TABLE

INTRODUCTION

 

1ère Partie

PRINCIPES GÉNÉRAUX D’INTÉGRATION ET DE REPRODUCTION D’UN MODÈLE

 

Chapitre I

LA NOTION DE MODÈLE

 

A - Les principales étapes d’intériorisation du modèle

a - La notion de modèle externe

b - La notion de modèle interne

c - Le statut du modèle résultant

d - La notion de modèle acquis

B - Les deux réfractions préalables

a - Première réfraction

b - Seconde réfraction

 

Chapitre II

RÉCEPTIVITÉ, PRÉHENSION ET INTÉGRATION DANS LE TAIJI QUAN

 

A - La disposition préalable

B - Réceptivité : nature et objet

a - Le fondement de la réceptivité foncière

b - Caractéristiques de la réceptivité orientée

c - L’équilibre interne et la progression de la réceptivité orientée

d - Réglages de la réceptivité

e - Facteurs de restriction de la réceptivité

C - Naissance et destin du modèle interne

a - Période sélective : particularités et discontinuité

b - L’impact de l’objet-modèle : ouverture et résistances de l’état intérieur

c - Filtres restrictifs et déficits attentionnels

d - Formation et synthèse de sens

 

Chapitre III

ANTICIPATION ET REPRODUCTION DU MODÈLE DANS LE TAIJI QUAN

 

A - Nature et rôle de l’anticipation

a - Phase d’intégration de l’objet-modèle

b - Phase de projection-reproduction

c - Phase d’intégration de la reproduction

B - Anticipation attentionnelle et plénitude cognitive

Son fondement et ses caractéristiques

C - L’anticipation-objet

a - Répétition et amplification dans l’anticipation-objet

b - La malléabilité de l’anticipation

c - L’impulsion anticipative continue

 

Chapitre IV

REGARDS SUR LA NATURE DU RYTHME LENT DANS LE TAIJI QUAN

 

A - Recherches sur une origine traditionnelle

B - Recherches sur la nature du rythme

a - Centration, point d’appui et conscience de soi

b - L’acte d’« aller chercher » le registre du rythme

c - L’acte de « se laisser imprégner » par le registre du rythme

d - L’acte de « laisser naître le mouvement » selon le rythme généré par le point d’appui intérieur

C - L’intériorité du rythme lent

a - L’accélération du traitement de l’information

b - La voie vers le point d’appui

c - Rythme et continuité

 

Chapitre V

À PROPOS D’UNE CERTAINE INFLUENCE TAOÏSTE

 

A - Sur les notions d’externe et d’interne

B - Sur l’intériorité du Ciel antérieur (sien-t’ien ou xian tan)

C - Sur la notion de voie intérieure dans le Taiji Quan

 

Chapitre VI

LES NOTIONS D’INTERPRÉTATION ET DE CRÉATION DANS LE TAIJI QUAN

 

A - Transposition et interprétation dans le Taiji Quan

a - Répétition et processus d’esquisse

b - Sur la notion de plaisir proprioceptif

c - Sur la notion de plaisir esthétique dans le Taiji Quan

B - Sur la notion d’activité créatrice

a - Sur la notion de « courant intérieur »

b - Sur la notion d’ajustement de la réceptivité profonde

 

2e Partie

RECHERCHES SUR L’ACTE D’ATTENTION INTRODUCTION

 

Chapitre I

LA MÉMOIRE ATTENTIONNELLE

 

Chapitre II

LES CONSTITUANTS DE L’ACTE D’ATTENTION

 

Le processus sériel

a - Nature et objet de la motivation

b - Puissance de la Motivation

c - L’Essor de l’intention

d - Trois éclosions fondamentales

e - Perception et coïncidence

f - L’observation

 

Chapitre III

ASPECTS DE LA COMPÉTENCE ATTENTIONNELLE

 

A - Notes sur la vigilance active

B - Processus attentionnels de sélection et de focalisation d’une cible

a - La préhension globale et l’observation des caractères

b - La perception des composants

c - L’unification attentionnelle sur la perception

C - Focalisation analytique et formation de sens

a - Notion de focalisation analytique

b - Notes sur la formation du sens

c - Courte rétrospective

D - L’atmosphère idéale

E - Réflexions sur l’efficience attentionnelle

a - Caractères de la détente interne

b - Sa nature foncière

c - Modulation de la détente interne : disponibilité, réceptivité

d - Détente cognitive et traitement optimal de l’information

 

Chapitre IV

QUELQUES DÉFICITS ATTENTIONNELS ET LEUR FACTEUR COMMUN

 

A - Inertie et déficit attentionnel

B - L’acte d’attention déchiré : la distraction

La défaillance de la mémoire quant à l’objectif

C - L’imprenable citadelle de l’agitation

a - Les méandres cognitifs de l’agitation

b - Autour des notions de calme et d’apaisement

D - Existe-t-il un facteur commun ?

a - Approche méta-psychologique de la restriction cognitive anxiogène

b - Restriction et mémoire

c - Restriction et frustration

d - Restriction et inhibition du sens

e - Remémoration active de la quiescence et culture de la conscience (bhāvanā)

 

CONCLUSION

 

ANNEXES

 

Annexe I

RÉPONSES À M.

 

Annexe II

PRINCIPES DE BASE ET OBSERVATIONS POUR LA PRATIQUE DU TAIJI QUAN

 

Chapitre I

Principes techniques

 

A - Le niveau de flexion des genoux et ses conséquences

a - L’écart correct

b - Un facteur de stabilisation

B - L’écart des pieds et l’espace d’oscillation

a - L’espace minimal d’oscillation

b - L’espace latéral et l’orientation des pieds

C - Les deux principales positions du bassin et de la taille

a - Le mouvement compensé

b - Le mouvement naturel

D - Les positions du buste et des bras

a - La force motrice inertielle : l’exemple du drapeau de soie

b - L’impulsion motrice « contre-articulaire » : l’exemple du mannequin

E - Le champ visuel

L’exercice en mode non visuel

F - L’équilibre moteur unipodal et sa gestion

a - Les obstacles de l’équilibre moteur unipodal et leurs solutions

b - Stabilité monopodale et mouvements

 

Chapitre II

Observations sur quelques thèmes ambigus

 

A - Propos sur la respiration

a - Une limite irrespirable

b - Conseils pour un débutant

B - La notion d’enracinement et les axes de déséquilibre

C - Notes sur l’aisance et l’unité corporelle dans le mouvement

D - Les fondements subjectifs de la fluidité motrice

a - La notion de fluidité dans le Taiji Quan

b - Profil psychologique de la fluidité

c - Les instants d’émergence

E - Interrogations sur une notion de combat fort peu classique

 

BIBLIOGRAPHIE

 

GLOSSAIRE

 

INDEX

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L’ENVOL DE LA GRUE

© Éditions DésIris, 2000

 

Éditions DésIris

 

ISBN 9782907653725

 

Site du CNL : http://www.centrenationaldulivre.fr/

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RAM

 

L’ENVOL DE LA GRUE

Approche des processus cognitifs
et de la gestion du mouvement
par le Taiji Quan et certaines traditions d’Asie

A Lisa

 

A mes enfants

 

A mes élèves

INTRODUCTION

L’une des évidences que l’enseignement du Taiji Quan nous a clairement et constamment prouvé se résume en une courte formule : le traitement conscient de l’information se conforme au niveau de disponibilité attentionnelle. Les fréquentes variations de cette disponibilité, chez nos élèves, ont soulevé un grand nombre de questions qui nous ont conduit, initialement, à consacrer cette recherche à l’acte d’attention et ses défaillances.

Toutefois, nos observations ont été faites dans un contexte spécifique1 qui incluait, d’une part, l’étude des phases de perception intégrative et de transcription motrice d’un modèle externe et, d’autre part, la gestion cognitive du mouvement lent. Nous avons également consacré de longues analyses à ces deux thèmes.

En ce qui concerne les procédures d’intégration et de reproduction du mouvement continu, leur seule complexité nous a singulièrement éclairé sur les faiblesses et les difficultés du contrôle conscient. En effet, les divers registres du traitement informationnel – notamment : perception directe, schéma corporel, placement de l’attention, niveau d’intégration, anticipation – constituent des modules de traitement de l’information qui opèrent emboîtés les uns dans les autres et agissent de façon inter-relationnelle.

Au sujet du rythme lent, de sa continuité, de sa parfaite stabilité, nous avons découvert là une dynamique d’intériorisation naturelle, sans induction volontaire, en laquelle quiescence2 et vigilance s’enrichissent mutuellement. Etonnement, c’est un sujet sur lequel les traditions écrites et orales du Taiji Quan ont laissé très peu de traces. Sans prétendre pour autant que toute l’originalité de cet art s’y trouve contenue, il serait vain, toutefois, de sous-estimer ou de minimiser un tel domaine. Sans celui-ci, le Taiji Quan perdrait ce qu’il a d’authentiquement Suprême.

Enfin, l’intime proximité des processus mis en œuvre dans le Taiji Quan et de certaines constantes de l’activité créatrice nous a invité à oser quelques rapprochements ; ceux-ci tendent à montrer qu’en amont de l’œuvre finale, quiétude et création surgissent d’une source unique.

Conjointement à l’approfondissement des processus attentionnels, nous avons également mené une recherche sur la flexibilité cognitive. Domaine si profond que nous avons l’intime conviction de l’avoir à peine effleuré. Néanmoins, il en ressort, quel que soit l’angle d’approche, la présence d’une qualité fondamentale de la conscience, régulatrice de l’activité attentionnelle, qui se manifeste par l’acte et l’état d’une spatialité et d’un assouplissement intérieurs que nous appelons détente cognitive. Nous avons trouvé dans les traités anciens du bouddhisme de nombreux matériaux en relation avec ce sujet. Ainsi, nous usâmes largement de l’apport littéraire de Hiuan Tsang, génial pèlerin chinois, qui au VIIe siècle rapporta en Chine les précieux enseignements du bouddhisme Vijñāna vāda. Est-ce un hasard si cette grande tradition nous influence aujourd’hui encore et contribue, indirectement, à documenter le patrimoine contemporain du Taiji Quan ? Nous sommes également très redevables aux maîtres cachemiris qui, entre le VIIIe et le XIe siècle, donnèrent d’incontournables témoignages écrits sur la vie mystique et l’éclairage intense qu’elle projette sur l’activité cognitive. Parmi eux, Abhinavagupta mérite d’être cité au premier plan.

Dans cette étude, nous avons effectué une double approche des comportements cognitifs : d’une part, sous l’angle assez général de l’intégration-reproduction d’un modèle dans le Taiji Quan, d’autre part dans l’étude de l’activité attentionnelle. Bien entendu, les angles de vision se juxtaposent souvent et nous n’avons pu éviter certaines répétitions.

Conscients de l’étendue des sujets que nous abordions, nous avons limité notre propos à des observations et des constats qui, souvent, posent plus de questions qu’ils n’en résolvent. Cet ensemble de matériaux demeure, certes, très insuffisant sur les thèmes étudiés, néanmoins les observations de ce type, réalisées autour du Taiji Quan, sont aujourd’hui encore peu nombreuses. Souhaitons que cette très modeste contribution favorise, si peu que ce soit, les initiatives qui emprunteront, dans le contexte de cet art, de telles orientations de recherches.

 

Nous tenons à remercier très vivement celles et ceux qui ont facilité la progression de ce texte, notamment :

Serge ACCHIARDI, Jean-Pierre BODOSSIAN, William BOURIAUX, Catherine CAMILLERI, Chantai DUHUY, Elisabeth ECZE, Harry LEVY, LI Guāng huá, Marie-Pierre PETIT, Brigitte RUELLE, SOLO, Elisabeth TRINH, Murielle TRONC, Une VERDUCI.

 

Enfin, nous saisissons cette rare occasion pour exprimer ici l’influence décisive qu’exerça l’œuvre inégalable de Lilian SILLBURN sur nos recherches et le très profond sentiment de reconnaissance que nous éprouvons à son égard.

 

 

 

Pour contacter l’auteur,
adresse internet : Ram0102@hotmail.com

 

 

1. Cf. p. 13, Le cadre de nos recherches.

2. Ce terme évoque la quiddité de la conscience parfaitement apaisée, exempte de toute limite. Nous en ferons souvent usage avec des connotations relatives à son indicible plénitude et aux ressources profuses d’aptitude dont elle imprègne l’activité cognitive.

1ère Partie

PRINCIPES GÉNÉRAUX

D’INTÉGRATION ET DE REPRODUCTION
D’UN MODÈLE

LE CADRE DE NOS RECHERCHES

Le Grand Enchaînement ou Grande Charpente (da jia) du Taiji Quan de l’école Yang nous a servi d’espace d’observation. Dans ce chef-d’œuvre gestuel, deux constantes nous ont permis de fonder correctement nos observations : d’une part le rythme lent et, d’autre part, la répétition des mêmes séquences de mouvements. Nous avons sciemment choisi l’enchaînement sans partenaire réel pour mieux circonscrire notre aire de recherche. De plus, si les exercices avec partenaire1 se révèlent, certes, d’un grand intérêt en introduisant d’autres variables que celles que l’on trouve présentes dans le Grand Enchaînement, sur le plan cognitif ces exercices à deux procèdent des mêmes fondements que ceux effectués sans partenaire. Nous ne les avons donc pas retenus pour cette étude sinon dans quelques descriptions qui impliquaient leur contexte propre.

Peu d’œuvres ont atteint la finesse et le niveau de parachèvement permanent de l’art du Taiji Quan. Son histoire, elle-même, nous montre qu’il fut l’objet d’incessants perfectionnements2 au gré des nombreuses filiations qui le transmirent.

Par son rythme lent et constant3, par son mouvement exempt d’obstacle, par le réalisme psychomoteur et martial de ses actions successives, le Taiji Quan se prête idéalement à l’étude de ses composantes. Le mouvement lent, par exemple, permettra de bien différencier les divers facteurs des processus d’intégration et de reproduction d’un modèle externe. Et, de fait, nous pourrons observer à quel point le mouvement se conforme aux événements et processus intérieurs qui le précèdent : il est à la fois un « résultat » mais aussi, à chaque instant, le début de nouvelles expériences intégrables. Selon les termes de Hegel, ici « le résultat est le commencement ».

Le rythme lent exprime, par ailleurs, certains fondements subjectifs précis. Il engendre, ou manifeste, selon le cas, une dense intériorité bien établie en elle-même. Paradoxalement, la lenteur du mouvement est l’effet d’une intense activation4 cognitive et d’une accélération du traitement informationnel. Lenteur et rapidité coexistent, au même instant, sur des registres différents, coopèrent à l’atteinte du même objectif et exercent l’une sur l’autre une interaction émulatrice évidente. Nous en traiterons de façon plus détaillée dans une approche de la nature du rythme lent5.

Aujourd’hui, chacun sait que la perception, l’attention, la mémoire, sont des processus d’intensité variable présents dans toute forme d’activité consciente. La perception de soi, par exemple, est le milieu constant, direct ou indirect6, de l’intégration des informations appréhendées. Les systèmes mnésiques et attentionnels, par les nombreuses fonctions de sélection et de stockage qu’ils impliquent, sont des composantes fondamentales du processus d’intégration. Processus qui peut, d’ailleurs, se poursuivre, une fois les données perçues, hors de toute activité d’intégration consciente réellement discernable7.

Dans le processus d’intégration des informations, nous pouvons distinguer les phases successives durant lesquelles les fonctions mnésiques et attentionnelles vont être modulées et spécialisées pour répondre aux implications de chaque période de traitement des données appréhendées. Dans le Taiji Quan, par exemple, le processus d’intégration-reproduction d’un modèle externe comporte, dans une première période, un ensemble de modulations cognitives consécutives8 :

• une disposition préliminaire,

• une mise en attente orientée,

• une sélection du niveau de premier contact,

• le contact avec l’objet-modèle,

• l’impact et l’ajustement des filtres restrictifs de la réceptivité.

Ces phases, qui se produisent d’abord de façon successive, deviennent rapidement simultanées et inter-relationnelles. Ainsi, au moment de l’intégration effective des données recherchées, elles se révèlent en étroite cohésion et parfaitement indissociables.

Dès que le contact initial avec l’objet se produit, le processus d’intégration accumule à la fois les données et les restitutions mnésiques sollicitées pour l’émergence du sens ; sens qui s’élabore au moyen de traces d’identification de nature analogique (ressemblance, similitude, association de sens) ou symbolique lorsqu’il s’agit de matériaux subjectifs propres au seul sujet concerné.

C’est à ce moment précis que prend effet la réalisation du modèle interne, support indispensable de la projection anticipative et de la reproduction du modèle externe.

Avant d’entrer dans le détail des phases d’intégration de l’objet-modèle externe, nous allons d’abord préciser la notion de modèle dans notre contexte. Ensuite, nous déterminerons les principales séquences de modélisation9 qui jalonnent le processus d’intégration-reproduction. En cette première partie, nous nous proposons, notamment, d’étudier les fondements de la réceptivité dans la période d’intégration de l’objet-modèle, et l’anticipation lors de la transcription-reproduction de ce modèle.

 

1. Notamment la Poussée des mains, le Grand Déplacement et la Dispersion des mains.

2. Voir notamment : Catherine Despeux, Taiji Quan, art martial, technique de longue vie, Guy Trédaniel, Paris, 1981 (pp. 33-35) ; T. Dufresneet J. Nguyen, Taiji Quan, art martial ancien de la famille Chen, Budostore, Paris, 1994 (pp. 19-65) ; José Carmona, article La filiation de Yang Chen Fu dans Arts et Combats n° 10, juillet-août 1994 (pp. 64-67).

3. En particulier dans le style élaboré par M. Yang Chen Fu.

4. Nous mentionnerons fréquemment la notion d’activation. Comme le précise Vincent Bloch, « l’activation désigne à la fois l’accroissement rapide d’activité du système nerveux central et l’intensification des processus périphériques qui en résulte. Ce terme exprime donc au sens strict un changement d’état » (Niveaux de vigilance et attention, texte dans Traité de psychologie expérimentale, III, Psychologie du comportement, P. Fraisse, J. Piagget, P.U.F., Paris, 1973, pp. 84-85). A la différence de cet éminent auteur, nous utiliserons les concepts niveaux d’activation ou seuil d’activation pour désigner l’état global de performance attentionnelle à un moment donné, compte tenu du degré de sollicitation des systèmes cognitifs impliqués.

5. Cf. p. 65.

6. Perception directe, lorsque le corps est entièrement impliqué dans l’intégration des données immédiates. Perception indirecte, lorsque le corps est perçu comme milieu sensoriel global, en arrière-plan, non impliqué de façon directe dans l’intégration des informations immédiates, par exemple, lors de la résolution d’un problème abstrait.

7. Cette intégration se produit de manière infraconsciente à l’état de veille sur une courte période de « consolidation mnésique ». Sur ce point, voir notamment : Vincent Bloch, article Les niveaux de vigilance et l’attention dans Traité de psychologie expérimentale, op. cité (p. 120), Vigilance et mémoire ; voir également Michael I. Posner et Mary K. Rothbart, article Les mécanismes de l’attention et l’expérience consciente, dans Revue de neuropsychologie, 1991, vol. 2, n° 1 (pp. 85-115). L’usage et l’expérience l’ayant amplement démontré, l’intégration se poursuit également lors des phases de sommeil profond, aussi bien en ce qui concerne la structuration de l’information intégrée que l’évolution du sens de celle-ci.

8. Ces modulations cognitives font l’objet de nombreux développements dans la première partie de cette étude.

9. Le terme modélisation sera fréquemment utilisé dans notre travail. Il désigne ici l’ensemble des processus qui génèrent les seuils de recomposition et de stabilisation des données en forme de synthèse active reproductible qualifiée de modèle.

Chapitre I

LA NOTION DE MODÈLE

Tout objet, qu’il soit modèle reproductible ou non, est implicitement intérieur à la conscience. En fait, dès l’origine de sa perception, l’objet est réfracté, reflété dans la conscience de soi. Comme le notait L. Silburn, « le contact avec l’objet est aussi réellement contact avec soi-même, conscience qui tout à la fois saisit, est affectée et réagit »1. C’est par une modification de la conscience de soi2 que se traduit la perception « référentielle »3 de l’objet. Dans le cadre précis de la reproduction d’un « objet-modèle », comme c’est le cas dans le Taiji Quan, les variations dans la conscience de soi au contact de l’objet sont, dans leur ensemble, l’expérience vécue des divers traitements de données : sensoriels, mnésiques, proprioceptifs, sensorimoteurs. Chaque phase de synthèse active de ces traitements met en relief une spécificité d’ensemble de l’objet que nous appelons modèle du fait qu’elle constitue, notamment, l’encodage d’un schéma de simulation. Il est bien évident que nous pourrions observer le modèle comme un simple objet, sous un angle purement esthétique ou formel, sans nous impliquer dans un processus d’imitation-reproduction motrice, mais ceci n’est pas notre propos.

Dans notre étude, est un modèle ce qui, par nature ou par fonction, est destiné à être imité, reproduit, à servir d’étalon ou de critère représentatif. Il s’agit donc d’un modèle au sens propre, et non pas d’une construction théorique permettant d’expliquer des structures, sens que lui reconnaît la psychologie cognitive4.

Dans la phase initiale d’apprentissage, ce modèle se trouve dans la sphère objective, qu’il s’agisse d’un modèle vivant ou d’une simple image (livre, vidéo, film, photo) fixe ou mobile. Le modèle du Taiji Quan est un objet-modèle qui, au fur et à mesure de son traitement intégrateur, dans la conscience de soi, tend vers une intériorisation et une structuration subjective croissantes. L’intégration étant à l’œuvre dès le premier contact visuel, l’objet-modèle du Taiji Quan devient très rapidement une empreinte intérieure : un modèle interne. Celui-ci désigne donc les sensibilisations proprioceptives, intéroceptives, et les empreintes mnésiques simultanées, de nature mentale, qui constituent son identité globale au moment précis de la recomposition synthétique de ces traces. Ce qui, a priori, différencie l’objet-modèle du Taiji Quan d’un simple objet extérieur est l’activité d’intégration à laquelle nous le soumettons, en vue d’en reproduire les mouvements et leur rythme.

A - Les principales étapes d’intériorisation du modèle

Le modèle externe est le point d’appui objectif de l’intégration ; son reflet intériorisé constitue le modèle interne. Lorsque au moyen de l’anticipation inductrice, nous mettons en œuvre les processus de reproduction du modèle interne, nous obtenons un modèle résultant. Enfin, la reproduction elle-même, source de nouvelles perceptions, modifiera, enrichira et consolidera le modèle interne au point d’en faire un modèle acquis, c’est-à-dire le modèle interne de l’expérience ultérieure des mêmes séquences de mouvements. Cette dernière phase de modélisation est, en définitive, le résultat des interactions entre l’intégration du modèle externe, la constitution dynamique du modèle interne, la réfraction proprioceptive de la projection anticipative du modèle et l’intégration des données psychosensorielles générées par la reproduction.

Dans l’ensemble de ce processus, le modèle interne assure, quant à lui, une position centrale. En effet, au moment de sa mise au point, il se constitue à partir d’informations relatives au modèle externe ; puis il se modifie lors de l’application pratique, pendant la reproduction sensorimotrice, en recevant et en assimilant les données du modèle résultant.

L’interdépendance des systèmes mis en œuvre, leur interpénétration, leur fréquente simultanéité et leur variabilité, confèrent, inévitablement, aux descriptions que l’on peut en donner, un caractère inachevé.

a - La notion de modèle externe

C’est le facteur de distance, physique autant que psychologique, qui induit le terme externe. En effet, bien que nous construisions notre modèle intérieur par l’appropriation perceptive et mnésique du modèle externe, les deux modèles demeurent distincts malgré leur osmose passagère.

D’un côté, nous activons les processus sensoriels5 qui nous permettent « d’atteindre » l’objet-modèle et, par ailleurs, nous nous approprions le modèle, nous nous l’incorporons par le stockage mnésique polysémique et multirelationnel. C’est dans l’acte de « faire sien », qu’il soit instinctif ou volontaire, que se trouve, pour partie, le moteur du processus d’intégration et de coordination des informations en vue de leur re-production.

Dans les anciens traités de la littérature bouddhique, l’inflexion de la conscience, son orientation vers l’objectif jusqu’à sa « saisie » effective, est qualifiée d’« acte d’attention ». La seconde partie de cette étude6 sera entièrement consacrée à cet aspect fondamental de l’activité cognitive.

b - La notion de modèle interne

L’intériorisation de l’empreinte sensorielle commence dès la première « saisie » de l’objet-modèle générée par l’intention « d’intégrer en vue de reproduire ». Selon le degré d’intégration, l’empreinte obtenue sera plus ou moins profonde, plus ou moins étendue et, en conséquence, plus ou moins persistante. Toutefois, lorsque nous parlons de modèle interne, s’agit-il d’une impression globale ? D’une image mentale ?

La synthèse des traces psychosensorielles produites dans notre conscience à l’instant du contact avec l’objet-modèle en constitue la première ébauche. Ces traces variées sont de nature visuelle, sonore, olfactive, affective, intéroceptive, proprioceptive7, et se produisent séparément ou simultanément. Elles traduisent directement notre « capacité d’être affecté » par le « reflet » sensoriel de l’objet-modèle et expriment, très précisément, le niveau de notre réceptivité.

En résumé, l’affect général éprouvé au contact de l’objet-modèle et la mémoire de cet affect constituent la première étape de formation du modèle interne et le fondement actif de l’anticipation-reproduction.

c - Le statut du modèle résultant

A l’occasion de la reproduction du modèle externe, nous obtenons un résultat kinesthésique, proprioceptif, parfois postural, de nouvelles expériences perceptives et de nouvelles acquisitions de données. Ce modèle résultant est lui-même précédé par le schéma anticipatif auto-sensibilisant : la projection du modèle interne intentionnel dans notre conscience corporelle. Au moment où l’action va être induite par le schème moteur de l’anticipation, nous avons ici un modèle de transition entre le modèle interne et le modèle résultant ; définissons-le comme modèle projeté, ou modèle simulé. Ce schéma anticipatif et intentionnel est fondé sur deux constantes :

• la mémorisation puis la remémoration de l’expérience vécue ;

• la perception simultanée de notre propre corps.

C’est à partir de ces deux processus que naît la reconnaissance, la sélection puis la coordination des régions motrices concernées.

L’action résultante sera donc constituée :

• du modèle interne inducteur, sous forme de schéma-programme anticipatif ;

• de la perception globale du corps, comme aire de réfraction de l’anticipation ;

• de la perception globale du corps, à la fois comme expérience résultante et comme expérience immédiate, nouvelle et unique8.

 

Le modèle résultant constitue la phase finale de la séquence de reproduction. Par contre, l’intégration, par l’attention portée à la fidèle réplication du modèle projeté, se poursuit de façon implicite. Les données intégrées sont alors celles de la perception de soi durant la reproduction corporelle du modèle projeté-résultant. A ce sujet, J. Pailhous observe que « le mouvement apparaît ici moins comme un moyen d’expression des processus différents sous-jacents que comme le lieu et le moment de leur intégration »9.

d - La notion de modèle acquis

Lorsque nous intégrons les nouvelles données issues du modèle résultant, celles-ci vont s’adjoindre au modèle interne et l’enrichir, c’est-à-dire lui donner une consistance et un profil psychosensoriel plus précis. Comme le constate J.-F. Camus, « l’exercice sensori-moteur est aussi à la source de nouvelles expériences d’où le système cognitif tire les connaissances dont il a besoin pour construire son modèle interne »10. C’est ce modèle interne enrichi qui, à son tour, servira de programme anticipatif, que nous appelons modèle acquis. Nous reprendrons plus loin11 l’analyse du processus d’intégration durant la phase de reproduction de l’objet-modèle.

B - Les deux réfractions préalables

Deux articulations cognitives importantes demandent à être bien précisées : ce sont les deux phases d’imprégnation ou de réfraction du modèle dans la sensibilité psychosensorielle globale.

L’une est caractéristique de la formation du modèle interne, l’autre de la production du modèle résultant.

a - Première réfraction

Cette réfraction couvre toute la période d’intégration de l’objetmodèle externe ; c’est-à-dire, de la première perception du modèle externe jusqu’à la fin de la phase d’intégration caractérisée par l’identification synthétique, globale, de l’impact sous forme de schéma proprioceptif intentionnel et inducteur. En effet, ce schéma est un composé cohérent d’informations variées, principalement visuelles, mentales (abstraites ou figuratives), tactiles, auditives, kinesthésiques, proprioceptives. En outre, ce même schéma est dynamique : il est intentionnel, orienté vers sa projection-reproduction.

La première réfraction est donc celle du modèle externe dans la sensibilité générale12 jusqu’à la formation du schéma intentionnel reproductible : le modèle interne.

b - Seconde réfraction

Nous nous trouvons ici dans le flux continu des processus d’intégration-reproduction de l’objet-modèle externe, qui est le cadre le plus fréquent de l’exercice du Taiji Quan. La seconde réfraction est celle que nous obtenons en projetant le modèle interne dans la sensibilité générale, en vue de le reproduire. La similitude entre la persistance de l’empreinte intégrée et la sensibilisation engendrée par le schéma reproducteur est très grande. A ce stade, nous avons d’ailleurs l’impression de poursuivre le mouvement sur la seule continuité de l’impact initial. De plus, les processus internes d’anticipation de la reproduction sont d’une telle rapidité qu’ils sont peu perceptibles, pris dans un infime interstice : entre la réfraction initiale et la perception de notre corps en mouvement induit. Nous constatons alors que l’affect entraîné par l’intégration de l’objet-modèle et les sensations engendrées par la motricité atténuent considérablement la claire perception de la seconde réfraction.

Par contre, si nous nous exerçons sans modèle externe, mais uniquement par le moyen d’un modèle interne déjà constitué, nous percevons de façon beaucoup plus nette cette seconde réfraction car elle est alors l’unique réfraction produite.

Nous pouvons le constater, dans cette approche, la notion de modèle rejoint partiellement celle de schème moteur pour lequel les relations entre les données de l’expérience permettent de « relier la prédiction des conséquences de l’action à la mémoire des conséquences passées (…) »13.

Avant d’aborder les processus prédictifs, anticipatifs, de l’action motrice, penchons-nous sur le détail des principales étapes d’intégration du modèle, qui précèdent sa reproduction.

 

1La Mahārlha Mañjarī de Maheśvarānanda, trad. Lilian Silburn, Publications de l’Institut de civilisation indienne, vol. 29, De Boccard, Paris, 1968 (p. 27).

2. Au sens de « conscience immédiate et globale » de l’ensemble des composants et déterminants qui, dans leur cohésion, déterminent la perception d’exister individuellement.

3. Référentielle, car la perception immédiate est le point d’appui et la référence mnésique réactualisée de la perception suivante.

4. Voir notamment Psychologie cognitive de Bernard Cadet, in Press Ed., coll. Psycho, Paris, 1998 (p. 56, 1.3.2).

5. Essentiellement visuels et posturaux, dans la première approche de l’objet-modèle.

6. Cf. p. 107.

7. Cette énumération n’est pas exhaustive.

8. Compte tenu des implications cognitives qui entrent en jeu, notamment les variabilités de la réceptivité et les diverses lectures de la perception qui en résultent, l’observation d’Alain Berthoz selon laquelle « l’action modifie la perception à sa source », prend ici un relief particulier (Le sens du mouvement, Odile Jacob, Paris, 1997, p. 221).

9La subtile mécanique de la marche, revue Science et Vie, hors série n° 204, sept. 98 (p. 29).

10Psychologie cognitive de l’attention, Armand Colin / Masson, Paris, 1996 (p. 95).

11. Cf. p. 54.

12. Au sens large. Elle sous-entend notamment l’activation des fonctions mnésiques et associatives relatives au codage de l’intégration.

13. A. Berthoz, Le sens du mouvement, op. cité (p. 24).

Chapitre II

RÉCEPTIVITÉ, PRÉHENSION
ET INTÉGRATION
DANS LE TAIJI QUAN

L’étude pratique du Taiji Quan commence avec la reproduction d’un modèle externe ; l’intégration cognitive de ce modèle est alors implicitement contenue dans l’intention globale de le reproduire. De fait, cette intégration est rarement prise en compte en tant que telle : son extrême rapidité la rend presque indissociable de la phase de projection-reproduction qui offre, quant à elle, un relief plus tangible. Néanmoins – et nous ne le soulignerons jamais suffisamment –, cette période de reproduction est d’abord un résultat1 : principalement celui des événements cognitifs qui ont précédé et entraîné cette action, notamment depuis le début de l’intégration de l’objet-modèle présent.

A - La disposition préalable

A un moment donné, nous ne mobilisons de nous-mêmes que ce qui en est réellement disponible. Chacun peut aisément le constater, nous appréhendons le modèle selon notre état de disponibilité, de réceptivité et de vigilance du moment. En effet, à l’instant même où nous envisageons une certaine relation de similitude avec le modèle, notre aptitude à éprouver est plus ou moins empreinte de détermination. La conscience de soi peut s’y révéler plus ou moins spacieuse, vive, malléable, d’une aptitude qui semble parfois inépuisable. Différemment, elle peut être plus ou moins passive, lourde, confuse et contractée. Tout bien considéré, l’état intérieur du sujet constitue une disposition globale de première importance, préalable au contact avec l’objet. A l’usage, nous pouvons observer qu’une partie du processus d’intégration se met en place avant le contact initial avec le modèle, c’est-à-dire avant la première séquence d’intégration de l’objet.

Certes, la disponibilité cognitive sera modulée de façon plus ou moins spécifique pendant l’intégration, mais c’est bien le « fond intérieur », sa disposition et son ampleur initiales, qui en assureront la continuité. La lecture du modèle se fait par l’écoute de nos perceptions à son contact. Ainsi l’impact et la résonance de l’objet-modèle dans notre sensibilité tout entière vont-ils permettre l’ébauche d’un sens et la rétention structurée et structurante des informations. Pour que cette résonance, au caractère instantané, soit aussi profonde que possible, sont requises d’une part l’anticipation continue d’une ferme détermination de percevoir et d’intégrer, d’autre part, une large réceptivité ouvrant la totalité de notre vie consciente au contact du modèle.

B - Réceptivité : nature et objet2

Si l’aptitude à recevoir et traiter des informations est une disposition propre à tout organisme vivant, nous devons différencier, dans la phase de réception des informations, la réceptivité foncière de l’acte d’appropriation, facteur inhérent de la perception et de la mémorisation. La réceptivité de base concerne la façon dont les impressions sont reçues et la profondeur de leur intégration, tandis que l’appropriation marque l’orientation, la saisie et la rétention de l’information.

De même dans le Taiji Quan, lors de la sélection perceptive puis de l’intégration de l’objet-modèle, notre réceptivité manifeste simultanément une disponibilité de fond à l’égard de toute information et une disponibilité orientée, spécifique à la relation cognitive de l’instant.

Au moment précis de la réception d’un événement, le traitement de l’information dépendra, pour chacun, de ses dispositions structurelles, mais également du seuil de réceptivité activé dans ce contact.

Marquons une parenthèse : à l’occasion de la pratique du Grand Enchaînement de Taiji Quan, lors de situations de groupe conduites par un modèle, les puissants effets de la continuité suggestive des mouvements de l’objet-modèle parviennent à rehausser le niveau de réceptivité de chaque participant jusqu’à un seuil de compétence collectivement équivalent. Par delà les différences individuelles, la suggestion exprimée par l’unité et la fluidité des mouvements du modèle, dans un rythme lent et constant, suscite chez les sujets réceptifs une telle activation de compétences cognitives que le groupe paraît bientôt se mouvoir comme un seul et même organisme.

a - Le fondement de la réceptivité foncière

Nous disposons en permanence d’une réceptivité de base fixant notre degré de perméabilité cognitive à l’égard de toute information environnementale. Cette perméabilité manifeste à la fois notre capacité d’être modifier par l’information et, simultanément, celle de préserver notre intégrité psychique durant l’intégration elle-même. L’un des principes agissants de la réceptivité foncière réside, précisément, dans la propension à être affecté de manière active : une façon de se donner à l’information pour mieux la recevoir.

En termes de comportement cognitif, le fondement de la réceptivité se situe dans la motivation initiale de l’essor cognitif3 en acte, et dans la régénération de cette disposition structurelle au sein même des diverses expériences qu’elle entraîne. En tant que disposition active, la réceptivité se manifeste comme la mise en « état de vigilance active » de tous les registres sensoriels et mnésiques par un essor intérieur d’intégration globale et structurante. Cette émergence du fond intérieur, à la fois dynamique et sans réduction défensive, surgit de l’ineffable espace de la quiescence4 innée en laquelle toute dualité se résorbe, s’apaise et se dissout.

Constitutive de l’état intérieur préalable qui accueille toute forme de contact, la réceptivité foncière sera fortement sollicitée et focalisée dans les séquences d’isolement de l’objet-modèle, notamment celle de l’entrée en contact sélective.

Pour le Taiji Quan, cette réceptivité orientée s’exerce dans toutes les séquences de l’expérience immédiate : « entrer en contact », « recevoir » l’information, la lire, la transposer, intégrer le résultat continu de sa transposition. Précisément, la plus grande partie du processus d’intégration de l’objet-modèle met en jeu l’interaction des composants neuropsychologiques de la réceptivité.

L’une des questions que nous pouvons soulever ici concerne la réelle nature de la réceptivité orientée. S’agit-il d’une spécialisation de la réceptivité foncière ? La réceptivité foncière se « contracte »-t-elle en réceptivité orientée lors de la focalisation d’une cible ?

Abordons quelques observations à ce sujet.

b - Caractéristiques de la réceptivité orientée

La réceptivité orientée se réalise au moyen d’une inflexion partielle de la réceptivité foncière vers l’objet et se caractérise généralement par :

• la disponibilité d’un ensemble de fonctions psycho-sensorielles constituant le faisceau d’ouverture cognitive à l’égard de l’objet ;

• l’orientation de la disponibilité consciente vers l’objet ;

• le niveau d’intégration des données que permet cette disponibilité.

Toutefois, en observant les processus qui précèdent la réceptivité orientée et ceux qui lui donnent accès à l’objet, nous constatons qu’elle est au centre du dynamisme réalisateur qui surgit de la motivation pour se traduire en intention cognitive jusqu’au cœur même de la perception intégratrice.

Dans le Taiji Quan, de quel ordre relève cette motivation ? De nature très personnelle, différente pour chaque personne, elle implique souvent des facteurs de plaisir, principalement esthétique et proprioceptif5. Néanmoins, elle n inclut pas la notion d’action démonstrative6 vis-à-vis de tiers. L’absence de toute trace externe7 d’observateur8 ou de spectateur, en font un art principalement ouvert à l’expérience de soi. De plus, le rythme atypique du mouvement et la profonde concentrationqu’il requiert pour des phases motrices relativement longues, ne pourraient être maintenus sans la présence simultanée d’une intentionnalité spécifique et d’un réel bien-être. Cette intentionnalité provient, en premier lieu, d’une dominante commune à toute forme de motivation : un état de manque9 plus ou moins clairement exprimé. Au moyen d’une intention réalisatrice, ce manque nous entraîne vers les instruments neuropsychologiques de l’expérience. Dans la pratique du Taiji Quan, il s’exprime implicitement par :

– l’intention de percevoir clairement,

– l’intention d’intégrer le modèle,

– l’intention de reproduire le modèle.

Dans le mouvement, l’intention de reproduire le modèle est, semble-t-il, le facteur d’intentionnalité prépondérant, notamment dans l’étape d’apprentissage. Elle constitue un lien vivant entre deux « espaces » cognitifs fondamentaux :

• l’espace cognitif subjectif qui précède et introduit la reproduction du mouvement ;

• l’espace cognitif objectif qui prend appui sur le mouvement vécu comme nouvelle source de données à intégrer.

 

De la réceptivité foncière à la reproduction du mouvement, plusieurs séquences cognitives vont orienter la perception et susciter l’absorption massive, ou sélective, des informations appréhendées. Dans leur ensemble, ces séquences constituent l’essor cognitif lui-même, et la réceptivité orientée en est l’éclosion préhensive.

A partir de l’action simultanée de la motivation cognitive et des filtres protecteurs, restrictifs et régulateurs10, les paliers d’aptitude sont dégagés par l’intention intégratrice pour établir, à un moment précis, le niveau de réceptivité pertinent. En vertu de la détermination que l’intention fait naître, un certain seuil de disponibilité des registres cognitifs concernés est atteint. Cette disponibilité cognitive, orientée vers l’objet-modèle, constitue la réceptivité « préhensive » focalisée. Les séquences qui la précèdent demeurent, néanmoins, actives au sein de celle-ci :

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Les deux dernières séquences, détermination et disponibilité, constituent le dynamisme propensif de la réceptivité, à même l’objet.

c - L’équilibre interne et la progression de la réceptivité orientée

A l’occasion de l’exercice du Taiji Quan, en situation de groupe, les mouvements de l’objet-modèle se modifient sans interruption comme ceux, d’ailleurs, des sujets qui les reproduisent.

Dans un tel environnement où le changement est un facteur constant, la stabilité des composantes de la réceptivité paraît donc indispensable à sa propre continuité et sa croissance. Les variabilités des schémas intégrés et des expériences diversifiées de la reproduction des mouvements nécessitent une adaptation, une malléabilité intérieure, une plasticité de la conscience réceptrice qui garantissent l’homogénéité du traitement des informations lors d’expériences d’intégration hétérogènes. Cette plasticité intérieure devra permettre le filtrage sélectif des informations sans réduire la disponibilité consciente au sens momentané de la perception et de l’identification des données. Ainsi, grâce à cette souplesse intérieure, les filtres d’autodéfense11 ne pourront réduire la réceptivité à l’unique registre de perception initiale de l’objet-modèle.

Nous voyons apparaître ici l’un des facteurs très significatifs de la réceptivité dont la disponibilité, vis-à-vis de l’environnement informationnel, constituait déjà une manifestation ; il s’agit d’une aptitude interne innée que nous qualifions de détente cognitive12. Non pas une forme de détente que nous pourrions produire par un acte mental ou une répétition d’intention, mais bien celle qui surgit de l’intime de la conscience, de la plénitude qu’elle extrait d’elle-même, pendant l’expérience d’intégration du reflet intérieur de l’objet.

Or, nous constatons dans la pratique du Taiji Quan une inlassable sollicitation de la vigilance, de la réceptivité et, en conséquence, de l’adaptabilité requise. N’est-ce point, d’ailleurs, l’un des objectifs de la répétition du mouvement ? – Inciter continûment l’élan cognitif optimal et la détente profonde qui font le cœur de la réceptivité idéale ?

d - Réglages de la réceptivité

Nous venons de le voir, notre réceptivité orientée vis-à-vis du modèle se manifeste lorsque notre disponibilité profonde atteint un certain seuil d’émergence. Suscitée par une détermination à éprouver l’objet-modèle, cette disponibilité cognitive est simultanément restreinte par les fonctions d’autodéfense13 qui limitent, « a priori », l’intégration des données. Ce premier seuil d’intégration est généralement activé de manière à peine consciente. L’activation et l’interaction ininterrompue des processus mis en jeu forment, en premier lieu, une récollection, un « recueillement » du sujet précédant le contact initial avec l’objet-modèle14, soit ici : l’orientation de la disponibilité réceptrice.

La réceptivité orientée n’est pas, on le constate à l’usage, une simple manière d’acquérir des informations, ni une simple fonction d’intégration. Elle apparaît également comme un état composite15, global, dont la dominante serait l’aptitude à intégrer des données.

Dans l’exercice du Grand Enchaînement au Taiji Quan, en présence de l’objet-modèle, peut-on considérer que l’intégration de ce modèle commence durant la période initiale d’activation de la vigilance diffuse préalable au mouvement ? D’une certaine façon, oui. En effet, dans la phase préambulatoire, le modèle, durant quelques instants, est lui-même en pleine transition. Il règle son registre intérieur, suscite son modèle interne, active l’état d’anticipation, ajuste la perception de son propre corps. Son apparente absence de mouvement externe ne signifie pas « absence d’activité interne ». Par son attitude et l’état intérieur qui en ressort, l’objet-modèle communique déjà, à cet instant précis, diverses informations parmi lesquelles deux caractéristiques majeures : forme et attitude. S’il est vrai que ces deux aspects restent indissociables lorsque la forme est en mouvement, nous pouvons considérer qu’au moment où l’action du modèle externe porte sur ses propres processus internes sans production de mouvement, l’intégration que nous en faisons porte uniquement sur sa forme et ce qu’elle suggère. Cette intégration du « mouvement statique »16 constitue une authentique « mise au point », notamment du seuil initial de la réceptivité orientée et du registre de sélection de l’objet-modèle dans son environnement. Cette mise en état par laquelle s’établit la première relation cognitive d’intégration avec le modèle externe comporte un éveil spécifique et orienté des registres de perception et de reconnaissance de la forme. Nous venons de le voir, l’élévation initiale du seuil de sensibilité concerne, d’une part, l’orientation plus ou moins exclusive de l’attention vers le modèle externe et, d’autre part, l’activation du niveau de réceptivité intégrative.

Cela dit, l’intégration complète de l’objet-modèle et la reproduction qui en procédera commencent par un ajustement perceptif vis-à-vis du modèle, réglage que nous appelons perception coïncidente17.