LES BERGERS
DU SOLEIL
Du même auteur :
Bible & ordinateur, Valence 1987.
Le Nom de gloire, essai sur la Qabale,
Éditions DésIris 1992.
Le nom de Josué-Jésus en hébreu et en arabe,
Éditions Outre-Part 1998.
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© Éditions DésIris, 1998.
ISBN 99782364030367
Jean-Marie Mathieu
LES BERGERS
DU SOLEIL
L’Or peul
Préface du Dr Boubacar Sadou Ly
à Y H Sh W H le Roi-Berger
et à MYRYM sa Mère
« Le soir venu, vous dites :
“Demain il fera beau, car le ciel est rouge…” »
Jésus de Nazareth
Merci à toi, Jean Bardet (retourné chez le Père), qui m’as permis de mieux comprendre la Tradition hébraïco-chrétienne par tes ouvrages que je découvris il y a vingt-cinq ans. Ce présent travail te doit beaucoup.
Merci à toi, Jean-Claude Defense, missionnaire samiste belge, curé de Wargaye, qui m’initias dès 1975 à la mentalité africaine. Leçons précieuses.
Merci à toi, Jean Audouin, son confrère français, qui fus directeur de l’Association pour le Développement de la Région du Yaanga (ADRY) au Burkina Faso, et à qui revient l’honneur d’avoir tenu à mettre en place le projet sur l’élevage traditionnel en milieu peul, dont tu me confias la charge.
Merci à toi, Francis Chauvel, missionnaire rédemptoriste, grâce à qui je suis entré dans les arcanes des noms et des richesses médicinales des arbres de la savane soudanienne.
Merci à toi, Jean-Marie Asselin, missionnaire rédemptoriste, “ami des Peuls”, dont la riche bibliothèque combla de nombreuses lacunes en mes connaissances.
Merci à vous, Abbé Xavier Koudougou, qui avez su, avec vos confrères de Tenkodogo, pratiquer l’accueil fraternel en toute occasion.
Merci à vous, Monsieur Haskia Habib, rabbin sépharade de la Communauté israélite de Valence, pour vos nombreuses explications concernant la Tradition juive.
Merci à vous, Pères et Sœurs des Missions catholiques de Wargaye, Salambaoré, Fada n’Gourma, Dori, Piéla, Ouagadougou au Burkina Faso ; de Niamey au Niger ; de Mopti et de Barapiréli au Mali, où j’ai pu passer quelques jours de repos et d’étude.
Merci à toi, Aminata Diao, jeune femme peule du Yaanga, avec qui j’ai mieux compris les subtilités des coutumes familiales de ton peuple.
Merci à vous, Thérèse Aubry et Solange François (repartie vers le Père), en poste au Nord Togo, qui voulûtes bien participer à la mémorable réunion des coopérants français du Burkina, en octobre 83.
Merci à toi, Amadou Hampâté Bâ, grand penseur et mystique musulman (désormais au paradis d’Allah) ; à travers tes ouvrages, j’ai pu apprécier la saveur de la culture peule. L’accueil que tu me réservas chez toi, à Abidjan, en janvier 1982, restera comme l’un de mes meilleurs souvenirs d’Afrique.
Merci à vous, DiaoBé de Bulli, près de Wargaye, qui avez construit ma paillotte et avec qui j’ai partagé le lait, l’amour des animaux et la poésie du temps qui passe…
Merci à vous, habitants du Yaanga, et particulièrement à vous, gens de Wargaye, qui avez dû me supporter patiemment, moi “le Peul Blanc”, durant tant d’années !
Merci à toi, Amadou Diao, commerçant de Tenkodogo, toujours prêt à rendre service à ce “broussard des hautes herbes” comme tu disais…
Merci à toi, Frère Adrien, du monastère bénédictin de Koubri, surnommé affectueusement “le petit père des Peuls”, avec qui j’ai participé à l’enquête et à la distribution de vivres de la Cathwell (aide des catholiques d’Amérique du Nord), lors de la disette de 1985.
Merci à vous, Nouhou Bari et Jean-Paul Diallo, ainsi qu’à vous tous, amis peuls, qui avez su mettre en relief la sagesse de votre peuple et la beauté du fulfuldé.
Merci à toi, Issa Sow, de la Police nationale burkinabé en poste un temps à Tenkodogo, grâce à qui j’ai mieux saisi la mentalité des bergers voleurs de bétail.
Merci à toi, Jean Wobraogo, pasteur protestant bissa, qui m’offris le gîte et le couvert en ta propre famille, à Wargaye, m’épargnant ainsi d’inutiles déplacements pour mon travail.
Merci à vous, Ba El Adj Bari, de Djenné au Mali, qui m’avez confié les clefs de votre maison secondaire dans “La Mecque des Peuls”, afin que je pusse y vivre et y enquêter tout à mon aise. Hospitalité inoubliable.
Merci à vous, Louis Béranger et Jean Amouroux, (de retour à la Maison céleste) Pères de la communauté du “Bon Pasteur”, qui m’avez allégé la tâche en me donnant libre accès à la bibliothèque du diocèse de Valence (Drôme 26).
Merci enfin à vous tous, parents et amis, qui avez répondu volontiers à mes appels, contribuant par votre aide à améliorer les dures conditions de vie d’une petite région éprouvée de l’Ouest africain.
Il y a un an seulement, je me retrouvais devant ce problème : comment avoir l’adresse de Jean-Marie Mathieu – l’auteur des Bergers du Soleil que je voulais inviter coûte que coûte à la première rencontre du “Conseil des Sages” organisée en novembre 1997 à Dori, au Burkina Faso, par l’APESS, association pour la promotion de l’élevage au Sahel et en savane ? Ce “Conseil” étant destiné à mettre sur pied un enseignement d’un genre nouveau en vue du développement harmonieux de la société, la participation de l’auteur de ce livre me semblait tout à fait logique, voire nécessaire. L’adresse fut trouvée grâce au P. Paul Quillet cité en conclusion. Et me voilà aujourd’hui ayant l’honneur d’inviter le lecteur, par ces quelques lignes, à comprendre en profondeur l’œuvre qu’il tient en mains.
Je suis concerné par ce livre, et je l’utilise non seulement pour le bien de la communauté des bergers qui sillonnent la savane derrière leurs troupeaux, sous le soleil, et pour laquelle cet essai est hautement instructif, mais également pour mon compte personnel, intéressé que je suis à pénétrer au-delà de la connaissance, aux sources véritables du savoir auxquelles l’Or peul ménage quelques entrées.
Lire d’un seul trait les 170 petites pages de la première édition me fut toujours impossible. Chaque chapitre, chaque page, chaque paragraphe est en effet un condensé qui vous projette dans un monde aux horizons infinis. Vous vous y enfoncez au point que seule une contrainte impérieuse et persistante est capable de vous ramener à la réalité quotidienne.
Celui qui réussit à étudier à fond Les Bergers du Soleil – car il s’agit plutôt d’étude que de lecture – aura gagné une vue d’ensemble extraordinaire sur l’histoire, la culture et la spiritualité de ces pasteurs peuls disséminés dans toutes les savanes de l’Ouest africain. Une telle approche d’un tel sujet ne se trouve que rarement dans la littérature ethnologique, puisque Jean-Marie Mathieu part d’un autre paradigme que celui utilisé par la plupart des ethnologues et chercheurs. Plus que par l’analyse descriptive, il est intéressé par la synthèse, par les liens entre les phénomènes, par la réconciliation entre disciplines : ethnologie, linguistique, histoire, préhistoire, sciences naturelles et théologie.
Tout est dans ce livre ; en parlant des pasteurs peuls, il le fait de telle manière que la question traitée est portée à un niveau universel, d’où son utilité immense pour tous ceux qui travaillent dans le domaine de l’aide au développement. Vu l’écart extrême entre le style de l’auteur et la terminologie technique des concepts actuels en matière de coopération, cela n’allait pas de soi. Or, il est urgent que les techniciens comprennent ceci : le développement du groupe des éleveurs et de son économie propre – l’élevage – ne peut se réaliser bénéfiquement que si l’on arrête de donner l’exclusivité à la logique profane, analytique et cartésienne héritée de l’Occident, pour enfin tenir compte de la visée spirituelle, synthétique, du monde qui constitue le fond culturel des Peuls, visée qui – par mépris et par ignorance – paraît actuellement presque oubliée.
Nous voyons donc dans ces Bergers du Soleil une précieuse contribution ainsi qu’un ferme encouragement à la nouvelle conception d’une œuvre destinée à rétablir la culture du respect mutuel et de la dignité, attitudes nécessaires pour un développement responsable. Il s’agit bien de rétablir une telle culture, puisqu’il n’est pas question d’introduire un nouveau code culturel ; il s’agit de rénover, d’enrichir un code millénaire qui, jusqu’à nos jours, fait la fierté des Peuls nomades, malgré qu’il se soit appauvri depuis le début des changements radicaux intervenus au sein des sociétés africaines. C’est la “pullaaku” (ou peulité), à laquelle est d’ailleurs consacré un chapitre de cet essai. Celui qui travaille au développement du monde des éleveurs doit l’étudier et la rendre opérationnelle afin qu’elle puisse encore servir en tant que racine de la mentalité nécessaire à un développement bénéfique.
Dans ce livre, grâce aux hypothèses qui les rattachent à des cultures reconnues historiquement comme ayant contribué au développement de l’humanité, les bergers du soleil se retrouvent valorisés. Ainsi est-il ouvert à la culture peule la perspective d’être appelée à progresser en élargissant sa conscience, ses connaissances et ses nouvelles compétences à la dimension de l’humanité tout entière et, ce faisant, d’être utile au monde entier.
Cet essai est donc un trésor pour tous ceux auxquels il est dédié au premier chef, mais aussi pour tous ceux-là qui veulent s’ouvrir aux connaissance universelles, passionnés par la recherche du sens de la vie. Car il évoque la structure d’un arbre, celle de tout phénomène appelé à grandir. Il y a autant de questions traitées – ou racines – que de réponses – ou exubérance de feuilles, fleurs et fruits. En outre, chacun, en suivant une question, peut s’élever à partir de cette “racine” jusqu’à atteindre le stade de “fruit”. Mais en même temps, il peut aussi emprunter un itinéraire transversal une infinité de fois qu’il veut. Enfin, cette œuvre offre des aspects apparents, c’est-à-dire bien visibles, ou exotériques, ainsi que des aspects cachés, non visibles, ou ésotériques, les deux faces d’une même réalité étant les dimensions naturelles et nécessaires à l’existence de toute chose.
L’auteur réconcilie les connaissances modernes et les antiques savoirs en jetant un pont solide entre les deux, et il lie le présent au futur en montrant que le but d’une chose planifiée par sa force créatrice est toujours son origine. Il lance ainsi le défi : que la culture peule s’éveille enfin, se projette dans l’avenir, planifie son développement propre, découvre son potentiel et sa fonction avant qu’il ne soit trop tard, avant que sa richesse culturelle ne disparaisse à jamais ! Sinon on peut craindre cette minable conséquence : copier, par manque d’originalité et de conscience, la voie occidentale.
En somme, l’ouvrage de Jean-Marie Mathieu incite le lecteur à relativiser ses propres connaissances, et à se mettre en quête du savoir tant le monde à découvrir est immense bien qu’à portée de conscience, d’attention, d’observation et d’instruction. Les Bergers du Soleil, c’est un véritable livre de chevet.
Boubacar Sadou Ly
Secrétaire général de l’APESS
Dori, juin 1998
“Et ils rassembleront ses élus
des quatre vents,
des extrémités des cieux
à leurs extrémités.”
Matthieu 24,31.
À l’heure actuelle, il ne reste plus qu’une quinzaine de peuples itinérants disséminés dans le monde, qui disparaissent inexorablement les uns après les autres, écrasés qu’ils sont par leurs situations historiques et leurs conditions géographiques.
Ils ne font pas la “une” des grands moyens d’information, car ils n’ont pas une attitude de révolutionnaires et ne revendiquent aucun territoire.
Drokpas vivant avec leurs troupeaux de yacks, sur les hauts plateaux tibétains, pourchassés par les troupes communistes chinoises ; Tsaatan, ceux qui possèdent des rennes, nomadisant en Mongolie ; Kalmouks de Sibérie et d’Asie centrale, transportant leurs yourtes à l’ouverture supérieure divisée en quatre parts ; forgerons Lohar, dans la région du Rajasthan en Inde ; Pathans du Pakistan, se disant issus de la tribu de Benjamin ; pasteurs Kochi sillonnant les terres afghanes ; Tsiganes, originaires du Nord-Ouest de l’Inde, vivant selon la “loi des loups” ; Yéniches, leurs cousins, longeant en caravane les bords du Rhin ; Indiens Guajiros, de Colombie, récoltant deux fois l’an le sel des marais de l’Atlantique pour circuler, le reste de l’année, à l’intérieur du pays ; Aka, pygmées éparpillés au cœur de la forêt équatoriale ; Touareg sans chemin du Tamesna, au Sahara nigérien ; Massai du Kénya ; Peuls d’Afrique occidentale… Tous ont en commun de ne pas s’assimiler aux groupes sociaux sédentaires dont ils n’épousent pas les règles établies.
Le cinéaste Claude Herviant, auteur des “Chroniques nomades”, mit naguère en valeur quelques traits communs de ces peuples en marche sous les différents deux : tous recherchent la noblesse du comportement, cette lenteur caractéristique dans les mouvements, comme si le temps ne comptait pas pour eux, une grande responsabilité d’eux-mêmes et un profond respect de l’autre, allié à un rejet de tout ce qui pourrait ressembler à de l’esclavage.
Mes deux années de service militaire, accompli au titre de la Coopération, me donnèrent l’occasion d’entrer en contact avec les Peuls vivant au Burkina Faso, nouveau nom de la Haute-Volta.
Cette expérience, au cours de laquelle je commençai d’apprendre la langue et les traditions orales de ces bergers africains, fut poursuivie, quelques années plus tard, lorsqu’une ONG (= Organisation Non Gouvernementale) des Pays-Bas me demanda d’enquêter dans le milieu pastoral du Yaanga, au Sud-Est du Burkina Faso, afin d’acquérir une meilleure connaissance de l’élevage traditionnel, en vue d’intégrer ce dernier au développement économique du pays. Durant près de quatre ans, je pus ainsi vivre au milieu des bergers peuls, m’efforçant de comprendre de l’intérieur – se décentrer par rapport à sa propre culture n’étant jamais chose facile – un mode d’être qui m’était, à bien des égards, totalement étranger.
Les résultats de mes enquêtes, ainsi que les réalisations alors mises en œuvre, feront peut-être l’objet d’une publication. Mais auparavant, il m’a semblé que je devais essayer d’écrire ce quelques pages : d’abord pour moi-même, afin de synthétiser mes nombreuses notes prises au jour le jour, sur le terrain, dans une petite case au toit de chaume, ou bien au milieu des troupeaux de ruminants ; ensuite pour les autres, pour tous ceux – et ils sont nombreux en France et ailleurs – qui ne soupçonnent pas la richesse humaine des sociétés peules d’Afrique occidentale.
Je sais bien que pareille entreprise comporte le risque évident de mécontenter à la fois les historiens et les ethnologues. Néanmoins, j’ai jugé qu’il valait la peine d’être pris, ayant le désir de rendre aux pasteurs un peu de ce qu’ils m’ont si généreusement apporté !
Parlant des migrants, Jean-Paul II soulignait qu’“ils n’ont pas à se laisser ‘assimiler’, absorber, au point de se diluer dans la société environnante, de renoncer à leurs richesses originelles, à leur identité. Il faut tout faire pour qu’ils participent, avec leur propre héritage, au bien commun culturel, spirituel, humain de l’ensemble national auquel ils s’agrègent. Cela suppose ouverture, respect mutuel, dialogue, échange, participation de tous.”1
La migration peut être une chance de progrès économique et social dans des sociétés pluri-ethniques, multiculturelles. Encore faut-il que l’uniformité mortifère ne vienne pas éliminer, aplatir toute différence… Cela suppose également que tout soit mis en œuvre “pour éviter les situations de déséquilibre social grave ou une menace directe contre l’identité et les coutumes de la communauté locale d’accueil.”
“Tous les pays qui n’ont plus de légende
Seront condamnés à mourir de froid…”
lançait le poète Patrice de La Tour du Pin, au début de sa Quête de Joie.
La légende de la “planète” peule, les récits de la tradition orale s’en font l’écho. Elle plonge ses racines dans la nuit des temps où il est difficile de la discerner, tant le mystère des origines soulève de questions, d’hypothèses. C’est à quoi je consacre le premier chapitre de ce livre. Analyse à peine esquissée, mais qui, en quelques pages, devrait donner la clef de ce qui constituera, tout au long des siècles, la note dominante de l’histoire des Peuls, histoire dont traite le chapitre second.
En une troisième partie, j’aborde le problème de l’islam noir et l’influence qu’il a exercé sur les bergers peuls. Des affinités indéniables se remarquent entre certaines croyances musulmanes et des traditions pastorales africaines. Cependant, “l’apport islamique est facilement décelable, comme le reconnaît Marguerite Dupire, car il ne s’est nulle part complètement imposé et les adaptations et arrangements divers expriment les décalages entre l’ancienne et la nouvelle coutume”.2
Enfin, dans la quatrième et dernière partie, je fais ressortir les traits saillants de la culture peule, la manière bien particulière qu’ont les bergers de voir le monde des choses et des hommes. Il sera facile alors de constater que les Peuls, qu’ils soient encore nomades ou semi-sédentaires, qu’ils se trouvent en un pays depuis des années ou qu’ils viennent de s’y installer, n’ont qu’une seule et unique patrie : leur langue ! Que répondre à ceux qui, surpris par la structure tétragrammique3 régissant les traditions pastorales, résisteront tout à fait, à l’instar d’Emmanuel Mounier, “lorsque dans un beau délire cosmique on fait défiler sur la même colonne par quatre les groupes sanguins, les saisons, les âges, les races, les couleurs, voire les éléments de la disposition des cathédrales et les opérations de l’arithmétique” ?4
Ceci, qui est dû à la plume inspirée de Stanislas Breton : “La Croix est partout, et elle trace sur tout ce qui est le partage du jour et de la nuit. De cette tristesse, si profondément accordée au destin du monde, il n’est point de remède. Les fous de la Croix ont connu la béatitude de ceux qui pleurent.”5
Cette étude est un “essai” au sens classique du mot, car elle ne prétend pas épuiser le sujet. Je suis loin de maîtriser la langue peule, et je ne connais pas toutes les traditions des pasteurs… Mais ces pages se veulent également un “essai” au sens étymologique, puisqu’elles soumettent la tradition peule – pour voir si elle fait le poids – à l’épreuve de la cybernétique. La tentative est intéressante : elle montre qu’il y a – malgré les “trous” indiqués par des hypothèses, des questionnements – une concordance d’ensemble entre la culture orale des Peuls et l’Écriture sacrée hébraïque.
Comme j’en suis à la refonte de “l’Or peul”, profitons-en pour donner quelques précisions. Le manuscrit des Bergers du Soleil, entamé le 4 septembre 1985, fut achevé le 23 novembre de l’année suivante. Trois maisons d’édition – dont l’Harmattan – l’ayant refusé, je me décidai, avec l’aide d’un ami prêtre missionnaire, à le publier à compte d’auteur ; le livre parut fin 1988. Assister à la naissance de son premier ouvrage est une expérience inoubliable. Tout aussi inoubliable, la réflexion du Père Serge Bonnet prenant connaissance de mon essai : “Comme nous sommes loin des ethnologues de bibliothèque !”, ces desséchés qui ne parlent que de sources… Me revinrent alors en mémoire ces vers du poète de mes dix-huit ans :
“Et je me dis : je suis un enfant de Septembre,
Moi-même, par le cœur, la fièvre et l’esprit,
Et la brûlante volupté de tous mes membres,
Et le désir que j’ai de courir dans la nuit
Sauvage, ayant quitté l’étouffement des chambres.”
En 1986, comme un béotien, je ne savais pas que “l’hyène” se prononçait sans “h” aspiré, que le daman, et non la gerboise, faisait partie des ruminants, etc. Après tout, il me fallut bien plusieurs années pour apercevoir la croix brune tracée sur le dos de nos “frères” les ânes ! La princeps est bourrée d’erreurs, de termes impropres, d’accords imparfaits, comme plaqués à la hâte par un pèlerin pressé d’arriver. L’erreur n’a-t-elle pas partie liée avec l’errance ? “Au diable les fautes !” ai-je dû me dire à l’époque, avant de m’installer devant la machine à écrire. Oui, la vieille sagesse “sous le pommier” a bel et bien raison :
“Qui s’essaye, se paye”.
Cette édition, arrivant presque dix ans après le premier essai, présente le nouveau visage des éternels bergers du soleil, chasse faite aux coquilles, aux hors-les-lois de la grammaire et de la syntaxe.
Plusieurs amis l’ont rendue possible ; qu’ils trouvent ici l’expression de ma reconnaissance : Henri Amblard, Nicole Étienne, Paule McNab, Philippe et Marie-Agnès Reynier, le Dr Marie-Élisabeth Rouvier, Alain Sottas pour la composition sur ordinateur et le polissage, et René Valette (autodidacte formé à l’école du professeur Klingenheben, pionnier des études sur le fulfuldé au début du siècle à Francfort) qui a revu les expressions peules employées.
Depuis 1988, trois fortes personnalités ont regagné la Maison du Père. Je tiens ici à saluer leur mémoire. Jean-Gaston Bardet (1907-1989), qui lut Président d’honneur de la Société française des urbanistes, avait chaleureusement accepté de signer la préface de mon essai sur les Peuls. A-t-on relevé ce paradoxe plein d’humour : un urbaniste de métier présentant un livre consacré à des nomades ! Mais celui qui écrivait, dans la revue Économie et Humanisme (N° 10, de 1943), que l’élevage “semble, en effet, nécessaire pour obtenir la fixation durable de familles d’ouvriers agricoles” savait bien la duellité de toute chose. L’homme marche sur deux pieds. Il savait également que toute connaissance est toujours subjective, parce qu’elle est un point de vue enregistré par un esprit humain incarné, ici et maintenant. Les faits sociaux ne sont pas des choses. Cette acceptation de la subjectivité dans les sciences humaines n’en amoindrit pas la rigueur ; bien au contraire, elle l’accroît, invitant le philosophe, le penseur, le psychologue, l’historien, l’essayiste à se méfier d’une tendance naturelle à prendre ses interprétations pour la réalité. Il faut toujours laisser libre champ à une lecture différente, plurielle, puisque d’autres explications sont toujours possibles. Au demeurant, un essai se présente comme vue partielle d’une totalité et ne devrait jamais prétendre donner le fin mot de l’histoire.
Le 15 mai 1991 s’éteignait à Abidjan Amadou Hampâté Bâ, à l’âge de 91 ans, après une vie tout entière consacrée à la réhabilitation des cultures orales africaines et au sauvetage de leurs textes les plus précieux, qu’il s’agisse de mythes, contes ou légendes, d’histoire, de poésie peule ou de religion traditionnelle. On attend avec impatience la suite de sa biographie, ainsi que la publication par Hélène Heckmann, légataire littéraire, de l’énorme documentation accumulée au fil des ans par le célèbre mystique peul disciple de Cierno Bokar Salif Tall du Mali et ami de Théodore Monod. Ainsi, de cette grande Bibliothèque de brousse, tout n’aura pas été brûlé.
Claude Herviant (1938-1989), ce libertaire insoumis, allait d’une activité à une autre : navigateur solitaire, architecte, guide touristique, animateur de la revue Poémonde, comédien à l’occasion, producteur à France-Culture… Il se voulait “homme” à la manière de ces nomades qu’il filma pour la télévision française. C’est à l’occasion du documentaire de Werner Herzog sur les pasteurs vivant à la lisière du Sahara qu’il vint me trouver à Valence avec l’enregistrement des dialogues peuls pour m’en demander la traduction française. Le film, intitulé : “WodaaBé, les Bergers du Soleil”, passa le jeudi 8 novembre 1990 à l’émission “Chroniques nomades”, sur A2, à une heure hélas tardive : 23 h 45. Un magazine spécialisé écrivit à l’époque : “Une excellente réalisation, un accompagnement musical lyrique tout à fait étonnant qui teinte ce documentaire d’une touche surréaliste et tend à créer une forme de beauté universelle. Cette série rend un hommage simple aux peuples nomades et à leur art de vivre.” Claude Herviant trouva la mort dans un accident de la route, lors du tournage d’un film avec Francisco Norden sur les Indiens de Colombie (diffuse sur A2 le 22 novembre 90). Il repose dans un cimetière de ce pays, au milieu de ses frères, les Guajiros qu’il aimait tant. Citons de lui ces quelques vers jetés sur un carnet entre deux courses :
“Toujours nomade en ce temps-là,
Je navigue à vue,
Jour après jour,
Auprès de ma faiblesse.”
Quand je débarquai, jeune coopérant, à Ouagadougou, capitale de la Haute-Volta, j’ignorais que le continent noir, réputé si mystérieux, si secret, recelait tant de richesses humaines. Mon projet n’était pas alors de « fonder quelque ville équatoriale, quelque intertropicale cité de cabanes au milieu de la complainte foulbé, dans la pauvre plaine du Logone, “terres de soleil et de sommeil”, dans la Sangha, les monts sauvages du Yadé… », comme l’écrivait Péguy d’Ernest Psichari, en son magnifique Clio. Non, je venais simplement travailler au coude à coude avec les villageois d’un petit coin perdu de la brousse tropicale. D’où la nécessité d’apprendre rapidement la langue vernaculaire : le moré, enrichi de quelques expressions typiquement yaana !
Par jeu plus que par utilité, je me plongeais aussi dans le parler peul, afin de pouvoir marchander moi-même le lait que vendaient au plus offrant de belles pastourelles venant d’un campement situé à quelques kilomètres de la Mission catholique. Ce fut le début d’études qui allaient prendre de plus en plus d’importance, pour me mener Dieu sait où.
La savane a une âme, ceux qui la sillonnent autrement qu’en touristes pressés vous le diront. Les autres n’en saisiront que ce que leur appareil photo voudra bien platement leur livrer : une image fugitive que l’âme a désertée, car elle ne se donne que dans la communion. Le savent bien Bruno et Patricia Palué, qui eurent l’occasion de venir apprécier sur place le confort de ma cahute de berger.
Avant de mettre le point final à cette réédition, j’eus la curiosité de vérifier dans un vieux Larousse quel était le drapeau de la Haute-Volta du temps où ce pays n’était pas encore le Burkina Faso. Étonnement renouvelé : réapparurent les trois couleurs disposées en bandes horizontales, noire en haut, blanche au milieu et rouge en bas. Elles symbolisaient les trois fleuves “Volta” qui prennent naissance sur le plateau mossi et qui, après avoir réuni leurs eaux au centre du Ghana, vont se jeter dans le golfe de Guinée. Vue du ciel apparaît une gigantesque fleur de lotus. Restait, que je découvrirais bientôt, un quatrième et dernier fleuve, invisible d’en-haut celui-là, mais bien présent, épars au milieu des herbes de la savane ; fleuve humain du monde peul, immense fleuve de ces pâtres nomadisant au cours des siècles et charriant d’inestimables pépites d’or attendant les orpailleurs. Jamais je n’aurais espéré autant de lumière vive !
Valence, le 13 octobre 1997.
1
VERS L’ANTIQUE ORIENT
“Mon père était un Araméen errant
qui descendit en Égypte.”
Deutéronome 26,5.
Une origine mystérieuse.
Y a-t-il peuple au monde dont l’origine ait suscité autant d’hypothèses ? Les Peuls1, actuellement au nombre d’environ six millions, répartis dans toutes les savanes soudaniennes situées entre le Sénégal et le Tchad, se sont vu, en effet, attribuer comme ancêtres, tour à tour : les Perses, les Égyptiens, les Nubiens, les Éthiopiens, les Polynésiens, les Malais, les Indiens, les Berbères, les Juifs, les Romains, les Gaulois, les Pélasges, les Bohémiens et jusqu’à ces énigmatiques Atlantes rescapés du déluge universel !2
D’où proviennent ces groupes de pasteurs “éparpillés”3 à travers l’Afrique occidentale, au milieu des agriculteurs sédentaires, et qui continuent de mener une vie nomade, voire semi-nomade, avec leurs troupeaux de ruminants partout où l’herbe et l’eau abondent ? Quel est le cœur de la culture de ces gens du voyage, jamais vraiment installés quelque part, toujours en chemin, et qui semblent, aux yeux des autres peuples, venir d’ailleurs ?
Pour essayer de percer un peu le mystère de l’origine des Peuls, il faut, au-delà des particularités que ne manquent pas de comporter leurs différentes sociétés contemporaines, s’attacher à comprendre ce qui conditionne leur vie économique, culturelle et religieuse à tous : “une forme d’élevage inhabituelle en Afrique noire”.4
La passion avec laquelle le Peul se consacre à son troupeau a frappé tous les observateurs, voyageurs ou explorateurs, économistes ou ethnologues. Cet attachement aux ruminants domestiques n’a pas son pareil sous les Tropiques, sauf peut-être chez les Tutsi d’Afrique centrale, ou encore chez les Massai, tous peuples apparentés aux groupes des pasteurs nilotiques.
Même s’il paraît s’être sédentarisé, le Peul n’en est pas pour autant un “éleveur”, au sens où l’on dit qu’un agriculteur, possédant quelques têtes de bétail, est bel et bien un éleveur. En langue peule, le fulfuldé (prononcez “foulfouldé”), on utilise le mot “duro” = le berger, le pâtre, le pasteur, pour désigner celui qui fait paître les animaux. Sous ma plume, tous ces mots seront, à travers leurs multiples emplois, de sens identique, et serviront à mettre en relief la distinction qui existe entre le pastorat, la culture des pasteurs nomades, et la civilisation des agriculteurs regroupés autour de villages.
La Tradition juive n’a cessé de parler en termes très élogieux de la valeur de l’agriculture. Être paysan, ce n’est pas subir une malédiction d’ordre moral. Mais le travail de la terre asservit trop souvent l’homme qui se penche sur elle, courbé en deux, la houe en mains.
“Le rapport du berger à la nature est différent”, remarque le rabbin Josy Eisenberg.5 La vie pastorale, la solitude, le temps pur, la mobilité des membres du clan, tout cela prédispose à la méditation : le berger regarde davantage le ciel que la terre. Rester un peu nomade, pour ne pas dire errant (même au sein de notre monde urbanisé), tout au moins en esprit, cela signifie “savoir s’abstraire de son cadre de vie, nécessairement aliénant, et garder les yeux ouverts sur le vaste monde. Le danger de la sédentarisation, c’est la naissance du conformisme et de l’habitude”. Cela signifie également refuser de considérer l’être humain comme un numéro, comme un individu noyé dans son groupe clanique, sans personnalité ni originalité.
La thèse de Delafosse qui voyait dans les Peuls des israélites n’ayant pas suivi le grand retour en Terre promise, située en Palestine, n’est plus actuellement considérée comme fondée par les ethnologues. Ces derniers estiment que les pasteurs du Sahel seraient venus du Soudan, ou de l’Éthiopie, en passant par l’Égypte. Pour ma part, je pense que les ancêtres des Peuls reçurent des influences orientales dès le IIIe millénaire, du fait de l’unité de culture qui existait en ces temps lointains pour l’ensemble Mésopotamie-Syrie-Palestine-Égypte. C’est donc vers l’antique Orient, au-delà de la vallée du Nil, vers les vieilles civilisations du Levant, qu’il faut chercher les “racines” du monde peul.
Le Bovidé sacré sera un bon guide en ces pays de légendes.
Au-delà de l’Euphrate.
Quand l’histoire prend naissance, vers – 2800 ans avant Jésus-Christ, Sumériens et Sémites se côtoient en Mésopotamie. Les Sémites, appelés Akkadiens, viennent de la Haute-Syrie. Ils fonderont la première dynastie de Babylone, au début du second millénaire avant notre ère. Leur religion, qui deviendra celle d’Assur et de Babylone, hérite du fonds sumérien où les forces de la nature, les principes de fertilité et de fécondité sont adorés sous la forme d’un couple divin : le Grand dieu, ayant pour attribut le foudre, et la Grande déesse présidant à la reproduction du bétail et aux unions humaines.
Fig. 1 : Une lettre à suivre.
La plupart des alphabets à écriture phonétique commencent par la lettre “a”.
2/ Dans le phénicien archaïque, la lettre “a” avait la forme d’une tête de bœuf stylisée, symbole graphique repris dans l’alpha grec – en 4 – comme d’ailleurs dans le A majuscule des alphabets grec, latin, français, etc., en 5/.
3/ L’alephbeth hébreu débute par l’Aleph, au graphisme particulièrement riche. Cette lettre fut empruntée aux Phéniciens et rappelle le Bovidé primordial, puisque son nom, en hébreu “alef”, a le sens de taureau (la translittération des mots hébreux est donnée fig. 10).
6/ L’alif arabe commence également l’énumération des 28 lettres qui servirent à transcrire le Coran (l’alphabet arabe est donné fig. 21).
Que de chemin parcouru entre l’objet-mot “bœuf” – en 1/ – de l’écriture suméro-akkadienne en la ville de Warka, dans le delta de l’Euphrate, connue dès – 3500 avant Jésus-Christ, et la forme graphique de l’alif ! Les deux cornes tauriques, encore reconnaissables dans l’aleph hébreu ou le A latin, y sont réduites à une barre verticale descendant de haut en bas. Les ésotéristes musulmans verront dans ce signe lettrique le symbole de la lance que tient en main le chevalier païen en quête du Graal…
Cette même lettre alif sert à marquer le chiffre “un” = 1, alors que le mot “alif’, écrit en toutes lettres : “álf”, signifie, en arabe : “mille”.
C’était déjà le cas en hébreu : si égale “un”, veut dire “mille”.
Les mathématiciens modernes se servent du terme “aleph “pour désigner le nombre cardinal caractérisant la puissance d’un ensemble. Un ensemble infini a pour cardinal un nombre aleph, le plus simple d’entre eux étant (aleph zéro).
Dans son livre Le filet du pêcheur, non encore traduit en français (titre original Das Fischernetz, J. Verlag Einsiedeln, 1969), Hans Urs von Balthasar consigne page 28 ce que la grande mystique stigmatisée Adrienne von Speyr reçut dans l’inspiration au sujet du nombre 1 : “Der Sohn hat die 1 vom Vater erhalten, weil er wesens-gleich mit dem Vater ist”.
1 symbolise Dieu le Père.
Dès ces époques reculées, les Chaldéens avaient fait du Bovidé sacré le symbole6 éloquent de la divinité céleste, qui fait entendre son mugissement dans le tonnerre des orages à la pluie fécondante, et qui lance des éclairs de feu dans les airs, foudroyant l’arbre ou l’être humain, tel un Juge courroucé. “Dans toutes les mythologies, note Jean Bardet, l’arme du ciel est la foudre, sa voix le tonnerre, d’où le symbole du taureau dû à son mugissement et à son S pénien qu’ignorent, semble-t-il, de nos jours, les spécialistes de l’histoire des religions”.7
Le dieu babylonien des orages s’appelait Bel. Il était représenté coiffé d’une tiare surmontée de deux paires de cornes tauriques, tandis que sa main droite s’armait d’une hache à un seul tranchant. Cet emblème de la hache se retrouvera dans les hiéroglyphes égyptiens pour indiquer la divinité royale.8 Quant à la grande déesse du panthéon oriental, c’était Ishtar – appelée Innina en sumérien – qui présidait à la vie sous toutes ses formes. Son symbole, l’étoile à 5 ou à 6 rais, voulait faire référence à la planète Vénus.
La lune, particulièrement honorée par les Sémites, avait son dieu tutélaire : Sin – appelé Nannar en sumérien. L’un des principaux temples de la ville de Babylone lui était dédié, mais c’est à Our, s’enorgueillissant de sa fameuse ziqqurat, que son culte prenait tout son éclat. De cette ville sortira la famille du Patriarche Abraham.
L’astre des nuits permettait aux prêtres orientaux de repérer le “cercle terrestre” en mettant en correspondance les quatre secteurs lunaires avec les quatre parties du monde alors connu. Plusieurs textes astronomiques chaldéens expliquent cette manière de voir notre terre :
“La droite de la Lune, c’est Akkad |
= Nord |
la gauche de la Lune, c’est Élam |
= Sud |
le haut de la Lune, c’est Amourrou |
= Ouest |
le bas de la Lune, c’est Soubartou” |
= Est9 |
Chaque région est ainsi liée à l’un des 4 points cardinaux, suivant une qualification de l’espace nullement inconnue des Hébreux. Dans la Genèse, en effet, il est précisé que le soleil, la lune et les étoiles servent à éclairer la terre, et leur mention a lieu lors du quatrième Jour de la Création.
Sacrifice pour la Terre.
Vers le IIe millénaire avant notre ère, des groupes nomades de pasteurs araméens circulaient en bordure du Golfe persique, conduisant leurs troupeaux de ruminants. C’est parmi ces bédouins, redoutés des populations agricoles sédentaires et citadines, que surgit le plus illustre des Patriarches : Abraham. Issu du clan de Thérah, ce chef araméen séjourna avec sa famille dans le delta de l’Euphrate, à Our, puis par lentes étapes, il se rendit à mille kilomètres plus au Nord, dans la grande boucle septentrionale de l’Euphrate, à Harran, centre pastoral akkadien important. De là, il descendit à travers la Syrie, jusqu’au pays de Canaan, où, nous dit la Bible, il planta sa tente dans la région montagneuse du centre, alors peu habitée.10
Fig. 2 : Le cadre du Proche-Orient.
À l’Est, l’Orient et ses aurores admirables qui se lèvent sur de fabuleuses civilisations.
Au Nord, les montagnes enneigées du Liban, le pays “blanc”.
À l’Ouest, la “côte de la pourpre” donnant sur la Méditerranée.
Au Sud, le Néguev, et la “terre noire” d’Égypte au Sud-Ouest.
Le prophète Zacharie eut un jour vision de quatre chars : “Au premier char, il y avait des chevaux roux ; au second, des chevaux noirs ; au troisième, des chevaux blancs et au quatrième char des chevaux tachetés brun” (6,2-3), suivant la traduction du Grand Rabbin Z. Kahn.
C’était le symbole des quatre points cardinaux d’où soufflent les quatre vents.
Le Coran semble avoir eu réminiscence de ce passage de la Bible, lorsqu’il célèbre les œuvres du Créateur, Sourate 35, verset 27 : “Les montagnes sont marquées de stries, blanches, rouges, de couleurs diverses ou d’un noir profond.”
Plus près de nous, le peintre français Georges de La Tour, auteur du fameux “Saint Thomas à la pique”, se faisait fort de rendre les plus subtiles nuances de la réalité avec seulement quatre couleurs sur sa palette : du jaune, du blanc, du rouge et du noir !
Une famine l’ayant obligé à prendre le chemin de l’Égypte, ce n’est qu’à son retour qu’il put enfin s’installer en Palestine, pendant que son cousin Lot “dressait ses tentes jusqu’à Sodome”.11
C’est le moment que choisit Y H W H12 pour conclure avec le Patriarche araméen une alliance étonnante, tel un pacte unilatéral assurant au vieux chef oriental qu’il entrerait en possession de ce pays qu’il venait de parcourir des yeux, du Nord au Midi, de l’Orient à l’Occident.13 Et pour sceller cette alliance, Abraham dut prendre une génisse, une chèvre, un bélier, une tourterelle et un pigeonneau, puis les partager en deux moitiés, exceptés les volatiles.14
Les trois ruminants domestiques, qui apparaissent liés ensemble dans ce passage biblique, prendront une importance croissante dans la vie cultuelle des Hébreux. Cette triade sacrée, on le verra, forme toujours le troupeau des Peuls actuels.
Lorsque le Coran voulut faire allusion à ce sacrifice d’Abraham, remarque Denise Masson,15 il remplaça bovidé, ovidé et capridé par quatre oiseaux qu’Allah ordonna de “couper en morceaux”. On constate par là que tout l’aspect culturel, pastoral, constituant la richesse de ce sacrifice pour la terre – où un nomade a espoir de se sédentariser – est irrémédiablement perdu.
Originaires d’Orient, issus de la civilisation des Cinq Mers, “les Hébreux ont été “disposés” par Dieu dans un cadre favorable présentant les bonnes orientations. Les orientations correspondant à la Révélation Primitive. La Mer reste à l’Ouest, le Feu à l’Est : soleil levant. Au nord est l’air (Shou, en égyptien), au Sud, la terre […]. En reconnaissant que tout vient du Ciel, les Hébreux ont conservé la vraie religion, d’ordre pneumatique.”16
Si le Septentrion est perçu par les Sémites comme la région où gîtent les forces hostiles, dans les pays du froid et de la nuit, il est aussi ce Nord où brillent les neiges éternelles du mont Hermon, blancheur immaculée qui donnera son nom au pays du Liban.17
Le Néguev, au Sud, domaine des pasteurs, reçoit la chaleur du soleil en plein midi, et s’oppose aux montagnes du Nord comme l’en-bas à l’en-Haut.
Fig. 3 : Sens dextrogyre et lévogyre.
La figure représente le plan du baptistère cruciforme qui existait au Ve siècle devant la porte occidentale de la cathédrale de Valence (dans la Drôme, 26) et qui fut mis au jour par André Blanc.
Lorsqu’un catéchumène désirait être baptisé, il entrait dans le baptistère par une petite porte pratiquée dans le mur Sud-Est et exécutait une marche dextrogyre – indiquée par la ligne en pointillés – dans le sens des aiguilles d’une montre, en tournant autour de la piscine octogonale, où il descendait par les trois marches situées côté Est. Une fois baptisé, le nouveau chrétien refaisait le même chemin, mais en sens inverse cette fois – ligne continue – dans le sens lévogyre, pour ressortir par la porte du mur Est donnant sur le narthex de la cathédrale, dans laquelle il pénétrait afin d’assister à la messe de la solennité pascale. Cf. A. Blanc, La cité de Valence à la fin de l’Antiquité, Paris, Les Belles Lettres, 1980, pp. 108-109.
Le sens dextogyre – du latin “dexter” = droit, et “gyrus” = tour – s’emploie en physique pour désigner des substances qui dévient à droite le plan de polarisation de la lumière. Ce mouvement est caractéristique des dèambulations des magiciens, des sorciers païens. C’est pourquoi notre catéchumène des premiers temps de l’Église tournait d’abord en sens dextrogyre. Le sens dit lévogyre – du latin “lævus” = gauche – est le mouvement opposé. Il est celui que les Hébreux adoptent lors de la Fête des Tabernacles, où chaque fidèle doit tourner une fois autour de l’autel, six jours de suite. Le septième jour, le tour se répète sept fois, en souvenir de la prise de Jéricho. Le total fait 13. On retrouve ce mouvement lévogyre chez les chrétiens, dans les processions, et chez les musulmans, qui doivent faire sept fois le tour de la Kaaba durant le pèlerinage à La Mecque. Le circuit lévogyre est sacré.
Irénèe de Lyon avait relevé que “ce qui a été lié ne peut être délié que si l’on refait en sens inverse les boucles du nœud…” L’exemple typique qu’il donnait était le “retournement” – latin “recirculationem”, grec – qui s’opère de Marie à Ève (cf. Contre les hérésies, Paris. Cerf 1974. “Sources Xnes” N° 211, tome II, Livre III, 22, 4. p. 441). Les Latins jouent sur tes mots “EVA-AVE” (MARIA) !
Au Sud-Ouest se trouve l’Égypte, appelée “tkmt” en égyptien, ce qui signifie : la terre noire, où se développa une civilisation raffinée, grâce au limon du Nil.
À l’Ouest, enfin, la côte de la pourpre borde la Méditerranée, jadis sillonnée par ces hardis navigateurs que furent les Phéniciens, dont le nom suggère qu’ils furent les inventeurs de la pourpre, cette teinture de couleur rouge sang tant appréciée des Anciens.18
L’Égypte, passage obligé.
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