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Copyright © 2016 Benjamin Faucon

Copyright © 2016 Éditions AdA Inc.

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Éditeur : François Doucet

Révision linguistique : Féminin pluriel

Correction d’épreuves : Nancy Coulombe, Émilie Leroux

Conception de la couverture : Mathieu C. Dandurand

Photo de la couverture : © Thinkstock

Mise en pages : Sébastien Michaud

ISBN papier 978-2-89767-602-5

ISBN PDF numérique 978-2-89767-603-2

ISBN ePub 978-2-89767-604-9

Première impression : 2016

Dépôt légal : 2016

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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Faucon, Benjamin, 1983-

Les incroyables et périlleuses aventures de Gabriel Latulippe

Sommaire : 3. Le retour du chêne vert.

Pour les jeunes de 10 ans et plus.

Également publié en formats électroniques.

ISBN 978-2-89752-602-5 (vol. 3)

I. Faucon, Benjamin, 1983- . Retour du chêne vert. II. Titre.

PS8611.A84I52 2015 jC843’.6 C2015-941170-X

PS9611.A84I52 2015

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À tous les amoureux et défenseurs de la nature.

1

Les technocrates contre-attaquent

Deux longs mois s’étaient écoulés depuis la cinglante défaite encaissée par les technocrates. La région de Broma continuait de vivre loin du joug des sbires de Rosenberg, mais la menace demeurait omniprésente.

Chaque jour, Rudy observait la carte de son empire industriel et subissait toujours le même affront : un drapeau autre que le sien figurait dans le nord de son empire industriel. Après avoir ruminé contre le sort qui s’acharnait contre lui, il retourna dans son bureau pour s’atteler à la création de nouvelles abominations mécaniques.

Ce matin-là, un tout nouveau projet l’obnubilait. Les lignes de calculs s’entassaient les unes sous les autres et de vagues croquis agrémentaient ses notes représentant des machines militaires toute plus folles les unes que les autres. Les récentes taxes avaient renfloué les caisses de l’État, et il pouvait dès à présent planifier sa vengeance. Celle-ci serait terrible et sans merci !

— Gilbert, dans mon bureau ! cria-t-il dans une corne de cuivre fixée sur un meuble de noyer.

Une trentaine de secondes plus tard, un majordome fit son entrée dans la pièce, à bout de souffle, grimaçant encore sous le coup de l’effort.

— Vous êtes en retard ! déclara Rudy d’un ton sec.

Visiblement habitué aux remarques désobligeantes de son employeur, le serviteur n’en fit pas cas et se contenta d’attendre de recevoir des ordres en se tenant aussi droit que possible. Toutefois, la fatigue provoquait d’incessants tremblements dans ses membres et faisait claquer ses dents.

— Amenez-moi maître Carsisberg.

Le visage du valet se tira subitement. Le nom du fabricant d’armes ne suscitait qu’effrois et malheurs dans l’empire. Depuis l’avènement de Rosenberg sur la plus haute marche du pouvoir, Carl Carsisberg multipliait les créations les plus farfelues, ne se souciant pas un seul instant de leur impact sur l’environnement. Toutes ces aberrations étaient bien entendu tues par les technocrates qui s’efforçaient par tous les moyens possibles d’assouvir les besoins du peuple. Jusque-là, aucun citoyen n’avait découvert le pot aux roses et le calme régnait dans l’empire.

— Ah, et avant de disparaître de ma vue, apportez-moi un quadruple espresso ! ordonna Rosenberg en poussant un soupir. Et cette fois, n’en renversez pas la moitié en chemin ! lui cria-t-il alors que le domestique quittait la pièce au pas de course.

Aucun de ses employés ne lui donnait entière satisfaction, s’il le pouvait, Rudy créerait des doubles de sa propre personne pour se faire servir, mais cette possibilité n’était pour l’instant qu’un des nombreux rêves qu’il couvait secrètement.

Il attendit en trépignant que le domestique réapparaisse en portant un plateau pour jeter un regard suspicieux sur la boisson qui lui était servie. Il observa la pellicule mousseuse qui flottait sur la surface du nectar noir et sourcilla. Ses deux narines entamèrent un ballet disgracieux, puis satisfait de l’odeur qui emplissait la pièce, il saisit la tasse et s’avança d’un pas lent vers les fenêtres.

Il s’arrêta devant les volets.

— J’attends ! se contenta-t-il de dire.

Le domestique accourut et ouvrit les fenêtres avant de s’éclipser en se faisant le plus petit possible.

Rudy inspira profondément l’air frais en affichant un large sourire, mais fut pris d’une violente quinte de toux. La tasse lui échappa des mains et le café, si épais soit-il, se répandit sur le sol.

Lorsqu’il se redressa, il fit face au fruit de ses créations : une vision apocalyptique d’un monde courant à sa perte. L’atmosphère tout entière n’était qu’un épais nuage noirâtre qui flottait au-dessus des bâtiments. Des rouages émanaient de toutes parts, tournant sur eux-mêmes en faisant résonner d’incessants cliquetis métalliques.

Quelques marchands traînaient leurs carrioles dans la rue, s’arrêtant à tous les mètres pour enlever la couche de suie qui se posait sur leurs vêtements. À leurs côtés, des technocrates tout sourire s’avançaient gaiement sur des trottinettes en bois munies d’étranges moteurs à vapeur. En les observant se déplacer en utilisant une de ses créations, Rudy retrouva le sourire et admira le paysage.

— Bon, il est temps de songer à la suite des choses ! ricana-t-il en se frottant les mains.

* * *

Carl Carsisberg flatta la barbichette blanchâtre qui pendait au bout de son menton en contemplant la silhouette nébuleuse du soleil. L’astre entamait sa descente dans le ciel qui s’assombrissait de minute en minute, non pas en raison de l’heure tardive, mais de la prolifération des mines de charbon. La houille empestait l’atmosphère, et les nombreuses cheminées crachaient d’épais nuages noirâtres qui se répandaient dans le ciel telle une brume envahissant la surface d’un lac.

Il haussa les épaules, puis regarda son pistolet d’arçon dont le canon se terminait en une trompette disproportionnée. Cet outil de la mort était l’un de ses nombreux enfants. Aussi fou qu’il l’était, il prenait un malin plaisir à regarder les armes qu’il créait comme s’il s’agissait du fruit de sa chair.

— Oh, mon petit, déclara-t-il en flattant le flanc de l’arme, son éminence Rosenberg va me gratifier de nouveaux contrats ! ricana-t-il en dévoilant un sourire carnassier.

Au même instant, le carrosse franchit les portes du palais ministériel pour s’arrêter quelques dizaines de mètres plus loin devant deux immenses portes.

Il descendit les marches en plaquant un mouchoir sur sa bouche et en gardant la visière de son haut-de-forme baissée sur ses sourcils. Il pénétra d’un pas rapide dans la résidence personnelle de Rudy Rosenberg. Celle-ci prenait des allures de château fort. Des gardes lourdement armés étaient postés à chaque intersection de corridors et toutes les allées et venues de visiteurs faisaient l’objet d’âpres et longs contrôles.

Carsisberg traversa les différents postes de garde en suscitant autant les éloges que les craintes. Sa présence en ces lieux ne présageait rien de bon, et les souvenirs de la terrible déroute subie par les forces armées des technocrates ravivaient les pires craintes chez les soldats.

Il étreignit sa carcasse courbée par le poids des années à travers de grands salons dans lesquels s’entassaient les pièces les plus prestigieuses pillées aux quatre coins du royaume. Toutes les œuvres d’art convergeaient vers les appartements privés de Rosenberg, dépouillant les différentes régions de leurs richesses culturelles. Sculptures, peintures et ouvrages anciens remplissaient chacune de ces pièces. Personne n’osait empêcher ce pillage, de peur de finir dans une des geôles de l’empire technocrate. D’ailleurs, plus personne hormis Rosenberg ne semblait porter un quelconque intérêt à l’art, ce qui lui simplifiait grandement la tâche.

Carl pénétra dans le salon du chef des technocrates sans prendre la peine de s’annoncer. Compter parmi les personnalités préférées de l’empereur industriel offrait certains avantages, et il en profitait gaiement.

— Vous m’avez demandé ? s’enquit-il en affichant un sourire tout aussi hypocrite que celui que lui rendait le politicien.

Rudy se leva de son fauteuil en cuir et se dirigea vers une table basse sur laquelle traînait une pile de feuilles. Il les remit en ordre, non sans y jeter un dernier coup d’œil, puis les tendit à son invité.

— J’aimerais que vous fabriquiez ceci pour moi, et ce, dans un délai très court. Bien entendu, votre budget est illimité ! ajouta-t-il en tendant une imposante bourse remplie de pièces d’or.

Le vieillard effectua une courbette, puis saisit le trésor qu’il fit sonner à hauteur de ses oreilles.

— Il n’y a pas de son plus doux que celui d’une bourse bien garnie, s’enthousiasma-t-il en faisant s’entrechoquer les pièces.

Il l’accrocha à sa ceinture, grimaçant sous le poids qui le rapprochait davantage du sol, puis se redressa tant bien que mal. Il s’empara du dossier et le feuilleta avidement, ponctuant sa lecture de brefs raclements de gorge.

— Magnifique… Oh, oh, diabolique… Vous ne serez pas déçu ! conclut-il en refermant le dossier.

— J’en suis certain, rétorqua Rudy Rosenberg en le saluant.

Il le regarda s’éloigner, satisfait de voir un tel entrain chez ce fidèle serviteur, puis détourna le regard vers la fenêtre. Il espérait y apercevoir un signe de vie d’un autre de ses pions dans lequel il avait placé tous ses espoirs de réussite, mais n’y vit que la noirceur de la ville.

— Ah, Sévérin, j’espère que tu ne me feras pas regretter mon choix ! ragea-t-il en quittant la pièce.

2

Les tentatives ratées de Sévérin

Sévérin avait trouvé, dans les garde-manger du chef Rodrigue Burguese, la cache parfaite. Seul le cuisinier s’aventurait dans cet endroit où les marchandises s’entassaient les unes sur les autres, permettant au traître de se soustraire aisément au regard des élèves.

Il jaillissait de cette cache la nuit venue, élaborant différents plans qui, pour l’instant, n’avaient rien donné d’autre que d’accroître sa frustration.

Une fois de plus, sa sortie de la veille avait été entravée par l’arrivée impromptue d’un Montagnard qui s’était mis aussitôt à crier à la vue des flammes. Le feu qui avait pris dans les combles avait été rapidement maîtrisé, mais Sévérin pouvait se rattacher à l’idée qu’à l’heure qu’il était, l’arrogant petit personnage subissait les foudres d’Édouard Dupont.

Il l’avait assommé avant de fuir vers les garde-manger, laissant derrière lui plusieurs bougies et un briquet qu’il avait pris le luxe de glisser dans la main du Montagnard. Quelques secondes plus tard, les cris et hurlements avaient rejoint les combles, et le personnel de l’école avait une fois de plus annihilé le fruit de son travail. Sévérin grimaça en repensant à ses déboires. Combien de temps allait-il encore devoir rester terrer tel un rat ?

Il jeta un regard désespéré autour de lui et mordit à pleines dents dans une barre chocolatée.

— Au moins, ce lieu me réserve toujours de belles découvertes ! soupira-t-il en regardant les carreaux noirs qui allaient terminer leur existence dans son gosier.

Dans ce formidable lieu de repli pour ses actions de sabotage, il s’affairait à connaître chaque recoin du petit royaume du chef, goûtant les différents aliments disposés avec soin par le cuisinier. Il pouvait se nourrir la panse à son gré, ce qui contribuait à atténuer sa déception.

Ce qui au départ ne devait être qu’une action expéditive s’avérait un long et pénible travail de sape. Rudy Rosenberg lui avait vanté la facilité de son plan, mais aucun des sabotages envisagés ne donnait le résultat escompté. Au moins, il se trouvait hors d’atteinte de l’empereur et ce fait le rassurait quelque peu pour l’instant, car ses échecs ne resteraient pas impunis.

Un panier de fruits tombant sur le sol interrompit sa pause-goûter. Des pommes rouges roulèrent sur le plancher non loin de lui, et quelques secondes plus tard, un long soupir résonna dans la pièce.

Sévérin demeura figé en reconnaissant le son des bottes du chef. Celui-ci râla en maugréant le sort qui s’acharnait sur lui.

— De si belles pommes ! Quel gâchis ! soupira-t-il en les attrapant une par une tout en observant les dégâts causés par le choc. Il ne me reste plus qu’à les réserver pour les confitures…

Il se pencha pour ramasser l’un des fruits qui avaient roulé sous une étagère et s’arrêta soudainement dans son geste. Son regard venait de croiser un trognon de poire qui brunissait sous l’effet du temps.

— Ah, bien ça, c’est nouveau ! Il ne manquait plus que ça. Ces maudits rongeurs s’en prennent maintenant à mes fruits !

Il ramassa le restant de la poire et le jeta aux poubelles. Il termina ensuite de mettre les pommes endommagées de côté, puis disparut dans sa cuisine.

Demeuré immobile dans l’ombre, Sévérin se permit enfin de soupirer. Il l’avait échappé belle, mais cet incident n’augurait rien de bon. Tôt ou tard, le chef finirait par découvrir sa présence.

Deux mois sans recevoir aucun signe de vie de Rudy Rosenberg. L’attente avait été longue et probablement suffisante pour que les technocrates rassemblent leurs forces. Sévérin fronça les sourcils, il se devait d’agir et provoquer l’arrivée de ses amis pour ainsi mettre un terme à son isolement.

Les parties de fruitball étaient à présent loin derrière lui, mais l’ancien élève de l’école se remémorait sans cesse tous ses exploits sportifs. À la demande du chef des technocrates, il avait mis sa carrière de côté pour satisfaire son désir de vengeance et servir sa patrie. Il n’avait pas oublié ce qu’il avait subi durant sa scolarité au sein de l’Académie des sciences de la nature et l’appel de Rosenberg avait suffi à le convaincre. Il croyait dur comme fer dans les idées véhiculées par les technocrates, et Rudy s’était réjoui de le compter parmi les siens. Mais la suite de cette entente n’avait rien eu d’une partie de plaisir.

Sévérin relut le mot que son chef lui avait donné, puis prit une profonde inspiration. Il lui fallait réussir sous peine de voir tous ces imbéciles d’enseignants continuer à professer leurs idées insipides sur les plantes.

Il allait attendre que la nuit tombe pour passer à l’action et cette fois, sa tentative serait couronnée de succès !

Une heure plus tard, la porte du garde-manger s’ouvrit et Rodrigue refit son apparition.

— Nom d’une pâquerette !

Cette fois, le chef tenait entre ses mains un papier froissé issu d’une tablette de chocolat que Sévérin avait caché entre deux ballots de légumes. Rodrigue regarda ensuite son étagère où s’entassaient les sucreries, puis râla longuement.

— Oh, mes maudites souris ! cria-t-il en levant les mains au ciel.

Terré dans un des recoins de la salle, Sévérin demeurait immobile, s’efforçant de retenir sa respiration. Ses yeux suivaient le moindre mouvement de l’adulte qui fouillait chaque recoin de son garde-manger, un balai à la main.

— Vous allez le regretter mes petites ! Cette fois, vous êtes allées trop loin !

L’instrument de ménage fouetta l’air, puis s’abattit sur le sol en faisant voler un nuage de poussière. Submergé par la saleté, Rodrigue toussa sévèrement en tentant de reprendre son souffle.

À cet instant, Sévérin surgit de sa cachette et fonça sur le cuisinier. Le choc fut terrible. Rodrigue s’écroula de tout son poids sur le sol et l’impact le sonna sur le coup. Ses paupières battirent tel un papillon en vol et il perdit connaissance, laissant Sévérin Lampron libre de poursuivre son plan.

Après avoir ligoté sa victime, il se fraya un chemin au-dehors du garde-manger. Quelques élèves étaient assis dans le réfectoire, trop occupés à avaler leur petit-déjeuner pour prêter attention au costaud qui longeait lentement les murs.

Les combats ayant mené à la libération de l’école étaient maintenant loin de leurs pensées. Les cours reprenaient tranquillement, Édouard se chargeant de la plupart d’entre eux.

Des amateurs de fleurs de la ville de Broma offraient également de leur temps pour partager leur passion et la transmettre aux élèves. Peu à peu, les atrocités des technocrates s’éloignaient de cette région et les bonnes vieilles habitudes de l’ancien royaume de William III reprenaient le dessus sur celles imposées par Rudy Rosenberg et ses sbires.

Sévérin se dirigea vers l’un des vestiaires de l’Académie et enfila un uniforme de jardinier. Cinq minutes plus tard, il sortit de la pièce après avoir pris soin d’enfoncer sur sa tête un chapeau de paille.

Il arpenta tous les couloirs de l’Académie et observa attentivement l’attitude des élèves et des adultes qu’il rencontrait. L’insouciance les rendait vulnérables. Un large sourire anima le visage du garçon, sa vengeance serait des plus faciles. Il lui suffisait de trouver le bon endroit et la bonne idée. Ni plus ni moins.

En songeant à cette idée, il perdit rapidement son sourire et retrouva l’humeur maussade qui était sienne depuis son premier échec.

Il se rendit ensuite dans les jardins de l’école. Les traces des différentes batailles s’effaçaient tranquillement tandis que les élèves de l’école multipliaient les plates-bandes de fleurs dans l’espoir de redonner un second souffle à l’Académie.

Les plants de tomates partageaient avec d’autres fruits et légumes de petits espaces bien entretenus tandis que les vivaces peuplaient le restant des jardins, poussant tran­quillement à l’ombre des arbres qui avaient été récemment plantés.

Le regard de Sévérin se dirigea immédiatement vers le mur d’enceinte de l’Académie. Les chemins de ronde étaient tous vides. Pas un seul gardien n’arpentait les fortifications de l’établissement, armes à la main. Les vignes commençaient même à envahir le mur d’enceinte, déployant de délicates fleurs sur les pierres endommagées par les derniers affrontements.

Comment avait-il fait pour ne pas y penser avant !

Il n’y avait pas âme qui vive. Tout comme le restant des fortifications, les grandes portes installées dans le mur demeuraient sans aucune surveillance. Personne n’avait pensé à ajouter des défenses supplémentaires, et toute la région semblait s’enfoncer progressivement dans une léthargie qui lui serait fatale.

Sévérin secoua la tête, puis se frotta les mains. Sa vengeance prenait maintenant forme dans son imagination. Il rabaissa son chapeau sur son front, cachant ses yeux de la vue des curieux qui ne manquaient pas d’observer ce garçon à la carrure imposante et pénétra dans le bâtiment principal.

Il se fraya un chemin vers les escaliers et grimpa jusqu’aux combles où une odeur de roussi emplissait encore l’atmosphère, souvenir de son échec de la veille. Arrivé devant l’échelle menant au grenier, il se retourna et observa le couloir.

Son plan fonctionnerait à merveille. Il était d’une simplicité absolue, mais comblerait autant ses attentes que celles de Rosenberg !

Au centre du grenier, une échelle en fer forgé et aux barreaux en forme de feuilles s’élevait vers le toit. Il s’en approcha lentement et écouta tout sourire le roucoulement d’un pigeon. Celui-ci était ponctué par un léger « bip-bip » à peine audible, mais le jeune garçon ne doutait pas un seul instant de la véritable nature de ce volatile. Il était resté à la place où il l’avait laissé peu de temps après son arrivée dans l’école.

Sévérin agrippa les barreaux et se hissa lentement vers le pignon qui surplombait la toiture. Quelques rayons de lumières éclairaient faiblement cet espace, dévoilant ici et là de minces toiles d’araignées qui formaient des arcs inversés entre les deux pans de la toiture.

Le pigeon voyageur se trouvait sur le garde-corps rouillé par les intempéries et demeurait immobile, malgré son arrivée.

Il prit un instant pour griffonner sur un petit bout de papier quelques mots, puis le roula dans un petit tube métallique qu’il tira de sa poche. Il claqua ensuite des doigts, et la bête le regarda de ses yeux rouges, comme si elle n’attendait que lui. Elle leva l’une de ses pattes à laquelle pendait une petite chaîne et attendit que Sévérin y accroche le tube.

Il lui flatta la tête, puis appuya sur un bouton caché sous l’aile du volatile. Le « bip-bip » reprit de plus belle, mais cette fois, ne s’interrompit pas.

Tel un engin télécommandé, le pigeon prit son envol et fila à toute vitesse en direction du sud. Sévérin Lampron soupira, le premier volet de sa mission s’achevait avec succès, et la suite serait de toute beauté !

Une sonnerie stridente retentit dans le bureau de Rudy Rosenberg. Un bruit de pas lui fit rapidement écho, puis la silhouette acérée du technocrate apparut dans l’embrasure de la porte.

Le politicien se précipita vers la fenêtre et d’un geste vif ouvrit les battants.

— Viens-là, mon petit, déclara-t-il en s’emparant du pigeon qui attendait patiemment sur le seuil de la fenêtre.

Après avoir récupéré le tube métallique qui était accroché à la patte de l’animal, Rudy Rosenberg lui redonna sa liberté, ce dernier se contenta de demeurer sur les barreaux qui bordaient le balcon, restant parmi quelques moineaux à l’aspect maladif.

Quelques secondes plus tard, alors que le vent soufflait tranquillement sur la ville de Mont-Roy, un cri soudain fit s’envoler tous les volatiles en un bruyant concert de gazouillements et de « bip-bip ».

— Enfin ! Il est temps que je prenne ma revanche ! s’écria à pleins poumons Rudy qui peinait à cacher sa joie.

La fenêtre se referma sur les sombres desseins du chef des technocrates tandis que le ciel se couvrait d’immondes masses noirâtres aussi menaçantes que l’était le plan des technocrates.

3

L’arrivée de la fin du monde

Poussé par la peur, le lièvre courrait à s’en rompre les côtes. Il ne prenait pas la peine de s’arrêter et cherchait à fuir le plus loin possible de cette soudaine apparition. Sous ses pattes, le sol remuait comme si un tremblement de terre ravageait la région ; pourtant, seule l’activité humaine était la cause d’une telle agitation.

Derrière lui, d’énormes tours de bois roulaient sur les collines verdoyantes en laissant de véritables sillons derrière leurs roues. Hautes d’une dizaine de mètres chacune, elles présentaient une série de pics pointés vers l’avant, tandis qu’une porte en fermait l’étage supérieur.

Ces engins ne constituaient qu’une des multiples attractions de la nouvelle armée de Rudy Rosenberg. Non loin de là, un canon aussi long qu’un bâtiment était tiré par un attelage de bœufs bourrés aux hormones. Son fût de bronze pesait plusieurs milliers de kilos. Sa gueule se terminait en une bouche de loup aux dents acérées. Sur son flanc, l’inscription gravée « La fin du monde » correspondait parfaitement à sa vocation.

Trônant sur un siège de métal, Rudy se donnait des airs d’empereur éternel, mais il perdit de sa grandeur en chutant à deux reprises de la plateforme alors que les roues de son char s’étaient embourbées dans les aspérités du terrain. Vociférant son mécontentement, il dut poser les pieds à terre pour permettre à ses hommes de libérer la plateforme.

La douzaine de chevaux qui la tiraient usèrent de toutes leurs forces pour désembourber le véhicule, projetant dans les airs une pluie de boue qui estompa l’allure flamboyante de la garde personnelle de l’empereur. Nouvellement constituée, celle-ci flanquait le char de Rudy en arborant un équipement des plus flamboyants. La cuirasse de ces soldats faite d’or reflétait tous les rayons du soleil. Leurs casques portaient sur leur sommet des pics rappelant la crinière d’un cheval dansant sous un vent violent. Leurs mousquets aussi longs que deux hommes montés l’un sur l’autre portaient en leur extrémité une imposante baïonnette et sur leurs boucliers une série de rubis formaient un « R ».

Tous les gens se prosternaient sur le passage de l’empereur industriel ou ils périssaient. Ce dernier cas était plutôt rare, les plus braves se comptant seulement sur les doigts d’une main.

Rudy mettait un point d’honneur à ce que tout soit parfait. Il avait été clair à ce sujet : il ne viendrait qu’une seule fois dans le nord de son « empire » et ne planifiait pas d’y revenir de sitôt. Son passage devait rester gravé à tout jamais dans les mémoires.

Sa venue en ces terres n’avait pourtant rien d’une mission diplomatique et Rudy ne perdait pas le nord. Planifiant minutieusement sa revanche, il déplaçait ses pions de façon stratégique. En avant du tintamarre causé par sa parade gargantuesque, une troupe de cavaliers se chargeait de couper court à toute tentative d’espionnage de la part de ses ennemis.

Le souvenir de son amère défaite le hantait durant chacune de ses journées, et il ne voulait surtout pas subir de nouveau un affront similaire.

Il bomba le torse et plaqua sa main sur sa poitrine, jetant un coup d’œil autour de lui avant de la glisser entre deux boutons de sa veste, de sorte à plaquer ses doigts contre son cœur.

— Je suis venu, j’ai vu et j’ai vain…

Un soubresaut le projeta hors de la plateforme et il atterrit sur les fesses au même moment où il terminait sa phrase. Rouge de colère, il se leva et pointa du doigt ses gardes.

— Et surtout, ne vous avisez pas de rire !

L’imposante troupe reprit son avancée, ravageant toutes les routes sur son passage, striant les campagnes d’abominables sillons creusés par les roues de la machinerie.

* * *

Finalement, au bout de trois jours de marche ponctués du pillage de hameaux et de champs incendiés, principalement causés par l’horrible humeur qui affligeait Rosenberg — exaspéré de se retrouver à répétition sur le sol —, l’armée des technocrates arriva en vue de Broma.

Les cloches de la ville sonnaient vainement le tocsin, appelant à l’aide. L’Académie des sciences de la nature semblait quant à elle baigner dans une douce insouciance. Endormi par sa victoire, le haut lieu d’enseignement se retrouvait rattrapé par la triste réalité qu’est une guerre.

Rudy et son armée poursuivirent leur marche, retournant le sol des collines verdoyantes lors du passage des différents chars. Vue de l’Académie, l’avancée des technocrates ressemblait à une énorme avalanche dévalant une pente en direction d’un petit village montagnard.

Pour le plus grand plaisir de Rosenberg, les premiers cris s’échappèrent de l’école. Satisfait, il leva le bras en ouvrant la main, puis fixa le regard sur sa cible. Son armée avançait toujours, mais cette fois, à un rythme plus lent. Quelques secondes s’écoulèrent, puis il referma le poing. En un bruit sourd, tous les soldats s’immobilisèrent.

Les oiseaux qui demeuraient dans les branches des arbres de l’école s’envolèrent en un groupe désordonné, symbolisant à merveille le chaos qui guettait l’Académie !

* * *

Alerté par les cris des enfants, Édouard Dupont délaissa un ouvrage consacré à l’anatomie des plantes du Monde sauvage pour courir dans le couloir.

Un vent de folie semblait souffler sur l’Académie des sciences de la nature. Des élèves détalaient dans tous les sens, suivis de près par le personnel enseignant et les bénévoles.

Il regarda de chaque côté de lui et ne vit que la peur. Les bruits venant de l’extérieur laissaient craindre le pire, comme si une émeute se déroulait dans la cour de l’école.

Lorsqu’il franchit la porte de sortie menant aux jardins, il n’eut pas besoin de plus de détails. Roupoléon, tel un fou venant de s’échapper de l’asile, chargeait un ennemi imaginaire. Ses fidèles soldats couraient dans tous les sens, cherchant leur arme, enfilant pour certains leur cotte de mailles trop grande, tandis que d’autres remplissaient à la hâte leur carquois tout en échappant la moitié de leurs flèches sur le sol.

Édouard se précipita vers le chemin de ronde où l’attendaient déjà Gabriel et Matthieu. Il gravit les marches deux par deux, puis s’arrêta brusquement sur le dernier palier de l’escalier, faisant face à une vision d’effroi. Les collines autrefois verdoyantes étaient à présent aussi noires que la nuit.

— Que tous les chênes les maudissent à tout jamais ! maugréa-t-il en serrant les dents.

Le professeur observa attentivement l’armée des technocrates et soupira en notant la présence des machines infernales. À première vue, ce n’étaient pas les tours qui l’effrayaient le plus, mais bien l’énorme canon qui pointait en direction de l’Académie. La réalité venait de les frapper de plein fouet. Leur victoire leur avait fait oublier toute logique, et ils avaient sous-estimé Rosenberg et ses technocrates. Cette erreur les rattrapait brutalement alors que leur ennemi abattait sa meilleure carte.

— Que tout le monde s’arme ! cria Gabriel en s’adressant à ses camarades de classe en levant les poings vers le ciel.

— Oui, armez-vous ! renchérit Roupoléon en utilisant toutes ses cordes vocales.

Devinant l’inévitable bataille, le Montagnard retombait dans ses travers. Ses désirs de suprématie sur un monde qui le dépassait étaient à la hauteur de son ego : soit, complètement démesurés !

Sans trop y croire, Édouard Dupont assista aux préparatifs des siens. Les enfants couraient dans tous les sens, cherchant candidement un râteau ou une pelle pour défendre les plantes qu’ils faisaient pousser dans les jardins de l’école tandis que les plus courageux -ou les plus fous- se fabriquaient des arcs de fortune, espérant guerroyer contre les technocrates.

Pierre Laroie acheva d’enfiler son armure d’écorce de bois qui était recouverte d’une mousse des plus étranges. Cette dernière était une création du nouveau professeur Jack Boistordu. Fier de sa nouvelle tenue, il s’empressa de rejoindre ses camarades et harangua ses amis du haut de la muraille.

En cet instant, tous les visages se tiraient, prenant des teintes aussi sombres que les desseins de leurs ennemis. Le professeur Dupont paraissait avoir vieilli de dix ans en l’espace d’une heure seulement. Les rides se creusaient davantage tandis que l’obscurité s’engouffrait dans tous les pores de sa peau. Gabriel et Matthieu, quant à eux, n’étaient pas plus embellis par les circonstances. Tous les soucis du royaume semblaient se résumer dans leurs expressions.

Observant avec effroi l’impuissance qui était leur en cette journée, Gabriel et ses amis assistèrent à un véritable cauchemar. À la tête d’une partie de son armée, Rosenberg s’était élancé contre la ville de Broma. Les faubourgs de la capitale du Nord se consumaient dans de monstrueuses flammes. Fuyant le brasier, les villageois quittaient leur demeure en une interminable file sous le regard amusé des soldats.

Incapables d’intervenir, Édouard et les siens assistaient à ce spectacle terrifiant, en sachant éperdument que leur tour viendrait sous peu.

* * *

Le chef Burguese ne s’était toujours pas remis de sa mésaventure dans les garde-manger. Il croyait mordicus que les souris lui avaient joué un tour et que, par le plus grand des hasards, il s’était évanoui sur le plancher. Il se trouvait encore incapable de justifier pourquoi et comment les petits rongeurs avaient réussi à le ligoter, mais sa croisade personnelle n’en était ressortie que décuplée.

Armé d’un rouleau à pâtisserie, il arpentait en long et en large les couloirs de l’école. S’arrêtant à chaque recoin, soulevant les nappes, déplaçant les meubles dans l’espoir de mettre la main sur ces supposés rongeurs, le chef ne s’accordait aucun répit.

Des hurlements le tirèrent hors de la colère qui l’aveuglait depuis plusieurs jours déjà. Il chercha autour de lui la raison d’une telle agitation, mais ne croisa âme qui vive.

Intrigué, il délaissa sa chasse aux ombres et se dirigea vers les quartiers des enseignants. De la poussière sortait d’un bureau tandis qu’une multitude d’ouvrages et de notes s’entassaient dans le couloir. Visiblement, une personne était en plein ménage et retournait de fond en comble la pièce réservée au professeur Dupont. Cette recherche s’arrêtait ponctuellement pour laisser place à des sanglots.

Le chef Burguese s’approcha lentement de l’entrée. Que se passait-il donc dans cette école ?

— Il y a quelqu’un ? demanda-t-il en s’arrêtant non loin de la porte.

Les bruits cessèrent, et seul le silence lui répondit. Ses pupilles se dilatèrent et son bras se leva dans les airs, tout prêt qu’il était à abattre le rouleau sur l’inconnu au cas où ce dernier l’attaquerait.

— Est-ce qu’il y a quelqu’un ?

Il avait beau réitérer sa question, celle-ci demeurait sans réponse. Ses idées s’éclaircirent subitement. Ce n’étaient pas les rongeurs qui pillaient son garde-manger. Il n’avait pas non plus été victime d’une agression de leur part. Non, un inconnu profitait de l’obscurité pour arpenter l’Académie !

Son emprise se resserra sur le manche du rouleau à pâtisserie. Les traits de son visage se tirèrent et son éternelle bonhomie s’effaça brusquement pour laisser la place à une figure grimaçante. Il fit un pas de plus et se prépara à bondir dans le bureau. Il prit une dernière inspiration et sauta dans l’ouverture.

Un balai s’abattit sur son crâne et il s’affala de tout son poids sur le plancher. Ses paupières battirent, telles les ailes d’un papillon sur le point de s’envoler pour finalement s’ouvrirent à la lumière de la pièce.

Il regarda la personne qui lui faisait face et devint aussi rouge qu’un coquelicot.

— C’était donc vous !

Jacqueline Beauregard dévisagea le cuisinier de l’école et demeura blême.

— Je… Je m’excuse Rodrigue, j’ai cru… Enfin, vous ne m’avez pas laissé le choix. Vous êtes entré comme un forcené.

Burguese se leva, mais sa colère ne semblait toujours pas décroître.

— Vous m’avez assommé puis séquestré ! Tout ça, pour me voler des denrées !

La femme à tout faire de l’école le regarda sans broncher.

— Quel rosier vous a piqué pour être dans cet état-là ? lui demanda-t-elle alors que le chef n’en démordait pas.

Voyant l’incompréhension de son interlocutrice, Rodrigue retrouva progressivement son calme et comprit qu’il s’agissait simplement d’un malentendu.

— Je m’excuse, déclara-t-il en baissant honteusement la tête, j’ai cru que vous étiez la source de mes problèmes, mais visiblement ce n’est pas le cas, soupira-t-il.

Il lui raconta brièvement les récents événements qui s’étaient déroulés dans les garde-manger de sa cuisine, s’attardant sur les derniers jours. Toutefois, le récit s’acheva sur un haussement d’épaules de la vieille dame.

— Des choses terribles se déroulent dans cette école et le pire est à venir ! Le professeur Dupont m’a demandé de préparer la fuite des membres de l’Académie. Cette fois, il me paraît évident que nous ne pourrons pas échapper aux technocrates !

Le soupir de Jacqueline Beauregard se perdit dans les couloirs de l’école, emportant avec lui tous les espoirs des défenseurs de l’Académie. Les jours, même les heures de celle-ci étaient comptées et plus rien ne laissait croire en un miracle.

À l’extérieur, les larmes de la princesse Héloïse ne changeaient en rien la situation. Broma disparaissait lentement en un tas de cendres s’égrenant au gré du vent. Tous les regards se tournaient vers l’ancienne ville alors que la nuit étendait lentement son voile étoilé sur la région. Le soleil disparut finalement à l’horizon, et les torches des soldats s’enflammèrent les unes après les autres, faisant écho au brasier qui consumait la cité voisine.

Un cri strident donna la chair de poule aux enfants. Quelques secondes plus tard, une détonation monstrueuse retentit et les murs d’enceinte de l’Académie des sciences de la nature remuèrent jusque dans leurs fondations, projetant de petites pierres dans les cieux tandis qu’un important nuage de poussière s’abattait sur l’école.