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CODY GRANT

Le premier fantochromique

JESSICA BRIDEAU

CODY GRANT

Le premier fantochromique

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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Brideau, Jessica, 1997-

Cody Grant : le premier fantochromique

Pour les jeunes de 13 ans et plus.

ISBN 978-2-89571-144-5

I. Titre.

PS8603.R524C62 2015
PS9603.R524C62 2015
jC843’.6 C2014-942823-5

Révision : Cybèle Godard et François Germain

Infographie : Marie-Eve Guillot

Éditeurs : Les Éditions Véritas Québec
2555, ave Havre-des-Îles
Suite 715
Laval, Québec
H7W 4R4
450-687-3826
Site Web : www.editionsveritasquebec.com

© Copyright : Jessica Brideau (2015)

Dépôt légal : Bibliothèque et Archives nationales du Québec
Bibliothèque et Archives Canada
ISBN : 978-2-8571-144-5 version imprimée
978-2-8571-145-2 version numérique

Prologue

Depuis toujours, ma vie a rarement été normale. Partout où j’allais, les gens me regardaient, avec toujours la même expression sur le visage, la surprise. C’est, je crois, d’abord à cause de mes yeux; l’un est d’un bleu extrêmement clair, l’autre est d’un vert tellement intense que ça me fait presque peur à moi-même. Cependant, il n’y a pas que mes yeux qui semblent déranger les autres. Quand j’avais douze ans, je m’étais rendu compte que je pouvais traverser les murs. Peut-être pouvais-je déjà le faire avant, mais ce n’est que là que j’ai réalisé posséder un pouvoir. Je n’ai jamais su trouver la nécessité de traverser les murs, puisqu’il y a déjà les portes. Et si ces portes sont verrouillées, c’est simplement que je ne devrais pas entrer. Tant qu’à avoir un don, pourquoi pas quelque chose d’utile ? Dû à l’inutilité de ce don, peu de gens savent que je peux le faire, j’ai gardé le tout le plus secret possible. Même mon meilleur, ou plutôt dire mon seul ami Trey, l’ignore.

Trey est le seul ami que j’ai depuis au moins cinq ans et je ne me rappelle tout simplement pas comment nous nous sommes rencontrés. C’est comme si, du jour au lendemain, nous étions devenus amis. Il est peut-être mon seul ami parce que les gens en général ont peur de moi à cause de mes yeux, ou parce que j’ai toujours cette idée en tête que j’ai l’habitude de les envoyer promener avant qu’ils décident de parler, ou encore parce qu’il m’arrive parfois d’agir un peu excessivement dans toutes sortes de situations… Surtout quand il y a David dans les parages, l’être qui m’énerve le plus au monde. Malgré qu’il soit beaucoup plus grand que moi, il m’est déjà arrivé une ou deux fois de me battre contre lui… C’est peut-être à cause de tout ça que les gens ont tendance à dire que je vais devenir un tueur en série, quand je serai plus vieux.

Je vis dans une minuscule ville portant l’étrange nom de Macmon, avec ma mère Mary et mon père Girard. Ce ne sont pas vraiment mes parents, puisqu’ils m’ont adopté, mais ça fait pareil. Ils sont assez gentils, la plupart du temps. Donc, même si je ne suis pas vraiment leur fils, je porte tout de même leur nom : Grant. Ce qui fait de moi : Cody Grant.

En résumé, même si je n’ai jamais eu la plus normale des vies, les seize premières années ont été, en comparaison à ce que m’annonce la dix-septième, plutôt tranquilles, sauf vers la fin, soit plus de treize jours avant mes dix-sept ans. C’est à partir de ce moment que tout s’est mis à dérailler et à prendre une tournure un peu étrange.

Chapitre 1

— Je sors.

Le temps de traverser le couloir de la cuisine jusqu’à la porte, ma mère avait déjà répondu.

— Où ? demanda-t-elle.

Ma mère, Mary, était étendue sur le canapé du salon à regarder la télévision. Elle écoutait un documentaire animalier où il était question de la reproduction chez certaines espèces de singes. Cela avait l’air de beaucoup l’intéresser.

— En ville.

— Regarde des deux côtés avant de traverser, dit-elle après une longue pause.

— Ouais.

Je sortis et fis face à la belle chaleur du mois d’août. C’était déjà presque la fin du mois et la température n’était plus aussi belle, mais tout de même agréable.

Dix minutes à pied et j’arrivais déjà à ma destination : Chez Marco. C’est le nom du meilleur restaurant et du meilleur cuisinier qui n’ait jamais existé. J’y suis entré et pris ma place habituelle, dans le coin. Je m’enfonçai dans mon siège et attendis qu’une serveuse vienne prendre ma commande; la même, chaque fois.

— Hey, Cody !

Trey, qui venait tout juste d’arriver, me fit sursauter.

— Hey, répondis-je. Tout va bien de ton côté ?

Vu le grand sourire qu’il avait sur le visage, j’avais déjà une idée de sa réponse.

— Bien sûr, toujours, dit-il fièrement. Et toi ?

— Toujours, répétai-je en souriant.

Je jetai un regard à la grande horloge sur le mur de derrière qui montrait cinq heures, mais mon regard divergea vers la table, près de ce mur. À cette table, il y avait une dizaine de personnes, dont David, tous autour d’une énorme pizza. Cette image à elle seule, avec un David joyeux et entouré d’amis, avait le don de m’énerver.

— Presque toujours, rectifiai-je.

Intrigué, Trey les observa. Une seconde plus tard, se tournant déjà vers moi, son sourire avait disparu.

— Oh, dit-il simplement.

— Viens, dis-je. On va se trouver un autre restaurant.

— Quoi, juste parce que David est là ? s’indigna Trey. Il n’a même pas remarqué qu’on est ici.

— Alors, reste. Moi, je m’en vais.

Je me relevai et me dirigeai vers la porte, mais même sans regarder derrière, je savais que Trey avait tout de même décidé de me suivre. Avant de sortir, j’eus juste le temps de voir deux choses : une serveuse qui était déjà à moitié chemin de notre table pour prendre notre commande et retourner à une autre occupation, quand elle vit que nous sortions. Et David nous suivre du regard, dire quelque chose à ses amis qui se sont tous mis à rire en nous regardant, et ils se levèrent pour nous suivre dehors.

— Cours ! criai-je à Trey derrière moi, une fois rendu dans le stationnement.

— Pourquoi ?

Trois des amis de David nous bloquaient déjà le chemin. Me retournant, je vis David et cinq autres de ses amis, tous vraiment grands et terriblement musclés. Si, par une incroyable chance, j’arrivais à mettre l’un d’eux à terre, je ne pourrais jamais y arriver contre neuf mini Hulk.

— Alors, les beaux yeux, tu ne veux pas me dire bonjour ?

— C’est le soir, imbécile.

Je sais, je n’aurais pas dû répondre aussi vachement devant ces gars. Mais je ne les aime pas, c’est déjà suffisant pour avoir envie de les envoyer à la morgue. Je fais déjà de grands efforts pour être gentil et, selon mes critères, je ne m’en sors pas si mal.

— Quel est le rapport ?

— Si c’est le soir, on dit bonsoir.

Plus intelligent que lui, à ses yeux, ça n’existe pas. J’étais assez fier de moi.

— Mais on s’en fiche ! Écoute, j’ai un marché à passer avec toi. J’ai perdu mon blouson préféré dans la maison hantée. Je te serais très reconnaissant si tu allais le chercher pour moi.

Lui, ainsi que tous ses amis, se retenaient de rire. Cette fameuse « maison hantée » dont tout le monde savait qu’elle n’était même pas hantée pour vrai, tout le monde y était déjà allé au moins une fois dans sa vie (sauf moi…) et personne n’avait jamais rien vu d’anormal (selon les rumeurs). Visiblement, un piège ayant probablement pour but de nous humilier devant le monde entier, Trey et moi. Qu’y a-t-il de mieux : se faire humilier ou se faire casser la gueule ?

— Et si je refuse ?

— Je vous casse la gueule, à tous les deux.

Je m’en serais douté. Je me retournai pour regarder Trey qui tremblait de peur. Il me lança en retour un regard suppliant qui voulait dire : Accepte !

— Très bien, je vais y aller.

— Ouais, vas-y !

Ils s’écartèrent pour nous laisser passer, redoublant d’efforts pour ne pas rire de nous. Trey restait à ma gauche, encore tremblant.

— Je te suis, dit-il.

— C’est un piège.

— Je sais, mais on n’a pas vraiment le choix. Tu es fort, mais pas pour battre neuf mecs.

— Si seulement…

Nous continuâmes notre chemin vers la maison hantée, à seulement cinq minutes à pied de là. Finalement, nous arrivâmes devant le chemin de terre qui menait à la maison. De l’autre côté de la rue, un peu plus loin, il y avait un immeuble à appartements de quelques étages ainsi que la nouvelle demeure de la famille de Trey.

— Tu peux retourner chez toi, si tu veux, lui proposai-je.

— Non, je veux être là.

— Très bien…

Je voyais bien qu’il n’en avait pas vraiment envie, qu’il tremblait comme une feuille, mais je n’insistai pas. Il entra le premier dans le chemin de terre menant à la maison et je le suivis. De derrière, je ne voyais de lui que ses cheveux bruns, et pourtant, je savais qu’il était stressé et en colère, qu’il ressentait un grand sentiment d’impuissance. Je ne pouvais le dire, mais je savais que je ne trompais pas. Avec Trey, je ne me trompe jamais sur ces choses-là.

Nous atteignîmes enfin la fameuse demeure inhabitée. Elle était entièrement construite avec des planches de bois toutes noircies et pleines de mousse. Les vitres étaient éclatées et des tonnes de canettes de bière gisaient dans l’herbe, partout sur le grand terrain. Apparemment, des gens venaient ici pour s’amuser.

— Tu peux m’attendre dehors, si tu veux, proposai-je.

— Non, je veux y aller. Je suis quand même l’un des rares à n’être jamais entré là-dedans… Il faut bien que j’y entre au moins une fois dans ma vie !

— À vrai dire, moi non plus, je n’y suis jamais entré. Je n’aime pas trop les maisons hantées et leurs histoires de fantômes… Enfin, quand j’étais plus jeune, j’adorais ça ! Mais plus maintenant, ça m’ennuie.

— Tu as trop raison. Je n’ai jamais trouvé l’intérêt des maisons où des gens ont supposément été tués et dont les esprits sont restés à l’intérieur, invisibles, passant à travers les murs sans aucune raison logique.

Cette conversation avait presque réussi à me remonter le moral, sauf pour la partie « passent à travers les murs ». Ça me rappela mes douze ans. J’étais dans ma chambre, assis sur mon lit, une petite boîte d’un pied carré devant moi. Aussi simplement que si ce n’était que de l’eau, j’y passai ma main à travers. En la ressortant, ma main était devenue pâle, presque blanche et, à l’intérieur, il y avait des colliers et des boucles d’oreille. À peine quelques secondes plus tard, ma main reprenait déjà une teinte normale. De l’autre côté de la porte, j’entendais la voix de ma mère, demandant où était passé son coffre à bijoux.

— Ben, allons-y, déclara Trey.

Je sursautai quand sa voix, ressemblant étrangement à celle de ma mère, me fit sortir de mon souvenir, mais il ne remarqua rien puisqu’il avançait déjà vers l’entrée de la maison. Je le suivis à l’intérieur et je fus étonné par le désordre qui y régnait. Bien sûr, personne n’y avait fait le ménage depuis des années : des journaux, des magazines, des photos en noir et blanc et des accessoires de cuisine jonchaient le plancher… pour ne parler que de ça.

— Trouvons ce blouson, qu’on sorte d’ici, dis-je.

Chaque pièce que nous visitions était totalement détruite. Une batte de baseball trônait devant l’une des fenêtres brisées de ce qui semblait avoir été, jadis, une cuisine.

— Hey, Cody, viens voir ! dit Trey, de la pièce d’à côté.

Je le rejoignis, tout en essayant tant bien que mal de ne pas tomber, à cause de tous ces objets étalés sur le sol. Dans la pièce, devant Trey, le désordre ne faisait pas exception. Mais, tout au fond, il y avait le blouson de David, noir et argent, surmonté d’un crâne au dos avec l’inscription Dead en dessous et des clous sur les épaules.

— Que la fête commence, dis-je sans aucun entrain. N’entre pas.

— Je n’en ai même pas envie.

Je me faufilai à l’intérieur de la chambre, la seule pièce de la maison à ne pas avoir de fenêtre. Je pris le blouson et aussitôt que celui-ci ne toucha plus le sol, la porte se referma, entraînant Trey, lui aussi, à l’intérieur. Le blouson était attaché par la manche à un fil relié à un mécanisme qui avait fermé la porte. Trey, complètement paniqué, essayait de défoncer la porte, étonnamment solide malgré la moisissure qui était dessus.

— Je t’avais bien averti que c’était un piège. On est coincés, qui sait pour combien de temps ? Le temps que David et sa bande aillent répandre la nouvelle dans toute la ville et qu’ils reviennent rire de nous. On aurait dû rester au restaurant et souper, avant de venir. J’ai faim, tout à coup, et je ne pourrai même pas manger…

— Arrête, je veux sortir ! criait Trey, toujours à frapper la porte et donner des coups de pied au mécanisme, totalement terrifié, à la limite de la crise cardiaque. Défonce-moi cette porte !

— Hé, calme-toi, qu’est-ce qui te prend ?

— Je suis claustrophobe !

Ça fait des années qu’on se connaît et je ne l’ai jamais su. Mais je ne peux tout de même pas lui en vouloir, car moi non plus, je n’ai pas été totalement honnête. Je pourrais nous sortir d’ici sans problème. Je pourrais… Et Trey qui était toujours à frapper partout comme un dément.

— Pousse-toi, je vais la défoncer, cette porte.

Il s’éloigna, s’adossant au mur, et il se laissa glisser jusqu’à se retrouver assis sur le plancher sale. Il appuya sa tête contre ses genoux. Je ne voyais pas son visage, mais je suis sûr qu’il pleurait.

À mon tour, j’essayai de défoncer la porte, mais elle était vraiment solide. David avait vraiment bien préparé son coup. Le pauvre Trey.

— Viens, c’est ouvert, lançai-je.

Je pris le blouson d’une main et son poignet de l’autre et je fonçai vers le mur qui eut à peine le temps de s’ouvrir à notre passage :

— Hé, t’es fou ? STOP !

Et nous tombions dans l’herbe, un pied plus bas. J’avais oublié que la maison n’était pas au niveau du sol. Résultat, nous étions tous les deux étalés par terre entre les canettes de bière et les insectes. Nous étions blêmes comme des guenilles trop propres et, l’instant d’après, nous reprenions déjà notre vraie couleur. J’avais mal au genou, qui avait frappé une pierre en atterrissant. Apparemment, Trey s’était tordu le poignet, celui que j’avais pris pour le lancer à travers le mur. Il le serrait de son autre main en faisant la grimace.

— Désolé, Trey.

Il se releva aussitôt, comme s’il venait de remarquer un énorme monstre courant dans sa direction. Il se retourna pour regarder le mur, se tourna ensuite vers moi, encore à terre, oubliant totalement son poignet.

— Désolé, tu dis ? dit-il d’une petite voix, les yeux exorbités. Explique-moi d’abord ce que tu viens de faire ! Comment sommes-nous arrivés ici ?

J’aurais préféré mille fois ne pas avoir à tout expliquer. Ça allait rendre les choses encore plus réelles, même si elles l’étaient déjà bien avant ce moment. Ça rendrait les choses encore plus insupportables. Était-ce possible ? Je me remis sur mes pieds et le regardai en face, lui qui était fou de colère, de tristesse, et, sans doute aussi, de crainte. En plus de me détester, Trey avait peur de moi. J’étais sur le point de perdre mon seul ami. Il valait mieux tout dire. À froid !

— Un jour, j’ai réalisé que je pouvais traverser les murs. Je n’aime pas le faire, mais je n’allais tout de même pas te laisser comme ça ! On aurait dit que tu allais faire une crise cardiaque, tellement tu pleurais. Je suis désolé de ne t’avoir rien dit plus tôt.

Il resta silencieux un petit moment, me fixant droit dans les yeux.

— Tu es désolé, c’est tout ? À ma place, qu’est-ce que tu dirais si je t’annonçais que je peux passer en travers les murs, sérieusement ? Et, au fait, quand as-tu su exactement que tu pouvais faire ça ?

— Heu, eh bien, depuis que j’ai douze ans, mais…

— Douze ans ?! Depuis tout ce temps et tu ne m’as jamais fait assez confiance pour me le dire ?

— Je…

— Comment penses-tu que je me sens maintenant ?

— Écoute, je t’ai toujours fait confiance. Mais tant que je ne comprenais pas moi-même cette histoire, je préférais la garder pour moi. Tu sais tout ce que je sais maintenant, tant mieux ! J’avais réussi, depuis le temps, à oublier à quel point je suis bizarre. Mais là, tu me renvoies au visage un jugement terrible, comme si j’étais responsable de la mort des dinosaures. Je ne suis pas un monstre hideux, juste quelqu’un avec une terrible malchance. Fais avec ou retourne à ton appartement, mais moi, je n’en parle plus.

Trey resta là, à me regarder comme si j’étais un monstre hideux. Il était totalement abasourdi, choqué et craintif. Il ne disait plus rien, il avait peur de parler. Je me retournai, premièrement pour ne plus le voir et, deuxièmement, pour reprendre ce maudit blouson. Il était temps de le rendre à son propriétaire !

— Qu’est-ce que tu fais ? demanda Trey d’une petite voix.

— Je vais faire un meurtre, lui répondis-je en regardant l’inscription Dead sur le blouson.

Chapitre 2

J’étais dans l’ouverture de la porte de Chez Marco. Les mêmes clients y étaient encore puisque je m’étais absenté pendant à peine dix minutes. Je ne faisais pas vraiment attention aux gens qui mangeaient, mais à David en particulier.

— Hé, David !

Tous les gens se retournèrent pour voir qui avait parlé, y compris David. Quand ils me virent, son blouson à la main, lui et toute sa bande furent estomaqués.

— Comment il a fait ? laissa échapper l’un d’eux.

J’ignorai ce commentaire et avançai droit sur eux pour déposer le blouson sur la table, me foutant totalement de la pizza et des boissons gazeuses qui y étaient déjà. La plupart d’entre eux étaient abasourdis ou en colère. Les autres clients du restaurant qui connaissaient et n’aimaient pas David applaudirent, mais cessèrent aussitôt qu’il se retourna pour voir de qui il s’agissait.

Du coup, malgré la haine que je ressentais pour ma vie, je ne pus m’empêcher de laisser sortir un rire du fond de ma gorge. Ce groupe de suiveux se prenant pour des durs. Un rire tellement satanique qu’il me fit presque peur à moi-même et il eut un effet monstre sur eux tous.

— Le voilà, ton foutu morceau de linge. T’es content, maintenant ?

— Non, répondit-il sèchement en se relevant de sa chaise.

Sa peur avait disparu aussi vite qu’elle était apparue.

— J’aurais bien pu être content, reprit-il, mais il a fallu que tu salisses mon blouson. Maintenant, va le laver, dit-il en me le lançant au visage, de la garniture de pizza collée dessus.

C’en était trop ! Je lui relançai le blouson au visage et profitai des quelques secondes où il ne pouvait plus me voir pour lui sauter à la gorge, le faisant tomber à la renverse et le rouant de coups de poing au visage, encore et encore. Je voyais rouge ! Je ne sais si c’était à cause de toute la rage qui était en moi, ou du fait de ce qui semblait être des litres de sang s’échappant de son nez, de sa bouche et d’à peu près partout sur son visage. Je sentis des mains sur mon dos et mes épaules, essayant de séparer mes poings de la tête ensanglantée et baveuse de David. Mais ça ne suffisait qu’à m’arrêter une seconde pour les repousser aussi loin que ma force me le permettait. Jusqu’à ce qu’un autre poing, n’étant pas le mien, fasse son entrée dans mon angle de vision, se rapprochant à toute vitesse de mon visage. Ce fut la dernière chose dont je pus me rappeler.

À mon réveil, j’étais dans mon lit. Une serviette tachée de sang gisait à côté de ma tête et mes mains étaient dans des serviettes glacées. Trey était sur une chaise à côté de mon lit et me fixait d’un regard menaçant.

— Je vais aller dire à tes parents que tu es réveillé, dit-il avant de se lever.

— Attends, dis-je en me relevant, regrettant aussitôt mon geste quand je sentis les tambours s’agiter dans ma tête.

Il s’arrêta, toujours dos à moi. Il avait les poings fermés tellement fort que le poing de gauche était blanc, mais l’autre était rouge.

— Je croyais te connaître, dit-il, mais en fait, c’est faux. T’es un inconnu. J’aimerais réapprendre à te connaître, mais tu ne m’en laisses pas la possibilité.

— Je te jure qu’à partir de maintenant, je te dirai toujours la vérité. Je suis désolé pour tout ce que je t’ai fait subir.

— Moi de même, répondit-il avec un petit sourire en coin. C’est moi qui t’ai frappé avant que tu ne tombes dans les pommes et tu l’avais mérité cent fois !

Puis il sortit de ma chambre. Trey avait raison, je l’avais trop mérité. J’étais certainement le plus grand crétin qui n’ait jamais existé. Je l’avais trop souvent sous-estimé, il était temps de le surestimer. D’ailleurs, il était bien plus fort que je le pensais, il aurait pu me mettre K.O. en un seul coup de poing. J’avais les nerfs à bout, mais, tout de même, c’était impressionnant.

Mes parents arrivèrent en trombe dans ma chambre, me faisant sortir de ma tête comme à la suite d’un coup violent.

— Cody, mon poussin, tu vas bien ? demanda ma mère.

— Est-ce que tu te rends compte de ce que tu as fait ? continua mon père.

Ma mère me prit dans ses bras sans même me laisser le temps de répondre à l’une ou l’autre question.

— Oui, leur répondis-je.

Elle me relâcha enfin, après plus de deux longues minutes.

— Considère-toi comme quelqu’un de très chanceux, mon fils, reprit mon père. Tu as les poings en sang, mais rien de cassé. L’autre gars est à l’hôpital, dans un état bien pire que le tien. Tu as toujours eu les nerfs à vif, mais là, tu es allé trop loin. J’espère que tu comprends pourquoi je t’inflige ça, mais tu seras privé de sorties pour le reste des vacances d’été. Tu ne sortiras plus de cette chambre sans être accompagné de moi-même ou de ta mère.

— QUOI ?! Mais c’est…

— C’est non négociable !

Mes parents ressortirent de la pièce, ma mère me lançant un dernier regard triste, montrant à quel point elle n’était pas du tout fière de moi. Mon père, quant à lui, ne daigna même pas me regarder. J’étais tellement en colère contre moi-même. Contre David. Contre ses amis, dont je ne connaissais le nom d’aucun d’entre eux. Contre mes parents. Contre le monde entier. Contre Trey. Qu’est-ce que j’avais fait pour mériter une vie aussi nulle ?

Trey entra à nouveau. Il avait quelque chose de différent sur son visage que je n’avais pas remarqué à mon réveil. Il essayait de paraître courageux, mais je voyais bien qu’il avait encore peur de moi.

— Tu n’as pas besoin d’avoir peur de moi. Tu es mon meilleur ami, ça n’a pas changé.

Je sortis de mon lit et sentis le retour des tambours dans ma tête et ma vision se troubla. Je tentai de m’appuyer sur ma tête de lit, mais elle était déjà trop loin derrière et je faillis tomber. Trey m’attrapa par le bras et me força à m’asseoir.

— Je n’ai pas peur de toi.

— Facile à dire, je ne tiens même plus debout.

Un long silence suivit, marquant la fin de la courte conversation pour en commencer une autre.

— C’était vraiment impressionnant tout à l’heure. Est-ce que tu es aussi super fort ? Genre Superman ?

— Non, enfin je ne crois pas…

— J’aurais dit le contraire. Tu les as tous mis à terre d’un coup de poing. Sauf pour David qui en a eu bien plus qu’un. Toi, par contre, tu faisais peur à voir, on aurait dit que tu avais pris des stéroïdes. Tu étais beaucoup trop fort, mais à la fois de plus en plus faible. Tu avais l’air sur le point de t’évanouir avant même que je ne te frappe. Je t’ai frappé quand même, ça me démangeait trop. Mais, juste avant, j’ai pu voir tes yeux. Ils étaient verts, tous les deux.

— Quoi ? Mais… j’ai seulement un œil qui est vert, l’autre est bleu… Une autre chose parmi tant d’autres qui me rendent si bizarre.

Je me relevai, plus lentement cette fois, pour me regarder dans le petit miroir accroché à côté de mon bureau. Mes yeux étaient normaux, du moins autant qu’ils puissent l’être. Une petite goutte de sang séché était coagulée sous mon nez.

— Ce n’est pas la première fois. À la maison hantée, quand tu nous as fait traverser le mur, tes deux yeux étaient verts, pendant pas plus d’une fraction de seconde. Je croyais que j’avais mal vu, mais non. Je crois, reprit-il après un long silence, que tes yeux n’ont rien à voir avec une histoire de chromosomes.

— Alors, ce serait quoi ?

— Je crois que, quand tu utilises tes pouvoirs, tes yeux changent de couleur.

— Ta théorie ne tient pas ! Quand je me battais contre David, je le frappais, je ne passais pas à travers lui !

J’abaissai mon regard pour voir mes poings. Mes jointures étaient rouges. Ça n’aurait pas été le cas si elles n’avaient frappé que du vent.

— Ce n’est pas possible d’être aussi fort, continuait Trey. Je te le dis, ça fait peur à voir.

Je posai mon regard avec insistance sur le miroir : tout était normal. J’avais bien un œil bleu, un œil vert. Mais je n’étais plus en colère…

— Alors… si je fais quelque chose d’anormal, mes yeux seront pareils, tu crois ? Juste verts. Ou juste bleus. Ça vaut la peine d’essayer.

Je pris un crayon qui traînait sur mon bureau et le fis passer à travers ma main, encore et encore. Ma main était blanche, mais qu’est-ce que cela faisait à mes yeux ? Encore une fois, je me regardai dans le miroir. Mes yeux étaient verts tous les deux. J’avais presque l’air normal, si ce n’était pas de ma main. Je cachai mes mains derrière mon dos, encore avec le crayon à travers l’une d’elles et me retournai vers Trey en souriant.

— Tu avais raison. Regarde, j’ai l’air d’un gars normal !

— Dommage, ça t’enlève tout ton charme.

Je me mis à rire, peut-être un peu trop fort. J’avais échappé le crayon par terre, mais ce n’était pas grave.

— Heu, tu vas bien ?

— Oui, oui, bien sûr, répondis-je après avoir réussi à arrêter de rire. J’ai passé quatre ans de ma vie à me complexer. J’aurais très bien pu avoir l’air d’être comme tout le monde, mais je ne le faisais pas, et je ne le savais pas non plus. C’est sûr, je ne te cacherai plus jamais rien à propos de ma vie ! Du coup, je pourrai aller dans une autre ville quelques jours et, c’est sûr, ce sera les plus beaux jours de ma vie.

— N’exagère pas non plus, ce sont des yeux. Rien d’autre.

— Tu ne dirais pas ça si tu avais les miens… De toute façon, dis-je après un long silence, je n’ai pas du tout l’intention de rester ici, dans cette pièce, pour le reste des vacances.

— Tu m’étonnes, dit Trey sans conviction. Mais tu n’as pas le choix.

— J’irai quand même. Je fuguerai et puis, je ne manquerai à personne, sérieusement.

— Si, tu manquerais à tes parents.

— Ils n’ont rien à faire de moi. Ils ne m’aiment pas et je ne les aime pas plus. Si tu veux, tu pourrais venir avec moi.

Il me regarda de ses grands yeux bruns, abasourdi, comme pour essayer de déchiffrer mes émotions.

— Tu ne plaisantes pas, tu veux vraiment fuguer ?

— Donne-moi une bonne raison de ne pas le faire. Je ne pourrais pas rester dans cette chambre 24 heures sur 24 jusqu’à la fin des vacances. Sérieusement, est-ce que toi, tu pourrais le faire ? Rester coincé dans une minuscule pièce à ne rien faire pendant dix jours ?

Long silence.

— À ton retour, c’est sûr que tu auras une punition mille fois pire que celle que tu as déjà.

— Tu sais bien qu’on ne peut pas me retenir prisonnier.

— Ouais, j’en suis témoin.

Je me mis à sourire, assez vite imité par Trey. C’était trop bien de pouvoir parler librement de n’importe quoi à quelqu’un. Sérieusement, pourquoi je ne lui avais rien dit plus tôt ? Je me rappelais avoir déjà eu une raison, mais présentement, je n’en voyais plus aucune. Toute la peur et la crainte qu’il avait pu ressentir à mon égard depuis l’épisode de la maison hantée avaient totalement disparu. Nous étions amis et complices dans ce secret qui faisait de moi un monstre sympathique à ses yeux.

— Je ne partirai pas aujourd’hui. Je vais te laisser du temps pour réfléchir à ma proposition pour que tu viennes avec moi. Mais avant, il faut que je trouve la destination.

— Tu veux une destination en particulier ?

— Évidemment ! Quelque chose à faire en particulier, un plan. Il faut bien que j’aie quelque chose à faire, sinon je m’ennuierais autant à fuir qu’à rester ici. Comme destination, j’aurais pensé à la ville où sont nés mes vrais parents. J’ai besoin de savoir qui ils sont. Comme dans une enquête où on retourne dans le passé des gens…

Chapitre 3

J’étais dans la chambre de mes soi-disant parents, eux-mêmes en bas dans la cuisine, faisant la conversation avec Trey qui avait si gentiment accepté de faire diversion pour qu’ils ne décident pas de remonter. D’ici, je n’entendais presque pas ce qu’ils se disaient, mais tant que mon téléphone ne vibrait pas, c’était bon signe.

Je fouillai chaque tiroir de chaque meuble présent dans la pièce, mais je ne trouvais pas ce que je cherchais : mon certificat d’adoption. J’espérais y trouver le nom de mes parents. J’avais déjà fouillé tous les meubles, sauf celui où mes parents ramassaient leurs vêtements. Je n’avais pas tellement envie de regarder, mais, en même temps, j’avais besoin de savoir. Peut-être qu’eux, au moins, me fourniraient la réponse à mes différences. Je commençai par le tiroir de chandails de mon père. Bien sûr, mon certificat n’y était pas.

Je fouillai presque tous les tiroirs quand je le vis enfin, au même moment où mon téléphone se mit à vibrer dans ma poche. Je refermai le tiroir, pris le dossier et courus jusqu’à ma chambre en passant à travers le mur, puisque ma chambre était juste à côté de celle de mes parents et la porte verrouillée. C’est mon père qui l’avait fermée à clé de l’extérieur pour que je ne puisse pas sortir après que Trey soit parti.

Je cachai le dossier sous mon lit et regardai le message que Trey m’avait envoyé.

« Ils arrivent. »

« C’est bon, je l’ai. »

Je déposai mon téléphone portable sur le bureau et m’allongeai sur le lit. Quelques secondes plus tard, mon père entra dans ma chambre et je fis comme si je ne m’y attendais pas. Il tenait un plateau avec mon souper. C’était du poulet avec des patates et un verre d’eau. Il le déposa sur mon bureau, juste à côté de mon téléphone, qu’il prit avec lui avant de sortir et verrouiller la porte. Lorsque mes parents ne veulent même plus me parler, ni même me regarder… heureusement, j’avais un code sur mon téléphone, ils ne pourraient jamais voir ce qu’il y avait à l’intérieur et, surtout, ils avaient oublié mon ordinateur portable qui était sur ma table de chevet. Je mis une chaise devant la porte et ressortis mon certificat d’adoption où il était écrit en grosse lettre « Cody Grant ».

Ça y est, j’allais enfin savoir qui étaient mes parents. Finalement, je me disais que je devrais remercier David. Sans lui, je n’aurais jamais trouvé utile de le savoir. Je n’aurais pas été privé de sorties jusqu’à la fin des vacances et je ne serais pas en train de planifier une fugue. Tout compte fait, pourquoi le remercier ?

J’ouvris le dossier et lus ce qu’il y avait sur les papiers. Il n’y avait que des banalités telles que ma date de naissance et le nom du prêtre qui m’avait baptisé. C’était celui de l’église de la ville. Donc, ce qui voulait dire que j’avais été adopté avant d’avoir été baptisé… Mais, il y avait aussi le nom d’une ville : Wasilla. J’étais né à Wasilla et je n’avais absolument aucune idée d’où se trouvait cet endroit. Je pris mon ordinateur, l’ouvris et commençai la recherche. Ça ne me prit qu’une minute, puisqu’il n’y avait qu’une seule ville dans le monde à porter ce nom et elle était à moins de quatre cents kilomètres d’ici.

J’envoyai un message à Trey.

« Je pars demain à Wasilla, 400 km d’ici. Tu viens ? »

J’étais sûrement pour attendre un petit moment avant d’avoir sa réponse; le temps qu’il arrive chez lui, qu’il allume son ordinateur, lise mon message et me réponde. Pendant ce temps, j’allais faire honneur à ce souper.

Près de deux heures plus tard, je tournais en rond, encore dans ma chambre, à passer un crayon à travers de ma main, quand j’entendis une sonnerie venant de mon ordinateur. Trey voulait démarrer une conversation avec la webcaméra et j’acceptai.

— Hey, salut Cody, dit-il à travers l’écran. Alors, tu as trouvé ta destination : Wasilla ? Tu vas abandonner tes parents, leur faire leur plus grande peur et peut-être ruiner ta vie ou au moins une bonne partie pour, peut-être, retrouver tes vrais parents ?

— Ouais. Tu veux venir ?

Il prit un moment pour répondre, réfléchissant à la question.

— Non, je ne peux pas. J’ai trop à perdre si j’y vais.

— Ce n’est pas grave, je comprends. Nous nous reverrons dans une semaine, peut-être plus. Tu survivras sans moi ?

— Ouais, t’inquiète. La bande de David n’essaiera pas de me faire du mal, j’ai entendu dire qu’ils me croient encore plus fort que toi parce que j’ai pu t’assommer d’un seul coup de poing.

— Ça aura au moins servi à quelque chose.

Le lendemain, je préparai mon sac pour partir le soir. La journée avait été tellement longue et ennuyeuse que je ne pouvais même pas envisager de rester une seule journée de plus. Mystérieusement, en après-midi, ma connexion Internet stoppa, pour ne faire qu’empirer les choses. Je soupçonnais mes parents de l’avoir débranchée…

Donc, tout de suite après avoir soupé, je mis mon réveil pour minuit et me couchai. Quelques heures plus tard, il faisait déjà noir dehors. Je pris mon sac et traversai la porte de ma chambre pour me retrouver dans le couloir. Juste à côté, c’était la porte de la chambre de mes parents et, de l’autre côté, il y avait mon téléphone. Le plus silencieusement possible, je m’approchai pour le prendre.

Quelques instants après, j’étais sur le perron et continuais mon chemin vers l’arrêt de bus le plus proche, mon sac à dos sur l’épaule. À l’arrêt, il y avait un dessin montrant le trajet du bus. Il me rapprocherait seulement de 50 kilomètres vers ma destination. Resteraient plus de 350 kilomètres.

Quand l’autobus arriva, il y avait seulement quatre personnes à l’intérieur, mais tous se retournèrent vers moi alors que j’avançais vers un siège. Apparemment, l’histoire de moi contre David de la veille s’était répandue dans toute la ville. Ils avaient sans doute tous peur de moi, mais ce n’était pas grave, je commençais à en avoir l’habitude. Je m’assis dans un siège près d’une fenêtre, sortis mon téléphone portable et mes écouteurs et écoutai de la musique en regardant le paysage par la fenêtre. Normalement, je n’aurais pas dû y voir grand-chose, compte tenu du fait qu’il était minuit. Pourtant, je voyais étonnamment bien chaque arbre, chaque branche, chaque animal nocturne et chacun fixait son regard jaune sur le bus quand il passait près d’eux. J’aurais même cru que c’était moi qu’ils regardaient. Ça ne m’aurait pas étonné plus qu’il ne le faut, étant conscient que je suis spécial et que tout le monde se retourne au moment où je passe près d’eux.

Après ce qui me sembla n’être que quelques minutes, le bus arriva à destination, ou plutôt à 350 kilomètres de ma destination. Il n’y avait personne dehors, j’avais l’impression d’être seul au monde. Je sortis mon téléphone que je mis en mode GPS pour voir quelle direction prendre et je la suivis en remettant mon téléphone dans ma poche. Je mangeai une barre de céréales et je jetai l’emballage dans une poubelle sur mon chemin. En peu de temps, je me retrouvai seul dans le noir sur une grande route déserte. De temps en temps, une voiture passait. Je faisais de l’auto-stop, mais personne ne voulait m’embarquer. Peut-être qu’ils ne me voyaient pas, du fait qu’il était maintenant près d’une heure et demie du matin. Est-ce que je regrettais mon choix ? Pas du tout. Je ne me suis jamais senti aussi libre, même si je savais que tout allait changer quand mes parents s’apercevraient de mon absence le lendemain matin.

Quand j’arrivai enfin à un autre village, j’étais vraiment épuisé. Je mis mon réveil pour une heure plus tard sur mon téléphone et m’endormis sur le banc d’une table à pique-nique près d’un dépanneur.

Ça ne faisait que 45 minutes que je dormais et j’avais encore les yeux fermés, mais j’étais conscient; quelque chose me tapait sur le pied.

— Hé, monsieur, vous dormez sur une table à pique-nique.

J’ouvris les yeux pour voir de qui il s’agissait. C’était une fille habillée dans un mélange de noir et de quelques autres couleurs. Elle avait un piercing dans le nez, de grandes lunettes noires, des bottes noires, mais tout le reste de ses vêtements étaient très colorés. Même dans le noir complet, je suis certain que n’importe qui aurait pu la reconnaître de loin. C’était un look vraiment bizarre et j’aimais ça. La fille était assise à mes pieds, sur le banc. Elle mangeait un sandwich d’une main et tenait une lampe de poche dans l’autre, avec laquelle elle pointait sa lumière sur moi.

— Je suis sur un banc, pas sur la table, réussis-je à dire après avoir réalisé qu’elle n’était pas une illusion.

— Oh mon Dieu, attention ! Nous avons affaire à un futé ici, dit-elle entre deux bouchées de sandwich.

— T’es qui, toi ?

— Moi ? Pourquoi je te le dirais ? On ne se connaît même pas !

— Alors, pourquoi tu es là ?

— J’ai faim et c’est une table.

J’ai rarement connu de gens aussi bizarres que cette fille. Dorénavant, je ne dirais plus jamais que je le suis moi-même.

— Tu as vraiment de beaux yeux, dit-elle, en m’éblouissant avec sa lampe de poche. Bleu et vert, il ne doit pas exister beaucoup de spécimens dans ton genre.

Je me redressai, réalisant que j’étais encore couché sur le banc. Avec quelqu’un qui me jugeait sur mon apparence. Reste que, ces temps-ci, c’était mieux ainsi; je préférais me faire dire que j’avais de beaux yeux, que ce soit ironique ou non, plutôt que d’entendre que je serais probablement un tueur en série plus tard.

— Comment tu as dit que tu t’appelais ? reprit-elle.

— À toi de répondre, je t’ai posé la question le premier.

En fait, son nom m’importait peu. Je ne la connaissais pas, mais j’avais le sentiment que je me devais d’avoir confiance en elle. Le fait qu’il soit deux heures du matin, que je dorme sur un banc de table à pique-nique à côté d’un dépanneur dans un lieu que je ne connaissais absolument pas, et qu’une fille qui semblait être tombée dans un pot de peinture, mange un sandwich sur cette table, même ça me donnait l’impression que… tout est on ne peut plus normal dans ma vie ! Je me mis à sourire à cette réflexion et elle se mit à sourire elle aussi, ce qui me fit réaliser que ses yeux, superbes, étaient d’un brun presque noir. Si Trey m’avait vu, il aurait déjà énuméré toutes les blagues possibles sur le sujet…

— Je m’appelle Kelly, dit-elle en déposant sa lampe de poche et me tendant la main. Kelly Gilmores.

— Et moi, Bond, répondis-je en serrant sa main. James Bond.

— Wow, une célébrité ! Est-ce que je pourrais avoir un autographe ?

Elle se mit à rire. Tellement que je crus qu’elle allait s’étouffer avec son sandwich.

— Quoi, tu ne me crois pas ? ricanai-je aussi.

— J’imagine James Bond, bavant dans son sommeil sur une table à pique-nique. Mais sérieusement, tu es qui ? Et pourquoi tu dors sur la table ?

— Cody Grant, dis-je en arrêtant de rire. Et une table de pique-nique, c’est toujours plus confortable que des roches…

— Non, vraiment ? dit-elle, ahurie. Tu es le Cody ? Celui qui a défiguré le grand colosse ?

J’aurais dû m’en douter. Même hors de ma ville, tout le monde me connaît comme un futur tueur en série.

— Oui, répondis-je, découragé. Écoute, j’ai un long chemin à faire, je voudrais arriver avant le matin. J’ai été heureux de te rencontrer. Tu as sûrement des tas d’amis, va manger tes sandwiches avec eux la prochaine fois.

Je pris mon sac et repartis dans la direction de Wasilla.

— Oh, désolée, je ne savais pas que tu réagirais comme ça ! criait Kelly derrière moi. De toute façon, moi aussi, il faut que j’y aille. Je vais à Wasilla, rendre visite à l’amie de la femme du frère de mon père. Elle est vraiment cool.

— Vraiment, tu vas à Wasilla ?

— Oui, pourquoi ? Toi aussi, c’est là que tu vas ? Et tu y vas à pied ? C’est à plus de 300 kilomètres d’ici ! J’ai une voiture, tu n’as qu’à venir avec moi ! Tu pourrais dormir chez l’amie de la femme du frère de mon père, Nicole. Elle est très gentille et c’est toujours mieux que les tables à pique-nique. Allez, on pourra faire connaissance en chemin et je te promets que je ne parlerai plus du fait que tu as défiguré un mec dix fois plus grand de toi.

— Tu veux vraiment que je vienne avec toi ?

— Je ne vais tout de même pas te laisser faire une si grande distance à pied !

Mon téléphone se mit à vibrer dans ma poche, c’était mon réveil qui sonnait. Le signal pour que je me remette en chemin.

— Très bien, je vais venir, mais je ne te garantis pas de rester à te faire la conversation. Je vais dormir en chemin.

— Super ! Viens, elle est ici !

Elle m’entraîna vers sa voiture, à quelques mètres de la table de pique-nique. Je pris la place du passager et elle prit la place du conducteur. Kelly démarra la voiture et partit en direction de Wasilla. Ça faisait tout de même beaucoup de hasards et de coups de chance : Cette fille qui arrive de nulle part, me réveille et part la conversation comme s’il n’y avait rien d’étrange à manger un sandwich dans la rue à deux heures du matin avec un inconnu à ses côtés. Et cette fille allait elle aussi à Wasilla pour voir la sœur du frère du père du pape de je ne sais plus quel membre de sa famille, Nicole. Reste que c’est bien meilleur de faire 300 kilomètres en voiture plutôt qu’à pied.

— Je prends avec moi l’inconnu avec les plus beaux yeux du monde, je me dois d’en connaître plus sur toi, Cody. Raconte-moi ta vie.

— Toi en premier.

Elle détourna son regard de la route pour le déposer sur moi, me faire un grand sourire, puis remettre son attention à la route.

— Pourquoi m’as-tu réveillé ?

— Tu n’avais pas l’air d’être très confortable. Tu te serais réveillé par toi-même quelques heures plus tard et tu n’aurais jamais pu marcher dix kilomètres.

— Je comptais me réveiller quelques minutes plus tard et en marcher 300, mais j’imagine que, vu sous cet angle, je devrais te remercier.

— De rien.

Elle avait un grand sourire au visage, comme si elle n’avait pas réalisé que j’étais ironique sur ce dernier point. Sérieusement, comment peut-on dire que je suis bizarre, après avoir regardé la fameuse Kelly Gilmores ?

— À mon tour de poser une question, dit-elle. Pourquoi veux-tu aller à Wasilla ? Et pourquoi à pied, pendant la nuit ?

— Tu n’as pas une autre question ?

— C’est la seule que j’aie pour le moment. Tu te dois de me le dire, j’ai répondu à ta question !

— Très bien. Je vais à Wasilla pour le paysage, et la nuit parce que je n’aime pas le trafic, lui répondis-je fièrement en montrant à mon tour mon beau sourire.

— Non, mais, sérieux, tu n’as pas le droit de mentir, tu vas aller en enfer si tu ne dis pas la vérité !

— Ha, vraiment ? Tu es dure en affaires, dis-je avec un dernier rire avant de retrouver mon sérieux. Je vais à Wasilla parce que j’ai des raisons de croire que mes parents biologiques y vivent et… la nuit, parce que j’ai fugué.

Elle ne fut pas surprise par ma réponse, mais haussa la tête, simplement pour dire qu’elle m’avait entendu. Elle avait elle aussi arrêté de sourire avant même que je le dise. Elle s’était comme déconnectée de la conversation et fixait la route sans ciller. J’étais totalement incapable de dire ce qui se passait dans sa tête à ce moment.

Je ne sais pas pourquoi, mais j’avais comme l’impression que mon petit voyage n’allait pas se passer exactement comme je l’avais imaginé quelques heures plus tôt…

Chapitre 4

— Réveille-toi, princesse.

Je me réveillai aussitôt; « princesse », sérieusement ?

— T’aimes ça, me réveiller.

— Ouais, ça me fait rire. Tu as l’air d’une petite brebis égarée quand tu te réveilles.

— Ha, vraiment ? On est arrivés ?

— Non, mais il faut que j’aille aux toilettes.