Les Éditions La Plume D’or
3485-308 Papineau
Montréal (Québec) H2K 4J8
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Table des matières
Chapitre 1 9
Chapitre 2 23
Chapitre 3 36
Chapitre 4 57
Chapitre 5 79
Chapitre 6 102
Chapitre 8 158
Chapitre 9 169
Chapitre 10 173
Chapitre 11 184
Épilogue 188
La femme accidentelle
Suzanne Rhéaume
Conception graphique de la couverture: Ester Perron et M.L. Lego
© Suzanne Rhéaume, 2016
Dépôt légal – 2016
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
Bibliothèque et Archives Canada
ISBN:978-2-924594-37-7
Aussi disponible en format papier et PDF
Les Éditions La Plume D’or reçoivent l’appui du gouvernement du Québec par l’intermédiaire de la SODEC
À mon amour,
À mes enfants et petits-enfants,
Ma lumière à tout jamais.
Ti amo
Ce n’est pas le doute qui rend fou:
c’est la certitude
Nietzche
Soupir saccadé, chagrins dissimulés, Samuelle regardait par la fenêtre avec sa solitude coutumière, attendant qu’on réalise qu’elle était encore là. Le chauffeur n’allait pas tarder. Ce soir, l’ambassadeur de la France organisait une réception pour annoncer le lancement du nouveau cru de la Commanderie de Bordeaux et il serait de mise qu’elle y assiste. C’était la moindre des choses. Cette vie lourdement hypothéquée ne lui appartenait pas. S’il y avait eu un intertexte, c’est le message qu’elle aurait reçu dans la note de service de son conjoint. Bertrand Bergeron préparait sa prochaine cabale politique avec son cercle interne et sous aucun prétexte elle ne pouvait être admise au sein de ce sanctuaire. Qu’importe, puisque leurs nombreuses manigances la rendaient totalement indifférente. Et eux aussi, d’ailleurs. Au même titre qu’elle à leur endroit, ces gens ne faisaient que la tolérer.
Elle pouvait entendre le personnel de soutien qui s’affairait dans le hall d’entrée du chalet du lac Harrington, la résidence d’été officielle du premier ministre et de sa famille, sise dans les collines de la Gatineau. Pour elle, c’était un havre de paix, loin de la vie publique. Pourtant, lorsqu’elle regardait l’autre côté de la glace, elle avait l’impression d’épier le refuge d’une âme sensible. Elle n’avait pas le droit aux collines vertes qui s’étalaient avec nonchalance entre les rochers et les petits lacs silencieux. Elle frémit et ferma doucement les yeux pour laisser l’indolence s’installer par osmose. Portant le bout de son index sur sa lèvre inférieure, elle étouffa un sanglot discret. C’était tout ce qu’elle pouvait se permettre de ressentir. Elle pensait à l’ivresse qu’elle avait palpée, jadis, dans la vieille Citroën DS bleue, alors qu’ils roulaient vers le lac Meech au son de la chanson I’m Your Man de Leonard Cohen qui jouait à la radio. Une main sur le volant et l’autre en train de descendre sa fermeture éclair, Bertrand l’avait souvent savourée. Elle savait qu’il la regardait. Le plaisir de la peau était une délectation pour la séductrice parfaite, rôle qu’elle s’était alors imaginé.
Elle avait trouvé en Bertrand le partenaire idéal, lui qui comprenait le paradoxe de la dignité humaine dans l’acceptation radicale de l’obéissance. Pour ne rien sentir de la vraie vie, le fait de laisser l’homme lui faire mal constituait pour elle une anesthésie volontaire. Sachant que cette douce dépendance la soulageait profondément du passé, Bertrand en profitait. Les bourreaux sont ainsi.
La peau rafraîchie par la baignade, la poussière de la ville complètement purgée, elle se souvenait du moment où Bertrand ouvrait discrètement un Merlot dans le stationnement du lac Meech. Lorsque la bouteille vide ferait son arc pour retrouver la banquette arrière de la Citroën, elle aurait séché sa chevelure et endossé une robe de coton d’été, le genre de robe qu’un homme aime déchirer comme la femme qui la porte. En souriant silencieusement, Bertand passait sa main solidement sur les seins durs de sa blonde qui se laissait faire. Elle adorait être une femme taponnée; c’est du moins ce que son copain lui murmurait en lui pinçant le bout des mamelons, maintenant qu’il avait délogé les seins du soutien-gorge en dentelle. Entre le stationnement du lac Meech et celui du restaurant en bordure du parc de la Gatineau, avant que le beaujolais perde son effet, c’était un rituel que d’aller se cacher dans une talle de bois pour se savourer, le ventre encore réchauffé.
Au resto, ils dégustaient les plats du chef, un steak tartare pour elle, un saumon fumé pour lui. À la pénombre, le reflet des chandelles sur les tables enveloppait les tête-à-tête dans une bulle discrète. Les yeux cherchaient pour goûter. Une bouchée lente, un soupir dévoilé par une langue humide, un frottement de la jambe sur l’autre corps chaud, l’odeur de l’été sur une peau moite basanée, Samuelle anticipait avec impatience la tension qui la tiraillait au bas du ventre. Elle se mordait la lèvre inférieure pour signifier qu’une dégustation érotique d’une agape à deux les attendait.
Plaisir de la bouche et tout ce qui vient, elle croyait que la vie de couple serait ainsi pour toujours. Après les frissons, elle se voyait sur le bord du précipice. Bertrand ne la laisserait jamais chuter dans l’intolérable incertitude et la ramènerait tranquillement vers la réalité. Elle avait perfectionné le rôle du caméléon affectif en maîtrisant l’art de la séduction à la renverse. Le bal des fous, comme elle disait, parce qu’il y a du plaisir dans la douleur. Garder sa dignité était admettre qu’elle était exigeante au niveau de ses relations sexuelles. Pour elle, la sexualité était un droit acquis et l’amour, une contradiction. Il faut tout chavirer pour demeurer dans cet état d’incertitude, voisine de la peur et de la jalousie. La douleur physique est plus fidèle parce qu’elle a un début et une fin. Elle soulage le mal de vivre en purgeant avec une grande efficacité. Bertrand avait le tour de la vider de ses émotions et c’est ce qu’elle voulait. Quand il n’y a plus de sentiment et que seul le corps répond, on peut jouer avec le feu sans la protection de sa carapace affective. C’était cela qu’elle aimait le plus: ce plaisir qu’on retrouve volontairement dans la douleur érotique et la séduction venimeuse.
La séduction est une vendeuse d’émotions et de sensations fortes. Pourtant, pour Bertrand, avoir des sentiments était une faiblesse de caractère. Il valorisait plutôt ce qui les avait provoqués. Pour lui, la douleur physique était plus adroite que l’émoi parce qu’elle descendait jusqu’aux racines les plus profondes de notre être. Vivre est un privilège, répétait-il tout bas à Samuelle tout en collant sa joue humide sur la sienne et en lui faisant subir ses supplices. Malgré l’aspect physique de leur relation, Bertrand savait quelles émotions pouvaient agresser sa belle à son insu. C’était son mantra préféré pour la punir, lui qui très souvent lui reprochait de ne pas être l’épouse parfaite. Ce qui le décevait tant est qu’en plus de consentir à tout, elle ne résistait jamais. Dans sa douleur, elle était égoïste. Jamais il n’y avait de combat ou de lutte digne de l’effort qu’il déployait. À ses yeux, la femme qui gémissait le dos arqué sous les pulsions de sa virilité était loin d’être la séductrice qu’il avait tant espérée. Elle était plutôt devenue un fardeau, surtout quand elle s’accrochait à lui en pleine crise de dépendance affective. Dans sa douleur, elle était souvent confuse et il aimait cultiver ce désarroi.
Sam ignorait quelle valeur émotive attribuer à cette souffrance prometteuse. Chose certaine, on honore toujours nos bourreaux et on veut les protéger. Après tout, ne l’avait-elle pas fait pour son père? Quand ce dernier en avait fini avec elle, il lui répétait constamment que la sexualité avant l’âge de huit ans était la meilleure. C’est ainsi que son initiation dans le club exclusif des femmes taponnées l’avait conditionnée à s’adapter aux situations que son père, et plus tard Bertrand, lui imposaient. Le désir est sournois et il aime trahir les victimes. C’est la genèse de la culpabilité. L’enfant en elle avait appris à accommoder en calquant les émotions de son père adoré et des adultes qui la dégustaient en groupe. La réalité, la vraie, était devenue étrangère. Ce qui la déchirait le plus était d’entendre son père lui répéter de façon tyrannique que sa petite sœur était sa préférée parce qu’elle gémissait plus fort. Néanmoins, elle s’accrochait à l’espoir qu’il lui tendait. Par la suite, Bertrand est entré dans sa vie pour jouer le rôle de père substitut.
Elle avait compris que l’art d’être une séductrice est la capacité innée de vivre les émotions des autres. On ne survit que si l’on parvient à séduire les autres. C’était monnaie courante pour la femme taponnée devenue experte dans l’anesthésie affective. L’incertitude s’évapore avec les inhibitions et les insécurités. Il n’y a plus de banalités ennuyeuses, sauf les accidents de parcours quand on abdique devant les exigences des autres. C’est ainsi que Samuelle était devenue l’épouse accidentelle: une vie vécue par accident parce qu’on laisse les bourreaux tout justifier.
Elle ne voyait plus Bertrand. Le soir, quand le chef préparait l’unique couvert, elle tirait sa révérence auprès du personnel avec un sandwich au poulet et un Pinot gris. Elle s’installait en cliquant sans cesse sur la manette pour soulager son anxiété devant les spasmes électroniques sur l’écran. C’était ça, sa vie, voir son époux plus souvent à la télévision qu’en personne. Encore, elle devenait frustrée lorsque les journalistes l’attaquaient à grands coups de massue juste pour avoir une bonne cote d’écoute. On l’avait bien prévenue. L’attachée de presse lui avait offert des conseils relativement aux critiques déchirantes venant de toutes parts. Si elle s’inquiétait, ce n’était pas pour Bertrand, mais bien pour leurs enfants.
Maëlle étudiait à l’Université McGill et ne les visitait plus les fins de semaine. Aussi, les tête-à-tête à Montréal entre fille et mère au resto grec de la rue Prince Arthur étaient terminés, Maëlle en ayant ras-le-bol depuis que les journalistes l’avaient photographiée en sortant d’un club montréalais. Ses meilleurs amis ne lui parlaient jamais de son père, mais ils aimaient mentionner qu’elle était de leur partie, même en son absence.
Pour Thierry, c’était plus difficile. L’école secondaire avait été pour lui un véritable supplice, dû au fait que lorsqu’ils publiaient des articles sur les troubles d’apprentissage, les quotidiens le citaient souvent en exemple. Après ses études, il s’était enrôlé dans les forces armées canadiennes pour disparaître. Sans qu’il ne le sache, son père avait téléphoné au ministre de la Défense, et ce, malgré les supplications de Samuelle qui le priait de ne pas intervenir dans la carrière de leur fils, sachant que ce dernier voulait évoluer de lui-même. Tout ce que la mère pouvait maintenant espérer, c’est qu’il soit heureux.
Les discussions de ce genre se terminaient toujours de la même façon. Bertrand claquait la porte de la chambre à coucher et allait lire dans son bureau, tandis que Samuelle, résignée et vidée, tombait en chute libre, les bras en croix. La figure sillonnée, elle pleurait jusqu’à ce que la bile reflue dans sa bouche. Ensuite, elle s’enroulait dans les couvertures avant de connaître un sommeil agité, pour ensuite se réveiller le lendemain matin, à nouveau seule.
— Pardon Madame. La voiture est prête, annonça le majordome. Madame a aimé son week-end? On peut dire que la belle température était des nôtres.
— Merci, Victor. On va prendre toutes les bonnes journées qu’on nous donne. Le temps passe trop rapidement, répondit Samuelle en tournant son regard vers le lac.
— Dois-je annoncer que Madame est prête?
— Dans quelques minutes, Victor. Dites au chauffeur que ce ne sera pas long.
Une main lasse dans sa chevelure blonde grisonnante, Samuelle se regarda dans le miroir, juste le temps de mettre du rouge sur ses joues. Saisissante avec ses yeux bleu clair qui l’avaient toujours bien servie, elle n’avait plus le goût de la séduction. Sa respiration syncopée et un redressement des épaules trahissaient son découragement devant la femme qu’elle voyait dans le miroir. Elle luttait pour ne pas paniquer. «Ça ne vaut pas la peine», se dit-elle la gorge serrée.
Elle descendit les marches pour gagner le véhicule qui l’attendait. Avec son sourire usuel, Victor lui ouvrit la portière et elle disparut dans la noirceur feutrée. On aurait dit un corbillard. Si pour l’entourage elle était une femme vulnérable, pour le public, elle représentait une énigme. Ce n’était pas la première fois qu’ils voyaient une première dame comme elle, et ce serait loin d’être la dernière.
En arrivant à la résidence de la rue Sussex, la voiture fut ralentie par un autobus rempli de touristes qui tentaient tant bien que mal de prendre des photos. Le guide expliquait l’historique du domaine en terminant, comme il le faisait toujours, avec cette plaisanterie selon laquelle le premier ministre et sa famille habitaient dans un logement subventionné par l’État. Alors que la berline noire se faufila derrière la barrière, des employés étaient déjà à la porte pour accueillir son occupante.
— Bonjour, Madame, dit Hedwige. Vous avez fait un bon séjour?
— Bonjour, Hedwige. Oui, merci. Comment vont les petits-enfants?
— Les petits cocos vont à merveille. Merci, Madame, de me le demander.
Samuelle aimait Hedwige, une femme authentique qu’on enviait tant elle semblait indemne. Son instinct maternel ne l’ayant pas induite en erreur, Hedwige avait pris sa patronne sous son aile.
— Voulez-vous une petite bouchée avant votre belle soirée à l’ambassade?
— J’aime autant ne pas manger.
— Ce serait peut-être prudent de se faire un petit fond. Vous pourriez vous sentir mal si vous ne mangez pas avant d’aller déguster tout ce bon vin français.
— Des craquelins et du camembert, alors, mais juste pour vous faire plaisir.
— Très bien, ma belle dame! laissa entendre Hedwige sur un ton satisfait.
— Qui est ici?
— Monsieur et son chef de cabinet, avec quelques adjoints de son bureau.
— Dans ce cas, je vais manger dans ma chambre.
Samuelle ne grignotait jamais devant Bertrand. Autrement, du fait que ses rondeurs étaient saillantes et bien proportionnées, il la faisait toujours sentir trapue et insignifiante. Elle le voyait dans ses yeux. De même, elle savait qu’il avait une autre femme dans sa mire. Sauf dans le cadre de leurs fonctions publiques, il avait pris l’habitude de constamment marcher derrière elle. Chaque fois qu’il dévisageait une autre femme, elle le savait. Il suffisait de voir celle qui lui retournait son regard séducteur. Mais pour prévenir l’éruption, elle s’était résignée. Sa haine était destinée vers elle-même, et non vers lui. C’était comme une danse morbide donnant la permission de se laisser démolir à petit feu.
— Comment était le lac Harrington? demanda une voix presque caverneuse.
Tirée brusquement de sa rêverie, elle leva les yeux pour voir Bertrand l’examiner de la tête aux pieds.
— Superbe, comme d’habitude.
— Tu as fait quoi de ta carcasse?
— Une aquarelle.
— Au sujet de quoi?
— Une fleur… une pivoine blanche.
— Tu avais tout ce paysage et tu as choisi de peindre une fleur? Tu te prends pour un enfant de la maternelle, ou quoi?
— Je voulais imiter le style d’aquarelle qu’on voit au Japon.
— Ce que tu as vu au Japon était des chrysanthèmes. Ne peux-tu pas concevoir quelque chose de ton propre cru?
— Cette fleur était ma muse, mon inspiration.
— Si c’est ta muse, ton inspiration est très limitée.
— Bien, je…
— Est-ce que Brigitte t’a montré ce que tu dois porter ce soir?
— Je n’ai pas eu la chance de…
— Toujours à la dernière minute, comme dirait ton père! Comment t’appelait-il, déjà? Ah oui… tête de pioche. Il faudrait que tu penses à moi de temps en temps. Je compte sur toi pour me représenter ce soir.
— Ce n’est pas le ministre des…
— Reconnais tes limites et laisse la politique au ministre.
— Je voulais dire…
— Je dois aller au breffage. Voici la liste des personnes à rencontrer ce soir. Lui, surtout, précise Bertrand en montrant de l’index le nom du responsable de l’énergie nucléaire en France.
— Peut-être que Samantha serait plus en mesure de le faire que moi?
— Que veux-tu dire?
— Je veux dire qu’elle te représenterait mieux que moi.
— Samantha sera au breffage avec moi, ce soir. Ta tâche est plutôt simple; tu n’as qu’à faire de belles photos et de grâce, surveille ta posture. Tu fais deux fois ton âge, termina Bertrand en quittant.
— Je ne l’avais pas réalisé, murmura Samuelle, blessée, avant de sentir la présence d’Hedwige qui attendait discrètement derrière la porte.
— Hedwige?
— Oui, Madame, répondit l’employée comme si elle venait tout juste d’arriver. Voilà votre petit goûter. Vos craquelins préférés, du camembert double-crème et un bon verre de lait.
— Merci, Hedwige, répliqua Samuelle sans la regarder.
— J’ai vu la robe que Brigitte a préparée pour vous. Vous serez la plus ravissante, ce soir. Une vraie Catherine Deneuve!
— J’ai passé l’âge et le désir d’être la plus belle. Si vous saviez comment je déteste sortir en public.
Samuelle se tut, mais il était trop tard. Pendant que son interlocutrice baissa les yeux, elle s’écrasa dans le grand fauteuil près de son lit. Elle n’avait pas d’appétit. Bien que les craquelins et le camembert sur l’assiette blanche bordée en or et la serviette empesée la conviaient au soulagement, manger était devenu une punition du fait qu’elle avait pris du poids. Maigrir était plus difficile après la ménopause, le mea culpa des femmes de cinquante ans.
— C’est une décision, un acte conscient, avait prêché Bertrand. Tu te laisses aller. Je ne peux même pas compter sur toi. Tes impulsions, ta corpulence…
Lui, pour sa part, pouvait compter sur les services d’un entraîneur privé et quand il faisait de l’embonpoint, il reprenait rapidement sa forme en ne buvant que des mixtures vitaminées au soya. Ses complets lui faisaient comme un gant, disait son tailleur de Montréal. Son plus grand souci était de choisir la bonne cravate. Un bruit sourd provenant de la porte de la chambre tira Samuelle de sa rêverie.
— Encore en train de te bourrer la face, lança Bertrand.
— C’est pour aider la digestion.
— Je n’ai pas de temps à perdre avec tes conneries. Redonne-moi la liste.
Samuelle se leva d’un trait et échappa la serviette par terre. Elle chercha sur son bureau, mais ne vit pas la liste.
— Mais où est-elle…
— Tu ne te souviens plus où tu l’as mise? Je viens de te la donner il y a à peine quinze minutes!
Samuelle passa ses mains tremblantes sur le couvre-pied du lit et souleva la couverture. De son côté, Bertrand prit son sac à main pour constater qu’il était vide. Puis, se rappelant qu’elle l’avait mise dans son soutien-gorge, Sam s’en empara et la tendit à son mari.
— Tu as les mêmes habitudes que ta grand-mère.
— Je n’y avais pas pensé.
— Tu ne penses jamais, répliqua Bertrand en mettant la liste dans la poche de son veston. Tâche de te réveiller avant d’arriver là-bas et surtout, ne prends pas tes médicaments avant d’y aller. Avec le vin, ils pourraient agir comme un sédatif.
— Je n’ai rien pris.
— En revenant de Calgary, la semaine prochaine, je vais discuter avec ton psychiatre. Je veux qu’il révise la liste de tes médicaments.
— Je vais lui parler.
— Tu ne dois certainement pas tout lui dire.
— Pourquoi dis-tu cela?
— Tu crois vraiment que ta santé s’améliore? J’en ai assez. Si ton doc n’est pas capable de faire mieux, je vais en trouver un autre.
— Je préfère m’occuper moi-même de mes affaires.
— Quelle plaisanterie! Tu es incapable de gérer ta propre vie.
— C’est toi qui veux tout contrôler.
— Oh, ma chère! Ça ne vaut pas la peine d’en discuter avec toi. Tu ne fais pas d’effort pour changer, maugréa Bertrand en jetant le sac à main en perles sur le lit. Il se tue, la regarda froidement et ajouta: de grâce, fais quelque chose avec ton visage! Tu es cernée comme une femme battue.
— Je n’ai pas seulement l’air, j’en ai la chanson, répondit Samuelle à voix basse alors qu’il quittait la pièce.
Brigitte la rejoignit quelques minutes plus tard en marchant d’un pas pressé. Sans doute Bertrand l’avait-il envoyée pour l’aider à se préparer.
— Madame?
— Quelle heure est-il?
— Il est 19 h 15, Madame.
— À quelle heure le chauffeur vient-il me chercher?
— À 20 h 30, Madame.
— Laisse-moi. Je vais me préparer seule.
— Mais Monsieur a demandé…
— Laisse-moi, répéta Samuelle avec insistance.
Elle entra dans la salle de bain, fit couler l’eau dans la baignoire et alluma une chandelle à la vanille. Ceci fait, elle passa sa main froide sur les serviettes chauffées en attendant que la baignoire se remplisse. Tranquillement, elle se dévêtit sans oser se regarder dans le miroir. Elle mit de l’huile parfumée dans l’eau et s’y laissa descendre doucement jusqu’au cou.
— Ne joue pas le jeu, se dit-elle. Ne te laisse pas descendre dans le gouffre. Ce soir, tout va aller.
Elle passa lentement son index sur la flamme de la chandelle parfumée et comme Icare trop près du soleil, elle trouvait la cire bouillante et belle. L’anneau luisant autour de la mèche hypnotisait son regard. Puis elle plongea son doigt dans la flamme pour se soulager. Le bout commençait à noircir dans la flamme jaune quand tout à coup, elle l’enfouit dans la cire bouillante avant de gémir de plaisir. Entre la mutilation qu’elle ne pratiquait presque plus et la brûlure, la douleur choisie était une certitude. C’est la vie secrète au féminin qu’on ne divulgue pas à nos filles, lesquelles s’y heurteront un jour parce qu’elles portent en elles le désir de Lilith et le péché d’Ève. Adam, le premier homme, avait deux femmes. C’est la prédilection qui est léguée aux femmes en quête d’une réponse infinie: est-ce que je compte pour quelque chose à tes yeux?
— Madame?
— Oui? fit Samuelle en tressaillant au fond de la baignoire tiédie.
— Madame, il est 20h00.
— Merci, Brigitte. Tu peux partir.
— Mais Madame…
— Maintenant! laissa entendre Samuelle d’une voix rauque.
D’un coup sec, elle se leva de la baignoire et prit une des serviettes. La robe que son mari avait choisie portait la griffe d’un designer canadien qu’on mentionnerait très vite dans les carnets mondains. Elle détestait les escarpins qui hélas, étaient de rigueur. Elle passa ses mains sur les plis de la robe et vit qu’elle n’avait pas vérifié son vernis à ongles. Elle fouilla dans le tiroir de sa vanité et repéra la couleur appropriée. En appliquant le vernis, elle se mit à trembler. L’anxiété lui donnait la nausée.
Dans ses préparatifs, son visage constituait toujours la dernière étape. Il fallait jauger ce que les autres verraient. L’art de se maquiller repose sur le jugement que l’on fait sur soi-même. On choisit les tons tout en échafaudant les apparences pour éviter que les autres nous devinent.
En levant les yeux, elle remarqua les cernes bleus accentués par le reflet de la lumière. Elle badigeonna son fond de teint avec maladresse et termina son maquillage en pratiquant son sourire. Bertrand avait choisi des bijoux sertis de diamants canadiens prêtés par un orfèvre du Grand Nord. Elle passa un coup de brosse dans ses cheveux et décida de faire un nœud français au bas de la nuque en ajoutant une petite barrette en or. Enfin, un léger rouge à lèvres délimitait le sourire de la charmante femme du premier ministre. Elle prit son sac à main vide et se dirigea vers le grand hall où encore une fois, les policiers de la GRC l’attendaient. En souriant, comme le voulait le protocole, le chauffeur ouvrit la portière avant d’entreprendre de la reconduire à l’ambassade.
Érigée sur une falaise longeant la rivière des Outaouais, entre les Chutes Rideau et la résidence officielle du premier ministre, l’ambassade de la France était reconnue pour son style Art-Déco. Toujours, les bateaux de plaisance qui sillonnaient la rivière des Outaouais ralentissaient pour l’admirer. C’était le genre de résidence devant laquelle on se demande quelle sorte de vie peuvent mener les gens vivant à l’intérieur. Sûrement qu’ils doivent être heureux.
Lentement, dans un synchronisme précis, les limousines, avec leurs immatriculations diplomatiques, se dirigeaient vers l’entrée principale. Quand les portières ouvraient, on voyait descendre des invités recherchés, que ce soit pour diverses raisons philanthropiques ou lucratives. Aucun paparazzi sur les lieux, puisque les journalistes qui figuraient sur la liste d’invités avaient été soigneusement sélectionnés.
L’ambassadeur attendait ses convives près du grand escalier en marbre rose massif. Samuelle s’attarda devant les tapisseries représentant les quatre saisons: l’hiver canadien, le printemps parisien, l’été de Saint-Malo et l’automne québécois. Outre le style Art-Déco, la mission diplomatique avait le souci d’utiliser des ornements mettant en évidence les liens d’amitié qui unissaient les deux pays.
— Bonsoir, ma chère dame.
— Bonsoir, Monsieur l’Ambassadeur, répondit Samuelle.
— Toujours aussi élégante.
— Merci, Monsieur l’Ambassadeur, répliqua Samuelle en baissant les yeux.
L’Ambassadeur avait un certain âge. Diplômé de la Sorbonne, politicien et diplomate hors pair, il était un homme sincère. Un des rares.
— Monsieur le premier ministre ne sera pas des nôtres ce soir? s’enquit-il.
— Malheureusement.
— Dommage qu’il n’ait pas la chance d’accompagner une aussi belle et charmante dame.
— Je suis convaincue que les affaires du pays le préoccupent plus que ses pensées pour moi.
— Ce sont les circonstances et non la raison. Je vous souhaite une agréable soirée. Je crois savoir que monsieur le ministre des Affaires extérieures est ici.
— Merci. J’ai été prévenue. Il est mon compagnon pour la soirée.
— En ce cas, je ne vous retiendrai pas plus longtemps, ma belle dame. Bonne dégustation.
Samuelle se rendit à la grande salle où les invités se pavanaient déjà, puis se dirigea vers le ministre. Robert Gray était un homme élégant qui avait fait fortune grâce aux sables bitumineux. Amis de longue date, depuis leurs études à Laval, en fait, Robert et Samuelle avaient une complicité indéniable. Ils étaient comme les deux doigts de la main. Si Robert s’y connaissait autant dans le domaine de la diplomatie, ce n’était pas parce qu’il avait côtoyé plusieurs dignitaires, mais bien parce qu’au sein de l’écurie du premier ministre, il représentait le meilleur vendeur. À ce titre, il avait su convaincre le grand public que les sables bitumineux n’étaient pas une catastrophe écologique, en plus d’inciter les Premières Nations à s’impliquer dans ce projet à long terme. Pour lui, la politique était une bagatelle, seuls les enjeux différaient. Il ne travaillait pas pour son argent, c’est son argent qui travaillait pour lui.
— Samuelle, s’exclama-t-il, tu es ravissante, ce soir!
— Merci, Robert.
— Parle-moi d’une femme qui sait accepter un compliment! Quand je vois des petites pitounes qui jouent les étonnées parce qu’on les complimente, ça me donne envie d’être gay.
— Tu me fais rire, Robert. Tu es gay. Le meilleur ami qu’une femme peut avoir.
— C’est bon à savoir.
— Tu sais ce que je veux dire, précisa allègrement Samuelle d’un air complice.
— Je serai toujours là pour toi, dit Robert en lui serrant discrètement la main. Comment va Bertrand?
— Il passe des soirées entières avec son équipe pour échafauder des stratégies de campagne, surtout pour l’Ouest.
— J’ai vu ses communiqués de presse pour la Colombie-Britannique. Un peu plus, et il se met un turban sur la tête. Il faudra qu’il fasse plus que d’assister à des matchs de hockey diffusés en punjabi pour conserver l’Ouest. La Colombie-Britannique est la porte qui mène aux partenaires asiatiques. Il aiguille les fausses priorités et persiste à ignorer mes conseils.
— Mon père a toujours dit que le 21e siècle appartiendrait à la Chine.
— Pour un académicien, ton père était un excellent stratège politique. Il a souvent été perçu comme un socialiste chevronné, sourit Robert.
— Il disait qu’il préférait être comparé à Tommie Douglas qu’à Duplessis.
— Est-ce que tu prévois retourner à ton ancienne faculté si jamais Bertrand n’est pas réélu?
— J’en doute. Je n’ai pas vraiment envie de tout rebâtir mes cours pour me mettre à jour.
— Tu devrais y réfléchir. On dirait que tu as peur de penser à toi-même. Je connais Bertrand. Il se met en priorité et ensuite, il va te dire quoi faire de ta vie.
— On devrait aller déguster du bon bordeaux. Qu’en dis-tu?
— Tu changes de sujet… Comme d’habitude. Venez, ma belle dame, on va se geler la face avec du vin cher!
— Voilà qui ferait la une dans tous les quotidiens nationaux, murmura Samuelle avec un petit sourire coquin au coin des lèvres.
— J’aime te voir sourire. Tu devrais le faire plus souvent.
Les deux se dirigèrent vers les tables de dégustation, où le sommelier remettait une coupe aux convives qui s’adonnaient au rituel de dégustation avant de cracher le vin dans un contenant en argent. Les conversations devenaient animées, laissant entendre des rires et des accents étrangers. Omniprésents, les médias canadiens et français ne tardèrent pas à photographier Samuelle et Robert en compagnie de l’ambassadeur et son épouse.
— Madame, votre ensemble… Quelle griffe? demanda un jeune représentant de la presse française.
— Il a été confectionné par un couturier de Montréal… de répondre Samuelle.
— Plutôt étonnant qu’il fabrique des robes dans votre pointure, enchaîna le journaliste.
Alors que Samuelle sentait le sang drainer de ses joues, Robert la prit par le coude et remercia le journaliste.
— Madame, une photo avec monsieur le ministre? réclama un chroniqueur d’un des quotidiens de la Capitale-Nationale.
— Bien sûr, agréa Samuelle.
— C’est monsieur le ministre qui vous accompagne ce soir?
— Oui, en effet.
— Monsieur le premier ministre doit sûrement se trouver dans sa salle de guerre pour planifier sa cabale, pas vrai?
— Il est en réunion, répliqua Samuelle.
— Que pensez-vous des récents sondages indiquant que plusieurs sièges du parti de votre mari sont en péril et qu’il pourrait terminer la course avec un gouvernement minoritaire?
— Bien, euh…
— Ce soir, nous dégustons les bons vins de la France, interféra Robert. Les enquêtes, c’est pour demain.
— Les sondages diront la même chose demain, rétorqua le journaliste sans regarder le ministre. Que pensez-vous des pourparlers avec la Chine au sujet des sables bitumineux?
— Ce soir nous dégustons de bons vins; quant aux sables bitumineux, ils seront encore là demain, non? riposta Robert qui en avait assez de ce jeune blanc-bec qui s’adressait à lui sans même le regarder. Pour en savoir plus, vous n’avez qu’à consulter les derniers pourparlers entre le Canada et la Chine.
— Quand vous assistez au dénouement de ces pourparlers sur l’économie, utilisez-vous ces renseignements pour vos investissements personnels?
— J’ai ma propre stratégie. Je n’ai pas plus d’information qu’en a le grand public.
— Ce sont vos sous-ministres adjoints qui sont sur la sellette. Vous avez sans doute des tuyaux directs que les contribuables ignorent encore.
— Prouvez-le.
— Justement, reprit le reporter. Même si vous avez donné votre démission à titre de PDG, vous détenez encore des actions dans la compagnie.
— Oui.
— Des actions majoritaires?
— En effet.
— Vous ne trouvez pas qu’il y a un conflit d’intérêts?
— Non, je n’ai que le droit de regard. Les pourparlers avec la Chine…
— Les négociations avec la Chine influencent le dollar canadien et tout le monde sait que notre dollar est fondé sur le prix de l’huile, continua le journaliste.
— Je ne suis pas entièrement d’accord.
— Vous détenez des actions dans le secteur manufacturier et dans les sables bitumineux, est-ce exact?
— C’est exact.
— Préférez-vous un dollar canadien basé sur le prix de l’huile ou un dollar canadien faible pour stimuler le secteur manufacturier?
— Il faut prendre une position qui va favoriser l’ensemble des provinces canadiennes.
Robert prit délicatement le bras de Samuelle et la dirigea vers une des tables de dégustation. Après lui avoir tendu un verre, il prit le sien et l’avala d’un trait.
— Pas trop plaisant, confessa Samuelle.
— Je m’y attendais. J’aurais aimé avoir la chance de parler avec un journaliste d’expérience, pas avec un puceau à peine sorti du collège communautaire, dit Robert visiblement frustré.
— Baisse la voix, on nous regarde.
— À quelle heure avais-tu pensé tirer ta révérence? chercha à savoir Robert en avalant un autre verre de vin d’un trait.
— Pour ma part, j’ai rencontré tout le monde et j’ai fait les photos demandées. As-tu parlé au responsable de l’énergie nucléaire de la France?
— Shit! Non. Où est mon adjoint?
— Moi, je vais partir. Tu n’y vois aucun inconvénient? demanda Samuelle.
— Pas de problème. Viens, je t’accompagne jusqu’à la porte.
— Merci, Robert, pour la belle soirée.
— C’est moi qui te remercie. Bertrand n’aura que des éloges à ton égard. Ne t’inquiète pas.
— Pourquoi dis-tu cela?
— Je connais le premier ministre.
Comme tous les matins, Samuelle se réveilla brusquement. Tombant sur le bois franc, l’édredon laissa entendre un bruit sourd. Elle effleura l’endroit où Bertrand aurait dû être allongé à ses côtés, mais encore une fois, le drap glacé crispait sous sa main. Le cœur serré, elle n’osait entrer dans la chambre au bout du passage, de peur qu’il n’y soit pas. À l’instar de plusieurs autres premiers ministres avant lui, il passait parfois des nuits blanches au Château Laurier en compagnie de son équipe pour entreprendre des marathons de planification. Sachant cela, les éditorialistes se plaisaient à dire qu’il s’agissait de son cabinet fantôme. Samuelle n’y était jamais allée, craignant d’être témoin d’une situation bouleversante. C’est du moins ce qu’elle se disait. Vivre avec le doute et la vérité qui déchire était la norme quotidienne. Autant se mentir à soi-même que de se fier à son imagination. L’important était de ne pas faire figure d’échec devant ses enfants.
Ses yeux s’habituaient lentement à la lumière tamisée de la chambre. Même si elle habitait dans la résidence officielle depuis maintenant trois ans, ce n’était pas ce qu’elle avait connu de plus confortable comme endroit. Heureusement, ils possédaient encore leur maison dans la circonscription de Bertrand, de même qu’elle avait gardé son condo à Québec.
Pour l’heure, elle attendait que la vie s’écoule. «Ne panique pas, se disait-elle, c’est le mantra d’une femme mariée qui a été mise au rancart. Un jour, tu auras ton tour.» Pourtant, au début de sa vie de couple avec Bertrand, jamais elle n’aurait cru se sentir si seule. Le passé revenant la hanter, elle lui donnait la permission de la tourmenter pour ressentir quelque chose. C’est ce qui arrive quand on s’accroche au passé pour dénier la réalité voulant que tout soit fini.
Au début de leur mariage, la vie à Québec constituait une belle époque. Bertrand avait son cabinet d’avocats, tandis que de son côté, elle enseignait à l’Université Laval. Le militantisme communautaire avait un goût de miel. C’était la bohème aux nuits blanches, une vie de manouche à la saveur du caramel et de cannabis. La première fois qu’elle avait invité Bertrand à son condo, elle avait servi des pâtes au pesto et aux crevettes. Quand vint le temps du dessert, Bertrand prit deux coupes et la bouteille de vin avant de se diriger vers le divan. Elle le suivit, dans l’intention de se laisser séduire. Elle retrouvait une puissante zone de confort dans la soumission.
Bertrand versa le reste du vin dans les deux coupes et se pencha pour lui bécoter le lobe de l’oreille. Son haleine chaude parfumée de Chianti tapissait son cou. Elle sentait sa langue ardente tracer des cercles autour de son lobe pour ensuite frôler sa joue le long de son visage.
−Tu trembles, dit-il en arrêtant subitement.
−Non, je ne tremble pas.
Elle passa tranquillement ses deux mains sur les épaules bien carrées de son bellâtre et le tira vers elle, jusqu’à ce que son poids lui coupe le souffle. D’une main fouineuse, Bertrand passa ses doigts à l’intérieur de sa blouse avec une telle rudesse, que deux boutons éclatèrent pour tomber avec fracas sur la table de vitre qui longeait le divan.
−Continue, l’encouragea-t-elle, la respiration pantelante.
Alors qu’elle le sentait durcir sur sa cuisse déjà mouillée, le poids de Bertrand la clouait de plus en plus profondément dans le divan moelleux. Il lui massait fermement les mamelons tout en baissant les bretelles qui retenaient le bustier en voile rose. Son collier de perles suivait le creux entre ses seins. Pour mieux l’encourager, elle commençait à s’émoustiller. Sans prendre le temps de se dévêtir lui-même, Bertrand lui enleva ses bas-culottes qui avaient retenu son odeur puis effleura le pubis humide qu’elle lui offrait. La voyant ouvrir les jambes en signe de consentement, il l’explora avec les doigts tout en les retirant pour retarder l’orgasme tant convoité. Devant la frustration qu’il voyait se dessiner sur son visage agité, il la prit par la nuque et tira sa tête vers l’arrière pour exposer davantage son cou et sa poitrine libérée du corset. Il regarda à nouveau les seins durs recouverts d’une rosée discrète et mordit les bouts jusqu’à ce qu’elle geigne. Ensuite, pour son propre plaisir, il la pénétra avec ardeur. Après avoir éjaculé, il passa sa main entre ses cuisses humides et lui barbouilla le visage. Lentement, elle ouvrit les yeux et lui adressa un sourire. Elle avait le goût de son amant dans la bouche. La nuit s’annonçait fort bien.
Ils passèrent la nuit à parler de tout. Au petit matin, la lueur du jour les trouva nus, entrelacés sur le divan. Samuelle se leva pour faire le café, tandis que Bertrand prépara des tartines à la ganache à la fleur de sel qu’ils dégustèrent tout en se regardant dans les yeux. Se refusant de partir, Bertrand entraîna sa belle vers la douche. Puis, sans dire le moindre mot, pendant que l’eau chaude coulait sur leurs nuques, ils restèrent blottis, enclavés par la vapeur, les deux fronts l’un contre l’autre. Elle pouvait sentir son odeur pendant qu’il serrait ses fesses en enfonçant ses ongles dans la peau ferme savonnée.
Une fois hors de la douche, Bertrand l’épongea et l’amena sur le lit, où ils se laissèrent rouler sur les draps sans même chercher à se couvrir. Il aimait son corps avec ses seins joufflus et fermes aux auréoles roses. La voyant monter sur lui, il empoigna ses hanches généreuses et se laissa entraîner par son énergie.
Avec le temps, la vraie vie à l’extérieur du condo finit par les interpeller. Sans s’en rendre compte, ils glissèrent dans une zone de confort malsaine. Ils se disaient partenaires plutôt qu’amants et Samuelle s’accrochait à cette situation pour se consoler. Le sentiment de perte était là qui la guettait. Bertrand se plongea dans son travail tandis qu’elle s’attachait malgré l’érosion. Alors que la communication était coupée et moins intime, elle lui écrivait des lettres qu’elle ne lui donnait jamais. Elle se pratiquait devant le miroir en les lisant de vive voix pour voir l’effet, mais les abandonnait aussi vite. Du coup, les billets retrouvaient leur place dans sa boîte à bijoux. Ni l’un ni l’autre ne fit l’effort de combler le vide qui les séparait. C’est ce vide angoissant que Samuelle ressentait tous les matins lorsqu’elle se réveillait seule dans leur grand lit et qu’elle passait la main sur le drap glacé, comme si ce geste allait tout expliquer.
Les gens ambitieux aiment croire qu’ils sont indispensables. Samuelle et Bertrand cherchaient de nouveaux défis pour justifier leur vie de couple et la politique semblait remplir le vide entre eux. Leur entrée dans ce milieu se fit d’une façon imprévue, lors d’un banal cocktail à la faculté. Samuelle avait présenté Bertrand au doyen qui les avait invités à une conférence prononcée par l’un des prochains candidats de leur parti. Au début, Bertrand trouva l’idée moche, mais à la fin de la soirée, il eut la piqûre. Enjouée, Samuelle ne demandait pas mieux que de l’accompagner dans son odyssée. Dès lors, les fantasmes politiques remplacèrent les fantaisies sexuelles. Elle venait d’acheter du temps dans leur relation de couple.
Ayant intégré les tables de concertation du parti, Bertrand s’était approprié une réputation de brillant stratège, pendant que Samuelle, habile en recherche, l’aidait à étoffer sa planification. Lorsqu’il finit par recevoir l’appel tant convoité, Samuelle ne pouvait être plus heureuse. Pour elle, la carrière de son homme représentait une récompense pour avoir abandonné sa propre ascension professionnelle. À partir de ce moment, les rallies et les cliques se succédèrent en rafale, et les discussions animées jusqu’au petit matin avec des adjoints parlementaires remplacèrent les ébats amoureux. Le condo était devenu silencieux, tel un fantôme d’un passé qui commençait à s’effacer. Mais Samuelle était patiente. Quand les grandes corporations s’étaient mises à courtiser Bertrand, tout commença à changer. Les PDG n’invitaient que lui, de sorte qu’elle ne faisait plus partie du cercle interne. Aussi, lorsqu’elle tentait de discuter avec Bertrand, il lui coupait sans cesse la parole. Non seulement n’était-elle plus au courant des boutons rouges, mais aux yeux de son bien-aimé, elle avait diminué.
Le jour où elle lui annonça qu’elle attendait leur enfant, Bertrand, chaviré, se confia à une collègue qui lui suggéra de l’épouser pour la forme. Entre deux caucus, ils se marièrent donc devant un juge de paix à l’Hôtel de Ville. Puis en soirée, Bertrand se rendit à une autre réunion, laissant Samuelle seule à tournoyer son jonc autour de son doigt.
À la naissance de Maëlle, la mère de la nouvelle maman appela le père qui se trouvait alors à l’autre bout du pays. Mis au fait de la nouvelle, ce dernier se contenta de lui demander de transmettre ses meilleurs vœux à sa femme. Quand Samuelle vit sa mère raccrocher avant de la regarder dans un parfait silence, elle devina tout.
— Tu vois quel genre de vie tu auras avec lui.
— Je t’en prie. Je n’ai pas envie de pleurer.
— Je n’ai pas l’intention de te faire pleurer, mais un mari qui ne prend pas la peine d’être auprès de sa femme à la naissance de son enfant et qui ne prend pas le temps de lui parler au téléphone, ça me dépasse.
— Il est préoccupé avec la brigue du poste de premier ministre. C’est sa chance. Il ne faut pas la manquer.
— Il t’a fait la même chose le jour de tes noces. Tu aurais dû mettre ton pied à terre. Il ne changera jamais.
— Tu ne comprends pas. Un jour, il aura un poste prestigieux et notre famille pourra en jouir.
— Je vais te dire quelque chose. C’est peut-être un père, mais ce n’est certainement pas un père de famille. Tu me le diras bien… à moins que tu sois trop innocente ou que tu refuses de reconnaître la réalité.
— Je t’en prie…
— Écoute… Je ne voulais pas te faire pleurer. Viens, on va bercer ta petite cocotte. Elle est belle comme sa maman. Ton père l’aurait aimée.
La grand-mère déposa le nourrisson dans les bras de sa fille et s’allongea près d’elle sur le lit. La voyant se perdre dans le visage de son enfant, elle lui caressait la chevelure, non sans observer le silence des générations au féminin.
Bertrand occupait le poste de vice-premier ministre quand Thierry vit le jour. Cette fois, un photographe professionnel avait été retenu pour prendre une photo officielle de la petite famille, et la grand-maman ne fut pas invitée. Le ménage avait emménagé dans une nouvelle maison, sise dans la circonscription de Bertrand. Samuelle consacrait tout son temps à ses enfants et aux activités de la circonscription. De temps en temps, elle partait à Ottawa avec les petits pour visiter son époux, dont les absences se prolongeaient de plus en plus.
Quand les manchettes annoncèrent que ce dernier était l’un des candidats pour la chefferie du parti fédéral, Samuelle n’eut d’autre choix que de se rendre disponible en tout temps. Les entrevues étaient interminables. Lors du congrès où les membres du parti devaient élire leur nouveau chef, l’équipe les avait tellement entourés, qu’elle croyait suffoquer. Elle voyait le naufrage venir, mais ne pouvait l’arrêter.
La journée du vote, Bertrand remporta la victoire après le troisième scrutin. C’était la ruée. Dès lors, on exigeait de Samuelle de jouer le rôle de l’épouse disponible sur demande, celle qui sourit dans le vide sur les photos et qui envoie la main comme si ça voulait dire quelque chose.
Nouveau chef de l’opposition fédérale, Bertrand s’entoura d’une équipe chevronnée, chaque membre ayant un pédigrée forgé par le feu. Quiconque se trouvait dans la même pièce qu’eux avait l’impression de nager avec des requins. Du sang dans l’eau, il y en avait partout. L’attachée de presse avait mis au point une stratégie pour parfaire l’image publique de Samuelle. Les requins l’avaient jugée. La sentence: vulnérable et trop idéaliste, style quasi bohémien, quasi écolo, loin de celui de Bertrand. L’époux avait changé, l’homme était un caméléon par excellence. Quant à la femme, elle n’avait pas réussi la transformation requise.
Sans dévoiler leur stratégie à Samuelle, les adjoints avaient manipulé les contextes et les circonstances. Tellement, qu’elle croyait avoir perdu la carte. Le stress post-traumatique, le genre qui lui donnait le goût de la bile dans la bouche et des nœuds dans le cou, déterrait des souvenirs amers de son enfance. L’indifférence grandissante de son mari était aussi cruelle que le dédain d’un époux envers une femme qui s’évapore devant les autres plus ambitieuses qu’elle. Peser les boutons de Samuelle était une bagatelle parce qu’elle somatisait tout. Elle en avait la nausée et s’isolait de plus en plus. Seul l’auto-érotisme quotidien parvenait à la soulager. C’était mieux que de craquer devant celui qui avait cessé de partager sa couchette.
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