Je suis,tel que vous m’avez défait
Pensez la vie, la source de votre vie.
À mon Père, Emanuele
come la prima volta, Papa, je t’aime.
Je me souviens de cette lueur qui m’aveugle. Elle est scintillante, chaude, claire, éparse et très intense. Je ne comprends pas bien ce qui se passe. Je viens de passer de l’ombre à la lumière et au même moment, je me détache de cette lueur qui prend soin de m’entourer, me caresser, m’étreindre. Je ressens tout à coup une harmonie, cette lueur se diffuse, et s’estompe me laissant l’impression de plusieurs images indélébiles. Il me semble déjà connaître mon existence et les personnes qui vont la composer comme une partition qui me brûle les doigts, me rappelle de faire attention et de continuer à me battre. Ce que je viens de vivre ne sera que le commencement d’une suite d’événements. Et aucun de ces événements ne sera jamais le fruit du hasard. Cette histoire se répétera de façon inexorable. Cette ligne de vie est un rythme, des fréquences identiques à celle de la musique, enlevées, légères et parfois douloureuses. À ce moment coulent mes premières larmes. Goût d’amertume, de regrets et déjà de nostalgie. Pourquoi ne puis-je pas rester dans cette lueur protectrice ? Je me sentais bien au chaud. Mais je comprends qu’on en a décidé autrement, et que mon destin est déjà en marche.
Nous sommes le vendredi 25 mai 1962, et cette journée devrait être comme une journée familière, paisible et calme. Comment aurai-je pu savoir qu’elle serait le commencement d’une existence tourmentée, riche et inquiétante ?
Nous devons être au printemps mais le temps est presque hivernal. Les températures sont basses pour la saison. On rallume même le chauffage pour contrer les gelées de la matinée alors que l’on devrait pouvoir se promener en chemise dans les rues d’une ville provinciale, marquée d’une empreinte bourgeoise, prétentieuse et très catho. Pourtant à l’époque, tout le monde veut résider à Versailles, ville royale, ville soleil, où les familles rêvent de conserver leur lustre d’antan. Un lustre plutôt semblable à l’état délabré des pavés ayant supporté le carrosse du roi soleil, et de tant d’autres personnages illustres. Des chaussées au triste et misérable relief gris.
Tout va vite autour de moi. Je panique, bien qu’étant toujours dans cet univers familier. Je commence à me paralyser. Je tente de conserver mon équilibre en respirant cette odeur, ce liquide qui appartient à mon ancien environnement, mon lieu de vie, ma mère. Dans cet univers protecteur, je flottais légèrement, entortillé autour d’un cordon et ainsi bien arrimé, je tentais de trouver la position la plus confortable. Tout à coup, je réalise que le lien est rompu. J’en ai le souffle coupé. Je me sens abandonné. Les yeux écarquillés, je ressens un grand vide.
Après cette étrange et effrayante dégringolade dans le monde, je me retrouve dans les bras d’une femme, ma mère. Elle me serre très tendrement sur son ventre, me caresse la tête, essaie de me rassurer. Pour la première fois, j’entends un son, une exclamation, un homme me saisit et dans un murmure ému, s’exclame : « MICHEL » !
Quelques jours plus tard, alors que je suis bien protégé, lové dans une belle couverture, je prends peu à peu la mesure de la réalité, celle de l’univers où je me débats et je comprends assez vite les vicissitudes de l’existence qui va être la mienne. Un visage me devient familier, celui de mon père. Il m’emporte avec ma mère. Après le soupçon d’un abandon programmé, après la séparation de la mère et du fils, une nouvelle aventure se profile, mon chemin se fraie à travers l’affection de ceux qui sont devenus « mes parents ». Mon père c’est un peu Lino Ventura. Originaire d’Italie lui aussi, de la province de Bari dans les Pouilles, région agricole qui laissera une empreinte profonde sur ses valeurs d’homme et son mode de vie. Seul garçon d’une fratrie de quatre enfants, Emanuele, jeune homme élégant est un beau et fier cavalier sur sa jument Libellule, sa passion. Sa mère Angèle est issue de l’Italie la plus authentique, gantée de terres rugueuses et de destins absurdes. Dès mon enfance, je suis bercé sur les mélodies de nombreuses et différentes recettes ancestrales, préparées avec précaution et délicatesse par une grand-mère attentionnée, hantée par le souvenir d’un terroir lointain rugueux, âpre, mais si cher à son cœur. Je n’ai d’autre regard que pour admirer le savoir-faire culinaire de cette succulente grand-mère, que j’aime surnommer « mémère Zaccaro », je trouvais cela très certainement plus intime, plus tendre, plus rassurant peut-être. Je me laisse porter sur un concerto maggiore, par l’andante des épices, l’allegro des senteurs, le largo d’une eau bouillonnante prête à recevoir les pâtes fraîches minutieusement découpées et façonnées à l’aide de son petit pouce, mémoire d’un savoir-faire familial. Les multiples recettes s’enchaînent, et aucune essence ne parvient à échapper à mes narines qui s’ensoleillent tout au long de la journée. Toutes ces odeurs s’incrustent dans mon esprit, me transportent sur une gamme de différentes notes épicées et gourmandes, souvenirs d’une tendre enfance au cœur d’une famille italienne chaleureuse et aimante. Son père, Michel, d’une humilité sans failles et d’un courage sans limites, possède des mains d’orfèvre. La famille quitte l’Italie de Mussolini dans les années 1930 pour trouver refuge en France. Particulièrement adroit de ses mains, il est de petite taille et dégarni, courageux, c’est un homme humble et simple ; il le prouvera lors de leur immigration en direction de la France dans les années 1930, c’est la période où l’Italie se targue entre 1925 et 1945 de gouverner avec un parti unique (le parti national fasciste de Benito Mussolini). La vie n’est plus possible, le coût de la vie a augmenté de plus de 400 %.
Il n’y a pas de travail et plus d’avenir pour ses enfants. L’Italie doit maintenant et rapidement panser ses plaies, mais les enfants doivent vivre et s’assurer un avenir, et cet avenir : c’est devant ! Et la décision est prise de tenter sa chance en France.
En mal d’existence, le cœur meurtri mais visionnaire, Michel installe sa famille rue du Faubourg-Saint-Antoine, dans le 11e arrondissement. Dans un petit atelier de fond de cour, ses mains sont son gagne-pain et le bois sa ligne de mire. Il est ébéniste. Enfant, mon père est imprégné par cette modestie qui restera la marque indélébile de son caractère. Après des études aussi modestes que l’expression bleutée de ses yeux, il devient représentant dans une société de fournitures industrielles où il se sentira à son aise. Il est sérieux, bel homme, élancé, d’une élégance naturelle. Séduisant mais pudique, maladroit. Malgré son regard parfois sévère et sa voix forte, c’est un peu le Lino au grand cœur. Père exemplaire, privé de tendresse, il ne sait pas exprimer ce qu’il n’a pas connu tout en se montrant magnifiquement aimant et généreux.
Ma mère est très belle, des yeux clairs et brillants comme des émeraudes. De grandes boucles blondes encadrent son visage. Élève studieuse, elle tente le concours du conservatoire de musique ainsi que le concours d’entrée à l’Éducation nationale. Elle obtient ses diplômes mais fera un passage éclair dans l’enseignement. La musique, mais est-ce une passion ? Après quelques concerts et quelques enregistrements microsillon, elle arrête. Son désir de s’évader loin du giron familial, d’un père accaparant, égoïste, préférant la femme des autres à la sienne, l’emporte sur ses passions. À 17 ans, ma mère épouse l’employé italien de son père. Il en a trente-cinq. Une manière d’exprimer sa révolte et ses frustrations. Elle est partie « avec son slip et son soutien-gorge » aime-t-elle à dire. « Bon vent ma fille, tu n’auras rien, pars avec ton Rital ! Tu mangeras des pâtes toute ta vie » a hurlé son père ! Il a tenu parole et ne lui laissa pas un sou.
J’habite avec mes parents dans un bel appartement bourgeois du quartier Saint-Louis à Versailles. Non loin, la cathédrale construite sous le règne de Louis XV, où je fus baptisé. Ce jour-là, j’ai revu de façon étrange cette lueur qui m’accompagnait dans le cocon doré de ma mère, mais les souvenirs étaient diffus et troubles, comme si j’avais passé un coup de chiffon sur une ardoise.
À peine installé dans cet appartement du premier étage, quelle n’est pas ma surprise de constater que la place est déjà occupée par une autre locataire, ma sœur. Une petite fille brune, éveillée, belle et gracieuse, née en 1958. Je me suis aussitôt demandé comment nous allions pouvoir organiser notre cohabitation. Si je suis très à l’aise dans ce nouvel univers, je comprends qu’il n’en est pas de même pour la petite fille de 4 ans. Ma présence la contrarie. Tous les dimanches la maison se transforme en maelström de stress et d’excitation. Nous recevons la famille. Le matin, après le biberon, on me change sans m’épargner les claques sur les fesses, ces claques qui deviendront au fil du temps de plus en plus fréquentes et de plus en plus fortes. L’unique salle de bains est prise d’assaut tandis que les toilettes se trouvent encore sur le palier. Lors du repas dominical, nous sommes tous autour d’une grande table en chêne renaissance foncé bordée de lourdes chaises en cuir bordeaux. Les discussions vont bon train tandis que je suis ligoté à ma chaise avec des sangles, sans pouvoir bouger, déjà condamné à supporter l’insupportable.
Les années passent et je grandis en bonne santé. Mon père entreprend de grands chantiers afin de faire face à la famille nombreuse qu’il veut fonder. Il agrandit l’appartement en construisant une pièce donnant sur un ravissant jardin fleuri. Il colle aux murs un papier avec des personnages de Walt Disney sur un fond jaune. Il ajoute une salle de bains avec une baignoire sabot et des toilettes. C’est la chambre que je vais partager avec ma sœur.
Mon prénom, je le trouve prestigieux. Quelle fierté de le porter ! Pour moi, Saint Michel c’est celui qui a réussi à vaincre la Famille, le Travail et la Maladie. Un prénom n’est pas le fruit du hasard. En ce qui me concerne, il me correspond parfaitement. Je fus tellement ému de découvrir que mes parents m’avaient attribué, comme celui de mon grand-père, le prénom d’un arrière-grand-père paternel né à Andria, descendant d’une illustre lignée. Pourtant quelle désillusion en apprenant plus tard que ma conception n’est pas le fruit d’une intense réflexion mais celui d’un plaisir égoïste. Que je n’ai pas été conçu comme l’héritier de l’illustre lignée qui est la mienne, ce que j’ai découvert plus tard, mais le résidu d’ébats voluptueux sous un ciel estival. Consciemment ou non, j’ai senti que ma famille, idéalisée dans mon esprit d’enfant, n’allait pas être celle dont j’avais rêvé. Au fil des années pourtant, s’est imposée l’idée que j’étais bien celui que mon tendre père souhaitait que je sois. Oui j’étais bien le descendant par lui d’une noble lignée, celle de l’une des plus anciennes familles de la cité grecque de Lentini, en Sicile. Deux de ses ancêtres furent gouverneurs à la cour de la reine Bianca, fille adoptive de la République de Venise au xvie siècle qui régna sur les provinces de Venise, Gênes et Bari. Un des rares souvenirs légué par mon père avant sa mort est le blason familial, aussi précieux pour moi que le trésor des Templiers.
Cette lueur qui me guidait tout au long de mon évolution et de ma progression depuis le ventre de ma mère, cette divine lumière qui m’éblouissait n’était pas l’objet d’un aléa. J’étais bien là afin d’assurer une continuité. Je commençais à comprendre que ma vie ne serait certes pas facile mais qu’elle serait toujours bien éclairée à la condition que je suive fidèlement cette lumière. Aussi stupéfiant que cela puisse paraître, j’ai toute ma vie été guidé par des « facteurs paranormaux ». Il était clair que ma personnalité n’allait se construire qu’à travers mes sensations, mes émotions, mes intuitions, mes prémonitions. Évidemment il est encore un peu tôt pour que j’en prenne conscience. Pour l’instant, mes parents mettent un point d’honneur à m’éduquer à leur manière, mélange de rudesse et de tendresse.
Par un beau matin, sans me dire où nous allons, ma mère m’emmène dans la rue que nous remontons jusqu’à un grand immeuble. Après avoir grimpé quelques marches, nous parvenons à l’entrée d’une vaste salle fort bruyante où s’ébattent une multitude de gamins de mon âge. Je ne comprends le piège dans lequel je suis tombé que lorsqu’une jeune femme me prend dans ses bras tandis que ma mère s’éclipse en me faisant un signe de la main. Un vide sidéral s’installe en moi. On m’abandonne. Malgré mes cris, mes pleurs et ma colère, la femme me pose avec indifférence au milieu des autres bambins. Elle revient avec des jeux, ce qui finit par me calmer. À midi, c’est petits pots et biberons. Puis la sieste dans des lits de camp. Quelques bambins se mettent à brailler, alors je m’y mets aussi. Avant de sombrer dans un sommeil plein de rêves.
Plus tard, mon univers de petit garçon se déroule entre le martinet dont j’arrache au fur et à mesure les lanières et les boucles blondes de ma mère dont je ne peux détacher mon regard adorateur. Je vais seul à l’école, mon cartable à bout de bras, et ce frisson d’une liberté acquise. Douce enfance quand malgré les coups de badine qui ont remplacé le martinet chauve, le merveilleux s’étale comme un livre ouvert sur un horizon bariolé. À l’école, observant les « grands » jouer dans le total mépris des « petits » dont je fais partie, je comprends qu’un jour j’appartiendrai moi aussi à cette autre sphère et que mon univers de petit garçon disparaîtra à tout jamais. Franchir cette porte invisible entre deux mondes annoncerait la fin de mes rêves d’enfant. Privé de ce bien précieux, je serai malheureux car rien n’arrêtera cette machine infernale, cette inexorable machine, la machine du temps qui passe. Comme une faucheuse qui avance de façon régulière et rapide, et ne vous laisse pas le temps de respirer.
Rien ne pourra soulager mes peines. Mon regard change. La fraîcheur se fait sentir. Le soleil commence à se faire rare. Les oiseaux se sont tus. Il est grand temps de rentrer. Mes émotions ne sont plus les mêmes. Mes yeux ronds et lumineux se ferment, les traits de mon visage se modifient. Je viens de comprendre que je suis en train de perdre mon enfance. Je vais rentrer dans le monde des adultes, celui de leurs insolences et de leurs mensonges. C’est la fin du cocon soyeux et protecteur qui m’a donné l’illusion que la vie d’un petit homme serait un conte de fées.
Le temps du martinet est définitivement enterré, mais la badine est toujours de mise. Je suis un collégien en pleine puberté. Avec effarement, je découvre mes premiers poils. Avec consternation je regarde mon sexe se métamorphoser sans oser poser de questions à mes parents. On est loin de l’éducation sexuelle et des libertés d’aujourd’hui. Le sujet est encore tabou surtout chez un père italien, engoncé dans une éducation d’un autre âge. Me tourner vers ma mère, même si je la devine moins coincée, ne me traverse même pas l’esprit. Alors je reste en tête à tête avec cet étrange organe que je contemple le soir jusqu’au moment où ma main guidée par une pulsion instinctive, s’en empare et d’un geste logique l’astique de haut en bas et de bas en haut jusqu’à ce qu’en jaillisse une substance glaireuse associée à une sensation fugace d’extase. Une sensation exquise, relaxante, unique où je m’entends bramer tel un cerf ! En devenant un homme, je viens de découvrir un plaisir qui hantera ma vie et la détruira.
Ma chambre elle aussi se métamorphose. J’en prends de plus en plus possession. Après le papier Walt Disney, ma mère y colle un papier lavable encore plus douteux avec d’énormes coquelicots orange sur fond blanc. Les années scolaires s’enchaînent, débutant toujours de la même façon. Les tables ont changé. Adieu les pupitres inclinés en bois qu’on soulevait pour ranger les livres avec un encrier en haut à droite, une rainure pour les plumiers. Comment oublier ces chères tables qu’on gravait avec fureur de toutes sortes de messages et de dessins que la maîtresse s’évertuait à nous faire poncer chaque fin d’année. Nos tables se sont allégées et simplifiées et l’encrier a disparu avec la plume sergent major. En 1965, on écrit avec des stylos Bic. Je suis un élève sage et discipliné. Trop sage et trop discipliné. Pourtant dès mes 14 ans, ma mère prétend que je suis un mauvais élève, turbulent et désobéissant, et décide que seule la pension me calmera. Le choc est si grand que je n’en dors plus. L’idée d’être séparé de ma famille m’est insupportable. Ma mère ne jure que par les études. Il faut que ses enfants soient bien éduqués. Je doute qu’elle y soit parvenue.
À cette époque elle est encore marquée par la perte de son troisième enfant, un petit garçon nommé Jérôme. La chambre était prête, les petites brassières bleues bien pliées. J’étais tellement heureux d’avoir un frère que j’en avais parlé à tout le monde dans ma classe. Ma mère n’a pas cessé de pleurer pendant des jours. Mon pauvre père était effondré, lui qui, en bon italien, rêvait d’une famille pleine de garçons.