Collection dirigée par Stéphane Ipert, directeur du Centre de Conservation du Livre - Arles
Déjà parus
Saïd Bouterfa, Les manuscrits du Touat - Le Sud algérien, Atelier Perrousseaux, 2005
Arab Abdelhamid, Manuscrits & bibliothèques musulmanes en Algérie, Atelier Perrousseaux, 2006
CCL - IREMAM, Les manuscrits berbères au Maghreb et dans les collections européennes, Atelier Perrousseaux, 2007
Gilles Éboli, Livres et lecteurs en Provence au XVIII e siècle - Autour des David, imprimeurs-libraires à Aix, Atelier Perrousseaux, 2008
Jane Greenfield et Jenny Hille, Les tranchefiles - De l’Orient à l’Occident, Atelier Perrousseaux, 2010
Richard Parkinson et Stephen Quirke, Papyrus - Écrire dans l’Égypte antique, Atelier Perrousseaux, 2010
Oliver Moore, L’Écriture chinoise, Atelier Perrousseaux, 2010
Ouvrage coédité avec le Centre de Conservation du Livre
© Atelier Perrousseaux, 2010
ISBN 978-2-911220-76-0
La collection Kitab Tabulae (kitab : manuscrits, en arabe et tabulae : tablettes à écrire, en latin) est dirigée par le Centre de Conservation du Livre et publiée par les Éditions Perrousseaux. Il s’agit d’une collection spécialisée dans les domaines du livre, des archives et des bibliothèques notamment dans l’espace méditerranéen mais aussi dans le monde entier.
Le CCL mène en France et à l’étranger des actions de formations, d’expertises et de coopérations pluridisciplinaires dans les domaines de la conservation et de la gestion du patrimoine documentaire : collections de manuscrits, livres, archives, photographies, arts graphiques.
Les coopérations internationales, réalisées ou en cours de réalisation dans le cadre de plusieurs programmes européens, recevant le soutien financier de la région PACA et de l’Union Européenne, ont débouché sur d’importants projets : MANUMED, INTERNUM, EURINDIA, ARISTHOT, et BVM (Bibliothèque virtuelle de la Méditerranée).
ISSN : 1773-7125
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Actes de la journée d’études annuelle « Droit et patrimoine » organisée le 4 juin 2007 à l’École normale supérieure Lettres sciences humaines, Lyon,
par l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques et le Centre de conservation du livre
Sous la direction de Raphaële Mouren
Laura Malfatto
Biblioteca Berio, Gênes
Quatre siècles de dons et de legs à la bibliothèque Berio de Gênes
Raphaële Mouren
Enssib, Villeurbanne
La bibliothèque Méjanes : Le legs du marquis de Méjanes et ses conséquences
Stéphane Ipert
Centre de conservation du livre, Arles
La bibliothèque du musée Calvet d’Avignon de 1789 à aujourd’hui : une situation juridique originale
Patrick Andrist
Burgerbibliothek, Berne
Le legs de Jacques Bongars, le don de Jakob Graviseth et la part de la Burgerbibliothek Bern
Emmanuelle Toulet
Bibliothèque historique de la Ville de Paris
Voulant conserver à la France… La donation de la bibliothèque du château de Chantilly à l’Institut de France
Martine Poulain
Institut national d’histoire de l’art, Paris
« C’est toujours en avant que je veux voir » : les deux joyaux intellectuels de Jacques Doucet
Marie Cornu
Université de Poitiers, CNRS Cecoji UMR 6224
Conserver, exposer, transmettre : les libéralités avec charges
Notes
Index
Ce livre inaugure une série d’ouvrages qui a pour ambition d’étudier divers aspects de l’histoire et de la constitution des collections documentaires patrimoniales (bibliothèques, archives, musées…) tout en faisant le point sur les questions juridiques liées à leur gestion.
Plusieurs lois récentes ont multiplié les catégories, les conditions permettant l’exploitation des fonds des établissements patrimoniaux. Il est parfois difficile pour leurs responsables, qui ont rarement reçu une formation de juriste, d’identifier la législation qu’ils doivent appliquer. C’est à la fois pour mieux connaître ces collections, et pour mettre en lumière les questions juridiques liées à certains aspects spécifiques, que le Centre de conservation du livre et le centre Gabriel Naudé (École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques) ont lancé l’organisation de journées d’études annuelles. La première, en juin 2007, avait pour objectif de retracer l’histoire de collections nées ou enrichies par des dons complexes, dons qui ont une influence directe sur le fonctionnement courant de l’établissement par les conditions émises par les donateurs ou par les circonstances dans lesquelles ont eu lieu ces dons : conditions de consultation ou de conservation spécifiques, réserves, etc. La journée se terminait par l’intervention d’un juriste spécialisé dans le domaine.
Laura Malfatto
Directrice du département des fonds anciens et collections spécialisées de la Biblioteca Berio
Je voudrais tout d’abord apporter quelques éclaircissements sur le titre de ma communication1. La bibliothèque Berio, en tant que bibliothèque municipale, vit le jour en 1824 ; elle n’a donc pas encore quatre siècles de vie. Ce titre peut donc sembler un peu ambitieux, mais la raison en est que l’origine de deux fonds anciens très importants conservés à la bibliothèque remonte à la fin du XVIe siècle. Nous pouvons par conséquent parler de quatre siècles de dons et de legs à la bibliothèque Berio2.
Aujourd’hui, à l’âge de l’informatique, les livres sont encore le trait dominant de nombre de bibliothèques et les dons de livres constituent un élément très important pour l’accroissement du patrimoine. Ils compensent en effet le manque de moyens dont peut souffrir une bibliothèque et lui permettent d’entrer en possession d’objets prestigieux, quelquefois si précieux qu’il lui serait impossible de les acquérir autrement.
Au cours de son histoire, la bibliothèque Berio a souvent bénéficié des dons de citoyens génois : des bibliothèques entières, comme celle de Giuseppe Torre, un bibliophile raffiné, ou celle de Giuseppe Baldi, un collectionneur de livres et de reliques de Christophe Colomb. Mais elle a reçu aussi des pièces de valeur et des pièces uniques, comme le livre d’heures sur parchemin pourpre enluminé par Francesco Marmitta au début du XVIe siècle, dénommé « Offiziolo Durazzo » du nom de celui qui l’a donné à la bibliothèque Berio, le marquis Marcello Luigi Durazzo3.
En outre, après la Seconde Guerre mondiale, les citoyens génois ont donné des milliers de livres à la bibliothèque Berio qui avait perdu soixante-cinq mille volumes à la suite d’un grave incendie4. L’aide des citoyens fut déterminante pour la reconstruction de la bibliothèque municipale, qui n’avait que soixante-et-un mille volumes en 1949, passés déjà au moment de la réouverture le 12 mai 1956 à quatre-vingt deux mille volumes. Ce sont ces dons qui ont permis de reconstituer les fonds sur Gênes et la Ligurie, qui avaient été complètement détruits. Nous pouvons voir aujourd’hui sur plusieurs livres de notre bibliothèque un ex-libris imprimé collé à l’intérieur de la couverture, sur lequel est écrit le nom du donateur.
Aujourd’hui encore la bibliothèque Berio reçoit de nombreux dons de livres. Il s’agit surtout de livres modernes, d’éditions qui viennent de sortir, offerts par les auteurs eux-mêmes, des publications hors commerce que des associations ou des institutions culturelles font paraître. Mais elle reçoit aussi des bibliothèques entières, qui ont parfois appartenu à des personnages célèbres. C’est le cas de la bibliothèque de Paolo Emilio Taviani, personnalité politique et spécialiste de Christophe Colomb, laquelle est consacrée entièrement à ces sujets. Les dons de pièces rares et prestigieuses restent en revanche assez rares. L’exemple le plus récent est le don d’un magnifique armorial manuscrit et illustré du XVIIe siècle, La università delle insegne ligustiche de Giovanni Andrea Musso, qui fut offert en 2005 par une personne âgée qui craignait que ses héritiers ne le vendissent aux antiquaires5 (ill.1).
Les dons de livres font donc partie du quotidien d’une bibliothèque et c’est pour cette raison que certaines bibliothèques ont organisé la politique de gestion des dons de particuliers, surtout en ce qui concerne le tri et la sélection des livres, afin d’éviter les inconvénients provoqués par des dons inadaptés : encombrement inutile des locaux, frais d’entretien, retard dans le catalogage. Dans le cas de dons de livres anciens ou de bibliothèques de personnages de prestige, la bibliothèque doit viser à leur conservation et à leur mise en valeur. Elle est responsable juridiquement mais aussi moralement des livres que le particulier lui a confiés afin d’éviter leur disparition, leur vente ou leur perte. Il s’attend à ce que la bibliothèque prenne en charge la conservation et l’usage durable de ces biens. La bibliothèque publique est en effet une institution qui garantit la conservation dans le temps. Le bibliothécaire aura à choisir l’unité du fonds donné et visera avant tout à sa conservation. Il exclura ces livres du prêt à domicile et ne prendra en considération que le prêt pour des expositions. Il veillera à ce qu’un ex-libris soit collé sur chaque volume, portant le nom du propriétaire précédent6.
La valorisation de ces dons est elle aussi primordiale. Quand la bibliothèque publique reçoit en don une collection de prestige, qui comprend des pièces rares et précieuses ou a appartenu à un personnage important, il est dans son intérêt de travailler à sa mise en valeur. Le prestige du don et des volumes qui en font partie ont en effet une influence positive sur elle. Dans les expositions que la bibliothèque Berio organise nous cherchons à mettre en évidence les collections auxquelles les volumes exposés appartiennent ou mieux encore nous prenons comme thème de l’exposition l’histoire et les livres d’un fonds déterminé. C’est ainsi qu’à l’occasion de l’inauguration du nouveau siège de la bibliothèque Berio en 1998 nous avons organisé l’exposition de livres anciens « Da tesori privati a bene pubblico : le collezioni antiche della Biblioteca Berio » ( « Des trésors particuliers au bien public : les collections anciennes de la bibliothèque Berio » ), dont le titre souligne l’importance des fonds d’origine privée dans les fonds patrimoniaux de notre bibliothèque. Un autre exemple est l’exposition présentée en 2006 à l’occasion du cinquième centenaire de la mort de Christophe Colomb, « Comunicare la scoperta : itinerari espositivi su Cristoforo Colombo e la Scoperta dell’America dal Fondo Colombiano della Biblioteca Berio » ( « La communication de la découverte de l’Amérique : parcours de visite sur Christophe Colomb et la découverte de l’Amérique du fonds colombien de la bibliothèque Berio » ) : l’exposition réelle, complétée par un parcours virtuel, a mis en valeur les livres ayant appartenu à Giuseppe Baldi et à Paolo Emilio Taviani.
Les raisons pour lesquelles un particulier donne ses livres à une bibliothèque publique sont nombreuses. On peut citer, par exemple, le désir de garantir la conservation de ses propres livres et l’intention de passer à la postériorité par le biais des livres qui lui ont appartenu. Il y a aussi – et il ne s’agit pas d’une raison complètement différente – l’intérêt pour le développement d’études et de recherches, surtout dans le cas de bibliothèques spécialisées. Dans le passé, surtout au XIXe siècle, les dons de livres et de bibliothèques venaient souvent de la volonté d’aider au développement culturel et social du peuple.
Les conditions d’usage de ces dons peuvent dépendre des motifs qui ont poussé le propriétaire à les faire : s’il vise surtout à la conservation de ses livres et à passer à la postérité, l’objectif prioritaire sera la conservation de sa bibliothèque. En revanche, s’il veut avant tout le progrès culturel, le bibliothécaire donnera plus d’importance à la consultation et à la lecture.
En général le donateur s’inquiète rarement du parcours que les livres doivent faire avant de devenir partie intégrante du patrimoine d’une bibliothèque. Il se préoccupe plus souvent de savoir où ses livres seront placés et s’il y aura ici une plaque commémorative. Toutefois, il faut du temps et du travail pour mettre les livres à disposition du public. Il est très rare que le donateur pense à couvrir les frais de catalogage ou de conditionnement. Quand une bibliothèque reçoit une importante collection, elle doit veiller à ranger au mieux les livres sur les rayonnages et à les cataloguer rapidement. Il arrive qu’un don de livres, qui est un fait certainement positif, puisse causer des difficultés. En Italie, les bibliothèques manquent souvent de place de stockage ainsi que des ressources financières et humaines pour le traitement de ces documents, qui leur demande donc de gros efforts. Mais il ne serait pas juste pour autant qu’une bibliothèque refuse un don important qui lui permettrait d’enrichir ses fonds patrimoniaux.
Comme dans d’autres bibliothèques italiennes, les dons de livres ont toujours été très importants dans l’histoire de la bibliothèque Berio dès origine. L’abbé Berio, qui lui donne son nom, ne légua pas lui-même sa bibliothèque à la ville de Gênes : ce furent ses héritiers qui firent ce don au roi de Sardaigne7. À cette époque – après le Congrès de Vienne – Gênes faisait partie du royaume de Sardaigne. L’abbé Carlo Giuseppe Vespasiano Berio (1713-1794) appartenait à une famille noble qui avait des propriétés près de Porto Maurizio à l’ouest de Gênes, en particulier des oliveraies, mais il habitait à Gênes, d’abord « via S. Sebastiano » , puis « via del Campo » , ensuite « piazza Campetto » . Il aimait beaucoup les études et les livres et vers 1770 il possédait plus de seize mille volumes (ill.2).
L’abbé Berio était très intéressé par les sciences, notamment par la physique et surtout par l’électricité. Il avait chez lui un laboratoire de physique, où l’on faisait des expériences surtout dans le domaine de l’électricité, en utilisant des machines qu’il achetait en Angleterre ou qu’il faisait construire à Gênes par un mécanicien qui travaillait également pour l’Université (ill.3). Le laboratoire de l’abbé Berio est antérieur à celui de l’Université, qui fut installé plus tard, en 1784, pour soutenir la nouvelle chaire de physique confiée au père piariste Glicerio Sanxai (1736-1806)8. La revue Avvisi nous informe sur l’activité scientifique de l’abbé Berio et sur sa bibliothèque : ses expériences de physique ou encore le changement de bibliothécaire, quand G.B. Galletti, professeur de rhétorique, remplaça Stefano De Gregori en 17929. N’oublions pas que l’abbé vécut à l’âge des Lumières, quand « le règne des lettrés est passé ; les physiciens remplacent les poètes et les romanciers ; la machine électrique tient lieu d’une pièce de théâtre » 10.
Un bibliothécaire s’occupait de la bibliothèque, qui fut ouverte au public vers 1775 : en 1773 l’écrivain et orientaliste suédois Jacob Jonas Björnståhl la visita et écrivit qu’elle n’était pas encore ouverte au public, mais que l’ouverture paraissait toute proche11 ; le journal génois Avvisi écrivait en 1778 que la bibliothèque était ouverte au public12. Elle était fréquentée par les savants et les spécialistes, parmi lesquels on trouvait des étrangers : outre Björnståhl cité plus haut, en 1791 le savant et bibliothécaire espagnol Juan Andrés, jésuite, montra qu’il l’appréciait13.
Nous ne savons pas comment la bibliothèque était organisée. Les catalogues originaux ont été perdus avant que la bibliothèque ne fût donnée à la ville de Gênes. Elle était classée presque certainement par matière. Une classification en trente-neuf classes remonte à 1809, quand la bibliothèque appartenait encore aux héritiers de l’abbé : elle ne donne que la liste des classes et le nombre de volumes par classe14. Nous savons grâce à cette liste que l’abbé avait 16273 volumes, dont 11 % de livres scientifiques (environ mille huit cents). La valeur de la bibliothèque est estimée au moment de la succession à cent mille lires, constituant 11 % du patrimoine de l’abbé qui équivalait à neuf cent onze mille deux cent soixante-huit lires : il s’agit d’un pourcentage très élevé à Gênes à cette époque15.
L’abbé Berio mourut en 1794, quelques années avant la chute de la République d’Ancien Régime en 1797. Dans son testament, daté du 20 novembre 1794, quelques jours avant sa mort, l’abbé Berio nomma héritier fiduciaire et universel son cousin Vincenzo Berio, qui habitait chez lui, et il le chargea de s’occuper de la bibliothèque16. Malgré le bouleversement politique de cette période – la naissance de la République démocratique, la conquête napoléonienne, le Congrès de Vienne et l’annexion de la République de Gênes au Royaume de Sardaigne – la bibliothèque fut toujours ouverte au public dans le palais même que l’abbé avait habité et un bibliothécaire s’en occupait.
Vincenzo Berio mourut en 1812 ; la bibliothèque revint en héritage à un de ses cousins, Francesco Maria Berio, qui habitait à Naples17. Naples étant très loin de Gênes, la gestion de la bibliothèque connut des difficultés : un employé vola deux cent soixante livres entre 1816 et 1817. En 1817, Francesco Maria Berio en fit don au roi de Sardaigne Vittorio Emanuele I, car il lui était difficile de bien la gérer. À son tour, le roi la donna à Gênes qui tarda à en prendre possession. À cause de ce retard, les Berio pensèrent que la municipalité voulait renoncer à la bibliothèque de leur ancêtre et ils s’adressèrent au roi de Sardaigne, afin de rentrer en sa possession. Puis ils cherchèrent à s’emparer des manuscrits les plus précieux en les cachant dans une petite pièce. (ill.4)
Le 26 décembre 1823, le commissaire de police Vincenzo Torrielli fit mettre les scellés sur cette pièce. La querelle judiciaire prit fin en 1824, quand l’administration municipale prit possession de la bibliothèque par ordre du gouverneur général de la ville de Gênes, Hector marquis d’Yenne. La bibliothèque eut alors son premier règlement communal, qui fixait les horaires et les règles d’ouverture au public, établissait les cadres et les tâches du personnel et indiquait les modalités de son fonctionnement. La bibliothèque était ouverte tous les jours, les dimanches et les jours fériés compris. Les horaires d’ouverture étaient différents selon la saison : du 1er novembre au 19 mars elle était ouverte de 9 heures du matin à 2 heures de l’après-midi et du coucher du soleil à 9 heures du soir ; du 19 mars au 30 septembre de 8 heures du matin à une heure de l’après-midi et de 4 heures au coucher du soleil ; les jours de fête elle était ouverte seulement le matin jusqu’à 11 heures. Elle était fermée au mois d’octobre pour le dépoussiérage et le contrôle annuel des livres18. L’administration municipale inscrivit au budget cinq mille lires, dont mille huit cents lires pour le personnel et deux mille lires pour l’achat de livres. Le prêt à domicile ne pouvait être permis que par le maire. C’est le règlement approuvé en 1888 qui introduisit le prêt à domicile19.
On donna à la bibliothèque le nom de l’abbé Berio et l’on plaça son portrait et celui du roi de Sardaigne dans la salle de lecture. Ces portraits, confiés au peintre Maria Rosa Bacigalupo Carrea20, ont été détruits pendant la Seconde Guerre mondiale et aujourd’hui une copie du portrait de l’abbé Berio est exposée dans la salle de lecture des fonds anciens. Les dégâts causés par la Seconde Guerre mondiale ont réduit le nombre de volumes du noyau original de la bibliothèque Berio à six mille livres environ. Les volumes ont été identifiés d’après leurs ex-libris ou d’après quelques rares annotations manuscrites car il ne reste aucun catalogue. Le catalogue actuel remonte à la fin des années cinquante du siècle dernier et il n’y a qu’un fichier papier ordonné par auteur. Les livres du fonds Berio ont été rangés sur les rayons sans tenir compte de leurs cotes originales mais seulement selon leur taille. Il est évident qu’après de nombreuses années, après la perte de nombreux documents, livres, catalogues notamment à cause de la Seconde Guerre mondiale, il est désormais impossible de tenir compte des intentions du donateur et du rangement original. Le fonds Berio est distinct du reste du patrimoine et les livres sont marqués par une cote spécifique. Ce fond ancien, composé de manuscrits et de nombreuses éditions du XVe au XVIIIe siècle, fait partie du Département de fonds anciens et des collections spécialisées de la bibliothèque Berio.
Comme tout le monde le sait, Gênes est la patrie de Christophe Colomb et conserve des documents et des reliques de ce grand navigateur, parmi lesquels quatre lettres autographes et des documents sur sa famille. Dans la première moitié du XIXe siècle, il y avait une petite bibliothèque dédiée à Christophe Colomb au Palais ducal, qui était alors le siège de la municipalité21.
À l’occasion des célébrations de 1892, on consacra une section de la bibliothèque municipale à Christophe Colomb. Ce fut Giuseppe Baldi, un orfèvre qui collectionnait des objets et des livres sur le navigateur, qui contribua de manière déterminante à l’accroissement de la collection de la bibliothèque Berio sur Colomb et la découverte de l’Amérique22. D’après ce qu’il affirmait dans la préface à la troisième édition du poème Colombia de l’abbé Francesco Poggi, sa bibliothèque comprenait huit cent dix livres23. Cependant à la bibliothèque Berio ne parvinrent en réalité que quatre cent vingt-deux volumes24.
La bibliothèque de Giuseppe Baldi entra par testament dans les fonds patrimoniaux de la bibliothèque Berio en 1898. L’histoire de ce don est complexe et commence en 1885. Cette année-là un journal génois, Il Caffaro, publia un article selon lequel Giuseppe Baldi voulait offrir sa bibliothèque à la municipalité génoise à l’occasion du quatrième centenaire de la découverte de l’Amérique25. Baldi mit à exécution son projet en 1892 par le biais d’une lettre à G. Falcone, l’adjoint du maire délégué à l’instruction publique, où il proposait la maison natale de Christophe Colomb, « vico dritto di Ponticello » , que lui-même avait achetée pour la municipalité26, comme siège temporaire de la bibliothèque et des reliques pendant les célébrations du quatrième centenaire. La maison de Colomb ou le « Palazzo Bianco » qui avait appartenu à la famille Brignole Sale, rue Neuve, pouvaient être le siège définitif de la bibliothèque. Mais l’adjoint municipal refusa cette proposition, en disant que les fêtes colombiennes étaient trop proches et qu’il était trop tard pour tout organiser d’ici là27. Comme cela avait été le cas pour la bibliothèque de l’abbé Berio, la ville de Gênes n’était pas disposée à accepter ce don. La raison en est peut-être que Baldi voulait être nommé gardien de la bibliothèque et l’on craignait qu’il veuille profiter de cette situation pour diffuser ses idées sur Colomb, qui étaient très critiquées, particulièrement celles sur sa béatification, qu’il soutenait avec vigueur28. En revanche, parmi les défenseurs de Baldi on trouvait Roselly de Lorgues, qui lui écrivait :
« J’en suis faché pour Gênes. Vous, mon cher ami, vous restez avec votre droit de créateur du Musée Colombien : l’honneur de l’avoir formé : d’avoir ainsi montré pour la mémoire du Heros, un intérêt patriotique, un zèle religieux, qui vous rendent bien méritant de l’Italie et du Catholicisme tout entier. Aucun de vos compatriotes ne peut et ne pourra jamais rivaliser avec vous sous ce rapport. Vous avez acquis une gloire immortelle. » 29
La proposition de Giuseppe Baldi rencontra beaucoup d’obstacles bureaucratiques, surtout en ce qui concerne le siège de la collection. Baldi confirma sa volonté de la léguer à la ville de Gênes et précisa dans son testament que la bibliothèque Berio en était bénéficiaire. Après sa mort, survenue le 23 juillet 1897, ce fut sa veuve, Palmira Mangiante Brignardelli, qui communiqua le legs de la bibliothèque à la municipalité de Gênes par l’intermédiaire de son avocat Michele Della Cella ; ce dernier notifia par lettre que Giuseppe Baldi voulait que sa bibliothèque colombienne soit conservée à la bibliothèque Berio30. Le conseil municipal, dans sa séance du 28 juillet suivant, décida de prendre en charge la bibliothèque selon le désir du testateur et accorda à celui-ci une place gratuite au cimetière de Staglieno en signe de reconnaissance31. Une plaque commémorative, que l’on peut voir dans les anciens locaux de la bibliothèque, place De Ferrari, rappelle ce don : le conseil municipal décida de l’apposer sur demande de sa mère et de sa veuve32.
Dans la plupart des cas, les livres de ce fonds portent le cachet rouge qui atteste leur provenance sur la page de titre et l’étiquette « Legato Baldi » , c’est-à-dire legs Baldi, au verso du plat antérieur de la reliure (ill.5).
Heureusement, pendant la Seconde Guerre mondiale, ces livres ne furent pas endommagés et sont conservés tels qu’ils l’étaient au temps de Baldi. Ils sont aisément identifiables grâce à leur reliure, mi-parchemin ou mi-cuir, au cachet et à l’ex-libris. Cependant, ils n’ont pas un classement distinct dans les fonds patrimoniaux de la collection consacrée à Christophe Colomb et à la découverte de l’Amérique (nommé « Raccolta Colombiana » , c’est-à-dire collection colombienne). Il n’y pas de catalogues originaux, mais nous avons la description synthétique des divers types d’ouvrages dans la troisième édition du poème Colombia33. La collection comprend des éditions anciennes des XVIe-XVIIe siècles, parmi lesquelles se trouvent des livres très rares, comme par exemple les premières éditions de l’histoire de la conquête et de la colonisation espagnoles de l’Amérique et celles de récits de voyage34, les éditions de la Géographie de Ptolémée et d’autres auteurs comprenant les cartes de l’Amérique les plus anciennes35. Après 1897, la bibliothèque Berio enrichit la collection colombienne grâce à des achats et des dons. Cette collection comprenait deux mille cinq cents volumes à la fin du XXe siècle. Une salle colombienne, où les livres de la collection Baldi avaient leur place, était consacrée à la mémoire du grand navigateur36 (ill. 6 et 7).
Plus d’un siècle après le legs Baldi, la bibliothèque Berio reçut un autre don très important de livres sur Christophe Colomb et la découverte de l’Amérique : la bibliothèque de Paolo Emilio Taviani37. Cet acteur influent de la vie politique italienne, sénateur et plusieurs fois ministre, était aussi un célèbre historien, spécialiste de la vie de Christophe Colomb et de l’histoire de la découverte de l’Amérique. En 2000, un an avant sa mort, étant très attaché à sa ville natale, il décida de donner sa riche bibliothèque colombienne à la bibliothèque Berio, qu’il préféra aux autres bibliothèques de la ville parce qu’elle avait déjà une collection colombienne de valeur (ill.8).
Taviani avait visité plusieurs fois la bibliothèque Berio, qui avait été transférée rue du Séminaire en 1998. Il souhaita s’assurer personnellement du sort de ses livres et décider précisément où ils seraient disposés. Comme la plupart des donateurs, il voulait que l’on lui dédiât une salle spéciale. Puis il accepta une solution différente : on disposerait les livres dans la salle de lecture des collections spécialisées, dans des armoires de rangement fabriquées exprès pour sa collection et l’on indiquerait le nom du donateur sur une plaque : « Biblioteca colombiana di Paolo Emilio Taviani » .
À la différence de la plupart des donateurs, Taviani veilla à ce que sa bibliothèque soit mise à disposition du public le plus tôt possible. Il paya lui-même une personne pour décrire tous les documents dans le catalogue informatisé des bibliothèques municipales et de celles de l’Université de Gênes. Tous les livres de la bibliothèque colombienne de Taviani furent catalogués en un an et depuis fin 2001, le catalogue en est disponible sur Internet38.
Un traitement exhaustif aussi rapide est rare dans les bibliothèques italiennes. En effet, lorsqu’une nouvelle bibliothèque est proposée en don, les bibliothécaires doivent prendre en compte la question du traitement et du catalogage. Les ressources humaines ne sont suffisantes que pour faire face au catalogage des nouvelles acquisitions et il n’est généralement pas possible de cataloguer quelques milliers de volumes d’une nouvelle collection en peu de temps. Le 12 octobre 2000, pendant la journée organisée en l’honneur de Christophe Colomb, fut célébré l’événement de la donation de la collection Taviani à la bibliothèque Berio. À cette occasion fut présentée l’édition anglo-américaine du dernier ouvrage de Taviani39.
Si la bibliothèque de Baldi était celle d’un collectionneur et d’un bibliophile, Taviani avait réuni la bibliothèque d’un historien spécialiste de Colomb, qui entretenait de bonnes relations avec les savants du monde entier et particulièrement avec les Espagnols et les Latino-Américains40, la bibliothèque de l’homme qui a défendu l’origine génoise de Colomb et l’a fait reconnaître par les savants latino-américains et surtout par les Espagnols. Elle contient des publications très récentes, car le propriétaire acheta ou reçut des livres jusqu’au moment de la donation. Elle contient aussi des éditions prestigieuses et des exemplaires somptueux41. Aujourd’hui, la collection colombienne de la Berio comprend environ cinq mille volumes, dont la moitié provient de la bibliothèque Taviani.
Le 7 mars 1900, le conseil municipal accepta le don de la collection de livres de Giuseppe et Amalia Torre42. Giuseppe Torre, d’une famille aisée, défenseur des idéaux du Risorgimento, naquit à Gênes en 1822 ; après son mariage avec la danseuse classique Amalia Ferraris en 1849-50, il vécut longtemps à Paris. Il finit sa vie à Florence, où il mourut en février 1900. Amateur de musique et de littérature, il est l’auteur d’œuvres poétiques, de textes de théâtre que Rossini mit en musique (L’esule et la lontananza) et de livrets d’opéra (Ines, 1855). Bibliophile compétent et passionné, il possédait une collection de livres très rares ( « raccolta di libri rarissimi » ) comme l’écrivait la revue La Bibliofilia dans l’éloge funèbre qu’elle lui consacra à sa mort43.
Sa veuve Amalia Ferraris donna une partie de cette collection, selon les intentions de son mari, à la ville de Gênes : elle écrivit à la ville que son mari lui avait dit vouloir donner la partie la plus importante et rare de sa bibliothèque à sa ville natale ( « egli… ebbe a manifestarle a voce il desiderio che la parte più cospicua e più rara della sua biblioteca fosse donata al Municipio della sua città natale » )44. La ville accepta tout de suite. Une fois les livres revenus de Florence, une plaque fut inaugurée à la bibliothèque Berio en souvenir de la donation45.
Il reste à localiser les documents et les correspondances qui permettront de reconstruire la genèse de cette collection ou de redessiner le réseau des relations privilégiées que Giuseppe Torre pouvait entretenir avec les antiquaires, les bibliothécaires et les savants de toute l’Europe, grâce à sa célébrité de poète, d’homme de culture et à celle de sa femme. Beaucoup de lettres conservées à la Biblioteca nazionale centrale de Florence attestent de ses relations avec des personnages parmi les plus importants de l’Italie de la fin du XIXe siècle, comme Carlo Capponi et Angelo De Gubernatis.
Peu de ses livres portent des ex-libris ou des notes de possession des propriétaires précédents ; citons les bibliophiles toscans Camillo Raineri Biscia et Enrico Chiellini, et le bibliophile français Girardot de Préfond46.
Le fonds comprend quatre cents volumes et sa constitution s’inspire d’un seul principe dominant : la recherche d’ouvrages rares et de valeur artistique. C’est une espèce de petit musée, résultat du goût raffiné d’un seul collectionneur qui aimait fréquenter les centres les plus prestigieux du marché international des livres anciens. Giuseppe Torre tenait compte du goût de son époque et aussi de critères personnels dans le choix des livres. Comme la plupart des collectionneurs du XIXe siècle, il acheta des éditions très rares, en particulier des feuilles volantes et des œuvres de théâtre. Mais, à la différence d’autres collectionneurs qui aimaient le livre médiéval et le livre gothique, il s’intéressa très peu aux manuscrits et aux incunables, leur préférant les éditions du XVIe siècle et surtout les textes de la littérature et du théâtre populaire47 (ill.9).Il possédait aussi des éditions du XVIIIe siècle, françaises pour la plupart, des œuvres galantes et érotiques et d’une manière générale des livres illustrés de gravures très élégantes48. Les manuscrits, qui ne sont guère nombreux, sont très précieux : parmi ceux-ci on trouve un Canzoniere du XVe siècle, un manuscrit enluminé et écrit en or sur parchemin très blanc49 (ill.10), le Liber abaci, un manuscrit mathématique avec de rares dessins scientifiques50, et le Liber focorum qui comprend les chiffres de la population dans le royaume de Naples au milieu de XVe siècle.
Après la Seconde Guerre mondiale et la réouverture de la bibliothèque Berio au public, le nouveau directeur, Giuseppe Piersantelli, mit en place un réseau de bibliothèques municipales dans les différents quartiers de la ville. La bibliothèque Berio devint la bibliothèque centrale du réseau, ainsi que la bibliothèque de conservation et de consultation des fonds anciens. En procédant de la sorte, il souhaitait améliorer la conservation des livres anciens par la création d’un département spécialisé, avec une salle de lecture séparée et du personnel avec des compétences spécialisées. Vers 1960 il fit transférer les fonds anciens des petites bibliothèques des quartiers à la bibliothèque centrale. Le plus important de ces fonds est le fonds Canevari (ill.11).
Aujourd’hui le fonds Canevari est un des fonds anciens les plus prestigieux de la bibliothèque Berio. Il est bien connu des spécialistes car le catalogue en a été publié en 197451. L’exposition organisée à l’occasion de l’année « Gênes capitale européenne de la Culture 2004 » par le département des fonds anciens était dédiée au fonds Canevari : « Saperi e meraviglie : tradizione e nuove scienze nella libraria del medico genovese Demetrio Canevari » ( « Sciences et merveilles : tradition et nouvelles sciences dans la bibliothèque du médecin génois Demetrio Canevari » )52.
Cette collection est constituée par la bibliothèque du médecin Demetrio Canevari. Ce dernier naquit à Gênes en 1559 et il y fut reçu docteur en médecine en 1581 ; il vécut longtemps à Rome à la cour du pape jusqu’à sa mort en 1625. Il aimait beaucoup les études, surtout la médecine, et il publia des ouvrages scientifiques et philosophiques, dont le plus important est De ligno sancto (Rome, 1602). Ce livre parle du gaïac, que Canevari identifia au « lignum sanctum » , qui servait à soigner la syphilis53 (ill.12).
Canevari possédait une bibliothèque riche en livres scientifiques, particulièrement en œuvres de médecine, d’histoire naturelle et de philosophie. Ses contemporains écrivaient qu’il aimait mieux se servir de son argent (il gagnait beaucoup d’argent) pour acheter des livres pour sa bien aimée bibliothèque que pour vivre d’une façon convenable. Dans son testament il affirme avoir dépensé beaucoup d’argent et de temps pour former sa bibliothèque ( « congregata et fatta da me con molta spesa, et in longo corso di tempo » ).
Pendant toute sa vie, Canevari poursuivit un but très précis : il voulait constituer une bibliothèque utile pour ses études et pour l’exercice de sa profession et il voulait qu’elle fût conservée après sa mort pour le bien et pour le profit de ses descendants ( « per honore di essa famiglia, et per utile de posteri, quali attenderanno a simile professione di lettere » ). Le testament est le moyen par lequel Canevari réussit à atteindre son but54.
Ses dispositions testamentaires sont un peu compliquées en ce qui concerne les changements de propriété. Demetrio Canevari confia sa bibliothèque à sa descendance en ligne paternelle. Si sa descendance s’était éteinte, la bibliothèque aurait été proposée à deux ordres religieux, les jésuites et les somasques. En tout cas, elle devait être conservée separée de toute autre bibliothèque. En effet, c’est le « Sussidio Canevari Demetrio » (c’est-à-dire l’institution de bienfaisance qu’il fonda par testament il y a quatre cents ans et qui dure encore aujourd’hui) qui a eu un rôle important dans l’histoire de cette bibliothèque55. Celle-ci fut longtemps confiée à cette institution après l’extinction de la lignée paternelle de Canevari et le « Sussidio » lui succéda à la gestion des intérêts économiques et financiers.
De plus, Canevari donna des instructions très précises sur la gestion de sa bibliothèque. Il chercha à prévenir les dangers les plus communs qui attentent à la sécurité et à la conservation des bibliothèques, les vols et les dommages matériels dus à un manque d’entretien et à la négligence. Cette précaution est intéressante à noter : Canevari, qui était lui-même un expert véritable, voulut donner des indications concrètes pour l’entretien de la bibliothèque.
En ce qui concerne la sécurité, ses héritiers devaient placer les livres dans une pièce fermée par deux clefs qui étaient surveillées par deux personnes de confiance. Les volumes ne pouvaient être prêtés à personne56. En ce qui concerne la conservation, Canevari, qui connaissait bien les dégâts causés aux livres par la poussière et par les insectes, recommandait de les épousseter tous les deux ans et de les contrôler périodiquement : ce sont des précautions efficaces encore aujourd’hui, que l’on conseille depuis l’Antiquité57.
En outre, Canevari établit qu’il fallait vérifier les livres tous les deux ans ou plus souvent, si l’on le jugeait convenable58. Enfin, grâce à son expérience dans la gestion d’une bibliothèque, suivant ce que les auteurs les plus importants conseillaient, il destina une somme d’argent à son entretien. Il avait également prévu que les jésuites et les somasques recevraient cent cinquante lires chaque année ( « ogn’anno, in perpetuo » ) si la bibliothèque devait se trouver sous leur protection59.
Un autre moyen que Canevari jugea très utile pour assurer la conservation de sa bibliothèque fut le catalogue qu’il rédigea d’ailleurs lui-même. Ce n’est pas un inventaire patrimonial, ni un catalogue classé en détail : c’est un index permettant de retrouver les livres dans les armoires. Même le titre, Index librorum omnium qui in nostra bibliotheca certis pluteis continentur, tient à souligner qu’il s’agit d’une collection de livres qui sont bien rangés dans des armoires, identifiés avec précision par les cotes qui sont indiquées dans le catalogue60.
Il s’agit peut-être d’un travail préparatoire qui ne fut jamais complété et devint définitif, malgré les intentions du propriétaire. Canevari le rédigea en 1623 environ, lorsqu’il écrivit son dernier testament. La liste des livres est précédée d’une préface où il évoque l’importance de la lecture pour l’éducation. Il y décrit également sa bibliothèque, son organisation, en soulignant à quel point le catalogue est utile pour se servir des livres de la bibliothèque61.
L’Index librorum est divisé en quatre sections, sciences mathématiques, philosophie naturelle et philosophie morale, médecine et une section de littérature et d’histoire. Les œuvres sont classées par ordre alphabétique des prénoms des auteurs dans chaque section, suivant l’usage médiéval – lui-même dérivé du grec – qui resta utilisé jusqu’au XVIIe siècle62 ; la Bibliotheca universalis de Conrad Gesner, la plus importante des bibliographies de la Renaissance, eut une grande influence sur le succès de cette méthode63.
Le catalogue fut longtemps perdu et c’est Rodolfo Savelli qui le retrouva alors qu’il travaillait à la publication du catalogue du fonds Canevari, mais trop tard pour pouvoir l’étudier avant l’édition64. En 2004, on en a fait une reproduction et une restauration virtuelles, et en 2006 l’original lui-même, très endommagé par l’encre ferro-gallique, a été restauré65.
Comment la bibliothèque Berio est-elle entrée en possession de la bibliothèque de Demetrio Canevari ? Au début du XXe siècle, le « Sussidio Canevari » décida que cette dernière avait fait son temps et n’était plus utile. En 1930, il la confia en dépôt à une bibliothèque municipale, la bibliothèque Lercari, qui était ouverte au public depuis 1921. Après la Seconde Guerre mondiale, en 1958, elle fut transférée à la bibliothèque Berio, parce que, comme je l’ai déjà dit, le directeur Giuseppe Piersantelli avait décidé d’y centraliser les fonds anciens. En 1961 la municipalité de Gênes prit la décision de l’acheter pour un montant de douze mille lires.
Étant donné qu’il s’agit d’un fonds ancien, les dispositions de Canevari sur le prêt et sur l’entretien des livres sont complètement respectées par la bibliothèque Berio. Le fonds est identifié par une cote spécifique. De même, les dispositions sur la sécurité sont respectées : un système électronique d’alarme a remplacé les deux gardiens et leurs clefs de fer. Les livres sont toutefois prêtés pour des expositions et quittent la bibliothèque quand ils doivent être restaurés. Les conditions du testament ne sont plus observées car la collection a été vendue à la bibliothèque Berio.
Le fonds Canevari est composé aujourd’hui de deux mille quatre cents livres imprimés des XVe-XVIIe siècles (jusqu’à 1625) concernant la médecine, la philosophie, les mathématiques et les sciences en général. Il contient des éditions très rares et des exemplaires uniques (ill. 13, 14, 15). Le fonds Canevari est important parce qu’il s’agit de la bibliothèque d’un particulier, d’un médecin, qui l’avait formée pour ses études et pour sa profession. Il ne s’agit pas de la bibliothèque d’un bibliophile, mais les livres de Canevari, recueillis entre 1570 et 1625, sont les livres d’études d’un médecin de la Renaissance et témoignent des connaissances scientifiques de cette époque, fondamentale pour l’évolution de la science moderne. Cette bibliothèque est donc un observatoire privilégié pour connaître et pour étudier la culture scientifique de la Renaissance.
Cette collection aussi est parvenue à la bibliothèque Berio sur décision de l’administration municipale et non pas par la volonté de son propriétaire. Evan Mackenzie était un assureur d’origine écossaise, né à Florence en 1852, qui était passionné par Dante et l’art florentin. Il s’établit à Gênes dès 1875 comme homme de confiance de compagnies d’assurances étrangères66 et entre 1893 et 1905 il fit construire un château de style éclectique par le jeune architecte Gino Coppedé, plus tard très connu67. Dans la tour du château, il y avait la « chambre dantesque » , au plafond décoré par des scènes tirées de la Divine Comédie de Dante et meublée de chaises et de tables gothiques, de buffets décorés de sculptures, de portes en bois massif (ill.16). C’est là que se trouvait la bibliothèque dantesque d’Evan Mackenzie qui cherchait à réunir le plus d’éditions possible des œuvres de Dante, tout spécialement de la Divine Comédie. Comme on peut le voir dans la chronologie des éditions de la Divine Comédie contenue dans le catalogue de cette collection, réalisé à l’occasion du sixième centenaire de la mort du poète et publié en 1923, Mackenzie en possédait trois cent quarante-quatre éditions, dont huit des quinze incunables, les trente éditions du XVIe siècle, les trois du XVIIe siècle, vingt-quatre des vingt-cinq éditions du XVIIIe siècle, deux cent vingt des trois cent quatre-vingt dix-neuf du XIXe siècle et cinquante deux sur les soixante-neuf publiées entre 1901 et 192168 (ill.17, 18).
En 1939, quatre ans après la mort de son père (1935), Isa de Thierry Mackenzie vendit le château à une société immobilière et donna à la ville de Gênes la bibliothèque dantesque avec les meubles. La municipalité accepta le don la même année et le confia au département des beaux arts69. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les livres furent transférés dans des abris contre les bombardements et échappèrent ainsi à la destruction qui frappa les meubles de la « chambre dantesque » , en 1942. En 1957, l’administration municipale confia les livres à la bibliothèque Berio, qui avait ouvert au public l’année précédente70. On ne peut pas identifier facilement les livres de la collection, même s’ils portent l’ex-libris réalisé pour Mackenzie, parce qu’ils ne sont pas séparés des autres éditions de Dante, parmi lesquelles celles de la collection d’Alberto Beer, achetée en 1958 et qui est riche en éditions des œuvres mineures et d’essais de critique (ill. 19). À l’occasion du septième centenaire de la naissance du poète, le catalogue de la collection dantesque de la Berio, comprenant également la collection Mackenzie, fut publié à Florence chez l’éditeur Olschki71.
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