Prix Cerise sur le gâteau 2009
du Festival des littératures gourmandes
PIERRE-BRICE LEBRUN
Les accords mets & vins sont de Régis Lebrun,
oenologue amateur et éclairé,
Les Chambres de Bonneval (Dordogne).
Prolégomènes
De l’origine de la boulette
De la crainte d’en dire trop
De la rondeur des choses
Du désintérêt des historiens en général,
De l’importance des Romains, des brebis et des crevettes
Boulettes de grosses crevettes
Boulettes romaines Globi à la brousse de brebis
Isicia Omentata ou, plus simplement, boulettes de viandes, qui servaient aux Romains de hamburgers
De l’évolution historique de la boulette et , accessoirement, de la gastronomie, en france et en Europe
Et nos boulettes, dans tout ça ?
Fricateaux de foie de porc
De l’Andalousie et des Andalous
Plat de boulettes de viande
De l’invention parallèle des frites
Godiveau à la bourgeoise
De l’aspect géographique des choses
De l’art de se faire des amis
De la primordialité d’une certaine belgitude
Boulet de Liège
Boulet sauce Lapin
Boulet sauce Chasseur
Boulet sauce tomate-vin blanc
Boulet sauce aux oignons
Les boulettes aux cerises « de chez nos amis flamands"
Les Ballekes bruxellois
Les boulettes de Géraldine Lapin
Vitoulets de Charleroi
Fricadelles à la bière (du Brabant flamand)
Fricadelles de bœuf
De la nostalgie des temps révolus
Les boulettes de Noémie
D’une tentative de définir les théorèmes
De la consistance
Du choix de la viande
Du plaisir de disposer d’un porc d’attache
Boulettes de porc aux crevettes
Boulettes de base pour la soupe ou pour les pâtes
Boulettes à la coriandre
Boulettes de sanglier, en hommage à Astérix et Obélix
Dans le silence des agneaux
Boulettes d’agneau à la menthe et aux raisins
Tiens, voilà de la boulette, voilà de la boulette !
Boulettes de boudin noir
Et ma boulette, c’est du poulet ?
Boulettes de poulet façon mafé
Boulettes de poulet Hurtigruten
Boulettes de poulet-pistache
Du mouillage ou non
Du compactage, de la taille et du roulement
Du farinage ou non
Du jaune ou du blanc d’œuf ?
Des techniques de cuisson
De l’art d’arnaquer les gamins
Boulette-qui-rit
De la possibilité de se passer de viande
Boulettes Dylan sauce safran
Boulettes Bonne Vue aux champignons
Boulettes de tofu au coco
Boulettes de quinoa au thon
Bêtes boulettes de chou-fleur à l’ail
Une boulette à la mer !
Boulettes ponctuelles de Madame Placard
Boulettes de lieu aux crevettes grises d'Ostende
Boulettes de saumon
Boulettes de thon
Boulettes Maillard
Les boulettes du coiffeur en forme
Boulettes de merlu au maïs
De la possibilité d’incorporer une certaine dose d'originalité
Boulettes du mont Adstock au sirop d’érable (Québec)
De la boulette qui soigne, et qui guérit
Boulettes aux pruneaux
Boulettes au cumin
Des boulettes d’ici et d’ailleurs
Albóndigas (boulettes de viande espagnoles)
Bayensche zwetschenknodeln (boulettes bavaroises)
Pasteis de bacalhau (boulettes de morue du Portugal)
Kroppkakor de Suède
Ragoût de boulettes du Québec
Keftedes tsiganes
Soupe de boulettes thaïlandaises
Boulettes de bison du Far West
Boulettes napolitaines
De la force des Polonais qui ont toujours la patate
Kluski z Surowych kartofli (boulettes de pomme de terre crues)
Kluski slaskie (pâtés de Silésie)
Kluski drozdzowe na parze (boulettes de pain à la vapeur)
L’ Alsace, l’autre pays de la boulette
Griesknepfle (boulettes de semoule, ou gnocchi, ou quenelle de semoule: tout dépend de la forme qu'on leur donne)
Käsknepfle (boulettes, « nocques » ou quenelles au fromage blanc, même réflexion)
Lewerknepfle (boulettes de foie alsaciennes)
De l’apport des Vikings et de leurs descendants
Kjøttkaker, boulettes de viande norvégiennes à la sauce brune
Boulettes d’élan de Finlande
Boulettes de mouton finlandais, avec sa sauce de haricots rouges
Köttbullar, boulettes de viande suédoise, avec leur sauce à la crème
Ma boulette chez les bédouins
Keftas aux légumes
Akras Al Kibbé Bil Shawarma (kibbés farcies à l'agneau rôti)
Akras Al Kibbé Al Makria (kibbés frites et farçies)
Falafel (ou Taamiya), boulettes de pois chiches
De l’impact de la boulette sur le couscous
Les boulettes de Tema, de Tlemcen
Tajine de boulettes aux pois chiches
Des boulettes pour toutes les occasions
Dès l’ouverture de l’appétit
Ciboulette de chèvre
Boulettes Ali Baba
Boulettes au jambon
De l’effet bœuf de la boulette
Boulettes de riz au bœuf à pois
Sauce tomate aux boulettes et fruits sec
Boulettes au bœuf de Modène
Boulettes Madame
Boulettes Monsieur
Boulettes de veau aigres-douces
Boulettes de bœuf au pavot
Boulettes de bœuf panées à l’ail rose de Billom
Quand la boulette fait son canard
Les boulettes de Bussy
De la fameuse place qu’il faut toujours garder pour la boulette
Boulettes à la feta
Boulettes de pommes de terre à la ricotta
Boulettes de crevette au fromage
Boulettes double fromage
Quand la boulette se sucre
Boulettes Brady (au sirop de cardamome), dites Jamun en Inde
Boulettes Bourvil
Boulettes de pois chiches à la noix de coco
Pierochki polonais aux griottes
Le bout de la boulette
Un type d’ahrash (sic)
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Abréviations
cc : cuillère à café
cs : cuillère à soupe
g : gramme
kg : kilogramme
l : litre
cl : centilitre
Note de l’éditeur
La graphie utilisée pour les noms de vin, cépage, domaine, château, etc., correspond au seul choix de l’auteur.
Elles sortaient du four à midi, dorées sur le dessus, grillées, moelleuses en dessous, encore roses.
Elles crépitaient dans le beurre blond qui brunissait au fond du plat en pyrex.
Elles me faisaient frémir : je leur dois mes premiers émois gustatifs.
Le roi des Belges, j’en étais sûr, n’en mangeait pas d’aussi bonnes ; je le crois toujours, et il ne sait pas ce qu’il perd.
Elles dégageaient une odeur de viande tendre, goûteuse, onctueuse, une odeur de beurre fondu. Je n’ai jamais su la reproduire ; je m’en suis, je l’avoue, à peine approché.
Je continue ma quête, mais je pleurerai comme le gamin que j’étais quand, un jour, je les retrouverai : elles portent en elles, ces fabuleuses boulettes, toutes les saveurs de mon enfance, les goûts, les odeurs et les couleurs de mes premières années.
Elles étaient ma référence, elles le sont d’ailleurs toujours. Ce que, dans les rues de Burenville, je trouvais bon, l’était toujours moins que les boulettes.
Elles me servent encore d’étalon quand, le carnet à la main, je m’attable pour travailler : chaque plat, même le plus élaboré, le plus créatif, coloré, osé, se mesure à l’aune des boulettes de ma grand-mère, qu’aucun chef, aussi étoilé soit-il, n’a jamais été capable d’égaler.
J’aimais que la viande ne soit pas hachée trop menu : il fallait des morceaux, des filaments, de la matière à mastiquer…
Elles fondaient dans la bouche, j’en descendais deux, voire trois, alors qu’une seule, normalement, devait servir de repas.
On ne pouvait en manger que le mercredi, pour d’obscures raisons de compatibilité avec le marché, la soupe et l’os du bouilli : ma grand-mère avait des principes, basés sur des certitudes, forgés dans des habitudes. Mon grand-père avait depuis longtemps renoncé à les commenter. Il soupirait, fataliste, en levant les yeux au ciel, mais, le mercredi, quand les boulettes sortaient du four, il était aussi excité que moi.
Les boulettes se suffisaient à elles-mêmes, on ne les accompagnait d’aucun légume : on mangeait des boulettes, et puis c’est tout !
On pouvait les terminer le soir, quand il en restait. Elles étaient délicieuses froides, avec des frites et de la mayonnaise.
Mon amour des boulettes, des marchés et des plats en pyrex date de ces mercredis matin à Burenville, tout à côté de Liège, ces mercredis matin passés en compagnie de ceux que j’ai, de toute ma vie, le plus aimés et à qui je dédie sans hésiter le présent ouvrage.
Impossible de dater précisément sa naissance.
Nous pensons qu’elle a vu le jour, il y a très longtemps, à proximité d’une grotte.
Ce n’est qu’une probabilité, mais les archéologues gourmands tiennent la chose pour acquise. Difficile de détailler, d’argumenter ou d’étayer ici leur point de vue, nous avons décidé d’inscrire cet ouvrage dans une démarche de vulgarisation, afin qu’il soit accessible aussi à ceux qu’une rigueur trop scientifique pourrait rebuter.
Nous ignorons, par contre, sur quel continent : aucun écrit de l’époque, aucune peinture rupestre n’en fait explicitement mention.
Il faut attendre quelques siècles pour que la boulette fasse son apparition dans les témoignages que ces civilisations disparues nous ont légués.
Nous y reviendrons.
S’il est exact que peu de traces, peu de fossiles de boulettes ont été mis au jour, il est toutefois désormais possible d’énoncer un certain nombre d’évidences, en résumant, sans les altérer, les conclusions des chercheurs, mais il n’existe pas – c’est bien dommage –, d’histoire officielle de la boulette. Peu de thèses ont été publiées sur le sujet, qui a été, c’est vrai, peu étudié : nous allons ici nous efforcer de les citer toutes et de les analyser ; nous allons essayer, même, de les compléter, de les améliorer, grâce à notre réflexion personnelle et à notre connaissance académique, empirique, de la question.
La boulette a sûrement vu le jour grâce au hasard, comme la tarte des sœurs Tatin, le vinaigre d’Orléans, le pineau des Charentes ou la bêtise de Cambrai.
Un homme, une femme, peut-être pour rire, peut-être mû par une soudaine inspiration, a roulé dans ses doigts la chair, l’aliment qu’il ou elle s’apprêtait à déguster.
Était-elle, cette chair, posée sur une feuille de bananier ?
Était-il, cet aliment, présenté sur une écorce de baobab en guise d’assiette, ou posé à même le sol ?
La question divise les spécialistes, mais un certain nombre d’éléments permettent toutefois d’assurer que ledit individu a bien roulé, entre ses doigts, la chair qu’il s’apprêtait à déguster, l’accompagnant de légumes ou de riz.
La boulette était née.
Dans l’histoire de la Gastronomie, la boulette apparaît en filigrane, injustement bafouée, censurée et oubliée. Ainsi, lorsque l’on s’intéresse à l’histoire des épices, on découvre qu’elle débute « 4 000 ans avant notre ère, sur la côte de Malabar, au sud-ouest de l’Inde », quand un homme – un pêcheur, paraît-il, un pêcheur costaud – cueillit quelques grains de poivre pour en saupoudrer son riz. Il voulait ainsi en améliorer le goût.
Qui s’est réellement demandé comment ce pêcheur de Malabar l’a dégusté, son riz ?
Personne !
Il ne l’a pas mangé avec des baguettes, bien sûr : nous sommes en Inde, elles n’y sont guère répandues (et ne seront inventées que 2 000 ans plus tard) ; il ne l’a pas mangé avec une cuillère, dont la naissance n’est attestée qu’à partir de l’Antiquité ; encore moins avec une fourchette !
Tout en contemplant la mer, assis sous l’ombre bienfaitrice du palmier autour duquel la liane de poivre s’était enroulée, ce pêcheur de Malabar a fait un petit tas avec son riz.
Il a roulé le riz entre ses doigts, pour plus de commodité, et a porté à ses lèvres ce petit tas rond de riz amalgamé, cette petite boulette, lorsqu’il l’a estimée suffisamment solide pour supporter l’ascension.
Il l’a avalée avant de replonger la main dans son bol en bois pour se préparer une deuxième bouchée : bouchée et boulette sont cousines, on le remarque ici.
On ne fait qu’une bouchée d’une petite boulette, on avale une grosse boulette en deux, voire trois bouchées (sauf les boulettes de ma grand-mère, que l’on voulait à tout prix faire durer longtemps).
Pierre Poivre (1719-1786), qui fit tant pour la muscade, n’accorde aucune attention à la boulette, sans qui, pourtant, ses épices chéries n’auraient probablement jamais atteint un tel niveau de notoriété.
Alexandre Dumas (1802-1870) n’en fait pas plus mention dans son célèbre Grand Dictionnaire de cuisine1 : il ose y sauter sans s’attarder de boulanger à bourrut (que de nombreux lexicographes écrivent d’ailleurs bourru), alors qu’il consacre près d’une page au hachis !
Or, qu’est-ce que le hachis, à part une sorte de saucisse mal embossée ? Et qu’est-ce qu’une saucisse, sinon une boulette qui a mal tourné, ou, pire, qui n’a pas tourné du tout ? Une saucisse n’est qu’une boulette difforme qui n’assume pas ses formes appétissantes !
Alexandre Dumas aurait pu avoir le courage de l’affirmer.
Notre époque préfère d’anorexiques merguez, toujours trop sèches, toujours trop grasses, à ces magnifiques boulettes charnues : on peut le regretter, certes, mais on ne peut que constater que la mode est au filiforme. Tel n’était pas le cas au XIXe siècle, où la fesse se portait bien rembourrée, la poitrine se devait d’exubérer : la boulette aurait fait fureur si on lui avait laissé sa chance. Mais non ! La boulette, consciente de sa valeur, de son potentiel, s’est modestement cantonnée, comme le riz, aux tavernes mal famées, pour ne pas déranger, aux quartiers oubliés, cités périphériques et autres cours des miracles.
Elle est devenue le refuge des restes, des rognures d’os et des abats, elle s’est entièrement consacrée à améliorer l’ordinaire des pauvres, décorant leurs écuelles arides de ses joyeuses joues rebondies.
Les pauvres l’ont appréciée pendant les périodes de disette, de famine ou de guerre, ou lors des fins de mois difficiles, comme d’ailleurs la saucisse, plat de paysan fauché par excellence, qui n’utilisait du cochon que les bas morceaux, difficiles à vendre ou à manger tels quels.
On peut tout de même se poser une question : de quoi Alexandre Dumas a-t-il eu peur, pour ainsi ne pas la citer ?
Ne voulait-il point s’attirer les foudres des puissants ?
Il l’a dissimulée sous le nom de « boulette de godiveau », qui apparaît à godiveau, et non à boulette, mais il s’est bien gardé de la définir.
Et que dit Antonin Carême2 (1784-1833) de la boulette ?
Antonin Carême n’en dit rien !
Qu’en dit alors Curnonsky (1872-1956), prince des gastronomes ? Rien de plus que les autres…
La boulette dérange, la boulette inquiète, elle prête même à sourire : ne dit-on pas de celui qui a commis une erreur qu’il a « fait une boulette » ? Quelle hérésie ! Car « faire une boulette », en cuisine, est drôlement compliqué : elle ne doit être ni trop sèche, ni trop moelleuse, ni trop cuite, ni pas assez, ni trop goûteuse, ni insipide.
C’est un Art que de confectionner des boulettes !
Elle exige des compétences que peu de chefs possèdent, c’est pourquoi ils ne la proposent que rarissimement à leur carte.
Posez-leur la question, ils se gausseront : une boulette ? vous n’êtes pas sérieux ? pourquoi pas une tranche de jambon avec des coquillettes ?
Ils peuvent bien rire : la vérité est qu’ils se méfient de la boulette comme de la peste.
La boulette contrarie parce qu’elle est ronde et bonhomme : nul ne peut aisément s’en saisir, les commentaires désobligeants glissent sur sa carapace dépourvue d’aspérités.
Même malmenée, la boulette retombe toujours sur ses pieds !
Elle se drape dans sa dignité comme elle se nappe de sauce tomate, ou, à Liège, de sauce Lapin, car oui, la boulette aime la sauce.
Un rien complexée, timide – faites-vous, dans l’obscurité d’un frigo, d’une marmite, appeler bouboule tout le temps et par tout le monde, vous verrez si vous ne développerez pas un minimum d’inhibitions, liées à votre taille gironde –, la boulette utilise la sauce pour s’exprimer.
C’est dommage : une bonne boulette est d’abord une bonne boulette nature ! La sauce n’est qu’un plus, qui ne doit jamais masquer la saveur originelle. On dissimule trop souvent, sous d’appétissantes sauces, d’infâmes boulettes.
Elles avancent masquées pour tromper leur monde : qui se méfie d’une boulette ? Son air jovial, la splendeur de la sauce qu’on lui associe encouragent à la commander, à la dévorer avec plaisir, mais, à l’arrivée, quelle déception, quand la viande se révèle sèche, ratatinée, caoutchouteuse et sans saveur…
La boulette est ronde, c’est ce qui fait son charme ; la boulette est conviviale, c’est sa qualité principale.