Illustrations aquarelles et plume de Mireille Gayet (Lyon)
Crédits photographiques : Olivier Gaudant (Pantin)
Épices support de l’illustration fournies par la maison Bahadourian à Lyon.
www.lesureau.com
© Éditions Le Sureau 2010
ISBN 978-2-911328-64-0 pour la version papier
ISBN 978-2-364020-80-1 pour la version numérique
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Sommaire
Préface
De la définition des épices
Une longue histoire courtement racontée
Épices et médecine
Huiles essentielles
Oléorésines
Attention danger
Épices et cuisine
De l’usage des épices en cuisine
Conclusion
Acore
Ajowan
Amchoor
Aneth
Angélique
Anis vert
Ase fétide
Azaret
Badiane
Baies roses
Benoite
Boldo
Bourse-à-pasteur
Cacahuète
Cacao
Cannelle, Casse
Cardamome verte
Cardamome noire
Carotte
Carvi
Céleri
Cerfeuil musqué
Citronnelle
Coriandre
Cumin
Cumin noir
Curcuma
Épine-vinette
Fenouil
Fenugrec
Galanga
Genièvre
Gingembre
Ginseng
Girofle
Grenade
Houblon
Laurier
Livèche
Mahaleb
Maniguette
Moutarde
Muscade, macis
Myrte
Nigelle
Pavot
Piment
Poivre
Poivre de Guinée
Poivre de la Jamaïque
Poivre des moines
Poivre du Sichuan
Poivre de Tasmanie
Poivre des murailles
Pourpier
Quinquina
Raifort
Réglisse
Roucou
Safran
Sésame
Sumac
Tamarin
Tonka
Vanille
Wasabi
Wu wei zi
Yuzu
Mélanges d’épices
› Introduction
› Baharat
› Bezar
› Berbere éthiopien
› Colombo
› Chili
› Poudre de curry
› Dukka
› Kama
› Houng-liu
› Loubia
› Masala
› Massalé
› Ras-el-hanout
› Shichimi togaraschi
› Tabil
› Tex-mex
› Zahtar
› Zhug
Épices et boissons
› Les bières
› Les vins épicés
› Les infusions
› Les liqueurs
Les vinaigres
Le coin des gourmands
› Les pains d’épice
› Les spéculos
Index des noms latins
Liste des noms vernaculaires
Tableau des épices présentées en fonction de leur famille
Coriandre
Épices, quel mot superbe ! Rien qu’à le prononcer, il pique (les anglophones le qualifient d’ailleurs de hot) tandis qu’au même titre que les cocotiers (ou presque), il évoque les lointains exotiques et tropicaux (les hispanophones appellent les épiceries, des ultramarinos).
Tout cela n’est certes pas faux mais ce n’est tout de même qu’un aspect bien partiel d’un sujet immense et compliqué, sujet autant d’ici que d’ailleurs, riche d’une infinité de saveurs (en cuisine) et d’une infinité d’usages (en médecine, herboristerie, parfumerie, teinturerie, cosmétologie).
L’auteure est scientifique et ça se ressent. De manière très ordonnée, elle circonscrit d’abord son sujet, en en écartant condiments, aromates et herbes aromatiques, puis elle le limite aux épices utilisées en cuisine, même si elles sont employées aussi dans d’autres fonctions et elle y prélève enfin soixante-dix cas qu’elle passera en revue par ordre alphabétique (en donnant la priorité au nom vernaculaire).
C’est passionnant !
Une généreuse mise en bouche historique fait apparaître à la fois la très grande ancienneté de la plupart des recettes tout en en soulignant les modes, voire les passions, et du même coup, les commerces, voire les trafics (j’y ai appris que « payer en espèces » venait de « payer en épices »).
Et puis, c’est autour du morceau de bravoure de s’installer et de s’épanouir en un fichier savant alignant à chaque entrée, le nom vernaculaire, le nom latin et le nom de la famille de la plante étudiée, ses synonymes dans le domaine de l’épiciologie, la description botanique de la plante et sa description ethnobotanique (histoire, usages en médecine, en cuisine) et, pour terminer, comble de luxe, quelques recettes usant habilement et subtilement de l’épice susnommée. N’oublions pas l’iconographie, digne d’un herbier, et la bibliographie tant historique que botanique, tant gastronomique que médicale, digne d’une encyclopédie.
Mireille, je vous ai connue collègue paléontologue, paléoichtyologue de renom ; je vous retrouve collègue naturaliste, botaniste de talent, vraie taxinomiste obsédée de classement mais aussi collègue de sciences humaines, vraie humaniste tournée vers l’utilisation des plantes par l’Homme ; votre livre, qui a la densité d’un traité sans en avoir la sécheresse, est une incroyable somme de savoir et de l’application de ce savoir, en dépit des dédales que vous nous faites découvrir, bien éloignés parfois de ce qui pique et vient de loin.
Vous avez été, si je peux me permettre Mireille, cette épice qui a su faire de ce qui aurait pu n’être qu’un catalogue un monument d’informations savantes, sans limites ni dans le temps (l’histoire), ni dans l’espace (les cultures). Merci d’avoir eu l’idée de faire ce beau livre.
Yves Coppens
Membre de l’Institut
Encore un livre sur les épices direz-vous ! C’est exact mais un livre qui se veut différent avec une approche autant botanique que médicinale et culinaire.
Cet ouvrage se limitera précisément à un choix de 70 épices « véritables », laissant de côté aromates, herbes aromatiques et condiments. Il n’est pas strictement culinaire même s’il est restreint aux épices utilisées en cuisine, même si leur utilisation est effectivement signalée en fonction des mets les plus appropriés et même si des recettes y sont décrites. Ce livre essaie d’approcher l’exhaustivité et comprend ainsi pour chacune des épices choisies :
• une description botanique ;
• un historique rapide de sa découverte ;
• sa présentation en tant qu’épice ;
• ses vertus médicinales mais aussi ses pouvoirs toxiques, avec les découvertes empiriques des Anciens, pour certaines confirmées aujourd’hui ;
• son utilisation en cuisine, historiquement et de nos jours, avec pour certaines une ou plusieurs recettes particulièrement appréciées de l’auteure ;
• son éventuelle entrée, parfois ancienne, en parfumerie et en cosmétique, son usage tinctorial ou autre ;
• les espèces reliées à l’espèce principale, bien ou peu connues de tous et uniquement à usage culinaire.
Si chacun d’entre nous sait différencier sur les étals gingembre et cannelle, voire graines d’aneth et de fenouil, bien peu reconnaîtraient la plante dans sa totalité, sa fleur ou son fruit. C’est pourquoi nous avons voulu les représenter. Une riche illustration, où s’équilibrent dessins en noir et blanc et planches en couleurs, aquarelles et photographies, montre l’ensemble de chacune des épices et permet ainsi au lecteur de ne pas confondre le carvi avec le cumin– ce qui n’est pas très grave en soi, ou la carotte sauvage avec la ciguë, toutes deux se côtoyant dans les champs– confusion qui s’avérerait plus embêtante…
Quelques épices peuvent surprendre. Certaines d’entre elles, comme la bourse-à-pasteur, ne seront pas en vente sur les étals du marché (elles le seront en herboristerie pour infusions ou tisanes), mais elles ont connu leur heure de gloire au Moyen Âge ou même après et c’est pourquoi j’ai voulu vous en parler. Bien souvent d’ailleurs, elles reviennent doucement dans nos cuisines par la petite porte, celle des amoureux de la nature et des aliments simples, ou par la grande porte, utilisées par un grand chef.
Enfin, après maintes réflexions j’ai choisi la présentation alphabétique des épices en fonction de leur nom vernaculaire, celui qui nous interpelle, tout en reconnaissant qu’un regroupement par familles serait aussi très utile en raison des propriétés communes qui s’y rattachent (d’où le tableau en fin de livre et un index qui renvoie le lecteur à chaque citation de l’épice et de sa famille). J’ai essayé, tant que faire se peut, d’utiliser des mots compréhensibles par tous, mais cela n’est pas toujours facile en botanique.
Une kyrielle de noms vernaculaires est rattachée à chaque épice, français bien sûr mais aussi étrangers. En proposer une liste exhaustive ne m’a pas paru très approprié et je me suis limitée aux noms français. Des exceptions se sont cependant révélées nécessaires – noms locaux exotiques mais aussi traductions anglaises – car les noms des épices vendues dans les boutiques chinoises sont indiqués sous forme de vidéogrammes, ce qui n’est pas forcément explicite, et… en anglais.
Je tiens ici à remercier tous ceux qui m’ont aidée soit en me fournissant de simples renseignements, mais ô combien utiles, soit en m’apportant des épices. Je commencerai ainsi par l’enseigne Bahadourian, Saveurs et découvertes à Lyon1, qui m’a procuré sans hésitation et généreusement toutes les épices nécessaires à l’iconographie photographique réalisée par Olivier Gaudant, photographe indépendant mais aussi cuisinier dans l’âme, ce qui était nécessaire pour rendre la vie à ses graines, écorces ou rhizomes. Merci à cet herboriste du 2e arrondissement de Paris, Ormenis, qui nous a offert pour l’illustration une racine de ginseng, pas si évidente à trouver sur les étals parisiens. Parmi les donneurs de renseignements et par ordre alphabétique, je remercie, outre le photographe dont l’apport critique a été très important, Pierre Abi Saad, Viviane Andries, Arlette Armand, Renata Graulières, Jean-Claude Gayet, Jean-Louis Petit, Odile Poncy, Line de Smet et Jean Vannier. Un remerciement notable à Claude Babin qui, à domicile, a patiemment supporté le stress lié à la rédaction et à l’iconographie de ce livre mais en a aussi relu et vérifié, avec l’œil critique du naturaliste, tout le contenu.
Bien sûr, une pensée particulière pour Yves Coppens, cet hédoniste amoureux de la nature et de la bonne chère, qui a accédé sans hésitation, malgré ses lourdes charges, à ma demande de rédaction d’une préface.
1 Place Djebraël Bahadourian, 20, rue Villeroy et Halles Paul Boccuse, 102 cours Lafayette, 69003 Lyon, contact.site@bahadourian.com
Cumin
Carvi
Rares sont les livres dont le titre se limite au seul mot épices. Celui-ci est généralement associé, au même niveau de titre ou en sous-titre selon le cas, à aromates, à herbes aromatiques et/ou à condiments. Et quand on feuillette ceux qui titrent seulement Épices, on s’aperçoit très vite que le contenu parle autant d’épices que d’aromates, autant d’herbes aromatiques que de condiments… La raison en est simple : les définitions de ces mots se croisent et s’entremêlent et les dictionnaires ne nous aident guère. Ainsi du Petit Robert édition 2002 :
• épice : « Substance d’origine végétale, aromatique ou piquante, servant à l’assaisonnement des mets » ;
• aromate : « Substance végétale odoriférante » ;
• les herbes aromatiques « entrent dans l’assaisonnement de certains mets » ;
• condiment : « Substance de saveur forte destinée à relever le goût des aliments ».
L’Encyclopédie, le Larousse ou tout autre dictionnaire donneraient des résultats similaires. Et lorsque des propositions sont formulées, à la suite d’un ou deux noms bien caractéristiques dans la catégorie (poivre ou cannelle pour les épices, par exemple), se trouve un etc. ou des points de suspension, laissant le lecteur sur une réelle indécision.
Fort de ces définitions qui aident peu, chacun a décidé de sa propre définition ou plus exactement de sa propre compréhension de ces quatre termes, aboutissant pour certains– hélas ! pour certains seulement – à un consensus.
Ainsi un condiment correspond généralement (mais cependant pas chez tous les auteurs) à une préparation à base d’épices, d’aromates, d’herbes, mais aussi de toute autre denrée alimentaire naturelle (légume) ou préparée (farine). Il peut aussi être minéral et simple comme le sel. Pour certains, le fait d’être apporté à table au moment du service a valeur de définition de condiment. Le poivre, épice par excellence, dans cette acception devient condiment et représente l’exception qui confirme la règle.
Il y a donc une séparation claire entre un condiment constituant généralement une préparation et les trois autres termes limités… en principe, à du végétal. Certains aromates peuvent en fait être liés au règne animal. Ainsi du musc, du castoréum et de l’ambre gris, provenant respectivement de chevrotins mâles, de castors ou de cachalots. Il semblait dès lors facile d’admettre l’intégration de ces aromates uniquement dans des parfums ou des médicaments, sauf que les Anciens les utilisaient parfois en cuisine et qu’un jour ou l’autre ils y reviendront, si ce n’est déjà fait, sous la main d’un grand chef étoilé. Oublions ces trois cas de production animale et restons, par conséquent, dans le végétal.
Les herbes aromatiques, comme le premier terme l’indique, correspondent à des petites plantes, le plus souvent utilisées fraîches, bien que cela ne soit pas obligatoire. Ainsi, thym et romarin peuvent être séchés. Cependant, personne ne parle d’herbes aromatiques pour des feuilles coriaces comme celles du laurier, pour une écorce comme la cannelle, pour des rhizomes comme le gingembre ou pour des graines. Les herbes aromatiques sont finalement assez bien définies.
Des deux autres définitions du Petit Robert, il ressort que les épices semblent limitées à la cuisine, ce qui est évidemment faux. Les épices ont longtemps servi et servent encore en médecine et il peut en être tiré, tout comme des aromates, des huiles essentielles et des oligorésines utilisées en médication, en cosmétologie et en parfumerie.
Reste peut-être l’histoire pour nous aider à comprendre ce qu’est une épice et à en limiter notre liste. Las, le terme épice forgé à partir du latin species définissait des denrées variables dont le blé et le vin (on précisait species aromatica pour les épices et aromates), avant de s’intéresser à des produits exotiques, généralement rares et chers, dont faisait partie… le sucre, qui n’a rien d’aromatique. Le terme s’est même appliqué, au Moyen Âge, à des friandises, les « épices de chambre » (parfois des graines enrobées de sucre) servies en fin de repas.
Le concept des épices était aussi flou dans des périodes plus reculées que de nos jours : species, spezeries, aromatas, droghes, condiments, erbes, ces termes incluent plantes aromatiques, sel et sucre mais aussi laque, coton, indigo… Il fut un temps aussi où les aromates indigènes comme le cumin, l’aneth et même le safran, ne possédant pas le prestige des produits exotiques, n’eurent pas le droit au label d’épices.
Alors…
Alors nous allons faire comme les autres auteurs, les cuisiniers, les marchands, nous allons donner une définition personnelle de l’épice à partir des textes officiels, trop vagues, tout en reconnaissant de notre part un choix subjectif mais justifié.
Restons-en à la définition adoptée lors du Premier congrès international pour la répression des fraudes, à Genève en 1908. Épice : « Substance végétale, d’origine indigène ou exotique, aromatique ou d’une saveur chaude, piquante, employée pour rehausser le goût des aliments ou y ajouter les principes stimulants qui y sont contenus. » Cette définition est cependant trop restrictive puisque les épices ont conquis depuis fort longtemps pharmacopée et teinturerie, mais nous l’adopterons et ne seront donc présentes dans cet ouvrage que les seules épices utilisées en cuisine. Celles dont on retire les huiles essentielles uniquement à des fins pharmaceutiques ou cosmétiques n’y figureront pas.
Ne seront pas non plus signalées les plantes aromatiques dont seules les feuilles, tiges ou fleurs, fraîches ou séchées, seront utilisées, sans aucune utilisation de leurs fruits, graines ou racines, qui sont donc considérées comme des herbes aromatiques (bourrache, hysope, thym…) ou des aromates (ail, échalote…).
Les épices « vraies » peuvent provenir de différentes parties de la plante : écorce, fruits, graines, boutons floraux, rhizomes, racines et résine. Certaines plantes comme le fenouil et la coriandre (herbes aromatiques) ou la carotte (légume) sont cependant traitées ici comme des épices du fait de l’utilisation de leurs graines dont les goûts respectifs peuvent être, selon les cas, similaires ou différents.
La connotation ancienne qui appelait épices ce qui était exotique n’est plus, et la définition de 1908 est exacte. Celles-ci peuvent être indigènes, c’est-à-dire de nos contrées (au sens large). S’il est vrai que les régions tropicales, à l’exception de l’Afrique, fournissent grâce à leur climat des conditions idéales pour le développement d’épices, nombre de ces plantes sont originaires d’Europe, ou du moins y sont-elles actuellement cultivées. Elles ne seront pas oubliées.
Aujourd’hui, les plantes à épices poussent bien souvent dans des contrées qui n’ont plus rien à voir avec leur lieu d’origine. Le poivre, originaire de Malabar, finit par atteindre Zanzibar devenu le centre de production le plus important. Les Antilles sont riches en épices, pourtant la quasi-totalité d’entre elles viennent d’Asie. Inversement, le piment, si utilisé et cultivé en Asie, provient d’Amérique du Sud. Rappelons quelques termes dérivés du mot épice (Dictionnaire de la langue française, Alain Rey, 1992).
Tout d’abord le terme épices qui a représenté des marchandises variées, puis une « substance aromatique et piquante d’origine végétale », une « drogue médicinale venant d’Orient », des friandises sucrées (dragées, confitures) servies en fin de repas, enfin une « taxe payable aux juges » avant de prendre « son » sens d’aujourd’hui, si difficile à définir, nous l’avons vu.
Le verbe épicer est attesté vers 1200 dans son sens moderne « d’assaisonner avec des épices ». Il a également signifié « faire le commerce des épices » (XIIIe siècle), « emmagasiner des épices » ou « fixer les frais d’un procès » (XIVe siècle).
Épicière (1223) puis épicier (1241) : « Celle ou celui qui faisait le commerce des épices et des drogues avant de devenir le vendeur de produits alimentaires. » Au figuré, épicier se dit de quelqu’un à l’esprit étroit.
Épicé se trouve au figuré (1870) pour qualifier un prix exagéré, un langage « pimenté », un ton caustique ou des propos lestes.
Épicerie désignait collectivement les épices, puis le lieu de vente et le commerce avant de prendre le sens moderne de produits alimentaires vendus par l’épicier.
Rappelons-nous les « pots à épices » ou les « boîtes à épices » qui garnissaient les étagères de nos grands-mères ou de nos arrière-grands-mères jusqu’au milieu du XXe siècle et qui reviennent au goût du jour pour décorer nos cuisines. Le plus intéressant sur ces pots, parfois en métal mais le plus souvent en porcelaine, n’est pas leur décoration (fleurs ou dessins géométriques) mais les noms indiquant leur contenu. Sur les six récipients qui forment généralement l’ensemble– tous de la même taille (rarement) ou de taille croissante–, on trouve selon les séries, Farine, Café, Sel, Sucre, Thé, Poivre, Chicorée, Riz, Semoule, Pâtes, ou occasionnellement, Épices. On voit donc que, encore récemment, la définition de ce terme, dans nos cuisines, était loin d’être précise.
Une très longue histoire qui débute probablement depuis que l’Homme est Homme, depuis qu’il a exploité plantes, animaux et minéraux de son environnement à des fins culinaires, médicales ou funéraires. Qui le premier eut l’idée d’utiliser une épice pour donner plus de saveur à son repas, pour se soigner ou pour honorer un dieu ? Voilà bien une question à laquelle personne ne peut répondre. Les plus anciennes traces d’utilisation d’épice remontent au Néolithique, il y a 8 000 ans au Moyen-Orient, 6 000 en Amérique latine où des piments étaient déjà utilisés, 5 000 en Europe. Graines de carvi, de pavot, de genièvre, de bourse-à-pasteur et de moutarde ont été retrouvées, soit dans des marmites de terre ou des fragments de pain attestant d’un intérêt culinaire, soit dans des jarres placées dans des tombes datées de l’âge de bronze (2 000 à 800 avant J.-C.) en tant qu’offrande. À cette époque, en Scandinavie, une bière aromatisée au myrte et au genièvre sert à honorer les morts. Dans L’Épopée de Gilgamesh, on aurait servi des fromages épicés à ce héros semi-légendaire (a-t-il vraiment existé ?) qui aurait vécu au IIIe siècle avant notre ère et dont l’histoire a été racontée un millénaire plus tard. Des textes comme le Pen t’sao (apparu au XVIe siècle seulement) font état de l’utilisation des épices depuis près de 3 000 ans en Chine. Il est probable que les effets stupéfiants de certaines d’entre elles aient eu un fort impact dans cette pratique. Quelle épice chaude, piquante et parfois très parfumée n’a pas été considérée comme possédant des vertus aphrodisiaques, entre autres, et ce quels que soient le pays considéré, l’époque ou la civilisation ? D’ailleurs, plus près de nous, Gandhi refusait le sel ainsi que les épices parce qu’elles réveillaient « les sens ». Cette importance relationnelle s’est bien évidemment aussi adressée aux dieux et aux morts. Les Égyptiens, notamment, se sont servis des épices pour honorer les premiers, embaumer et momifier les seconds, qui devaient rester le plus possible à l’image de ce qu’ils avaient été en raison de la réincarnation de l’esprit dans le corps du défunt. Le rôle des épices est à ce titre important dans la conservation des chairs, éliminant les parasites et interdisant particulièrement les moisissures. Les corps des pharaons sont ainsi oints pendant trente jours d’une huile de cèdre mélangée à de la myrrhe et de la cannelle. Le poivre éloigne les bactéries et l’on en découvrira des graines dans les narines de Ramsès II où elles auraient aussi joué un rôle d’étai pour éviter leur affaissement. Cumin et cannelle sont présents dans les bandelettes des momies. Toutes ces épices sont utilisées à l’intérieur des temples en fumigation pour lutter contre les maléfices et entrer en contact avec les divinités (à forte dose, leur rôle stupéfiant devait considérablement aider prêtres et participants). Très vite l’intérêt médical est connu. On se protège des insectes et des maladies par huiles et onguents, parfumés de préférence avec des épices dont le pouvoir antioxydant empêche ou retarde le rancissement. Vrai ou faux mais l’empirisme est là, les épices sont à la base de médications contre toutes les affections et maladies et, ce qui n’est pas le moindre, parfument l’haleine. Et bien sûr, on utilise ces épices en cuisine pour les mets solides et pour aromatiser les boissons. On imagine alors facilement la quantité d’épices nécessaires pour satisfaire les besoins de la population. D’où viennent-elles ? Pas d’Égypte. De beaucoup plus loin, on les croit venir du « Pays de Pount » (maintenant côte de Somalie), à l’entrée de la mer Rouge où le commerce se fait avec les Arabes, ce qui vaudra, sous le règne des pharaons de la XIIe dynastie, une tentative avortée de creusement du canal de Suez. Et les Égyptiens ne sont pas les seuls à faire ce commerce. Les tablettes des scribes crétois, au troisième millénaire avant notre ère, font état de quantités incroyables d’épices utilisées à Cnossos pour parfumer les vins. Les Phéniciens, navigateurs et marchands, organisent de grandes expéditions marines pour récupérer ces épices et maintiennent le monopole en Méditerranée à partir des villes de Tyr et de Sidon, au point que les épices sont alors appelées marchandises phéniciennes. Mais ce sont les Arabes qui en gardent le privilège et bloquent l’entrée de la mer Rouge. Ils se gardent bien de donner le lieu d’origine de ces épices. Ils les achètent à des marchands chinois ou javanais venant d’Inde ou ayant transité par l’Inde et ils font courir les histoires les plus folles sur les difficultés de leur récolte, légendes que voyageurs ou historiens comme Hérodote contribueront à propager. C’est aussi cet auteur qui nous contera les premières caravanes terrestres, périple de trois années qui conduisait jusqu’en Chine à partir des rives occidentales de la Méditerranée via le nord de l’Euphrate, le nord de la Perse, la vallée du Syr-Darya en Tadjikistan et le Turkestan oriental, ce qui deviendra la route de la soie.
Les Chinois, il est vrai, étaient de grands utilisateurs d’épices. Confucius dans les Analects, entretiens entre maître et disciples, rédigé en fait par ses disciples, écrit qu’il « avait toujours du gingembre sur sa table », lequel « éclaire l’intelligence et dissipe toutes les impuretés ». Et cette épice est loin d’être la seule utilisée par ce peuple. C’est à cette époque qu’Alexandre le Grand ouvre la voie des Indes. En 330, dans le palais de Darius III à Persépolis, il découvre, stupéfait, pas moins de 277 cuisiniers et de nombreux esclaves exclusivement préposés aux épices. Alexandrie et Byzance deviennent de nouveaux entrepôts.
Les Grecs, avant les Romains, sont gagnés par la folie contagieuse de ces épices. Elles tiennent une place non négligeable dans les rites funéraires et en médecine, ce qui les lie à la cuisine. Les plats épicés vont ainsi exciter l’appétit ou faciliter la digestion et se mettre à soigner tous les maux. L’hygiène grecque n’est pas un mythe et les épices vont y concourir. Curieusement, les premiers textes grecs comme ceux d’Hérodote semblent limiter les épices à la cannelle et à la casse chinoise. Pourtant, à Babylone, on cultivait déjà la cardamome. Le poivre attendra pour être connu des Grecs le IVe siècle avant notre ère et la parution d’Historia plantarum de Théophraste.
Les Romains vont devenir fous d’épices qui viennent de « l’Arabie heureuse » car ils ne commercent pas avec la Chine, faisant se lamenter Pline l’Ancien sur, notamment, les sommes faramineuses dépensées par les empereurs et les femmes. Celles-ci les utilisent en parfums, crèmes et onguents divers… tout comme leurs conjoints d’ailleurs. Quant à Néron, pour qui les rues de Rome furent recouvertes de safran lors de son arrivée au pouvoir, il n’hésite pas à réquisitionner le stock annuel de cannelle pour brûler le corps de sa femme, Poppée… qu’il vient de tuer. Plus économes, les autres Romains utiliseront cependant des épices lors des crémations, rendant l’air plus parfumé et plus respirable. Pline l’Ancien, dans son Histoire naturelle, parle de botanique et un peu de médecine, et si Dioscoride présente les vertus médicinales des épices dans son De materia medica, en revanche Archestrate, au IVe siècle avant notre ère, et Apicius, plus tard, parleront cuisine.
Il est temps de trouver une route directe vers ce lieu de production des épices pour s’affranchir des Arabes. C’est un navigateur romain, Hippalus, qui va se servir de l’alternance des vents de mousson, partant au printemps de la mer Rouge vers l’Inde et revenant en automne. Grecs et Romains vont alors s’approvisionner directement sur place… un temps, jusqu’à l’effondrement de l’Empire romain au Ve siècle. Les prix des épices remontent en flèche, si tant est qu’ils aient vraiment baissé.
Le VIIe siècle va être marqué par l’avènement de l’islam. Mahomet, de la tribu des Quraychites – maîtres du commerce en mer Rouge– et époux d’une riche veuve marchande d’épices, est bien placé dans ce monde quand il publie son ouvrage intitulé La médecine du prophète. La cuisine et la médecine arabe, au sens large incluant parfums et cosmétiques, font depuis longtemps la part belle aux épices. Les musulmans en font une grande consommation et c’est l’époque où la civilisation arabo-musulmane va s’étendre sur tout l’Ancien Continent : Moyen-Orient, Maghreb, Espagne et sud de la France, puis Asie, Inde et Chine. Une seule langue et une seule religion vont leur permettre de prendre le contrôle de tout le commerce, de la Malaisie à la pointe occidentale de l’Europe.
Les Arabes ne sont pas seulement maîtres du commerce mais règnent aussi sur tout ce qui est culture scientifique et littéraire. Ils ont une remarquable avance sur l’Occident qui va, heureusement, passer outre les hostilités officielles pour s’ouvrir à eux et le commerce des épices va considérablement contribuer à ces échanges jusqu’à l’arrivée des Mongols qui vont affaiblir cette civilisation avec la destruction de Bagdad en 1258 et le massacre des élites intellectuelles et scientifiques. Pendant un temps, en Europe, les pratiques culinaires des Romains vont avoir tendance à disparaître. Elles reviendront.
Au début du Moyen Âge, les épices, très chères du fait de leur long voyage, sont réservées essentiellement aux monastères et à la royauté. En attendant, le seigneur qui côtoie le vilain– au sens plébéien du terme– et mange comme lui dans son château, grande ferme fortifiée, consomme les herbes aromatiques locales. En 780, sous l’influence de Charlemagne, le Capitulaire de Villis donne la liste de soixante plantes aromatiques qu’il faut cultiver. La consommation des épices va changer peu à peu. En Terre Sainte, les croisés ont rencontré le luxe des épices sur les tables arabes et ne vont pas l’oublier. La première croisade a lieu au XIe siècle (1096 à 1099) et, après la prise de Jérusalem, le commerce des épices au Moyen-Orient revient en Méditerranée quasi exclusivement aux Génois et aux Vénitiens, les Arabes continuant à en assurer le transport jusqu’à Constantinople et Alexandrie. À partir des ports de Marseille ou d’Aigues-Mortes, les épices finissent sur les étals de grandes foires de Champagne ou de Flandres pour n’en citer que deux, mais leur prix ne diminue pas et seuls les fortunés peuvent s’en procurer, ce que rappelle bien l’adage « être cher comme poivre ». En raison de l’incertitude des marchés, les riches, vraiment riches, font des provisions de poivre. Guillaume, comte de Limoges, possédait chez lui « des tas énormes de poivre amoncelés sans prix, comme si c’eût été du gland pour les porcs » et l’officier qui gardait ce trésor le prenait à la pelle pour les besoins de la cuisine, nous raconte le chroniqueur Geoffroy, prieur du Vigeois. Le mot épice apparaît vers 1150 dans la langue française, dans Le Voyage de Charlemagne, à partir, nous l’avons dit, du mot species qui signifiait toutes sortes de denrées, denrées qui ne servaient pas qu’en médecine ou cuisine mais qui, vu leur prix, permettaient de payer des dettes, régler ses impôts, constituer une dot, acheter sa liberté pour un serf, ou « acheter » un magistrat (ce qui vaudra à ces derniers l’appellation de « épices de juges » et durera, officiellement, jusqu’à la Révolution). C’est du mot espices que viendra celui d’espèces que nous utilisons aujourd’hui sous la locution « payer en espèces ».
C’est à cette époque que se livre une guerre entre épiciers et apothicaires. Depuis une ordonnance de 1484, la profession des épiciers, par définition ceux qui vendent des épices, avait à son sommet les grossistes ou « pébriers soubeyrans » (poivriers souverains). Ils régentaient les épiciers ciergiers et les épiciers apothicaires, encore appelés épiciers-droguistes, qui possédaient le droit de vendre épices et plantes entrant dans la fabrication des drogues. En 1782, ils ont de plus le droit de vendre ce que l’on appelle « les grandes compositions foraines », des contrepoisons comme la thériaque pour n’en citer qu’une. La bataille fait rage entre ces deux professions réputées âpres au gain. « Ils vendent des poisons comme de la cannelle, de l’eau-forte et de l’huile, du fromage et de l’émétique, de l’eau-de-vie et des couleurs, du sucre et de l’arsenic, des confitures et du séné ; ils ont des statuts homologués qui les mettent en concurrence avec les apothicaires. Quand ils confondent les drogues et les sels qui se ressemblent, tant pis pour l’art médical, tant pis surtout pour celui qui avale le paquet », écrit l’écrivain Sébastien Mercier en 1783 dans Tableau de Paris. La querelle durera jusqu’en 1777 avec la formation d’un collège de pharmacie et la séparation entre épiciers, qui vendront épices et condiments, et apothicaires, à qui est dévolue le commerce des drogues.
Venise supplante Gênes, mais ce monopole vénitien ne va pas durer. C’est le temps des longs voyages et des grandes découvertes dans lesquelles la quête des épices a joué un rôle déterminant. Si Marco Polo, dans son Livre des merveilles du monde publié en 1295, décrit avec force détails, vrais mais aussi imaginaires, l’incroyable volume d’épices et leur commerce qu’il a pu observer, il laisse planer le mystère des lieux exacts. Il est pourtant l’un des premiers Européens à les connaître. « Il y croît maintes épices qui jamais ne furent vues dans notre pays », « il n’y a nulle de ces îles où il n’y ait […] beaucoup de sortes d’épices », « […] il y a grande quantité d’épices précieuses qui ne viennent jamais jusque chez nous » raconte-t-il maintes fois. De quoi exciter les peuples occidentaux ! Pline l’Ancien avait bien essayé de mettre fin aux légendes fabuleuses et inquiétantes de la production des épices mais Jean de Joinville, sénéchal de Champagne, en perpétue encore certaines dans son récit intitulé Livre des saintes paroles et des bons faits de notre roi Louis, paru vers 1309. D’autres voyageurs, notamment portugais, habiles marins, vont rechercher une nouvelle route pour accéder à ces lieux mythiques. Ils vont « chercher des épices, faire des Chrétiens » comme le dit le prince du Portugal Henri le Navigateur, suivi par Bartolomé Dias, le premier à atteindre, en 1487, le cap de Bonne-Espérance, et Vasco de Gama, qui le franchira onze ans plus tard et parviendra à la côte de Malabar où il fait provision de cannelle, muscade, gingembre et poivre, avant de revenir en héros à Lisbonne. La route des Indes est ouverte. Des comptoirs portugais viendront la jalonner, dont les célèbres Goa en Inde et Macao en Chine. À la même époque (1453), Constantinople tombe aux mains des Turcs et la route de la soie est sinon interdite aux chrétiens du moins ceux-ci sont-ils fortement « incités » à payer des taxes exorbitantes au passage. Une des conséquences sera l’acclimatation et la culture du safran en Espagne et en Provence. Pour ravir en mer et sur place le monopole des épices aux Arabes, les Portugais ne vont pas employer la diplomatie mais les grands moyens : mutilations, assassinats, incendies, destructions, histoire de les impressionner sur mer mais aussi d’impressionner les indigènes sur leurs terres. Une des conséquences sera une baisse importante du prix des épices, de près de 80%. Christophe Colomb, de son côté, claironne haut et fort qu’il a atteint les Indes occidentales par l’ouest et apporte des épices nouvelles des Antilles dont le piment, qu’il appelle « poivre rouge » et qui, nous le verrons, sera longtemps boudé par les Européens. Suite à la découverte du Brésil par le Portugais Pedro Álvarez Cabral, une bulle papale, signée en 1493 par le pape Alexandrevi et appelée Partage du monde, est censée séparer tant au niveau commercial qu’au niveau des conquêtes le Nouveau Monde mais aussi le monde tout court. L’Est– Afrique et Inde– est sous domination du Portugal et l’Ouest, nouvellement découvert, est sous domination de l’Espagne, ce qui laissait les Portugais maîtres des épices de l’Ancien Monde et les Espagnols maîtres de celles du Nouveau Monde (sauf le Brésil)… mais cela n’empêchera pas Magellan, en 1520, de dépasser le détroit… de Magellan et d’accoster deux ans plus tard aux Moluques, aux îles Banda et d’Amboine dont les arbres sont porteurs de clous de girofle et de noix de muscade, ouvrant la guerre « épicière » entre Portugais et Espagnols. C’était aussi sans compter avec les Hollandais.
Plus astucieux, à la fin du XVe siècle et en accord avec les Portugais, les Hollandais vont d’abord se faire passer pour de pacifiques marchands auprès des potentats locaux, excédés des exactions qu’ils subissent. À la suite de l’annexion du Portugal par la couronne espagnole et du fait des représailles politiques de la part du roi d’Espagne qui interdit à ses sujets, espagnols et portugais, tout commerce avec les Hollandais, ces derniers vont aller tout simplement s’approvisionner directement en épices sur leur lieu de production et non à Lisbonne comme ils le faisaient auparavant. C’est la création, en 1602, de la Compagnie hollandaise des Indes orientales, compagnie privée de marchands partageant bénéfices et risques du commerce des épices. Le ton sur place va vite changer et les manières pacifiques vont rapidement disparaître. Les Hollandais vont rationaliser le commerce de certaines épices, dont muscade et girofle, n’hésitant pas à limiter la production sur place en stérilisant les graines, en éliminant les plantations dans de nombreuses îles, en détruisant les excédents pour maintenir les prix, après en avoir contrôlé le coût par l’utilisation sur place d’une main-d’œuvre bon marché, taillable et corvéable à merci, qui devient esclave dans les plantations. Ils achètent également la totalité des feuilles des arbres, sachant qu’ensuite ceux-ci ne pourront que périr. À l’image de leurs prédécesseurs, on ne peut pas parler de diplomatie et tout le XVIIe siècle verra leur suprématie se maintenir au détriment des peuples indigènes et de leur environnement. En 1619, ils fondent Batavia (maintenant Djakarta), capitale des Indes néerlandaises. Pendant les deux siècles qui suivirent, les Compagnies des Indes orientales, hollandaise et anglaise mais aussi française (créée en 1664 avec les deux comptoirs de Pondichéry et Chandernagor) furent les instruments d’un commerce lucratif. La guerre des épices fera rage sur mer et sur terre ; les corsaires pour lesquels une cargaison de poivre valait son pesant d’or n’étaient pas en reste. Longtemps, la victoire des Hollandais fut indéniable… jusqu’en 1750, puis surtout 1798, deux dates clés dans leur chute. À cette première date, Pierre Poivre, un botaniste lyonnais au nom prédestiné (le mot poivre existait déjà), va réussir à dérober des plants de poivrier, de muscadier et de giroflier, lesquels seront plantés sur l’île de France (île Maurice) et sur l’île Bourbon (île de La Réunion). En réalité, les plants rapportés par Poivre ne parviendront pas à s’acclimater en raison de la malveillance du botaniste en chef de la colonie de l’île de France et responsable du Jardin d’essai dit des pamplemousses, Jean-Baptiste Fusée-Aublet. Il faut attendre 1767 et la nomination de Poivre à l’île de France pour qu’une expédition, confiée au capitaine Provost-d’Etchevery et à laquelle Poivre ne participe pas, se procure auprès d’un potentat local excédé du joug hollandais une pleine cargaison de muscadiers et de girofliers qui seront plantés avec succès cette fois aux îles de La Réunion et des Seychelles. Des graines seront également acclimatées en Guyane française.
Il en est fini du monopole des précieuses épices, même si les acclimatations géographiques, humaines et politiques ne se font pas sans mal. La seconde date correspond à la dissolution de la Compagnie hollandaise des Indes orientales suite à la conquête de certains comptoirs (Padang, Malacca, Cochin) par les Anglais qui s’installent durablement sur place. En 1825, le giroflier est introduit à Zanzibar qui deviendra, trente ans plus tard, le troisième producteur mondial de clous de girofle. Les prix vont baisser en raison de la concurrence mais aussi en raison d’une certaine désaffection de la part des Européens. Leur substitution en médecine et en agroalimentaire par des produits de synthèse, moins chers, change la donne.
Au XIXe siècle, la Food House est créée à Londres par Charles Henry Harrod ainsi que le Comptoir d’épices et des colonies à Paris, fondé par Ferdinand Hédiard. Il faudra attendre le début du XXe siècle pour voir les épices conditionnées en petits volumes pour la vente aux particuliers. Celles-ci sont en constante augmentation depuis cinquante ans et leur utilisation envahit littéralement tous les domaines (culinaire, médical, paramédical et cosmétologique), pour le meilleur et pour le pire.
Même si les épices se rencontrent, dans quelques textes anciens, dans des recettes de plats cuisinés, la motivation première de leur utilisation fut médicale. L’hygiène du corps est importante, du moins chez certains peuples et à certaines époques, et c’est pour se soigner que l’on ajoute herbes et épices, pour prévenir ou guérir et non pour le plaisir gustatif. En Europe, la médecine arabo-gréco-romaine encore admise au Moyen Âge est fondée sur la doctrine des quatre humeurs. Sang, flegme, bile noire et bile jaune répondent aux quatre éléments terre, eau, feu et air et sont définis en proportions variées par les qualités de froid, chaud, humide et sec. Excès ou défaut de ces humeurs expliquent toutes les maladies. Il suffit d’y remédier par apport de nourritures appropriées et les épices vont jouer ainsi un rôle primordial. Plutôt considérées comme « chaudes », elles seront recommandées pour une digestion plus facile des viandes, par exemple, considérées comme mets « froids ». Les graines d’anis constituaient ainsi avec le fenouil, le cumin et le carvi les « quatre semences chaudes majeures ». Les épices jaunes seront dédiées bien souvent à la guérison des maladies du foie. En Inde, la médecine ayurvédique, mot qui en sanskrit signifie « science de la vie et de la longévité », proposera très vite des cocktails d’épices pour soigner les maladies « dues au vent », dont paludisme et rhumatismes, des côtes de Malabar. Cette fusion entre médecine et cuisine peut particulièrement s’observer en Inde avec l’Âyurveda basé sur les systèmes de pensée hindoue. Cet ancien traité sur la santé puise ses origines dans un recueil datant de 3000 avant notre ère, l’Atharvaveda. Il traite en fait de tous les aspects de la vie. Avec le vent, la bile et le phlegme, ce sont « trois humeurs » et non quatre, comme nous avons vu précédemment, qui régissent notre santé. Selon ses principes, tout déséquilibre physique doit être traité en premier lieu par l’alimentation, en se reposant sur six saveurs (sucré, salé, acide, piquant, amer et astringent) à visée thérapeutique précise. L’alimentation est végétarienne et les épices y jouent un rôle important soit en fonction de leur nature refroidissante ou échauffante, soit comme antidote de certains éléments. Dans ce dernier cas, elles peuvent contrebalancer des effets négatifs d’aliments selon la constitution des individus.
En Europe, les épices indigènes avaient les mêmes réputations de chaleur pour compenser la froideur de la plupart des aliments et, qu’elles soient indigènes ou exotiques, elles étaient par conséquent déconseillées à tous ceux qui étaient malades et fiévreux. Les ouvrages de médecine donnent ainsi des recettes pour « bien portants » avec épices et des recettes pour malades, dépourvues d’épices.
Quoi qu’il en soit, les plus anciens ouvrages traitant d’épices sont avant tout des livres de médecine et, lorsqu’ils donnent franchement quelques recettes culinaires, celles-ci sont rapportées à des soins particuliers. C’est dans cet esprit qu’un médecin grec, Acron d’Agrigente, publie De la nourriture des gens bien portants et qu’Hippocrate recommande « que votre alimentation soit votre médecine ». Il n’existe pas d’épice ancienne qui n’ait été tout d’abord utilisée comme médicament.
Le papyrus d’Ebers (vers 1550 avant notre ère), qui comporte des passages recopiés datant du troisième millénaire, est un des plus anciens traités médicaux connus et apporte plus de sept cents recettes de médicaments. Outre quelques ingrédients particuliers (excréments divers, substances d’origines animale et minérale), près de cinq cents plantes y sont répertoriées dont l’anis, le carvi, la cardamome, la moutarde, le fenugrec et le safran. Les anciens traités d’herboristerie, qu’ils soient chinois, assyriens, égyptiens, grecs ou romains, attestent des vertus médicinales des herbes, en général, des épices en ce qui nous concerne. À peu près toutes les maladies de l’époque peuvent être ainsi soignées, sans parler des protections contre morsures de serpents ou piqûres d’autres bêtes venimeuses.
Cette utilisation médicale perdurera longtemps puisque au XVIIe siècle encore, des livres comme Le thrésor de santé paru en 1607 parlent du poivre en termes médicinaux. Notons cependant qu’au XIVe siècle, au contraire, Magninus de Milan, dans De saporibus, sépare nourriture et médications en prévenant de l’abus des sauces considérées comme médicamenteuses, « …car pour conserver la santé on doit s’abstenir de toutes choses médicales », et n’oublions pas que le livre De re coquinaria d’Apicius, paru au IVe siècle, était destiné à la seule cuisine. En Europe, le rôle médicinal, à l’exception de quelques utilisations en médecine traditionnelle, disparaît avant de revenir sur le devant de la scène avec les études chimiques, les essences et les huiles essentielles. En Inde, Chine, Moyen-Orient et Afrique, la médecine traditionnelle les utilisera plus longtemps et les utilise encore aujourd’hui.
L’action principale des épices affecte la sphère digestive par stimulation des sécrétions, ce qui se traduit par un effet actif sur la digestion, laquelle commence par la phase céphalique liée à la vue des mets, leur odeur et leur saveur, phase dans laquelle les épices, leurs couleurs, leurs parfums et leur exotisme ne sont pas innocents. Nombre d’entre elles ont également un effet carminatif c’est-à-dire de réduction des flatulences, ce qui peut s’expliquer par leur effet de stimulation de sécrétions biliaires et donc une meilleure dégradation des aliments. Il est ainsi logique, à propos des épices, de lier médecine et cuisine.
Il est aussi logique de lier médecine et cuisine quand le goût s’en mêle. Combien d’élixirs médicinaux à l’origine se sont transformés en apéritifs ou en liqueurs ! L’Élixir de Garus, qui eut son heure de gloire au XVIIe siècle, fut redéfini plus tard par Nicolas Lemery dans sa Pharmacopée universelle comme un « ratafia extrêmement précieux, dont on fait aujourd’hui plus d’usage pour flatter la sensualité des personnes en bonne santé, que pour la guérison des malades ».
Il est aussi intéressant de noter que tous ces « remèdes » dits à base de gingembre, de safran, de cannelle ou de toute autre épice correspondent bien souvent à un mélange savant et fort complexe d’une kyrielle d’épices et d’herbes aromatiques. Laquelle a un effet positif ?
Pourquoi un chapitre particulier sur les huiles essentielles ? Simplement parce que celles-ci semblent jouer un rôle de plus en plus important dans la vie quotidienne, en médecine, en cosmétologie et, plus récemment et qui nous intéresse dans le cadre de cet ouvrage, en cuisine.
Les essences sont des produits sécrétés par des organes particuliers des plantes. Pour obtenir l’essence d’agrumes, par exemple, il suffit de gratter les zestes sous un courant d’eau. Aucune distillation n’est nécessaire. Au contraire, les huiles essentielles qui, comme ne l’indique pas leur nom, ne sont pas huileuses, sont uniquement composées de molécules aromatiques volatiles obtenues par distillation par la vapeur d’eau de tout ou partie de la plante et sont responsables de l’odeur caractéristique de celle-ci.