© Le Sureau
Ouvrage publié avec le concours des services culturels de la Région Provence-Alpes-Côte d'Azur
Mise en page : Christophe Boulage
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ISBN 978-2-911328-42-8 pour la version imprimée
ISBN 978-2-364020-92-4 pour la version ebook
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Jean Laugier
L'âme forestière
Trois siècles d'idéal et d'expérience
du corps forestier français
Avant-propos
Introduction
1. De la vie rurale à la vie citadine
Des premiers défrichements aux premières inquiétudes
Le temps de la plus forte ruralité
Le triomphe des cités et le retour à l'état sauvage
2. Le prétexte de l'intervention forestière
Les causes des ravages des torrents
Le remède du reboisement et autres controverses
La politique des forestiers
La mission salvatrice
L'intervention forestière
3. Le projet d'aménagement territorial des forestiers
Des envahisseurs bienveillants
Les grands chantiers
De l'expansion au déclin
Exode rural et immigration
Des méthodes nouvelles venues d'ailleurs
4. Voyage au cœur du corps forestier
Forestiers et militaires
Une présence avant les reboisements
Interprétation des photographies du service de reboisement
5. La poursuite d'un idéal
Une nouvelle transhumance :
Les territoires tabous
200 ans après
6. La métamorphose douloureuse du corps forestier
Les Eaux et Forêts : un héritage
L’Office national des forêts : une métamorphose imposée
La fin des traditions ?
Les forestiers au bord du schisme
La trahison de l’État
Des signes révélateurs
La foresterie européenne : un substrat commun
7. La nouvelle conscience naturaliste
La nouvelle conscience écologique
Phénomènes destructeurs et écologie
L’objection sur les forêts tropicales
L’état du patrimoine arboré français
La diversité biologique ou la confusion des idées reçues
Le grand prétexte
Petite histoire des sylvicultures
8. Les deux pôles de la forêt : le pouvoir et le divin
La civilisation des loisirs : une exigence sociale
Être forestier ou l’art de travailler dans l’ombre
L’écologisme : un glissement inévitable vers le paganisme
Les nouvelles maîtrises sur les territoires
L’écocertification ou le pouvoir abusif d’évaluer et de sanctionner
Forêts naturelles et surnaturelles
Glossaire
Petit glossaire des termes de sylviculture
Je suis un forestier. En écrivant ces quelques pages, je n’ai surtout pas voulu dénigrer certaines personnes, ni même certaines pratiques sociales. J’ai simplement et en toute liberté souhaité dévoiler la pensée des forestiers, ou plus exactement la pensée de ce qui anima jusqu’à aujourd’hui le corps forestier. Il s’agit donc autant d’un travail de recherche de documents et de témoignages que d’un travail d’introspection dans le monde forestier. Les recoupements et les déductions que j’avais opérés sur ce sujet dans d’autres régions de France furent très fortement confirmés depuis le début de mon séjour dans la vallée de l’Ubaye. Bien entendu, le visage du forestier que je décris n’est pas invariablement celui de tous ceux que vous rencontrerez en forêt ou ailleurs. Peut-être que certains de mes collègues me désavoueront dans leurs paroles et leurs actes. Mais je le répète, il s’agit plutôt du visage du principe vital du corps forestier, l’âme forestière, qui s’y dessine en filigrane de façon constante.
Jean Laugier
« Aliquid amplius invenies in sylvis quam in libris : ligna ac lapides docebunt te quod a magistro audire non possis. »
Saint Bernard de Clairvaux
(« Tu découvriras davantage de choses dans les forêts que dans les livres : les bois et les pierres t'enseigneront ce que tu ne pourrais entendre d'un maître. »)
Aux alentours de l'année 1860, les forestiers qui vinrent s'établir dans la vallée de l'Ubaye étaient bien différents de ceux dont le maigre effectif était déjà en place depuis le début du XIXe siècle. L'État leur avait confié une mission, celle de la « correction torrentielle ». Mais cette mission, bien qu'utile et nécessaire à leurs yeux, ne se révéla qu'un prétexte pour investir les vallées provençales. Un idéal projetait ces forestiers bien au-delà de cette mission. Pour qu'un homme puisse tenir debout, il lui faut avoir les pieds posés sur une base solide. La « correction torrentielle » a été une de ces bases qui ont permis au service forestier de se dresser et finalement d'exister. Ces forestiers, épris de modernité, représentant la volonté de l'État, vont signifier dans la communauté ubayenne les bouleversements sociaux issus des changements d'abord politiques, puis économiques, survenus en France et en Europe depuis la fin du XVIIIe siècle.
Un prétexte pour envahir un pays, un but pour l'occuper fructueusement, un idéal pour s'y diffuser durablement. Les colonisateurs de l'époque ne s'y prenaient pas autrement. Ces prétextes souvent militaires (Afrique du Nord) ou religieux (Indochine), ces buts souvent commerciaux et cet idéal souvent philosophique, Jules Ferry s'en est fait le chantre, Clémenceau les a fait appliquer. De toute façon, ils expriment le sentiment général de l'époque. C'est aussi pour cela que dans l'ensemble, les Ubayens finirent par accepter, puis participer et enfin profiter de la conquête de leur vallée par les constructeurs de barrages et les reboiseurs. Ces forestiers, mus par une âme coloniale pour la forme mais purement rurale dans la finalité, sont toujours présents en Ubaye. Peu importe les prétextes, peu importe les buts, ceux-ci changent, mais l'idéal est toujours là. La prospérité rurale, c'est l'obsession du forestier. C'est d'ailleurs sa raison d'être forestier.
Au XXe siècle, le corps forestier, obligé de se transformer pour survivre, perd une partie de ses attributions dans sa métamorphose. L’administration des Eaux et Forêts, devenue l’Office national des forêts, n’est plus alors capable, à cause de son éclatement, d’investir et de maîtriser la réémergence du mouvement naturaliste, comme les forestiers avaient si bien su le faire par le passé. Dès lors, cette pensée naturaliste émancipée de la pensée forestière a pu se structurer socialement. Ce mouvement naturaliste entreprend alors de s’épanouir en employant des méthodes où l’on retrouve les mêmes stéréotypes que dans les méthodes utilisées autrefois par les forestiers :
– un prétexte : l’annonce d’une catastrophe planétaire causée par les activités humaines ;
– un but : la prise de pouvoir pour y remédier de façon exclusive ;
– un idéal : souvent inconsciemment, la recherche d’un mythe fondateur du cosmos source de vie éternelle.
Les pages qui suivent dénoncent cette fois encore les idées reçues qui ont la vie dure et qui ne perdurent qu’à cause d’un manque de réflexion.
Pensée forestière | Pensée naturaliste | |
Prétexte | Déboisement > surpâturage > pauvreté | Surpopulation > Pollution - déboisement > catastrophe planétaire |
But | Conquête de territoire | Prise de pouvoir politique |
Projet | Méthode agro-sylvo-pastorale | Contrôle des comportements |
Idéal | Prospérité rurale | Panthéisme |
Événement perturbateur | Exode rural |
Les millénaires se suivent et ne se ressemblent pas…
Il y a 12 000 ans, après le retrait des glaces, la forêt regagna peu à peu les espaces dénudés. Elle évolua au gré des changements de climat, jusqu'aux premières interventions humaines à l'âge du bronze. Les transformations subies depuis par le couvert forestier furent alors plus particulièrement amenées par les activités des communautés humaines. La pratique de l'élevage conjuguée à la récolte de certaines espèces d’arbres préférées favorisèrent le développement des autres espèces, influencèrent leur répartition spatiale, et le défrichement commença à grignoter l'inhospitalier espace forestier. Nul doute que le défrichement est une affaire fort ancienne. L'agro-pastoralisme immémorial en fut la raison principale.
Depuis l'âge du bronze, les défrichements furent dans l'ensemble constants en Europe, même s'ils subirent des coups d'arrêt dus aux grandes invasions, aux épidémies ou aux guerres. Vers l'an 1000, la surface des forêts aurait été à peu près identique à celle que nous connaissons en l'an 2000. Certains, comme l'inspecteur des Eaux et Forêts Huffel en 1907, affirment que « les forêts de montagne entre les mains des communes, au Moyen Âge, paraissent avoir été fort sagement ménagées par les habitants ».
La vallée de l’Ubaye, dans les Alpes du Sud, est un territoire géographiquement fermé par de hautes montagnes et, jusqu’au milieu du XIXe siècle, elle ne fut accessible qu’aux piétons et aux bêtes de somme. Cette intéressante particularité facilite grandement la recherche des indices et témoignages du passé qui s’y sont conservés mieux qu’ailleurs. Malgré son isolement qui fit grandir dans sa population un sentiment d’indépendance, les communautés ubayennes montrent dans leur comportement une mentalité provençale. Au cours des siècles passés, il y eut de nombreux flux et reflux de population entre la vallée de l’Ubaye et la Provence et les liens économiques y étaient aussi préférés, véhiculés par un dialecte d’origine commune, celui d’Ubaye ayant gardé un caractère plus ancien et celui de la basse Provence ayant dérivé vers des formes plus modernes. L’élevage des ovins fut l’activité économique principale qui façonna le territoire de cette vallée. Nous y avons retenu dix-huit territoires communaux historiques liés au bassin versant de la rivière torrentielle Ubaye. Ces territoires ne sont pas tous exactement de même nature. Ceux situés le plus à l'est, les plus élevés en altitude, présentent un caractère plus alpin ; les communications les plus directes y débouchent sur les vallées italiennes et sur le pays d’Embrun. Les territoires du centre de la vallée ont une situation plus favorable pour la culture du sol. Ceux situés le plus à l'ouest présentent ici et là quelques touches d’ambiance méditerranéenne et les communications les plus directes les mettent en contact avec la Provence.
Dans la mentalité des montagnards provençaux, deux attitudes paraissent clairement :
– la récolte des bois reste le seul et unique acte de sylviculture1.
– le mélèze est l'arbre roi.
Pourquoi ? Parce que c'est le pastoralisme ancestral qui décide. En effet, la sylviculture exclut bien souvent les troupeaux de son aire d'application, et le mélèze est l'arbre pastoral, le seul à permettre ces herbages de qualité grâce à son feuillage si léger. L’éclairement diffus que ce feuillage caduc procure au sol, intensifié par la chute des feuilles en hiver, ainsi que son humus de décomposition, beaucoup moins acide que celui des pineraies, sont les principales causes qui rendent l’écosystème pastoral du mélézin très riche. Son bois imputrescible est un autre argument pour son utilisation exclusive. Son utilité est bien réelle pour l'élevage. L'extension du mélèze aux dépens du sapin, encore abondant durant les âges du bronze et du fer, fut donc quelque peu volontaire et réfléchie. Il ne faut cependant pas croire que la pratique de l'élevage et de la culture se faisait en toute ignorance de l'espace forestier. Au contraire, l'étroit enchevêtrement de ces trois ensembles à finalité apparemment différente – le champ, le pâturage et la forêt – obligeait les pratiques usagères à les considérer comme un tout, dans de savantes combinaisons orientées vers l'élevage. L'économie basée sur le pastoralisme fut choisie en toute intelligence par les premiers habitants de la vallée de l'Ubaye pour des raisons géographiques et de contraintes naturelles évidentes.
En 1662, les sieurs de La Londe et d'Oppède, qui recensaient les forêts susceptibles de fournir des mâts pour la marine royale, dénombrèrent quelques superbes bois de sapins aux portes de l'Ubaye et alentours :
– « la forêt de Saint-Vincent (50 000 sapins et feuillus) ;
– la forêt de Lambruisse (30 000 pieds) ;
– la forêt de Monnier à la communauté2 de Colmars (60 000 pieds, des sapins pour la plupart) ;
– la forêt de Chourges à la communauté de Prats (50 000 pieds) ;
– la forêt de Faillefeu à Prats au religieux de Saint-Martial d'Avignon, une des plus belles de France (100 000 pieds) ».
Si, à cette date, la vallée de l'Ubaye avait appartenu à la couronne de France (elle ne deviendra française qu’en 1713 par le traité d’Utrecht), on aurait pu imaginer que de La Londe et d'Oppède n’eussent pas voulu s’y aventurer à cause de son accès très difficile. Sinon les forêts de Méolans ou du Lauzet les auraient peut-être aussi intéressés. Ces belles forêts, dont les hommes d’autrefois connaissaient la valeur, n’étaient donc pas concernées par « la ruine des forêts au début du XVIIe siècle en France » dont parlent les historiens. Il semble que les textes de l'époque, au moment de la grande « reformation » des forêts royales sous Colbert, insistent lourdement sur les abus. Mais cherchons la part de vérité dans cela. Voici les raisons avancées concernant cette « ruine des forêts » en France et passons-les au filtre ubayen.
Pas de service des Eaux et Forêts, ni en Provence ni en Ubaye. Les grandes forêts étaient communautaires ou ecclésiastiques. En 1704, un édit institua au parlement de Provence une chambre spéciale des Eaux et Forêts qui se contenta de juger et de réglementer, confiant l'exécution de ces nouvelles ordonnances aux consuls des communautés, qui eux-mêmes n'avaient pas les moyens de les faire appliquer, d’autant plus qu’elles heurtaient les anciens règlements des communautés qui existaient depuis très longtemps. De plus, même après sa réunion à la Provence, l'Ubaye garda beaucoup d'autonomie.
Si l'agro-pastoralisme ubayen bien réglé nécessita des défrichements en rapport avec l'augmentation du nombre d'habitants, seule la grande affaire de la transhumance estivale des troupeaux étrangers aurait pu amener un pacage excessif. L'essor considérable qu'elle assura à la pauvre économie ubayenne justifia cette pratique maintenant millénaire. Le surpâturage, suite logique de l'excès de défrichement, a-t-il été réel ? Cela fut probable, à certains endroits et à certaines époques, mais gardons-nous d'affirmations péremptoires sur ce sujet. Quant aux coupes de bois, une seule pratique : la récolte suivant les besoins. Enfin, le pâturage généralisé et prolongé dans les bois fut un frein pour la régénération forestière complète.
L'activité industrielle ubayenne si mince bien que fort ancienne ne fut certainement pas l'occasion de déboisement abusif. Le travail du textile fut la seule industrie notable.
Évidemment, les passages des troupes et l'occupation par les armées ne furent pas bénéfiques à la santé des forêts ubayennes (46 ans d'occupation par les troupes françaises entre 1500 et 1713).
Cependant, les envoyés de Colbert eurent raison de tirer la sonnette d'alarme sur un danger inexorable. Aux xviie et XVIIIe siècles, la consommation de bois pour la marine, l'industrie et le bâtiment fut certainement considérable et quelque peu débridée. Les marchands de bois vécurent une période faste. Mais il était difficile et plus onéreux qu’ailleurs d'exporter des grandes pièces de bois de la vallée de l'Ubaye, même par flottage à billes perdues, et sans doute son isolement géographique et politique la préserva-t-elle quelque peu des négociants aixois ou génois. Notons au passage que déjà en 1414, dans les communes de Meyronnes et de Larche, des inquiétudes avaient surgi au sujet de la conservation des forêts. Puis à nouveau à Meyronnes en 1680, à Jausiers en 1682 et à Barcelonnette en 1683, les capitulations évoquaient dégâts et ruines dans les bois communaux et particuliers. Quant à la mise en réserve totale en 1663 du canton de Pra-Bellon sur la rive gauche du puissant torrent du Riou Bourdoux, elle procédait d'un souci au regard d'un terrain en glissement continuel et susceptible de créer un embâcle monstrueux. Ajoutons-y pas moins de seize arrêtés du parlement de Provence entre 1605 et 1781, réglementant coupes, défrichement, pâturage, emploi du feu, gemmage, délimitation, entretien des chemins… Enfin, l'ordonnance de 1766, favorisant les défrichements par exemption d'impôts sur les terres ainsi gagnées sur les landes et les forêts, fut très mal reçue par le parlement de Provence qui ne s'y soumit qu'avec réticence. On peut donc s'apercevoir qu'entre le Moyen Âge et la Révolution, des inquiétudes grandissaient dans les consciences des responsables locaux et de la plupart des usagers.
Cette situation n'était pas spécifique à l'Ubaye ni même à la Provence ou à la France. Elle était générale en Europe occidentale. Nos voisins suisses se plaignaient aussi des mauvais traitements infligés à leurs forêts. Ils déploraient d'abord leur pauvreté en forêt, qui était pourtant de 22 % du sol boisable, prenant exemple sur leurs voisins germaniques d'Europe centrale (Prusse ou Autriche) dont les forêts couvraient 30 à 45 % du territoire. Mais les inquiétudes suisses étaient surtout justifiées par la non-application des réglementations et défenses qui dataient du milieu du XVIe siècle et qui furent souvent renouvelées. Les rapporteurs de l'époque avouaient que les abus n’avaient pu être écartés à cause du besoin impérieux des populations, surtout concernant le parcours du bétail et « la coupe libre » selon les besoins. Cependant, il était précisé que les coupes faites à la suite des ventes aux marchands de bois causaient plus de dommages que celles effectuées pour les besoins des habitants. Par contre, les populations se conformaient strictement aux dispositions touchant les forêts mises à ban ou en défens, mesures très anciennes prises à l'égard des bois qui protégeaient les routes et les maisons contre les avalanches ou les chutes de pierres. Ces mesures consistaient en général en l'interdiction absolue de couper du bois. Le canton du Valais est certainement le plus comparable au pays d'Ubaye, au regard de sa superficie boisée identique, de ses forêts de mélèzes, de la transhumance bergamasque ou de l'ancienne pratique des canaux d'irrigation.
Il est intéressant aussi de se pencher sur le cas de la forêt de Saint-Vincent qui fut certainement, de par sa position et sa qualité, très convoitée. Les délibérations de la communauté au XVIIIe siècle nous confirment que la récolte de bois suivant les besoins était le seul mode d'exploitation. Bien souvent, les besoins de bois concernaient la restauration du bâti avec utilisation des fours à chaux. Mais il apparaît aussi qu'après l'obtention de l'autorisation de coupe de bois, les réparations prévues ne se faisaient pas. Il s'agirait alors d'un prétexte pour une utilisation moins avouable. Les habitants connaissaient la valeur de leurs bois. N'intentaient-ils pas des procès pour des coupes litigieuses, même d'un seul mélèze ? Le conseil ne réservait-il pas des parcelles de beau bois, « ces belles pièces de bois qui ne se trouvent aujourd'hui en aucun autre endroit », en cas de grave nécessité ?
Ainsi, l'utilisation de leurs bois par les Ubayens semble avoir été plus ou moins prudente et seuls l'accroissement d'une population ayant choisi l'économie agro-pastorale comme base de subsistance, les gains importants apportés par la transhumance, l'occupation des troupes, sans oublier la cupidité de certains, pouvaient déboucher sur une trop forte réduction de la couverture forestière. Les conditions socio-économiques, à partir du XVe siècle, permirent cela.
Les défrichements pratiqués par toutes les peuplades sédentaires augmentent avec la population. En montagne, où l'érosion a toujours existé, nul doute que celle-ci est plus intense sur des espaces dénudés que sur des espaces couverts de forêts qui la modèrent et la régularisent, spécialement quand les situations géologiques et météorologiques la favorisent. Existe-t-il un seuil de déforestation au-delà duquel des liens interactifs naturels sont rompus ? Comment connaître les limites de ce seuil ? Si l'on a tendance à répondre par l'affirmative à la première question, la seconde reste toujours à l'étude.
Des XVIIe et XVIIIe siècles, quand la déforestation semblait avoir atteint une ampleur jusque-là inégalée, nous disposons enfin d'éléments plus précis pour la mesurer : cartes, gravures, délibérations des communautés, descriptions, études… Au XIXe siècle, les outils élaborés par les fonctionnaires d'un État désormais tout-puissant, tels le cadastre et les aménagements forestiers, sont d'une précision beaucoup plus minutieuse. Ces trois siècles témoignent d'une formidable activité rurale. Après les bouleversements révolutionnaires, les transformations politiques, puis sociales et économiques, provoquèrent la désagrégation de cette ruralité jusqu'à provoquer un exode qui dura cent ans.
La réalité forestière du XVIIIe siècle dans la vallée de l’Ubaye, qui apparaît sur la remarquable carte de Cassini en 1784, est confirmée la même année par les descriptions du docteur Darluc. Comparons-la avec celle qui nous est décrite minutieusement par les forestiers dans la première moitié du XIXe siècle et aussi avec le cadastre. Nous aurons ainsi des indices sur ce qui advint aux forêts pendant la période révolutionnaire que les Ubayens vécurent, dit-on, de manière si flegmatique. Les cartes, « vues d'oiseau », nous donnent pour cela une vision géographique qui nous est très familière. Les exécutants de la carte de Cassini, grâce à leur formidable travail, donnent des informations plutôt fiables. On peut bien sûr légitimement soupçonner quelques oublis ou bien des erreurs de localisation ou de toponymie. Les bois de moins de 20 hectares environ n'y paraissent pas, certainement, cette fois-ci, dans une volonté de simplification. Si nous mettons en exergue les zones boisées de cette carte en excluant tous les terrains situés au-delà de 2 300 mètres d'altitude, limite supérieure naturelle pour la forêt, il ne nous paraît pas y avoir de catastrophe forestière. Les bois communaux de Saint-Vincent, du Lauzet, de Méolans, de Jausiers, de Meyronnes, de Larche et de Saint-Paul étaient à leur place actuelle. Seul l'adroit (c’est-à-dire l’adret en ancien provençal) de la vallée effraye par sa nudité. Quant à la qualité de ces bois, elle n'est bien sûr pas indiquée. La planimétrie des zones boisées de cette carte, ajoutée à la multitude de petits bois d'au moins un hectare, nous donne une superficie d'environ 8 000 hectares. Les plus grands bois appartiennent aux communautés de façon souvent indivise ; 12 % de l'espace potentiellement boisable l'est réellement. Pour un bûcheron franc-comtois, cela peut paraître maigre, mais pour un vigneron toscan, ce chiffre est très respectable. En France (d'après le Mémorial statistique des forêts du royaume, paru en 1834), ce taux de boisement n’était dépassé qu'en Bourgogne, Franche-Comté, Lorraine et Alsace. Partout ailleurs, il était identique ou moindre. En réalité, pour une communauté dont l'économie était uniquement basée sur le pastoralisme et l'agriculture, on aurait pu s'attendre à pire.
Forêts de la vallée de l'Ubaye en 1784
(d'après la carte de Cassini)
Les parties rayées correspondent aux altitudes supérieures à 2300 m pour les adroits et à 2 200 m pour les ubacs. Pour la partie restante, il faudrait encore soustraire les zones rebelles à tout boisement (marnes, rochers…). Les bois d'un seul tenant que font apparaître les cartographes de Cassini sont vraisemblablement supérieurs à 20 hectares. La différence entre la rive droite et la rive gauche de l'Ubaye est saisissante. Enfin, nous y voyons les grandes forêts communautaires plantées comme des institutions
Une autre planimétrie, celle du cadastre napoléonien, nous donne des surfaces boisées très proches et nous renseigne aussi sur l'existence de pâturages boisés, surtout à l'ubac. Ce ne sont pas des forêts mais plutôt des zones de mélèzes épars dont la superficie, qui semble considérable, est difficilement chiffrable. Il s'agit certainement d'un héritage des anciens, un de ces espaces travaillés où la sylve et la pâture se mêlent savamment. De Villeneuve-Bargemont, lors de son voyage en 1815, décrivit ces pâturages boisés avec sensibilité : « …de superbes arbres résineux (des mélèzes) ; et ils sont plantés assez loin l'un de l'autre pour ne gêner en rien le coup d'œil de la vallée sur laquelle on plane ». Évidemment, l'écartement entre les mélèzes, qui réjouissait le touriste, c'était l'habitant qui l'avait instauré dans un but pastoral. Les officiers forestiers parlent aussi de ces prés-bois dans leurs descriptions, mais plutôt quantitativement, et ils annonçaient qu'ils étaient « susceptibles de fournir de la matière ligneuse considérable ». Cette formation boisée – qui n'était pas considérée comme une forêt – était présente sur tout l'ubac. Les anciens s'étaient certainement efforcés de maintenir ces mélèzes dont les avantages dans les espaces pâturés sont si remarquables. De l'aveu des forestiers suisses en 1860, le mélèze « réussit très bien [se régénère très bien] dans les clairières, sur les prairies et les pâturages… » Cette relation traditionnelle avec le mélèze apparaissait, comme par exemple en 1836, lorsque les habitants de Saint-Vincent demandèrent au service forestier d'enlever les sapins « qui gênent le développement des mélèzes ».
Les documents écrits émanant des administrateurs communaux donnent un éclairage bien différent sur la question, et plus ces documents abondent, plus les contradictions s'accumulent. Précisons qu'il est bien établi maintenant que les doléances exposées sur un air dramatique par ces montagnards (qui n'ont que l'habit de grossier) visaient à émouvoir les pouvoirs publics tant pour les aides qu'au sujet de l'imposition. Il s'agit donc d'interpréter ces textes avec la plus grande prudence.
Penchons-nous à nouveau sur le cas de Saint-Vincent qui nous offre à ce sujet une littérature abondante et caractéristique. La grande affaire, aux temps révolutionnaires, fut le rachat de la montagne de Mouriaye (forêt et pâturages) à des particuliers, plus riches que les autres, qui l'avaient acquise à la communauté en 1639 afin que celle-ci puisse honorer des dettes accumulées en des temps de détresse. Ce rachat était réclamé depuis presque cent ans. Les acquéreurs de cette montagne en avaient profité pour y régler des coupes sévères « au point qu'on ni voit plus que les vieux tronqs des arbres qui ont échapé à leur [rapacité ?] » et pour y faire pâturer sans mesure des troupeaux d'average. Ici, la cupidité était mise en accusation, à une époque florissante pour les négociants en bois. En 1795, les propriétaires commencèrent à céder leur part de la montagne de Mouriaye à la commune. Après le rachat complet de cette montagne, les statistiques de 1804, établies avec les renseignements donnés par le conseil municipal, comptaient seulement 4 hectares de forêt appartenant à la commune. Puis, deux ans plus tard, le conseil municipal vendit 1 230 mélèzes à des négociants en bois, ce qui pourrait représenter aux alentours de 6 hectares de coupe rase. Deux ans plus tard, la commune refusa de faire couper 150 mélèzes pour la construction d'une auberge (sur la route du Lauzet) sous le prétexte que la forêt était trop dépeuplée. La commune aurait-elle agi à son tour avec autant de cupidité que les anciens propriétaires de la montagne de Mouriaye ? À moins que le refus essuyé par le demandeur n'ait été dicté par l'hostilité régnant entre les habitants de Saint-Vincent et ceux du Lauzet. Devant toutes ces confusions, il est bien difficile de tirer des conclusions sur l'état de la forêt de Saint-Vincent. Tout ce que l'on peut affirmer, c'est que la forêt était considérée comme une richesse dans laquelle on puisait sans grande mesure. De là à dire que la période révolutionnaire donna jour à tous les excès de déboisement, le pas est vite franchi et nous fait tomber dans l'erreur. Les nouvelles lois révolutionnaires permirent à beaucoup de régler leurs comptes, voire de se venger. Mais les habitudes sylvicoles restèrent les mêmes : la récolte à temps et à contretemps, sylviculture d'ailleurs très favorable au mélèze.
« C'est bien dans toute sa hideur, l'image de la désolation et de la mort. »
De Gorsse,
parlant de l'état de déboisement des Alpes provençales
Dans les autres communes, les pratiques étaient identiques et chacun se plaignait du mauvais état de ses bois (statistiques 1804) : les nouvelles impositions était redoutées. Ceux de la haute vallée – Saint-Paul, Larche, Meyronnes, La Condamine, Jausiers – se plaignaient des dévastations forestières causées par les temps de guerre, de 1793 à 1800 (ce qui est vrai). Les sept communes indivises – Fours, Uvernet, Enchastrayes, Faucon, Barcelonnette, Saint-Pons et Les Thuiles – déclarèrent ne posséder aucune forêt, ce qui est faux, si ce n'est le bois de Gâche, inexploitable vu son éloignement. Méolans déclara 100 hectares de pins, sapins et mélèzes. Si les descriptions des forestiers sont justes, il y en aurait eu à cette époque pas moins de 900 hectares. Le Lauzet restait vague et annonça « quelques bouquets d'arbres épars ». Pour Ubaye, ses pins et fayards étaient « de mauvaise espèce ». Pontis n'avait que 5 hectares de bois, surtout du pin… Tout cela n'était qu'un tissu de vérités et de mensonges destiné à couvrir une réalité autre. S'il fallait croire toutes ces lamentations et celles d'avant, comment comprendre que ces forêts aient survécu à dix siècles de dévastations continues !
Enchastrayes