CODY GRANT
Le premier fantochromique
Tome II
JESSICA BRIDEAU
CODY GRANT
Le premier fantochromique
Tome II
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Brideau, Jessica, 1997-
Cody Grant : le premier fantochromique. Tome II
Pour les jeunes de 13 ans et plus.
ISBN 978-2-89571-196-4
I. Titre.
PS8603.R524C622 2016 |
jC843’.6 |
C2015-942535-2 |
PS9603.R524C622 2016 |
Révision : Sébastien Finance, François Germain, Thérèse Trudel
Infographie : Marie-Eve Guillot
Éditeurs : |
Les Éditions Véritas Québec |
2555, ave Havre-des-Îles |
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Suite 315 |
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Laval, Québec |
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H7W 4R4 |
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450-687-3826 |
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Site Web : www.editionsveritasquebec.com |
© Copyright : Jessica Brideau (2016)
Dépôt légal : |
Bibliothèque et Archives nationales du Québec |
Bibliothèque et Archives Canada |
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ISBN : |
978-2-89571-196-4 version imprimée |
978-2-89571-197-1 version numérique |
Déjà publié par cette auteure
Tome I
Étrange et fascinant, le monde de Cody Grant…
Amis ou ennemis, ces drôles de fantômes ?
Je vis dans une minuscule ville portant l’étrange nom de Macmon, avec ma mère Mary et mon père Girard. Ce ne sont pas vraiment mes parents, puisqu’ils m’ont adopté… Mes origines demeurent nébuleuses. Déjà que mon nom, Cody Grant, me rend un peu marginal. Je suis un solitaire et, malgré mon allure de guerrier Viking, j’ai peur, je reste constamment sur mes gardes, je crains cet ennemi qui a dévasté presque tout mon village. Ces fantômes auront-ils raison de moi, l’adolescent né avec un œil vert et un œil bleu ? Pourquoi ? Je cherche la réponse depuis 16 ans… Plus je veux savoir et plus ma vie déraille.
NOTE - À la demande de l’auteure, nous avons tenu compte des modifications 2016 apportées à la nouvelle orthographe.
Chapitre 1
Enfin, ma nouvelle vie allait commencer. Je me sentais heureux et pressé par les événements à la fois. Lorsque j’étais arrivé à la maison, quelques heures après avoir détaché mon père de la table dans le garage à Wasilla, je n’avais qu’une envie, aller tout raconter à Trey. Ma mère, surprise par mon comportement, m’avait demandé pourquoi j’étais si pressé de revoir mon ami. Mon père avait répondu à ma place, insistant sur le fait que je sois maintenant assez vieux pour vivre par moi-même. Il fit clairement la consigne à ma mère de ne plus jamais m’aider, même si je demandais en les suppliant. Ma mère avait protesté, disant que tout le monde peut avoir besoin d’aide, et blablabla… Je n’avais pas entendu la suite puisque j’étais déjà trop loin. En réalité, revoir Trey n’était pas si urgent… Tout ce que je voulais, c’était mettre le plus de distance possible entre mon père et moi.
Quand je fus enfin arrivé à son appartement, un immeuble de trois étages, Trey m’attendait près de la porte, puisque je lui avais dit que j’allais venir.
— Tu es venu vite, dit Trey en passant une clé dans la serrure de la porte. Tu as couru ?
— Ouais, dis-je, à bout de souffle.
La porte s’ouvrit et nous entrâmes dans le hall. Trey était totalement calme, comme si ces derniers jours n’avaient jamais existé.
— Tu te souviens de quoi ? demandai-je.
— De quoi je me souviens ? répéta Trey en se retournant vers moi.
Il n’avait aucune idée de ce que je voulais dire, ce qui laissait supposer qu’il avait tout oublié. Jusqu’où allait son amnésie ?
— Quelle est la dernière chose dont tu te souviennes ? demandai-je encore, ne sachant pas comment formuler ma question autrement. La dernière fois que nous étions ensemble, il s’était passé quoi ? Nous étions où ?
Cette fois, il s’arrêta de marcher pour se mettre face à moi, l’incompréhension semblait gravée sur son visage.
— Tu as pris de la drogue ?
— Bien sûr que non ! m’écriai-je, commençant à m’énerver. Je veux juste que tu répondes à ma question !
— OK, dit Trey, les yeux ronds et les mains levées devant lui comme s’il craignait que je l’attaque. Heu… Nous étions au restaurant Chez Marco, c’est ça ?
— Qu’est-ce qui s’était passé ? demandai-je en essayant d’ignorer cette sensation de froid qui m’oppressait le cœur.
— Rien, on a mangé, puis on est partis chacun de notre côté… Tu es sûr que tu n’as pas pris de drogue ?
— J’en suis sûr.
J’abaissai la tête vers mes souliers, n’osant pas le regarder en face. Tout était de ma faute. En plus d’avoir tout oublié depuis une semaine, son dernier souvenir n’était même pas vrai. C’était à cause de moi si tout le monde était soudainement devenu amnésique, mais, en réalité, c’était mon père qui avait tout fait. J’aurais dû le laisser moisir dans ce garage…
Parce qu’en plus, ça voulait dire qu’il m’avait menti sur au moins un point. Je me rappelais, Girard avait dit : « Il a oublié la plus grande partie de la journée, depuis son réveil. » Sauf que là, Trey avait tout oublié depuis une semaine ! J’imagine que c’était pour que je puisse plus facilement lui faire confiance, parce que, je l’avouais, je préférais qu’il ne se rappelle pas de ce qui s’était passé lors de cette journée. Mais pour tous les autres jours, quand même… Sur combien d’autres points Girard m’avait-il menti ? Peut-être sur absolument tout, mais il y en avait un que je ne pouvais pas nier : pourquoi est-ce que j’étais à ce point faible si je n’étais pas en train de mourir ? Pourquoi m’aurait-il amené dans ce garage si ce n’était pas pour me sauver la vie ?
— Tes parents sont chez toi ? demandai-je en relevant la tête.
— Non, ils sont sortis.
— Super, alors c’est là qu’on va.
Sans se faire prier, il recommença à marcher jusqu’à la porte numéro huit, qu’il ouvrit avec sa clé. J’entrai à l’intérieur et me dirigeai directement vers le salon, où je m’assis sur le coin de canapé, sous le regard de plus en plus inquiet de Trey.
— Tu es vraiment sûr que…
— OUI ! criai-je malgré moi.
— Désolé, dit aussitôt Trey en s’installant dans le fauteuil le plus loin de moi. Mais tu es vraiment bizarre et, sérieusement, tu commences un peu à me faire peur.
— Désolé.
Je mis ma tête dans mes mains, fixant le plancher. Comment allais-je lui raconter tout ce qui s’était passé pendant la dernière semaine sans qu’il ait peur de moi, il me regardait comme si j’étais un inconnu alors que ça devait faire au moins cinq ans qu’on se connaissait.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Trey. Allez, tu sais que tu peux tout me dire.
Je pris une grande inspiration et le regardai droit dans les yeux. Devant moi, Trey était penché par en avant dans son fauteuil, les sourcils levés et la bouche légèrement entrouverte.
— Pour commencer, dis-je en sentant mon estomac se contracter, il faut que je te dise un truc… Je peux passer à travers les murs.
Trey ne broncha pas. Il resta parfaitement immobile pendant une seconde, deux secondes, trois secondes… C’est seulement après avoir compté jusqu’à quatre dans ma tête qu’il explosa de rire, comme si c’était une très bonne blague. J’attendis silencieusement pendant près de deux minutes avant qu’il décide finalement de se calmer, mais c’est seulement quand il prit la peine d’analyser mon expression faciale des plus sérieuses qu’il réalisa que ma révélation n’avait rien de loufoque.
— Désolé, mais il va me falloir une preuve, dit Trey avec un petit sourire timide. Allez, passe à travers un mur.
— C’est comme tu veux.
Bien que je n’en aie pas vraiment envie, je me levai. Je savais bien qu’il faudrait une preuve, c’était inévitable… Plutôt que de traverser un mur, je reculai d’un pas, à travers le canapé. On ne pouvait maintenant plus voir en dessous de mes genoux, comme si le reste de mon corps était directement lié au canapé. Ressentant une étrange douleur dans ma jambe droite, je m’assis simplement sur le canapé, repliai ma jambe et plaquai mes mains là où, hier, le couteau de Kelly m’avait transpercé la jambe. L’ayant presque oublié, je relevai la tête vers Trey. Il était écrasé dans son fauteuil, bouche bée.
— Mais comment, bredouilla-t-il, les yeux fixés sur mes jambes. Et pourquoi…
— Je ne sais pas, dis-je avant qu’il ne termine ses questions. Mais si tu te demandes pourquoi je ne l’avais pas dit avant, c’est simplement parce que c’est le don le plus inutile qui ait jamais existé. Donc, maintenant, est-ce que je peux continuer mon récit où tu vas encore dire que je suis sous les effets de la drogue ?
— Ouais, enfin je ne connais pas de drogue qui fasse cet effet, dit Trey d’une petite voix.
Je ne répondis rien à cette remarque. Peut-être que, justement, j’en connaissais une…
— Donc, tout a commencé au restaurant Chez Marco, il y a une semaine. David était là et tu sais comment je ne l’aime pas. J’ai voulu partir, mais il nous avait vus, alors il nous a tendu un piège et on a marché en plein dedans. Là, tu avais pu voir comment mon don se manifestait. Tu l’avais assez mal pris, ça m’a énervé et je me suis vengé sur David. Alors, j’ai été privé de sortie, confiné dans ma chambre. Ensuite, j’ai fugué et je suis parti à Wasilla, un village à quatre heures d’ici qui est vraiment bizarre. Je voulais trouver mes vrais parents. Selon le dossier que j’avais trouvé dans la chambre de mes parents, ce village était l’endroit de ma naissance. Là, j’ai rencontré Kelly, puis Nicole… J’ai essayé de trouver des informations sur mes parents, mais je n’ai pas trouvé grand-chose, en dehors de leur nom et des histoires complètement fausses de Nicole, qui me fit l’impression d’être vraiment folle. De toute façon, ma recherche tournait en rond. Je continuais pour passer le temps… Ensuite, mon père m’a retrouvé et il m’a ramené à la maison… Puis j’ai reçu un message de Kelly disant que Gabriel – mon vrai père – l’aurait kidnappée. À nouveau enfermé dans ma chambre, j’ai encore fugué, cette fois avec toi, pour essayer de la retrouver. Au final, c’était Girard qui l’avait kidnappée, qui m’avait envoyé le faux message de Kelly, juste pour essayer de comprendre comment je faisais pour sortir de ma chambre quand la porte était verrouillée. Il avait mis une photo de lui sous le nom de Gabriel pour que je lui dise où j’allais par la suite, pour qu’il puisse me retrouver. Apparemment, c’était plus simple d’écrire le nom « Gabriel » derrière sa photo, plutôt que « Appelle-moi quand tu seras rendu là ! » Ensuite, il a effacé ta mémoire et il t’a ramené ici. Il a essayé de tuer Kelly seulement parce qu’elle, supposément, ne pouvait pas oublier, ou un truc dans le genre… J’ai pu l’empêcher de la tuer, mais…
Je m’arrêtai là, commençant presque à manquer de souffle et sentant mon cœur battre tellement fort que j’avais presque peur de me mettre à vomir.
— Je vois, dit Trey. Tout ce que tu voulais dire, en gros, c’est que Girard, ton père adoptif, qui vit dans la même maison que toi, à deux minutes d’ici, est un meurtrier ?
— C’est vraiment la seule chose que tu as compris ?
— Mais il faut appeler la police !
Il se précipita vers la cuisine pour prendre le téléphone, mais j’y arrivai avant lui et l’empêchai de composer le numéro.
— Je n’ai aucune preuve de tout ça. S’il a déjà tué quelqu’un, il a effacé la mémoire de tous les témoins. Penses-tu vraiment que les policiers me croiraient ?
— Définitivement pas.
— Mais toi, tu me crois ?
— Ouais, un peu, je crois… Enfin, tu n’as jamais eu l’habitude de raconter des mensonges, que je sache. Mais il faut avouer que c’est bizarre, surtout le début et la fin…
— Je te jure que je n’ai rien inventé.
— C’est bon, j’ai eu la preuve.
Il baissa la tête, regardant ce qui semblait être mes jambes. Je déposai le téléphone sur le comptoir de la cuisine en réalisant qu’il était dans ma main. Mon geste passa inaperçu, du fait que Trey ne me regardait pas vraiment. Je laissai échapper un soupir de triomphe. Il le prenait tellement mieux que la première fois, à la maison hantée. Si cette fois il avait vraiment eu peur de moi, je pouvais maintenant ressentir toute sa peur orientée vers mon père. Parfait, c’est justement de lui qu’il fallait avoir peur.
— Ta jambe saigne.
— Quoi ?
J’abaissai mon regard vers ma jambe droite. Effectivement, il y avait sur le côté une tache prenant une légère teinte de rouge par-dessus le tissu bleu de mes jeans.
— Ce n’est rien, c’est juste… Ouais, mon père a essayé de me poignarder avec un couteau de vingt centimètres de long…
— Là, il faut vraiment appeler la police.
Il prit le téléphone sur le comptoir, mais je le lui arrachai aussitôt des mains.
— Non, il ne faut pas !
— Pourquoi pas ? Il est dangereux ! Et je ne pourrai jamais dormir avec cet être dangereux à deux coins de rue de chez moi ! Allez, donne-moi une bonne raison de ne pas les appeler !
Ça, c’était l’un des rares points que je n’avais vraiment aucune envie de lui dire. Je préférais encore lui dire que j’avais embrassé une fille aujourd’hui même, bien qu’il y avait de grandes chances que je ne la revoie pas de si tôt. Mais tant que ce n’était pas nécessaire, je ne le dirais pas à Trey. N’importe qui sauf lui.
— Cody ?
Je sursautai en entendant mon nom. J’avais pratiquement oublié de quoi on parlait.
— Hein ? Quoi ?
— Tu es censé me donner une bonne raison pour ne pas appeler la police ! Allez, je te donne une chance, mais j’ai vraiment envie de les appeler !
Il n’y avait pas moyen de faire autrement, il fallait que je le lui dise. Je pris une grande inspiration, prêt à lui annoncer l’ultime révélation.
— Sans lui, je vais peut-être mourir dans trois mois. Il n’y a que lui qui sait comment faire pour… pour que je ne meure pas.
Comme je m’y étais attendu, il ne répondit rien. Au contraire, il avait exactement la même expression que lorsque j’étais passé à travers le canapé. Mais ensuite, comme je ne m’y étais pas du tout attendu, il me prit dans ses bras et commença à pleurer sur mon épaule.
— Oh, mon Dieu, qu’est-ce que tu fais ? demandai-je, en essayant de me dégager.
— Je ne veux pas que tu meures ! dit Trey entre deux sanglots. Tu es mon seul ami ! Le seul que je n’ai jamais eu ! Si tu meurs, je te jure que je vais me suicider !
— Ne dis pas ça ! m’écriai-je en parvenant enfin à me dégager. Je t’assure que je ne vais pas mourir et toi encore moins ! Il n’y a aucune raison de pleurer !
Trey recula de quelques pas en hochant la tête, les yeux rouges et gonflés. Oui, j’avais peur de mourir et je n’avais aucune idée de comment j’allais faire pour éviter le problème, mais présentement, à voir Trey aussi triste, j’avais plus honte que peur. Je détournai mon regard vers la fenêtre qui montrait une rue pratiquement vide et une haie de grands sapins de l’autre côté. Le ciel était plus foncé qu’il y avait dix minutes.
— Je peux rester ici cette nuit ?
Trey hocha encore la tête, mais ne répondit rien, puis s’éloigna vers sa chambre, me laissant seul dans la cuisine.
Chapitre 2
Le canapé me servit de lit ce soir-là, puis la nuit suivante, et une troisième, jusqu’à ce que la mère de Trey me jette dehors. Je ne voulais pas retourner à la maison et risquer de me retrouver près de mon père, parce que je savais qu’il ne m’en faudrait pas beaucoup pour succomber à l’envie de le tuer. Pendant ces trois jours de sursis chez mon ami, j’avais essayé du mieux que je le pouvais de lui remonter le moral. Probablement que je n’aurais pas dû lui raconter mon histoire. Si je l’avais laissé dans l’ignorance, je me serais senti coupable de lui cacher des choses et ça n’aurait pas été mieux. Au final, j’avais essayé de lui faire oublier le sujet en mettant l’accent sur un autre évènement : mon anniversaire. Le 4 septembre, dans trois jours, j’aurai enfin 17 ans. Je lui avais dit que, cette fois, je ne me contenterais pas d’un gâteau et de quelque cadeau. Non, je voulais faire une fête, une très grosse fête.
— Et comment comptes-tu t’y prendre ? demanda Trey.
Nous étions dehors, marchant sur le trottoir sans direction précise. C’était le soir et il n’y avait aucun autre piéton dehors.
— En laissant se répandre la nouvelle dans toute la ville… Ce ne sera surement pas trop compliqué.
Trey ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais se ravisa à la dernière seconde. Pourtant, j’eus la très nette impression qu’il voulait dire : « Personne dans cette ville ne viendrait à ta fête ». Finalement, il dit :
— Ouais, mais ce sera où ? Chez toi ?
— Surtout pas, ma mère ne me le pardonnerait jamais, répondis-je, préférant ignorer le reste de sa question.
J’imaginais assez bien une tonne d’ados énervés, détruisant la maison et ma mère essayant de faire le ménage derrière nous. Et j’imaginais, paradoxalement, ma mère passant le balai dans le salon, tout simplement, parce que personne d’autre que Trey, en bon ami, ne serait venu.
— Je le dis tout de suite, ce ne sera pas chez moi, dit Trey.
— Ce n’est pas ce que j’avais prévu, t’inquiète. Je pensais plutôt à la maison hantée. Ce serait bien : c’est grand et en plus, ça n’appartient à personne.
— Mais il n’y a même pas d’électricité.
— Je m’arrangerai, t’inquiète pas.
— Comment ?
— Je ne sais pas… Mais je vais bien trouver, dis-je en haussant les épaules. Et puis il y a un autre problème; aucun de nous deux n’est majeur.
— En quoi c’est un problème ? demanda Trey en haussant les sourcils.
— Amateur, dis-je en souriant. Si nous ne sommes pas majeurs, on ne peut donc pas acheter d’alcool. Il nous reste donc deux options : la première serait de nous faire de fausses cartes d’identité, mais cela apporterait un autre problème, puisque je n’ai aucune idée de comment on peut faire. Il nous reste donc la deuxième option : voler.
Cette fois, il ne répondit pas immédiatement, se contentant de me fixer de ses yeux exorbités, la bouche grande ouverte.
— Tu ne parles pas sérieusement, quand même ?
— Bien sûr que je suis sérieux ! Personne ne voudra venir s’il n’y a rien à boire !
Pendant un instant, j’eus presque envie qu’il réponde : « Personne ne viendra de toute façon… », mais il répondit :
— Si tu le dis. Comment comptes-tu faire ?
— J’irai demain soir et j’entrerai par un mur, car probablement qu’il y aura des caméras de sécurité près des portes. J’aurai besoin d’aide. Tu voudras venir ?
— Je ne crois pas que ma mère serait d’accord, dit-il lentement.
— Il ne faut pas lui dire, dis-je en explosant de rire.
— Non mais sérieux, tu commences vraiment à avoir une mauvaise influence. Tu en avais déjà une avant, mais là… On dirait que tu deviens… différent. Si ma mère s’aperçoit de tes changements de comportement, elle ne voudra même plus que je sois dans la même pièce que toi !
Nous nous arrêtâmes de marcher. Nous étions arrivés devant la pharmacie et ses lumières blanches m’éblouissaient. J’avais l’impression que Trey avait manqué une occasion de me rappeler que ce n’était surement pas qu’aux portes qu’il y aurait des caméras de sécurité.
— Tu trouves que j’ai des changements de comportement ?
Il hocha la tête avec une expression intense de sincérité sur le visage.
— Essaie seulement de ne pas le montrer devant ma mère… Mais tu es sérieux… tu veux que je t’aide à voler de l’alcool ? On pourrait aller en prison pour ça ! Je ne veux pas aller en prison, est-ce que tu as seulement idée à quel point les cellules sont minuscules ?
J’avais presque oublié qu’il était claustrophobe… C’était même un point important dans l’histoire.
— On n’ira pas en prison, je te le jure.
Au même moment, un couple de vieux sortit de la pharmacie, me lançant des regards de travers.
— On parle d’un jeu vidéo, dis-je en essayant d’être convaincant.
Le vieux marmonna dans sa barbe blanche et ils accélérèrent le pas autant que le leur permettait leur âge.
— Un jeu vidéo, sérieux ? dit Trey, attendant que le couple soit assez loin pour qu’ils ne nous entendent pas. Tu n’aurais pas pu trouver mieux ? Je te le dis, on va se faire prendre ! On n’a encore rien fait et on est déjà soupçonnés ! Non, il n’en est pas question, tu le feras seul.
Je m’en serais douté…
— Ce n’est pas grave.
— Ouais, dit Trey d’une voix grave. Et de toute façon, je suis à peu près sûr qu’il y a plein d’autres façons de se procurer de l’alcool !
Il prit une grande inspiration, les yeux fixés sur la vitre de la pharmacie où on pouvait voir une grande affiche faisant la publicité pour du dentifrice.
— On se revoit demain, à l’école, dit Trey.
Je me figeai, pensant pendant un instant que j’avais mal entendu. Mais il avait raison : demain, c’était le premier jour de classe. S’il voulait me descendre le moral, il avait réussi. À quoi bon aller à l’école puisque je savais déjà que j’allais mourir jeune ?
— À l’école…
Je fis un simple signe de main à Trey et je me retournai en direction de ma maison, prenant un raccourci dans une ruelle, pendant que Trey prenait un autre chemin. J’avais presque envie de rester là, dans cette ruelle, et vivre comme un sans-abri, juste pour ne pas risquer de faire face à mon père quand je serais arrivé. Malheureusement, à peine dix minutes plus tard, j’étais devant ma maison. La voiture de mon père était dans l’allée et les lumières dans la maison étaient allumées. Je pouvais voir ma mère et mon père assis sur le canapé par la fenêtre du salon.
Je pris une grande inspiration et avançai vers le balcon aussi lentement et subtilement qu’il était possible. Une fois arrivé à la porte d’entrée, je tournai la poignée le plus silencieusement possible, puis la refermai derrière moi et tendis l’oreille. Je n’entendais que la télévision. Souhaitant que le volume soit suffisamment haut pour couvrir le son de mes pas, je me précipitai vers les escaliers.
— Cody ?
Je m’arrêtai net, une main sur la rampe de bois et un pied sur la première marche, jurant à voix basse. Heureusement, ce n’était que ma mère, qui m’avait suivi jusqu’à l’escalier. Mon père n’avait pas l’air d’avoir envie de me voir non plus.
— Je peux savoir pourquoi, dernièrement, tu n’es presque jamais à la maison ?
— J’avais envie de profiter de mes derniers jours de vacances, dis-je en haussant les épaules.
Du coin de l’œil, je pouvais voir mon père, assis sur le canapé et fixant la télévision sans ciller.
— Je monte me coucher, je suis fatigué.
Je me retournai pour monter les escaliers, mais ma mère m’attrapa le poignet, m’empêchant d’aller plus loin.
— Dis-moi, chuchota ma mère, tellement bas que je l’entendais à peine. Qu’est-ce qui se passe, avec ton père ?
— Rien, dis-je en sentant mon cœur rater un battement. De quoi tu parles ?
Elle se retourna pour regarder vers mon père. Il n’avait pas bougé, toujours à regarder la télévision. Il ne nous regardait pas, mais qu’est-ce qui me disait qu’il ne nous écoutait pas ?
— Il est différent, chuchota ma mère. Et toi aussi.
Elle fit une pause, se retournant encore vers Girard.
— Tu te rappelles que je t’avais promis une voiture pour tes 17 ans ? Il dit que tu ne la mérites pas. Pourtant, c’est lui qui en avait eu l’idée.
Je haussai les épaules et secouant la tête, faisant comme si je ne comprenais pas. Je voulais cette voiture, mais pas au point de supplier mon père pour qu’il change d’idée. J’aimais mieux marcher, ça me suffisait.
— Une dernière question, dit-elle encore plus bas, me forçant à me pencher pour l’entendre. Est-ce que tu aurais une idée de ce qui est arrivé à son visage ?
Je cachai mes mains derrière mon dos en regardant le visage bleu et gonflé par endroits de mon père. Mes jointures étaient à peu près dans le même état, pour une mystérieuse raison…
— Des allergies ?
Ma mère secoua la tête, fixant le plancher. « Ouais, je sais ce que ça fait de ne pas connaitre les réponses… » Elle repartit dans le salon et je me retournai pour monter les escaliers et entrer dans ma chambre. Les lieux étaient dans un désordre presque perturbant, même pour moi, habituellement accoutumé à mon désordre. La dernière fois que j’étais entré ici, c’était avant que je fugue une deuxième fois, quand mes parents avaient fouillé ma chambre, je ne sais pas trop pour quelle raison… Pour trouver des informations qui dévoileraient où j’étais parti pendant ma première fugue, probablement. Sur ma commode, mon réveil indiquait dix heures et demie. Cela me rappela à l’ordre. « Il faudrait que je me repose, pour être en forme, pour demain, pour l’école. » Ce serait une bonne raison de fuguer une troisième fois. Mais mon père ne serait plus là pour le faire oublier à tout le monde. Ouais.
Je verrouillai la porte derrière moi et la bloquai avec ma chaise, simple précaution, de peur que mon père décide d’entrer pendant mon sommeil. Je me frayai un chemin jusqu’à mon lit et me couchai par-dessus les couvertures en fixant le plafond jusqu’à en avoir des hallucinations de points multicolores, m’indiquant qu’il serait peut-être temps que je cligne des yeux… Je me relevai, mis un pyjama et me préparai à me coucher pour vrai quand mon téléphone vibra. Je l’avais laissé dans un coin de mon bureau et mon cœur se contracta; c’était un message de Kelly : « J’ai une surprise pour toi, tu verras demain ». Une surprise ? J’avais beau essayer de deviner de quoi elle voulait parler, je n’en avais tout simplement aucune idée. Je répondis alors : « Quelle surprise ? », mais elle me répondit encore : « Tu verras demain. Bonne nuit ». Elle n’était pas sérieuse ? Elle voulait que je dorme en sachant qu’il y avait quelque chose qui m’attendait demain et que je n’avais aucune idée de quoi il s’agissait ? Elle était vraiment démoniaque… Maintenant, je ne pourrais plus dormir.
Chapitre 3
« Merde ! » La sonnerie de mon réveil : huit heures et demie ! Le choc passé, j’étais content d’avoir bien dormi… Je ne m’étais même pas aperçu être tombé endormi; à mon réveil, j’avais toujours mon téléphone à la main. Je n’avais pas reçu d’autre message de Kelly expliquant les précédents. Je m’attendais à n’importe quoi… Je sortis de mon lit, me changeai pour l’école et je descendis me préparer un petit-déjeuner dans la cuisine. Je me fis simplement un bol de céréales. Je ne voulais pas me mettre en retard. Trente minutes plus tard, j’étais déjà prêt à partir.
L’idée de mourir dans quelques mois me hantait. Avant de le savoir, je n’avais jamais vu l’école comme étant inutile. Mais je me demandais à quoi me serviraient mes connaissances ? Puisque je n’avais rien de mieux à faire, pour l’instant… aussi bien apprendre des trucs marrants.
Mon sac à dos accroché sur mon épaule, je marchais en direction de l’école. D’habitude, soit ma mère ou mon père me déposait à la porte, soit je prenais le bus, mais ce matin, j’avais envie de marcher… Surtout que j’avais raté le bus et que j’avais peur de me retrouver près de mon père. Heureusement, l’école n’était pas trop loin, juste une quinzaine de minutes à pied. Comme ça restait le moyen de transport le plus lent, je pourrais justifier d’arriver un peu en retard.
Donc, près de quinze minutes plus tard, j’étais arrivé à l’école, ce grand établissement du stress inutile et de la surpopulation d’ados entassés dans le même espace. En marchant dans le corridor en direction de la cafétéria, où je savais que Trey m’attendait, les gens me regardaient, me dévisageaient, pendant que je me concentrais sur mes pieds. Même s’ils avaient tous oublié ce que j’avais fait, il y a plus d’une dizaine de jours dans le restaurant Chez Marco, il n’en restait pas moins qu’il y aurait toujours une excellente raison de se retourner quand je passais. À cause de mes yeux… Je me sentis défaillir. Cette même personne, qui avait honte de croiser le regard des autres, voulait faire une fête dans quelques jours… De la folie ! L’un n’allait pas avec l’autre, de toute évidence. Je relevai la tête et je marchai plus droit. Cette fois c’était moi qui regardais les gens qui passaient près de moi, pourtant, la plupart d’entre eux ne semblaient même pas s’apercevoir de ma présence. Trop bizarre… Étais-je devenu transparent ?
J’arrivai finalement à la cafétéria et je vis presque aussitôt Trey, seul à une table, regardant nerveusement autour de lui. Quand il me vit, approchant dans sa direction, il parut soudain beaucoup moins nerveux.
— Te voilà enfin ! dit-il pendant que j’accrochais mon sac au dos de ma chaise et que je m’asseyais dessus, en face de lui.
— Je commençais à croire que tu allais manquer le premier jour ! Personne ne peut manquer le premier jour ! C’est impossible !
— Relaxe, je suis là, maintenant.
Je me retournai vers l’horloge, accrochée au mur, derrière moi. Il était neuf heures et quinze minutes.
— En avance, en plus.
— De cinq minutes, ce n’est pas être en avance. Les cours commencent plus tard aujourd’hui parce que c’est le premier jour, mais si ça avait été un jour normal, tu aurais été en retard !
Je haussai les épaules et ne répondis rien. Je savais que les premiers jours d’école, on était toujours stressé et que rien de ce que je dirais pourrait le calmer. Je regardai autour de moi pour voir le décor de la cafétéria, les murs neutres entre le beige et le caramel pâle, une cinquantaine de tables et des grappes d’élèves autour de chacune d’entre elles. Un peu plus loin, à l’une de ces tables, il y avait David, entouré d’une vingtaine de personnes, si ce n’était pas plus. Son visage était beaucoup moins pire que je l’avais imaginé, avec tout ce qu’on m’avait dit. Il y avait quand même une bonne partie de sa mâchoire qui était rouge, ainsi que son œil gauche. Il y avait même quelques points de suture, violacés, un peu plus bas sous le même œil. Les élèves étaient juste assez près pour que je puisse entendre ce qu’ils disaient :
— Qu’est-ce qui est arrivé à ton visage ? demanda une fille aux cheveux bruns qui venait tout juste d’arriver.
— Ce ne sont pas tes affaires, dit David dans un grognement.
— T’inquiète, Emma, dit un gars dont je ne connaissais pas le nom, en prenant la dénommée Emma par la taille et en l’attirant vers lui. Il ne veut le dire à personne… Il a eu un accident de voiture. C’est moins grave que ça en a l’air.
— Un accident de voiture ? s’écria Emma, une main devant la bouche. Qu’est-ce qui s’est passé ? Tu n’as rien de cassé ?
David ne répondit rien, se contentant de lancer à Emma un regard noir. Je mis une main devant ma bouche pour ne pas éclater de rire et détournai le regard vers Trey, m’attendant à le voir rire lui aussi, mais il n’en faisait rien.
— Pourquoi tu ris ? demanda-t-il.
— Tu n’écoutais pas ?
Il secoua la tête.
— Qu’est-ce qu’il y avait à écouter ?
— Laisse tomber…
Soudainement, je m’arrêtai de rire. Un détail venait de me revenir en tête. Une information possiblement importante.
— Il y a une fille qui s’appelle Julie. Tu l’as oubliée, mais elle t’avait donné son numéro. C’était il y a une semaine, à peu près. Tu n’aurais pas retrouvé un numéro dans tes poches, il y a quelques jours ?
Il me regarda avec des yeux ronds, la bouche légèrement entrouverte.
— Une fille m’a donné son numéro ? répéta-t-il comme s’il n’en croyait rien. Pourquoi ?
— Parce qu’elle te trouvait à son goût ? dis-je avec un sourire.
La peau de son visage devint aussitôt rouge comme une tomate, exactement comme quand elle lui avait donné son numéro.
— Quel est le rapport avec cette fille ? demanda-t-il, fixant ses mains sur la table.
Dans ma tête, je me rappelais ces scènes aussi clairement que si je les avais vécues hier.
— Premièrement, elle s’appelle Julie. Il y avait aussi Nicole qui avait appelé ainsi une autre fille…
J’évitais de mentionner Kelly; son nom me perturbait, du fait que la dernière fois que je l’avais vue, je l’avais embrassée. Sentant mes joues devenir rouges aussi, je continuai :
— Il y avait aussi un fantôme qui parlait d’une certaine Julie.
— Un quoi ? s’écria aussitôt Trey en relevant la tête. Un fantôme ?
— Je t’expliquerai plus tard. Est-ce que tu as encore le numéro ?
— Je ne suis pas sûr… Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire de fantôme ?
— Je t’ai déjà dit que je t’expliquerais plus tard.
Une cloche sonna, tout le monde dans la cafétéria se leva et partit vers son cours respectif, me faisant soudain réaliser que je ne savais même pas où je devais aller. J’avais oublié d’aller voir sur le babillard.
— On est dans la même classe, dit Trey comme s’il avait lu dans mes pensées. La classe de M. Frank.
Je m’arrêtai dans mon geste, à mi-chemin entre assis et debout.
— Tu es sérieux ? dis-je en ne pouvant plus contrôler mon envie de rire. Frank Einstein ?
Du coup, j’avais de bonnes raisons d’espérer qu’il avait oublié tout ce qui s’était passé il y a près d’une semaine, quand il se fit passer pour mon psychologue personnel. S’il s’en rappelait, il serait déjà évident que je ne passerais pas cette matière, sans même encore savoir ce qu’il pouvait bien enseigner.
— Qu’est-ce qui est drôle ? demanda Trey, inquiet. D’habitude, c’est moi qui ris pour rien…
Il prit son sac et je fis de même, nous mettant en route vers notre premier cours.
— Ça aussi, tu l’as oublié, soupirai-je. Mais j’espère que lui aussi, dis-je en souriant.
— Encore quelque chose que j’ai oublié, dit Trey d’une voix grave.
— Je te raconterai plus tard. Il y a trop de monde autour pour le moment.
Il hocha la tête puis entra dans une salle de classe. Je le suivis et choisis de m’asseoir à côté de lui, au fond de la pièce. En à peine deux minutes, la classe était pleine d’élèves, sauf le pupitre à ma droite qui était inoccupé. M. Frank prit les présences et je levai la main quand il prononça mon nom. Quand il prononça le nom de Trevis Ras, j’étouffai un rire en voyant la main de Trey se lever en même temps qu’il baissait sa tête. J’avais presque oublié que c’était son vrai nom…
Ensuite, il nous distribua nos codes de cadenas et nos horaires de cours, que je comparai avec celui de Trey. Nous n’avions que le français ensemble.
— T’as pris un cours d’arts visuels ? s’étonna Trey en regardant mon horaire.
— C’est toujours mieux que des maths, dis-je en haussant les épaules. Là, au moins, je peux avoir une bonne note sans avoir à écouter ce que dit le prof…
— Tu aurais dû me le dire… J’aurais pris le même cours.
— T’es nul en art.
— Détail…
— Bonjour groupe ! Pour toute cette année, je vous enseignerai donc le français, commença Frank. J’attends de vous que vous fassiez un minimum d’efforts au cours de cette année, car ce sera aussi la dernière que vous passerez dans cette école. L’an prochain, vous serez tous diplômés et à l’université, du moins je l’espère. J’espère aussi que vous garderez de bons souvenirs de votre chère école.
Toute la classe resta silencieuse. Je me sentais engourdi, avec le désir de somnoler sur mon pupitre, la tête appuyée dans le creux de ma main. « Ça y est, c’est officiel, pensai-je. Les discours recommencent… » Ce stupide M. Frank me donnait envie de m’enfuir… pire, de mourir.
Un peu plus tard, à la fin de ce cours, je sursautai quand la cloche se fit entendre, m’arrachant à mes rêveries. Je sortis de la classe, suivi par Trey, puis nous allâmes dans un corridor différent pour nous rendre à notre prochain cours.
Mon second cours fut aussi ennuyeux que le premier, avec les discours sur la motivation du professeur à nous aider à nous envoler… et mes somnolences reprirent le dessus. Je crois que j’aurais peut-être dû me coucher un peu moins tard, hier soir… Quand le prof sortit de la classe, j’eus soudain une idée. Je pris une feuille de papier et un crayon dans mon sac et je gribouillai un mot que je passai à la fille aux cheveux roux et au visage parsemé de taches de rousseur à côté de moi, juste avant que le prof revienne dans la classe. Il continua son cours sans se rendre compte des murmures qui s’amplifiaient et des regards que je sentais peser sur moi. À plusieurs reprises, j’entendis même des téléphones vibrer, mais là encore, le prof ne s’en apercevait pas. Non seulement je sentais que mon plan marchait, mais que le temps passerait vite dans cette classe, où on pourrait faire n’importe quoi sans être remarqué.
Au cours suivant, ce fut encore la même chose. Le discours, les téléphones qui vibraient et les regards dans ma direction. Contrairement à l’habitude, quand je fuyais les regards, j’étais obligé de me mordre la lèvre pour ne pas sourire. La seule différence avec le cours précédent était que la prof, qui s’appelait Christine, s’était aperçu des téléphones dès le premier message.
— Je vous donne une chance, parce que c’est le premier jour, dit Mme Christine d’un ton sévère. Mais à l’avenir, je ne tolérerai aucun téléphone portable dans cette classe.
Presque tous les élèves dans la classe firent un mouvement. Quelques-uns d’entre eux lancèrent un dernier regard dans ma direction avant de se retourner vers la prof, qui continua son cours.
— Hé.
Je me retournai, surpris. Celui qui avait parlé était un gars aux yeux trop foncés pour ses cheveux blonds et portant une minuscule barbe donnant l’impression qu’il était beaucoup trop vieux pour être là. Il était penché vers moi, comme s’il attendait que je lui réponde. Son visage était orange, tellement bronzé qu’on aurait dit qu’il venait seulement de rentrer de vacances dans un quelconque pays du sud.
— Je m’appelle Alex, continua-il. Je suis nouveau, ici. Alors c’est toi, le fameux Cody ?
Je hochai la tête, sans répondre. Qu’est-ce qu’il avait bien entendu sur moi ?
— Tes yeux sont vraiment cool, dit Alex en hochant la tête et mettant une main sur mon épaule.
Je grognai, dégageant sa main d’un mouvement d’épaule, et me retournai vers la prof qui parlait devant la classe, au même moment où trois autres élèves se retournaient vers Alex.
— Il ne faut pas lui parler de ses yeux ! chuchota un gars de l’autre côté d’Alex.
Je me retournai vers eux, qui me regardaient comme s’ils avaient peur que je fasse une crise. Me forçant à ne rien dire, je vis bien que la prof nous regardait, l’air plutôt sévère. Un peu plus tard, la cloche sonna à nouveau et je me dépêchai de sortir de la classe.
— Hé, attends-moi !
Reconnaissant la voix d’Alex, j’accélérai le pas, mais le flot d’élèves dans le corridor m’empêchait d’avancer plus vite.
— Attends, Cody, je veux juste parler !
Je sentis sa main me prendre l’épaule et je me retournai, les poings serrés.
— Quoi, qu’est-ce que tu as à me dire ? dis-je un peu fort.
Les élèves autour de nous s’éloignaient, comme s’ils craignaient qu’une bataille éclate. Sans tenir compte de ma mauvaise humeur, il continua :
— Il parait que tu veux faire une fête vendredi, alors je voulais juste te dire que ce n’est pas avec cette attitude que le monde voudra y aller. Crois-moi, je m’y connais. Si tu veux un conseil, laisse tes différences de côté et montre-leur que tu sais t’amuser.
Ce n’était pas un conseil, plutôt une évidence. Mais c’était quand même énervant d’être dévisagé pour mon physique hors-norme. Si je pouvais encore faire mon truc pour changer la couleur de mes yeux, je le ferais, mais ce serait d’autant plus étrange puisque tout le monde dans cette ville me connaissait pour cette différence. Tous savaient de quelle couleur étaient mes yeux : un œil bleu pâle et un autre de toute l’intensité que peut avoir la couleur verte dans sa version fluo.
— Je vais y penser.
Je me retournai et, en quelques pas, j’étais déjà arrivé à la cafétéria. C’était l’heure du repas et j’avais faim, mais pas nécessairement pour ce qu’il y avait ici. J’allai dans la file d’attente pour me prendre quelque chose à manger. Devant moi, il y avait au moins une cinquantaine de jeunes.
— Si tu veux, je pourrais t’aider à tout organiser, continua Alex qui avait pris place derrière moi dans la file.
— C’est comme tu veux.
— Il parait que tu veux le faire à la maison hantée. Elle n’est pas vraiment hantée, dis ?
— Bien sûr que non, sinon je ne le ferais pas là.
Il avait dit tout à l’heure qu’il était nouveau ici. Évidemment qu’il était nouveau, sinon il n’aurait jamais posé cette question. Tout le monde savait qu’elle n’était pas vraiment hantée. Ou sinon, si elle était vraiment hantée, je m’en serais aperçu, j’imagine.
— Est-ce que tu crois aux fantômes ?
« Je ne devrais pas mentir mais… Seigneur oui ! »
— Non, dis-je en levant les épaules.
Chapitre 4
De retour à la cafétéria, je rejoignis Trey, qui était arrivé quelques minutes après moi. Alex était à une autre table, supposément pour essayer de convaincre le plus de monde possible de venir à la fête. J’aurais pu lui en être reconnaissant, mais cette dernière conversation sur les fantômes m’avait rappelé un peu trop clairement la fois où, que j’y croie ou non, je m’étais fait attaquer par les vrais fantômes de Wasilla. Je préférais éviter de leur faire face si possible… Et de toute façon, qui était-il, cet Alex ?
— Est-ce que c’est vrai ? demanda Trey entre deux bouchées de son pâté chinois. Tu as vraiment lancé les invitations pour ta fête ?
Je hochai la tête, la bouche trop pleine pour parler. Une chance que j’avais faim parce que ce pâté chinois me semblait répugnant.
— C’est officiel, continua Trey d’un ton dramatique. Ça veut dire que tu vas vraiment voler de l’alcool ?
— Ouais. Et tu ne veux toujours pas le faire avec moi ?
— Je vais surement le regretter toute ma vie… Mais je vais le faire.
— Tu es sérieux ?
Toute ma mauvaise humeur s’était volatilisée d’un seul coup. Sans pouvoir faire autrement, je souriais de toutes mes dents. C’était la première fois depuis longtemps que je me sentais si joyeux. Je ne serais pas seul pour commettre un crime.
— Mais j’espère que tu es conscient de ce que tu me demandes de faire ! Et si on va en prison, non seulement ce sera entièrement ta faute et je parlerai contre toi, mais j’espère que tu utiliseras tes super-pouvoirs magiques de je-ne-sais-pas-quoi pour me sortir de là parce qu’il n’est pas question que je passe une seule nuit en prison par ta faute !
— Aucun problème, dis-je en souriant. On n’aura qu’à prendre la voiture de mon père.
— Pourquoi celle de ton père ?
— Parce que si on se fait prendre par une caméra, ils verront la voiture de mon père et ils le soupçonneront en premier. Et ça m’arrangerait bien que mon père aille en prison…
— Ouais, moi aussi…
Il avala une autre méga portion de son pâté chinois et s’étouffa à moitié avec, en regardant fixement quelque chose derrière moi.
— Tu vas bien ?
Il hocha la tête et prit une longue gorgée de son jus de pomme en respirant très fort.
— Ne te retourne surtout pas, dit-il, à bout de souffle. Mais sérieusement, je n’ai jamais vu de look vestimentaire aussi spécial ! Oh non, elle m’a vu. Ne te retourne pas ! Oh mon Dieu, elle vient vers nous.
— De quoi tu parles ? dis-je en riant à moitié.
Je me retournai, mais avant même d’avoir vu ce qui traumatisait mon ami à ce point, la main de Trey attrapa la manche de mon chandail en le tirant vers lui, me forçant à renoncer à me tourner.
— Je t’ai dit de ne pas te retourner ! Elle nous regarde !
— Qui nous regarde ?
— Ferme-la et sois naturel !
Il prit plusieurs bouchées de son repas en vitesse, manquant de peu de s’étouffer encore une fois. Me retenant pour ne pas rire de lui, je continuai de manger le mien, résistant à la tentation de regarder derrière moi. Malgré la curiosité, je ne me retournai pas et me contentai de manger mon infect pâté chinois, pendant que Trey fixait les restes de son assiette avec de grands yeux ronds en enfonçant sa fourchette surchargée jusque dans le fond de sa gorge.
— Mon Dieu, marmonna-t-il en s’étouffant encore. Mon Dieu, mon Dieu…
Mais quand il releva la tête pour regarder ce qu’il y avait juste à côté de moi, pendant que je voyais du coin de l’œil quelqu’un tirer la chaise à côté de moi, je n’eus pas le choix de me retourner. Cette fois, ce fut à mon tour de m’étouffer.
C’était une fille, portant des leggings rouges, accompagnés d’une veste noire sur une camisole beige représentant un étrange dessin moderne assez complexe. Ce qui était troublant, dans ce style vestimentaire, c’était surtout le chapeau melon rouge vif, de la même couleur que ses leggings, qu’elle portait posé sur ses cheveux blonds.
— Kelly ? parvins-je à dire après avoir repris mon souffle.
— Surprise ! répondit-elle en m’embrassant sur la joue.
Trey ouvrit grand la bouche, laissant tomber quelques morceaux de patates pilées dans son assiette.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? dis-je en faisant de mon mieux pour ignorer Trey.
— Tu n’es pas content de me voir ?
— Non, enfin je veux dire oui, je suis très content de te voir ! bredouillai-je.
Le visage de Trey prenait une étrange teinte de rouge, mais il ne bougea pas et ne dit rien. Enfin, je pouvais comprendre ce choc; moi, Cody Grant, avec une fille. Si je lui avais un peu parlé de Kelly, j’avais bien pris soin de rester le plus vague possible. Évidemment, je ne m’attendais pas à ce qu’elle débarque ici, à l’école de Macmon, alors qu’elle vivait à cinq heures d’ici, à Sapigano.
— Mais qu’est-ce que tu fais ici ? me risquai-je à nouveau. Pourquoi tu n’es pas à Sapigano ?
— J’avais hâte que tu poses la question, dit joyeusement Kelly.
Et pourtant, c’était la deuxième fois que je la posais. Apparemment, Trey aussi avait remarqué le problème : la peau de son visage devenant aussi rouge que le chapeau melon de Kelly, il s’était remis à manger avec une telle rapidité que les trois quarts de sa bouffe retombaient dans son assiette pendant qu’il s’étouffait de plus belle.
— Donc, heu…, commença timidement Kelly en regardant Trey avec une pointe d’inquiétude. Heu… Tu te rappelles quand j’essayais de t’expliquer comment je t’avais retrouvé ? J’avais dit que c’était parce que je t’avais vu dans le restaurant quand tu t’étais battu avec David… Parce que j’étais présente dans le restaurant. J’avais aussi dit que j’étais là parce que je venais seulement d’avoir une voiture et que je voulais en profiter, visiter des villes avec ma nouvelle voiture… Eh bien, il y a une petite partie de cette version qui est fausse.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? demandai-je sans comprendre.
— Il est vrai que je venais de recevoir une voiture, mais en réalité, Macmon était la seule ville que j’avais visitée… Parce que c’est ici que mon père a déménagé. Et j’ai toujours de loin préféré mon père à ma mère et je voulais déménager avec lui…
Elle me souriait de toutes ses dents, mais il y avait quelque chose de faux dans cet étrange sourire, comme si elle craignait que je n’approuve pas.
— Eh bien, c’est cool, dis-je sans vraiment savoir ce que je devais répondre. C’est vraiment bien, on pourra se voir à tous les jours !
Plus les secondes passaient et plus l’information se décidait à pénétrer mon cerveau. Kelly vivait à Macmon, maintenant. Je pourrais la voir à tous les jours. Vraiment tous les jours…
Je sentais mes joues se contracter pour former un sourire sur ma bouche, pendant que Kelly sembla se détendre, et son expression devint plus vraie. Sans prévenir, elle pressa ses lèvres contre les miennes et je sentis mon cœur tomber dans le fond de mon estomac. En face, j’entendais Trey, qui ne disait rien. Il ne parlait pas, il riait. Il riait à s’en décrocher la mâchoire, une main devant les yeux et l’autre écrasant son reste de pâté chinois avec son poing. Le baiser de ma vie prit fin sur cette diversion trop dérangeante.
— Arrête de te moquer ou je te lance ton jus de pomme au visage, dis-je en me sentant rougir.