Copyright © 2014 Laura Frantz
Titre original anglais : The Ballantyne Legacy: Love’s Fortune
Copyright © 2015 Éditions AdA Inc. pour la traduction française
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Éditeur : François Doucet
Traduction : Isabeau Harewicz (CPRL)
Révision linguistique : Féminin pluriel
Correction d’épreuves : Nancy Coulombe, Catherine Vallée-Dumas
Conception de la couverture : Matthieu Fortin
Photo de la couverture : © Brandon Hill
Mise en pages : Sébastien Michaud
ISBN papier 978-2-89752-614-6
ISBN PDF numérique 978-2-89752-615-3
ISBN ePub 978-2-89752-616-0
Première impression : 2015
Dépôt légal : 2015
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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Frantz, Laura
[Love’s fortune. Français]
La richesse de l’amour
(L’héritage Ballantyne ; 3)
Traduction de : Love’s fortune.
ISBN 978-2-89752-614-6
I. Harewicz, Isabeau, II. Titre. III. Titre : Love’s fortune. Français. IV. Collection : Frantz, Laura. Héritage Ballantyne ; 3.
PS3603.R36L68314 2015 813’.6 C2015-940792-3
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À mon fils, Paul,qui apporte une joie infinie grâce à son violon.
Alors jetez les amarres. Voguez loin des ports connus. Laissez l’alizé gonfler les voiles. Explorez. Rêvez. Découvrez.
— Mark Twain
Avril 1823
James Sackett se souviendrait de ce moment toute sa vie. Il n’était qu’un garçon, mais il se sentait adulte. Libre. Comme s’il avait des ailes. Comme un maître. Comme le jeune homme qui se tenait à côté de lui.
Ansel Ballantyne posa une main ferme sur son épaule et plissa les yeux devant le reflet aveuglant de la mer.
— Prêt, James ? Pour une nouvelle aventure ?
James leva la tête vers Ansel et sourit. Il se sentait aussi proche de lui que d’un membre de sa famille, sa vie entrelacée à celles des Ballantyne comme elle ne l’avait jamais été. Il ne se retourna pas vers les flèches et les clochers de Philadelphie qui s’estompaient. Il regardait en avant, vers le fier beaupré du navire. Vers l’Angleterre.
— Pittsburgh ne te manque pas, j’espère.
James secoua fermement la tête comme pour chasser cette idée.
— Je veux vous rendre fier, monsieur. Je veux que maître Silas et maîtresse Eden soient heureux que je sois avec vous.
— Tu es de bonne compagnie, James. J’espère un jour avoir un fils tel que toi, dit Ansel en faisant face au vent salin, les traits tirés de son visage se détendant. Peut-être t’enseignerai-je le violon pendant que nous sommes en mer. Quand nous arriverons à Liverpool, tu pourrais bien me surpasser.
Cette idée réchauffa sincèrement le cœur de James. Ils se tinrent ensemble, comme un seul homme, regardant l’océan si vaste et si bleu qu’il semblait que le ciel était sens dessus dessous.
« Oh, être un Ballantyne. »
James n’en était pas un, mais il aurait voulu l’être.
Peut-être qu’être l’apprenti d’un Ballantyne était le meilleur second choix.
Bientôt, je retournai dans ma famille avec la ferme intention de l’installer au plus tôt dans le Kentucky, que j’estimai être un second paradis.
— Daniel Boone
Cane Run, Kentucky
Août 1850
Son père ne portait plus son crêpe de deuil.
Le choc glaça Wren. Pendant deux ans, son père avait porté à sa manche ce rappel de la perte de sa mère, aussi révélateur que les rides de douleur gravées sur son beau visage. Pas une fois il n’avait retiré la soie noire. Mais aujourd’hui, le crêpe n’était pas là. Et Wren se mourait de savoir ce qui se passait dans la tête rousse de son père.
Tout avait commencé avec l’arrivée d’une lettre provenant de loin en amont. De New Hope. Wren avait payé la livraison la veille et des questions s’étaient bousculées dans sa tête lorsqu’elle avait examiné l’élégante écriture. Ansel Ballantyne, Cane Run, Kentucky. Ils recevaient beaucoup de courrier, surtout en provenance de l’Europe et des collectionneurs de violons et des luthiers là-bas, ou de la famille de sa mère, les Nancarrow, en Angleterre. Mais ils ne recevaient pas de courrier de Pennsylvanie avec un filigrane du comté d’Allegheny duquel l’encre coulait sur les bords du papier froissé.
Elle courut jusqu’à la maison et arriva à la porte de leur demeure en pierre, le visage empourpré et si essoufflée qu’elle ne put qu’agiter l’enveloppe entre ses doigts. Alors que la lettre passait de ses mains à celles de son père, elle étudia son expression.
Il était pensif. Surpris. Réticent.
Wren sentit qu’il avait besoin de solitude. Elle se retourna et s’enfuit pieds nus pour grimper la montagne à l’arrière de leur maison jusqu’à ce que ses poumons brûlent. Là, elle posa ses genoux sur la surface plate d’un rocher et se délecta des dernières lueurs du jour.
Les eaux du fleuve devant elle n’étaient pas bleues, mais dorées. Large et sans fin, le fleuve berçait un bateau à vapeur solitaire, dont la partie supérieure de la roue à aubes portait des inscriptions sophistiquées, loin du canot rustique de son enfance. Où le bateau allait, elle ne le savait ni ne voulait le savoir. Son monde commençait et se terminait depuis toujours sur cette montagne familière.
Elle ne redescendit que lorsque la voix rauque de son père résonna dans la lumière du crépuscule qui baignait la montagne, la rappelant à la maison. Le dîner que leur gouvernante Molly avait préparé l’attendait. Wren jeta un œil à la cuisine. Aucun signe de Molly. Aucune lettre en vue. Seulement de vieilles tasses remplies de cidre, de grands bols de bouillie de semoule de maïs et du pain de maïs bien beurré.
— A bheil an t-acras ort ? lui demanda son père, debout dans l’embrasure de la porte du salon, dans la langue gaélique qu’il utilisait avec elle depuis son enfance, réconfortante et familière comme les édredons cousus à la main de Molly.
As-tu faim ?
Faim ? Oui. Elle avait faim de revoir sa mère, faim d’explications quant à la disparition du crêpe de deuil et de cette lettre mystérieuse venant d’en amont. Elle acquiesça, prit place, puis attendit la prière. Les larmes lui montèrent aux yeux lorsque son père la récita. Les mots étaient ceux de sa mère et ils invoquaient sa douce présence à nouveau.
— Notre Père, que nos cœurs soient redevables pour toutes Tes bontés, et que nos âmes soient à l’écoute des besoins des autres, à travers Jésus-Christ, notre Seigneur. Amen.
Il y eut un moment de silence.
— J’ai reçu des nouvelles de Pennsylvanie.
Ansel but un peu de cidre et désigna la lettre posée sur le manteau de la cheminée.
— Des Ballantyne ?
Wren s’étouffa presque en posant la question, les grains du pain de maïs se coinçant dans sa gorge.
— Oui. Ils n’avaient pas écrit depuis longtemps. Et je ne leur ai pas rendu visite depuis plus longtemps encore. Les choses changent, là-bas…
Un voile de chagrin couvrit le bleu de ses yeux. Il but une autre gorgée de cidre, puis se leva brusquement de sa chaise, qui tomba presque au sol.
— Je crains d’avoir été absent trop longtemps.
Il jeta sa serviette sur la table et sortit en boitant par la porte de derrière, sa vieille blessure meurtrissant Wren tandis qu’il disparaissait parmi les arbres chargés de fruits. Wren se retrouva seule avec ses questions pressantes dans la chaleur de la cuisine.
Toute sa vie, elle s’était interrogée sur sa famille de l’ouest de la Pennsylvanie. Elle avait entendu la romantique histoire de son grand-père écossais, Silas Ballantyne, qui était arrivé d’au-delà des montagnes au siècle précédent et qui avait bâti une magnifique maison en pierre pour sa femme. Wren était certaine que les rumeurs qui circulaient avaient été embellies par les habitants de Cane Run avec le temps. Quelque chose de fâcheux avait fait fuir son père voici plus de vingt ans. C’était là une autre énigme.
Elle ramassa le bol de bouillie de son père, le mit sur les braises du foyer pour le garder chaud et plaça son assiette de pain de maïs dessus. Bien qu’il soit sorti, sa profonde inquiétude s’attardait dans la pièce. Wren ne l’avait pas vu aussi afflocht1 depuis la mort de sa mère.
Elle jeta un œil au manteau de la cheminée et soupira. La lettre, instigatrice de toute cette agitation, semblait la narguer à côté du crêpe de deuil enroulé, remplie de mystère.
* * *
Le chant des oiseaux la réveilla, comme tous les matins depuis un peu plus de vingt ans. Wren reconnut l’odeur du café et du vernis. Quelqu’un travaillait dans l’atelier situé de l’autre côté du passage couvert, à l’extrémité sud de la maison. Les instruments séchaient mieux là-bas, absorbant le soleil par le puits de lumière dans la voûte du plafond, et l’éclat de cette salle faisait ressortir le riche grain de pin et d’érable des violons achevés.
Elle s’habilla rapidement et prit un tablier, puis attacha ses cheveux en une tresse lâche qu’elle fixa avec un vieux ruban rose. Il détonnait tristement avec sa robe bleue et ses souliers bruns, lui donnant l’air d’une vielle courtepointe. Elle ne se tracassait jamais bien longtemps à propos de sa garde-robe dépareillée et ne se souciait pas de son apparence. Du vernis renversé ou des coups de ciseaux avaient gâché plus d’une robe.
La porte de l’atelier était grande ouverte et Wren pouvait voir le long support qui occupait toute la longueur de la salle et les violons brillants comme des joyaux suspendus telles les perles d’un collier. L’odeur du vernis était forte, mais pas désagréable, et concurrençait celle, piquante, du bois fraîchement coupé. Elle s’attarda sur le pas de la porte et balaya l’atelier du regard. Son père ? Non, seulement Selkirk, l’apprenti de celui-ci. À califourchon sur un banc et de dos, il taillait la crosse d’un violon dans une pièce de bois de pin.
— Bonjour, Kirk.
— Bonjour, Wren.
Il leva à peine la tête, gardant son ciseau près du bois, ses hauts-de-chausse couverts d’un nuage de copeaux.
— L’archet pour McCoy est terminé, lui dit-elle. Je l’ai poli à la pierre ponce et huilé, hier. Mais vous devrez l’essayer d’abord.
Elle ne comptait plus le nombre d’archets qui ne satisfaisaient pas aux critères. Les instruments qu’ils fabriquaient devaient être impeccables. La réputation de luthier de son père en dépendait.
— Je ne ferai aucune livraison aujourd’hui, dit Selkirk à voix basse, pensif. Votre père est parti pour Louisville. Une histoire de réservation de passage vers Pittsburgh.
Wren se figea, oubliant presque à quel point il était étrange d’être seule avec Selkirk, sans son père. À l’extérieur, Molly accrochait des draps sur la corde suspendue de la maison à l’atelier. Molly la muette, comme l’appelaient les habitants de Cane Run. Lorsque celle-ci était petite, elle avait été étranglée par un marchand d’esclaves qui lui avait volé sa voix.
Wren refoula les émotions qui obstruaient sa propre gorge alors qu’elle fixait son regard sur les instruments qui décoraient la pièce ensoleillée. Pas seulement des violons, mais aussi des mandolines, des tympanons et des psaltérions, fruits du travail de leurs mains et de leur cœur.
— Pittsburgh semble vraiment très loin.
Kirk haussa les épaules.
— Ce n’est qu’à quelques centaines de kilomètres. Un bateau à vapeur les couvre rapidement.
Il leva la tête et son ciseau.
— Ne voulez-vous pas rencontrer vos parents Ballantyne, Wren ?
Le voulait-elle ? En vérité, elle pensait rarement à eux, à part à Noël, lorsque sa grand-mère Ballantyne lui envoyait de magnifiques mais peu pratiques cadeaux : un coffre à bijoux en émail, un châle de cachemire, une ombrelle à poignée d’ivoire. Des objets bien plus luxueux que ceux qui l’entouraient depuis son enfance.
— La plupart du temps, je ne pense pas du tout à eux.
Kirk rit.
— Eh bien, ils pensent à vous, eux. Ils ont même nommé un de leurs bateaux à vapeur en votre honneur. Il s’appelle le Rowena.
— Vous n’êtes pas sérieux.
— Si, je l’ai vu à Louisville alors qu’on le chargeait de marchandises. Un excellent bateau, par ailleurs, qui mérite bien son nom.
— Mais… pourquoi ?
— Parce que les Ballantyne baptisent leurs bateaux à vapeur d’après les jupons… heu, les dames de la famille.
— Mais je suis loin d’être une dame, répondit-elle en regardant son tablier taché.
— Vous le serez peut-être lorsque vous reviendrez ici.
L’idée même la fit sourire. Elle prit un archet achevé et un violon dont les cordes venaient tout juste d’être posées. Puis, elle entama une gigue joyeuse comme si la musique pouvait chasser cette idée saugrenue de la pièce. Mais l’air ne fit que distraire Kirk, l’empêchant de travailler.
Le visage de l’apprenti se fendit d’un sourire amusé.
— Si vous leur chatouillez les oreilles avec votre violon, ils pourraient bien vous pardonner pour Cane Run. À dire vrai, Wren, cet endroit n’est pas pour vous. Vous n’êtes pas comme les Clark, les Landry et les Macken qui ont fondé cet endroit. La famille de votre mère est d’origine anglaise, pas vrai ? Et votre père, malgré toute son humilité et sa simplicité, demeure un Ballantyne.
— Je doute que New Hope soit pour moi.
— Comment le saurez-vous tant que vous n’y serez pas allée ?
« Parce que le cœur sait simplement certaines choses. »
— Si quelqu’un avait nommé un bateau à mon nom et me suppliait de venir le voir en amont, je serais le premier à monter à bord.
Kirk changea d’outil.
— C’est un peu étrange que votre père ne parle que rarement de sa famille. Je me demande ce qui l’a poussé à quitter le Kentucky, en premier lieu.
Wren posa le violon sur ses genoux.
— Tout ce que je sais, c’est que papa a quitté la Pennsylvanie lorsqu’il était aussi jeune que vous pour voguer vers l’Angleterre. Il s’est mis au service des Nancarrow, des luthiers du Pays de Galles, et a épousé ma mère. Après ma naissance, ils sont venus vivre dans le Kentucky.
— Ce ne sont que de simples faits. Vous devriez découvrir ce que vous pouvez avant de partir.
Wren devint silencieuse et songea la tournure récente des événements, le bateau Rowena et Louisville, un endroit qu’elle n’avait jamais vu.
— Quand papa sera-t-il de retour ?
— Demain ou à peu près.
Elle était accoutumée à ses absences. La chasse aux violons l’éloignait souvent pendant plusieurs mois. Parfois, sa mère l’avait accompagné, mais Wren, jamais. Depuis la mort de sa mère, son père n’était allé nulle part.
Pourquoi donc voulait-il retourner en Pennsylvanie ?
1. N.d.T.: Terme écossais signifiant « retourné ».
Rien n’est plus pénible à l’esprit humain qu’un grand et brusque changement.
— Mary Shelley
Où que l’on se tienne sur le quai de Louisville, on ne pouvait manquer l’énorme bateau à vapeur et les lettres élaborées qui composaient son nom. La chaleur envahissait le visage de Wren et mouillait son front comme elle étudiait les détails du navire. Il y avait quelque chose de presque arrogant dans son allure, et Wren aurait voulu se fondre dans le courant boueux pour se laisser emporter devant son excès d’ornementations.
C’était donc là le Rowena.
Un simple Wren aurait suffi.
Aujourd’hui, alors qu’elle se tenait sous la chaleur étouffante du soleil, rien n’était comme elle l’avait pensé. Louisville aurait dû être plus petite. Moins sauvage. Moins sale. Des mots qu’elle n’avait jamais entendus lui blessaient les oreilles comme des débardeurs transportaient leur chargement tout autour d’elle, essayant de mettre des barriques et des balles de foins sur des vaisseaux qui s’étendaient aussi loin que le regard portait. Des marchands bruyants transportaient leurs marchandises de tout côté. Arachides grillées, blagues de tabac, fleurs se flétrissant et brochures religieuses.
Juste devant Wren, son père marchait aisément parmi la foule, saluant de son chapeau et parlant aux membres d’équipage. L’étonnement parcourut Wren. Était-ce vraiment là son cher père ? Le simple luthier qui fabriquait des instruments, reclus dans sa boutique de Cane Run ? Ou était-ce plus un Ballantyne, un homme du monde, poli et plaisant ?
Wren jeta un coup d’œil par-dessus son épaule pour s’assurer que Molly suivait. Lorsqu’elle se retourna, elle tomba presque sur un garçon aux pieds nus, à la peau et aux yeux aussi noirs que la nuit, qui tendait une petite main. Il leva des yeux affamés vers elle. La sympathie envahit Wren. Elle se baissa, ses jupes formant un cercle autour d’elle. Elle ouvrit son sac et regarda les deux biscuits que Molly avait enveloppés d’un mouchoir avec quelques sous.
— C’est tout ce que j’ai, sinon je t’aurais donné plus, dit Wren au garçon.
La gratitude brilla dans les yeux du garçon et il prit le cadeau. Molly hocha la tête en signe d’approbation comme le garçon disparaissait dans la foule colorée. Devant elles, sur la plate-forme d’embarquement, son père saluait un homme vêtu d’un manteau à boutons de cuivre et coiffé d’un chapeau haut de forme, dont le visage était bruni par le soleil. Le capitaine ?
— Heureux de vous avoir à bord pour ce voyage, Ansel. Je vois que vous ne voyagez pas seul.
Lorsque le capitaine Dean se tourna vers Wren et fit une petite révérence, Wren put à peine parler. Le nouveau corset qu’elle portait pressait pratiquement ses poumons hors d’elle. Elle se sentait aussi plate et flétrie que les fleurs sauvages qui séchaient entre les pages de sa bible.
— Voici ma fille, Rowena.
Devait-elle faire la révérence ? Mal à l’aise, elle tendit la main.
— Je suis enchantée, capitaine.
Les yeux du capitaine brillèrent d’une lueur qu’elle ne put nommer comme il embrassait les doigts gantés de Wren.
— Tout le plaisir est pour moi, mademoiselle Ballantyne.
Son souffle lui manqua davantage lorsque, après avoir embarqué, ils furent amenés au grand salon, dont les fenêtres et les miroirs à dorures s’élevant du plancher au plafond multipliaient son reflet. Ils n’avaient qu’un miroir à main et un petit miroir à la maison. Wren regarda son reflet, sous le choc. Enveloppée de lin et de dentelle, elle désirait tant ses vieux vêtements, confortables comme une seconde peau. Elle se sentait ligotée comme une volaille dans sa crinoline de damas.
Le capitaine donna l’ordre de lever la planche de débarquement du quai animé.
— À six nœuds et six mille miles, nous devrions toucher terre tôt en matinée demain. D’ici là, le meilleur chef de La Nouvelle-Orléans est à bord, et vous occuperez les meilleures cabines, dit le capitaine avant de se tourner vers Wren avec un sourire expérimenté. Votre grand-mère a donné des instructions spéciales quant à vos quartiers. Si vous avez besoin de quoi que ce soit d’autre…
— Je suis sûr que nous ne manquerons de rien, répondit son père avec l’aisance d’un homme qui avait fait cela des dizaines de fois.
Bien que Wren tentât d’être aussi calme que son père, il semblait que des milliers de papillons virevoltaient en elle.
Un agent de bord les conduisit en haut d’un élégant escalier double, vers un large pont ensoleillé. Wren posa une main gantée sur la rampe de bois peinte comme le rugissement des machines éloignait le navire du quai. Le mur lambrissé devant elle était éclairé de lampes givrées, les boiseries étaient élégantes et polies, et le tapis sous ses pieds était aussi doux que de la laine d’agneau.
La porte d’une cabine de luxe s’ouvrit sur une pièce embellie d’érable moucheté et d’objets de métal plaqué or. Le parfum de fleurs fit tourner la tête de Wren. Du damas usé par le soleil et de grandes fenêtres les attendaient, un décor luxuriant pour les nombreuses roses blanches et roses dans des vases de verre taillé. Les fleurs préférées de sa mère. La pointe de tristesse dans la poitrine de Wren sembla plus aiguë dans un endroit si étrange.
— Le dîner est servi à dix-neuf heures, dit l’agent de bord en faisait une petite révérence.
Lorsque Wren rejoignit son père dans la salle à manger, Molly l’avait couverte de roses et avait coiffé ses cheveux, puis elle était restée derrière pour s’occuper de leurs bagages.
Un serveur la fit asseoir à une table recouverte d’une nappe en lin surplombant le promontoire. Une dizaine d’autres tables les entouraient, mais elles étaient toutes vides.
— Papa, sommes-nous les seuls à bord ?
— Oui, il n’y a que nous, l’équipage et de nombreuses marchandises de La Nouvelle-Orléans.
Assise sur le bout de sa chaise, Wren laissa la solitude de ce fait s’imprégner en regardant un héron aux longues pattes sur la rive lointaine.
— Le bleu te va bien, Wren, dit son père en la regardant comme il ne l’avait pas fait depuis plusieurs jours, préoccupé comme il l’avait été. Tu es une adulte, maintenant. Presque comme ta mère quand je l’ai vue pour la première fois.
Wren baissa les yeux sur les plis bleu glacial de sa robe, une parmi la douzaine rapidement achetée d’une couturière de Louisville le jour d’avant.
— C’est surtout l’œuvre de Molly. Je ne saurais comment enfiler ou retirer cette robe sans elle.
— Tu auras probablement une femme de chambre à New Hope.
— Une femme de chambre ? demanda Wren, à qui cette idée semblait aussi peu plaisante que les corsets et les crinolines. Et Molly ?
Wren lut la réponse dans les yeux de son père avant qu’elle n’ait franchi ses lèvres.
— La Pennsylvanie, Pittsburgh, n’est pas comme le Kentucky. Nous ferons les choses différemment là-bas.
Wren resta silencieuse comme une soupe crémeuse était servie avec du pain et des petites mottes de beurre en forme de cygnes. L’admiration devint confusion lorsqu’elle compta les quatre cuillères gravées d’un B élaboré. Elle imita son père lorsqu’il en choisit une, et son autre main serra le mouchoir sur ses genoux. La serviette, comme l’avait appelée le serveur.
Consciente des regards du personnel, Wren fit comme son père et baissa la tête. Mais ici, dans cette grandeur guindée, son humble prière en gaélique semblait ne pas avoir sa place.
Son père s’adossa, l’air chagriné et aussi peu affamé qu’elle.
— Je sais que ce voyage est quelque peu un choc pour toi. La lettre est arrivée… Quand déjà ? La semaine dernière ? Je me rends compte que je t’ai trop protégée. Surprotégée. Ta mère disait toujours que j’aurais dû t’emmener en amont bien des années auparavant…
Wren se raidit, la cuillère à soupe en l’air, et elle fut touchée par la lueur dans ses yeux. Son père semblait habituellement s’effondrer à toute mention de sa mère.
— Tout ira bien pour moi, papa. Ne t’inquiète pas.
— Il est temps que tu rencontres sa famille… Plus que temps, dit-il en sortant une lettre de sa poche, qu’il poussa vers Wren. Ceci aidera à expliquer les choses.
Wren posa sa cuillère et ouvrit la lettre. L’écriture de sa grand-mère Ballantyne était jolie, bien que fragile, un fin tissage de mots qui implorait son père de rentrer à la maison.
Nous avons besoin de toi ici, Ansel. Nous devons revoir Wren. Nous devenons vieux et ne pouvons plus nous passer de toi. Je m’inquiète beaucoup de la santé de ton père. Il demeure fort, mais les années ont laissé leur marque. S’il te plaît, viens si tu le peux. Et reste, si tu le désires…
Wren replia la lettre et la mit entre son père et elle. Son regard s’attarda sur la manche de son père et elle sentit son cœur se serrer. Bien que le bandeau de deuil ne soit plus là, son père était toujours brisé. Toujours en deuil. Wren avait besoin de ce rappel. Elle devait oublier sa réticence à faire ce voyage. Elle devait aider son père à se sentir entier ou elle aurait à jamais l’impression de l’avoir poussé trop tôt vers la tombe.
— Je me souviens d’une fois, quand j’étais jeune, où une femme aux cheveux noirs est venue nous rendre visite, dit Wren en fouillant pour trouver un souvenir poussiéreux et en tentant de sourire. Elle portait une robe bleue comme un œuf de rouge-gorge et un collier de perles. C’était la plus belle femme que je n’avais jamais vue, à part maman.
Ansel acquiesça, les yeux rivés sur les roses au centre de la table.
— C’était ta tante Ellie.
— Ellie ?
— Ma sœur Elinor.
Ansel but une gorgée d’eau, mais ne mangea pas.
— Elle est la maîtresse de River Hill, situé non loin de New Hope. Aux dernières nouvelles, le juge Jack et elle ont onze enfants, la plupart d’entre eux étant des garçons.
Wren en resta bouche bée. Presque une douzaine d’enfants alors que son père n’avait qu’elle. Une fille en plus. Un autre plat fut posé devant eux, quelque chose flottant dans de la pâte et de la crème. Wren s’obligea à manger.
— Est-ce qu’il n’y avait qu’Ellie et toi ?
— Il y a Andra et Peyton. Mais c’était d’Ellie dont j’étais le plus proche.
Ces brèves paroles attisèrent sa curiosité, sinon sa faim. Elle goûta au plat et fut agréablement surprise.
— Je ne suis pas sûre de ce que c’est, mais ce pourrait bien être ce qui lie le corps et l’âme.
Ansel sourit et piqua la nourriture de sa fourchette.
— De la barbotte, mais pas comme Molly et toi la préparez.
Wren hocha la tête distraitement.
— Parle-moi de tante Andra.
— On disait autrefois d’Andra qu’elle était la belle de Pittsburgh, mais elle a renvoyé tous ses prétendants d’où ils venaient.
Ses mots n’avaient pas la même chaleur que lorsqu’il avait parlé d’Ellie.
— Elle vit à New Hope avec ton grand-père et ta grand-mère.
Wren prit note d’être prudente avec cette tante inconnue.
— Et oncle Peyton ?
— Je te laisserai tirer tes propres conclusions à propos de mon frère et de son héritier.
Wren ne put ignorer le ton sombre de sa voix. La voix de Selkirk revint à l’esprit de Wren, défiant son ignorance.
« Ce sont de simples faits. Vous devriez découvrir ce que vous pouvez avant de partir. »
Wren prit une profonde inspiration.
— Papa, je serais plus rassurée si tu m’en disais plus. Comme les raisons pour lesquelles tu as quitté la Pennsylvanie, en premier lieu.
— Je te dois une réponse. Mais par où commencer…
Son visage se voila comme si Wren avait touché un point sensible.
— Il y a plusieurs années, lorsque j’avais ton âge, notre famille abritait des esclaves en fuite à New Hope et les aidait à recouvrer la liberté. Après un certain temps, nous avons été suspectés, et je suis devenu la cible de chasseurs de prime et de leurs semblables. Certains des esclaves que nous avions aidés ont été attrapés et renvoyés vers le sud. Les choses sont devenues de plus en plus dangereuses. J’ai décidé de partir pour l’Angleterre après qu’on eut attenté à ma vie.
Wren se glaça, tamisant les mots prudemment choisis pour en extraire le sens principal.
— Quelqu’un te voulait du mal ? Est-ce pourquoi tu boites ?
Il avait toujours pris la chose à la légère, lui disant que c’était un accident.
Le regard d’Ansel rencontra celui de Wren, et elle lut la réponse.
— Je croyais, après le temps passé en Angleterre, qu’il n’y avait plus de danger. Mais une nuit, sur la route en dehors de Pittsburgh, des coups de feu ont été tirés et m’ont blessé. Ta mère et toi étiez avec moi, et j’ai su sans l’ombre d’un doute que je devais vous emmener en sécurité. Le Kentucky semblait le meilleur refuge.
— Tu voulais nous mettre à l’abri, nous protéger.
Cela, Wren pouvait le comprendre. Son père avait toujours aimé profondément sa famille.
Le regard d’Ansel soutint le sien.
— J’étais prêt à tout laisser tomber pour que tu grandisses loin de tout danger.
— Es-tu en danger maintenant, en Pennsylvanie ? demanda Wren en baissant la voix, trop consciente de l’équipage qui s’affairait. Les Ballantyne n’aident-ils plus les esclaves à retrouver leur liberté ?
— Leur implication est différente, aujourd’hui. Mais puisque ça ne te concerne pas, et que ça ne te concernera probablement jamais, tu n’as pas besoin d’en savoir davantage. Je ne veux pas emplir ton esprit de craintes inutiles.
Mal à l’aise, Wren remua sur sa chaise comme le capitaine Dean réapparaissait, son chapeau haut de forme sous le bras.
— J’espère que le souper vous a plu ?
Il répondit aux éloges de son père par le sourire qu’il avait si bien pratiqué et dit :
— Si je puis me permettre, votre fille et vous pourriez vous joindre à nous dans le grand salon un peu plus tard. Certains de mes officiers aiment les instruments à cordes.
— Bien sûr, répondit poliment son père.
Wren le regarda.
— Mais nous n’avons pas emporté les violons Cremona…
— Les Cremona sont dans ma cabine, répondit-il en s’excusant du regard. Je voulais te le dire…
Wren posa sa fourchette. Elle eut l’impression que son père venait de retirer la magnifique chaise sur laquelle elle était assise.
Le capitaine se tourna de nouveau vers son père.
— J’ai eu vent de votre chasse aux violons en Europe. Je m’intéresse particulièrement à votre Amati. Je crois qu’on l’appelle le Rossignol.
Son père sourit, apparemment aveugle au désarroi de Wren.
— Oui, Rowena le préfère aux autres. Je l’accompagnerai avec le Bergonzi. Je les ai tous apportés.
Incapable de parler, Wren regarda ses genoux. Alors les Cremona italiens étaient à bord, la crème de leur collection, le fruit d’un nombre incalculable d’heures de marchandage pour les acquérir. Cela ne pouvait signifier qu’une seule chose.
Son père avait quitté le Kentucky pour de bon.
Le Mississippi suivra toujours son propre chemin.
— Mark Twain
James Sackett se tenait dans le poste de pilotage du Rowena et manœuvrait le navire dans le crépuscule, attentif au moindre changement d’humeur du fleuve ou de son apparence. La forte musique qui s’échappait du grand salon plus bas le rendait un peu mélancolique. C’était son anniversaire. Seulement, il ne savait pas quel âge il avait. Plus de trente ans, devinait-il. Les rides entourant ses yeux laissaient deviner de nombreuses années, mais elles étaient chassées lors de ses bons jours par un sourire de jeune garçon. James supposa que l’âge n’avait pas d’importance si l’âme était éternelle, comme Silas le prétendait.
— Monsieur Sackett ?
À la mention de son nom, James jeta un œil en bas. Une ombre élancée marchait rapidement sur le pont principal et grimpait lentement vers la timonerie. Le chef mécanicien apparut dans l’embrasure de la porte, le regard suffisant.
— Nous sommes poursuivis par le Molly Dent. Vous sentez-vous d’attaque pour faire la course ?
— Pas avec la marchandise que je transporte.
— Les Ballantyne du Kentucky, vous voulez dire ? Ceux qui font tout ce raffut dans le salon ?
James sourit presque.
— C’est un peu plus doux aux oreilles que vos braillements.
— Plus doux pour l’œil, vous voulez dire, dit Perry en faisant un clin d’œil et en cherchant dans sa poche une flasque dont il but une gorgée. Je n’ai jamais entendu jouer du violon ainsi.
— Moi non plus.
— Mademoiselle Ballantyne est le sujet de conversation de tout le navire. Saviez-vous qu’Ansel avait une fille ?
James fixa son regard sur le drapeau qui flottait au vent sur le mat.
— Non.
James était retourné à Pittsburgh peu après le mariage d’Ansel pour commencer son apprentissage de pilote et il l’avait perdu de vue. Le retour à la maison d’Ansel qui avait suivi était un peu flou, et avait probablement été discret étant donné le danger.
— Ça me fait réfléchir aux autres choses qu’il cache.
— J’aime les surprises.
Perry rit au mensonge évident.
— Wren ressemble à une nymphe des bois, si vous voulez mon avis. Toute bronzée et le regard sauvage. Elle ne ressemble pas aux Ballantyne.
— Elle ressemble à la famille de sa mère, aux Nancarrow d’Angleterre.
— Vraiment ? Je suppose que vous le sauriez mieux que quiconque.
James haussa légèrement les épaules, les yeux rivés sur la rive boisée au loin.
— C’était il y a longtemps.
Sortant son mouchoir, Perry polit un levier en laiton.
— Je me demande ce qu’elle pense de son homonyme. Il n’y a pas meilleur vaisseau que le Rowena… Bien que ce navire de fanfaronnade soit certain de la surpasser si Bennett Ballantyne a le dernier mot.
À cette mention, James eut envie de cracher par-dessus la rampe. Le gouvernail de pin poli devint moite sous ses mains.
— Navire de fanfaronnade ?
— Plutôt un cirque flottant. La rumeur court sur le quai que Bennett est déterminé à l’avoir, et de vous avoir comme pilote.
James serra la mâchoire et mit fin à la conversation.
— Je vais appeler le chef.
Au son grave et guttural du sifflet du navire, la musique des violons s’arrêta. Lorsque le second mécanicien annonça « haut-fond 4 », ou 4 brasses, le salon se vida, et le capitaine Dean et ses invités sortirent sur le pont promenade.
« À flot ! » vint l’appel, confirmant que le fleuve sous eux avait une profondeur de plus de sept mètres. À cette allure, ils verraient Pittsburgh au lever du jour.
James quitta l’eau des yeux tout juste comme mademoiselle Ballantyne sortait du salon sur la promenade polie en contrebas. Dans le chatoiement de la lune, sa robe bleue était argentée. Elle avait retiré la coiffe qu’elle portait à l’embarquement, ce qui permit à James de l’observer. Elle ne semblait pas à sa place. Comme une fragile fleur sauvage dans une serre bouillante. Son expression poignante toucha James comme l’aurait fait une femme se noyant.
« À la maison, semblait-elle dire. Je veux rentrer à la maison. »
Il comprenait. Son cœur réclamait la même chose depuis des années. Pittsburgh était sa maison… et ne l’était pas, pourtant. Il savait ce que c’était de naviguer dans cette situation, entouré d’étrangers. Il n’avait pas oublié. Cela lui crevait le cœur, et il aurait voulu l’emmener à l’écart, dans un coin tranquille. Lui dire à qui s’accrocher, et qui éviter.
Son père avait peut-être voulu la protéger en la gardant secrètement dans les collines et les vallons du Kentucky, mais il ne pourrait plus la protéger, à présent.
* * *
Parfois, Wren soupçonnait Molly d’être tout aussi sourde que muette. C’était le cas en ce moment. La lumière d’un lampion tombait sur sa silhouette gracieuse comme de la poussière d’or, assurant Wren que celle-ci était endormie. Un miracle puisque le bateau à vapeur trépidait de la poupe à la proue en vagues convulsives. Le chaos régnait hors de leur cabine, mais Wren ne s’en souciait pas. Elle avait désespérément besoin d’air, et elle préférait être malade par-dessus bord plutôt que dans l’élégant évier de marbre de la cabine.
Les sucreries que sa grand-mère avait commandées, toute une boîte enrubannée, lui avaient tenu compagnie depuis le concert pour les officiers dans le salon du navire. Wren et Molly avaient goûté à bien plus de confiseries et de chocolats que le bon sens dictait, leur goût mièvre imprégné sur la langue de Wren. Si son estomac tanguait, c’était plus de sa faute que de celle du bateau.
Wren entrouvrit la porte et trouva le grand salon vide et la porte du pont promenade entrebâillée. Elle oublia presque son malaise lorsqu’elle sortit dans une nuit de toute beauté, les étoiles du firmament ressemblant à des éclats de verre.
Autour d’elle, l’équipage en sueur qui avait travaillé fuyait comme des souris devant un chat tandis que le bateau retournait sur le fleuve. Ils avaient encore embarqué du bois. Cette incroyable bête de bateau à vapeur devait se nourrir tous les cinquante kilomètres environ, avait dit son père.
Wren ferma les yeux. Elle tenta de savourer la brise fraîche sur sa peau brûlante. Elle se pressait contre un panneau lambrissé lorsqu’elle entendit un bruit soudain. Un officier montait un escalier à sa gauche. Un assistant ? Elle ne savait s’il était plus prince qu’indigent. Qui fut-il, il ne pouvait rivaliser avec la silhouette qui couronnait le Rowena. Wren leva le regard et la fixa. Elle ne savait rien des bateaux à vapeur, à part qu’ils étaient bruyants et fiers et servaient trop de nourriture. Mais elle savait que l’homme à la barre dans le poste de pilotage pourrait faire quelque chose.
Elle l’espérait, en tout cas.
* * *
James capta le mouvement d’une ombre qui passait sur la promenade vide en bas. Mademoiselle Ballantyne ? Elle se tenait près de la roue à aubes qui tournait, comme si elle voulait se jeter dans les eaux mousseuses. Toujours vêtue de sa jolie robe, ses mains nues s’accrochaient à la rampe, et la lumière des lampions faisait ressortir la détresse sur son visage. Pas de père. Pas de bonne. Un signal d’alarme retentit en James.
Il arracha son regard d’elle en espérant que l’assistant intervienne. James ne pouvait être dérangé, surtout en remontant le fleuve dans le noir, lorsque les navires étaient le plus en péril. Buchanan s’occupait de tous les passagers avec beaucoup de délicatesse, les rassurait et les renvoyait à leur cabine. L’œil exercé de James aperçut alors le mat d’un bateau échoué dépassant de la surface noire de l’eau, à tribord. Un léger ajustement du gouvernail, et le navire contourna le bateau, mais l’image se grava dans sa tête pour le rappeler à la réalité.
Il résista à l’envie de jeter un coup d’œil en bas une seconde fois en pensant que c’était là la fin de l’histoire. Et alors, grâce au sixième sens que tout bon pilote doit posséder, il sentit une présence, et ses cheveux se hérissèrent sur sa nuque.
Rowena Ballantyne se tenait dans le cadre de la porte du poste de pilotage, silencieuse et les lèvres un peu pâles. James devint brûlant, puis se glaça. Il se raidit lorsqu’elle entra, envahissant son monde de verre, de cuir et de laiton. Le regard de Rowena se promena de la toile cirée du plancher au four dans un coin avant de se poser sur le coûteux gouvernail en bois incrusté de laiton à côté duquel il se tenait. James fut empli d’émerveillement. Il avait du mal à bien comprendre cette jeune femme dont il avait toujours ignoré l’existence.
— Je suis James Sackett, pilote en chef des navires Ballantyne.
Elle hocha la tête.
— Je m’appelle Wren.
Wren. Il se demandait comment on avait bien pu tirer cela de Rowena. Une simplicité touchante émanait de sa façon de parler, si différente des formalités auxquelles il était habitué. Il s’était attendu à une fière référence au fait qu’elle était la petite-fille de Silas Ballantyne. Ou même un guindé « mademoiselle Ballantyne ».
— Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous ce soir ?
Il y eut un moment de silence.
— J’ai un peu…
Le mal du pays. Mal au cœur.
— Le mal de mer ? dit-il.
Wren se rapprocha, lui faisant presque perdre son calme.
— Mais comment est-ce possible ? Ce n’est qu’une rivière.
— Le mouvement est le même. Et cela reste de l’eau.
— Le préposé m’a donné des gouttes de menthe poivrée.
Elle baissa les yeux et regarda une petite fiole dans sa paume.
— Si j’étais à la maison, je mâcherais une racine de gingembre.
— Je pourrais vous faire apporter de la bière de gingembre à votre cabine, si vous préférez.
— C’est inutile, dit-elle en lui souriant, de toute évidence rassurée. Ici, le bateau ne semble pas autant tanguer.
— On s’habitue au mouvement avec le temps. Quelques heures de repos devraient vous guérir.
Une brusquerie polie s’était immiscée dans son ton, une subtile incitation au départ.
Qu’elle ne saisit absolument pas.
— Papa m’a dit que vous naviguiez depuis longtemps.
Elle l’observait comme s’il était la chose la plus intéressante au monde, ou comme si, jusqu’à aujourd’hui, son monde ayant été très petit, tout était intéressant.
— Vous avez été apprenti des Ballantyne.
— Nous nous connaissons depuis longtemps, votre père et moi…
Il n’acheva pas sa phrase.
Ce n’était pas le moment pour les histoires anciennes. Pas avec le brouillard qui se formait. Il ajusta le gouvernail et fit un grand arc autour d’une aspérité blanche dans les eaux noires comme la nuit. Son pouls s’était à peine calmé lorsqu’elle vint se tenir à côté de lui.
D’aussi près, elle était encore plus petite que James l’avait cru. Elle lui arrivait à peine aux épaules. Gardant le regard sur les eaux, il devina le reste. Bien qu’il ne puisse pas voir ses yeux, il pariait qu’ils étaient comme ceux de sa mère, de la couleur de l’écume de mer, de ce vert envoûtant des vagues. Il capta la menthe poivrée de son haleine et se perdit dans le doux rythme de son accent du Sud.
— Naviguez-vous en fonction des étoiles ?
— Les étoiles, oui, et ma mémoire. Un pilote doit connaître chaque courbe et chaque haut-fond du fleuve, de jour comme de nuit.
Tendant une main nue, Wren toucha le gouvernail, sa douce épaule effleurant le bras de James. Un tressaillement le parcourut à cause de sa proximité et de son audace. Le gouvernail était presque sacré, manœuvré par quelques élus. C’était probablement le premier de l’histoire des navires à vapeur à être touché par la main d’une femme. Cachant un sourire moqueur, James se força à porter son attention là où il le fallait.
— Être si haut me rappelle la maison, dit Wren d’une voix mélancolique. Il y a une montagne à l’arrière de notre maison, avec une vue sur le fleuve. Par les matins d’été, le lever du soleil est un spectacle à ne pas manquer.
James la connaissait bien, cette montagne. Ces mêmes tournants de rivière. Il eut soudain l’envie de lui parler des privilèges du poste de pilotage, surtout de la veille sacrée de quatre heures, le moment préféré de tous.
Ou de lui ordonner de descendre.
Elle se tourna vers lui, une lueur amusée dans les yeux. Écume de mer, comme il l’avait soupçonné. Sa main nue se posa sur la manche de James.
— Puis-je rester avec vous jusqu’au matin ?
La question gentiment posée le chavira comme le courant sous ses pieds. Il la regarda plus longtemps qu’il ne l’aurait dû, sans voix.
— Mademoiselle Ballantyne, je…
Soudain, une ombre lui vola ses mots. Le capitaine Dean se racla la gorge et emplit le cadre de la porte. Pour une fois, James ne l’avait pas vu arriver.
— Sackett, un mot, je vous prie.
Son ton solennel, cordial avec un fond d’autorité, fit fuir Rowena Ballantyne vers le bras tendu de l’employé.
Et elle disparut ensuite de sa vue comme la nymphe des bois qu’elle était.