia.
Merde. Elle est là pour vrai.
Je garde le silence le regard fixé sur elle, attendant la suite. Car ça viendra. Je sais que ça viendra. Dans trois, deux, un…
— Tsé, c’est pas parce que tu as eu une note vraiment mauvaise en maths qu’il faut que tu manges tes émotions. Ton petit ventre commence à paraître dans le cours de madame Doutrelepont.
Quoi? Elle a vraiment du front tout le tour de la tête, elle! Comment sait-elle que j’ai eu une mauvaise note? Et un «petit ventre», vraiment? N’importe quoi. Je répète mon mantra dans ma tête: «Ne pas lui montrer que ça me fait de l’effet, ne pas lui montrer que ça me fait de l’effet…»
Je soupire en guise de réponse et je continue mon chemin avec Léa, qui me prend par le bras pour m’inciter à la suivre. Et j’entends les «fans» d’Anastasia s’esclaffer.
— Elle hallucine, elle! tente de me rassurer Léa.
Je lui souris, peu convaincue. Je baisse le regard pour observer discrètement mon ventre, que je rentre.
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Quarante-cinq. Quarante-cinq «auquel». Madame Lescarbeau était si proche de son record. J’imagine que ça sera pour une prochaine fois. Léa et moi, on s’est presque fait sortir du cours: on a eu un fou rire qui était difficile à dissimuler, disons.
Non, mais, «Lescarbeau». Quel drôle de nom. Ça ressemble à «escargot» et «escabeau». Un escargot qui transporte un escabeau sur son dos? C’est exactement cette réplique que Léa m’a lancée avant que je sois prise d’un éclat de rire incontrôlable.
Aujourd’hui, madame L’Escargot nous a parlé avec passion du livre «auquel Romain Gary a écrit, La vie devant soi». Oui, oui: elle a glissé un «auquel» dans cette phrase. Pas étonnant qu’on s’inquiète tous lorsqu’elle doit corriger une dictée ou pire, une production écrite. «Mademoiselle Annabelle, vous avez oublié un ” auquel ” dans cette phrase: “ J’aime faire de la danse hip-hop. ”» Ha! Ha!
En lien avec la lecture de La vie devant soi, on aura une réflexion à faire sur «le droit à l’euthanasie des personnages principaux». Tiens, pas de «auquel» dans cette phrase. Est-ce qu’elle serait en train de guérir de sa auquellutite aiguë?
Une fois le cours terminé, je suis déchirée entre la hâte que la dernière période finisse et le désir d’étirer cette dernière heure. C’est que je n’ai pas du tout envie de rentrer et d’avoir une discussion avec mes parents sur «l’importance de s’appliquer dans son cheminement scolaire» et sur «les répercussions des mauvaises notes sur le dossier». C’est immanquable: autant ils sont souvent absents de la maison à mon retour de l’école, autant ils y sont quasiment tout le temps lorsque j’ai de mauvaises nouvelles à leur annoncer. Est-ce que je peux disparaître jusqu’à demain matin? S’il vous plaît, quelqu’un (avec des pouvoirs magiques, de préférence)?
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