Guy Saint-Jean Éditeur
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© Guy Saint-Jean Éditeur inc., 2017
Édition: Isabelle Longpré
Révision: Isabelle Pauzé
Correction d’épreuves: Johanne Hamel
Conception graphique de la page couverture: Olivier Lasser
Mise en pages: Christiane Séguin
Photographie de la page couverture: Depositphotos/Alekcey
Dépôt légal — Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Bibliothèque et Archives Canada, 2017
ISBN: 978-2-89758-255-5
ISBN EPUB: 978-2-89758-256-2
ISBN PDF: 978-2-89758-257-9
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Imprimé et relié au Canada
1re impression, février 2017
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Arbre généalogique
LA FAMILLE MARTEL
Aristide – Marie-Jeanne
(1892-)(1890-)
CHAPITRE 1 À l’est de La Tuque, Lac Wayagamac, printemps 1940
CHAPITRE 2 Wayagamac, printemps 1940
CHAPITRE 3 Wayagamac, printemps 1940
CHAPITRE 4 Wayagamac, printemps 1940
CHAPITRE 5 Wayagamac, printemps 1940
CHAPITRE 6 Wayagamac, printemps 1940
CHAPITRE 7 Wayagamac, printemps 1940
CHAPITRE 8 Wayagamac, été 1940
CHAPITRE 9 Wayagamac, été 1940
CHAPITRE 10 Wayagamac, été 1940
CHAPITRE 11 Wayagamac, été 1940
CHAPITRE 12 Wayagamac, été 1940
CHAPITRE 13 Wayagamac, été 1940
CHAPITRE 14 Wayagamac, été 1940
CHAPITRE 15 Wayagamac, été 1940
CHAPITRE 16 Wayagamac, été 1940
CHAPITRE 17 Wayagamac, été 1940
CHAPITRE 18 Wayagamac, été 1940
CHAPITRE 19 Wayagamac, été 1940
CHAPITRE 20 Wayagamac, été 1940
CHAPITRE 21 Wayagamac, été 1940
CHAPITRE 22 Wayagamac, été 1940
CHAPITRE 23 Wayagamac, été 1940
CHAPITRE 24 Wayagamac, été 1940
CHAPITRE 25 Wayagamac, été 1940
CHAPITRE 26 Wayagamac, été 1940
CHAPITRE 27 Wayagamac, été 1940
CHAPITRE 28 Wayagamac, automne 1940
CHAPITRE 29 Wayagamac, automne 1940
CHAPITRE 30 Wayagamac, automne 1940
CHAPITRE 31 Wayagamac, automne 1940
CHAPITRE 32 Wayagamac, automne 1940
CHAPITRE 33 Wayagamac, automne 1940
CHAPITRE 34 Wayagamac, automne 1940
CHAPITRE 35 Wayagamac, hiver 1940-1941
CHAPITRE 36 La Tuque, hiver 1941
CHAPITRE 37 La Tuque, hiver 1941
CHAPITRE 38 La Tuque, hiver 1941
CHAPITRE 39 La Tuque, hiver 1941
CHAPITRE 40 La Tuque, hiver 1941
CHAPITRE 41 La Tuque, hiver 1941
CHAPITRE 42 La Tuque, hiver 1941
LISTE DES PERSONNAGES
CHAPITRE 1
À l’est de La Tuque, Lac Wayagamac, printemps 1940
Fabi posa ses truites sur la rive entre deux pierres. Les doigts maculés de sang, elle tira le couteau de son étui. Elle prit le plus gros poisson d’une main ferme, ventre vers le haut. Sans hésiter, elle l’éventra de l’anus jusqu’aux ouïes. La femelle était remplie d’œufs. Elle planta son poignard dans la terre et, de ses doigts recourbés, arracha les entrailles. Elle projeta l’amas d’organes dans le lac. La loutre s’en régalerait. Puis elle gratta de son ongle tout le long de la colonne vertébrale en lavant la truite à l’eau claire. Elle fit de même pour les trois autres poissons. Elle réserverait celle avec le ventre rouge et rose pour Marie-Jeanne, notre mère. Nous prendrions les deux d’égale grosseur et la plus costaude irait à notre père, Aristide, qui avait déjà entamé sa dure journée de travail.
Ma sœur se rinça les mains et enfonça ses doigts dans le lit de petites roches arrondies. Elle les fit miroiter sous la lueur du jour. Ses perles de lac. Elle ne se lassait jamais de les regarder, de les caresser, de Les déplacer. Comme le Wayagamac le faisait patiemment, jour après jour, depuis la nuit des temps.
Elle enfila les truites sur une branche d’aulne, les gueules béantes accolées l’une à l’autre. Elle trempa la brochette une dernière fois et récupéra son couteau. Déjà, elle voyait le nez rond de la presqu’île surgir de la brume. Un gros rocher noir qui entrait dans l’eau comme un dos d’hippopotame et se cassait brusquement sur une fosse profonde et sombre. Elle regarda longuement dans cette direction et s’attarda plus que de coutume. Sa chemise à carreaux battant sur son pantalon, ses cheveux bruns retenus sur la nuque par un peigne de bois, le pied posé sur un rocher comme une conquérante, ma sœur avait fière allure. Elle était une icône pour la jeune femme que j’étais et qui ne connaissait rien du monde. Puis elle se retourna et me fit un signe de la main. Je vis sur son visage que quelque chose avait changé. Mais je ne savais pas encore jusqu’à quel point.
La graisse de porc rissolait dans le poêlon de fonte. Près de l’évier, les truites enfarinées et salées attendaient côte à côte. Marie-Jeanne s’activait dans son tablier brodé. De la table aux portes d’armoires, du vaisselier jusqu’au poêle à bois, la petite femme rayonnait dans son univers favori. Elle lançait des ordres à la ronde, Fabi, pour les bûches, Héléna, pour les couverts, mais il n’y avait plus personne pour les chambres ni pour le balai. Yvonne et Francis travaillaient à la ville. Lui à la laiterie, elle comme femme de ménage chez un contremaître de l’usine de papier. Ma sœur aînée n’était plus là pour me reprendre et m’encourager. Mon frère me manquait pour ses pitreries. La ville les avait pris et ne les rendrait pas. Yvonne avait sa chambre dans la belle maison des Paterson, sur la rue des Anglais, près de l’usine. Francis dormait chez Géraldine, la sœur préférée de ma mère.
Mon père tira la porte-moustiquaire, qui se rabattit d’un claquement. Il sentait la sueur et le copeau. Une odeur qu’il transportait avec lui à toute heure du jour. Dès l’aube, il fendait les rondins avec détermination. Une corvée qui s’étirait tout l’été, l’hiver étant réservé à abattre le bois debout. Jusqu’à l’automne, il trimait comme un forçat pour remplir notre réserve et celle du club.
Il actionna la pompe de l’évier, qui obéit dans un couinement familier. Après avoir frotté ses mains rudes sur le pain de savon, il s’essuya à même sa chemise. Puis il prit sa place habituelle au bout de la table.
Marie-Jeanne rajouta une motte de graisse sur sa platée de truites. Une bonne odeur de grillade envahit la petite maison de bois. Comme à l’habitude, le déjeuner était consistant. Nos journées étaient bien remplies et nous devions les affronter le ventre plein.
— Tu dois avoir faim, mon homme, dit-elle en retournant les poissons, dont la peau dorée devenait croustillante.
— Envoyé, Marie-Jeanne. Ça presse! Faut que j’aille porter du bois au camp numéro 2. Même en me dépêchant, m’a revenir à la noirceur.
Le camp numéro 2 se trouvait tout au fond d’une baie, pas très loin du grand chalet principal que nous appelions pompeusement le pavillon. Pour s’y rendre, les gars du club avaient défriché un chemin assez large pour qu’une charrette puisse y passer. De notre maison, il y avait trois kilomètres, un ruisseau à traverser, une savane et un coteau à pic à franchir. Tout seul, mon père devrait trimer dur pour y transporter les bûches. J’espérais une invitation. Mes chances étaient minces, car Marie-Jeanne projetait de faire du pain.
Fabi entra avec une grosse brassée de bois, qu’elle déposa dans la boîte près du poêle.
— Ça sent bon icitte! Tu nous fais-tu des œufs avec ça, m’man? J’ai faim.
Mon père n’aimait pas que ma sœur se comporte de cette façon, qu’elle demande comme un homme. Il lui jeta un regard noir. Son front protubérant se couvrit de rides que soulignaient des sourcils touffus.
— Tu viens avec moé aujourd’hui. Tu vas m’aider pour le bois.
— C’est ben correct, répondit-elle, en passant sa jambe par-dessus le dossier de la chaise, comme le lui avait appris Francis.
Elle me piqua un clin d’œil et un sourire dans le même mouvement. Je restai de glace par crainte d’une remarque cassante de la part d’Aristide.
— J’les ai toutes pognées près du grand chicot. L’eau était comme un miroir, à matin. Pas de vent! J’ai croisé la barge à moteur de monsieur Brown. Son frère, Matthew, s’en allait pêcher avec trois Américains au bout du lac. J’pense qu’ils sont arrivés tard hier soir. Ils avaient pas l’air trop réveillés.
Marie-Jeanne posa sur la table un grand plat rempli de truites et de patates bouillies. Elle accompagna le tout de pain et d’une omelette, qui dépassait le rebord du poêlon de fonte. Mon père se servit le premier, suivi de Marie-Jeanne et de Fabi. Je pris la dernière en salivant. Chacun mangea avec appétit, après qu’Aristide eut brièvement remercié le Seigneur pour le déjeuner.
Pendant plusieurs minutes, nous mastiquâmes en silence. Nous n’avions pas l’habitude de tenir de longues discussions durant les repas. Le nez dans nos assiettes, nous connaissions notre chance de manger à notre faim. Même si la guerre générait des emplois à la ville, tous n’en profitaient pas. Mais il nous semblait quand même que les pires années étaient derrière nous. Ces années de misère qui avaient suivi la crise de 1929. Si seulement le conflit dans les vieux pays pouvait ne pas s’éterniser. On parlait de conscription et nous avions peur pour Francis et pour Georges, mon frère aîné. Même si le gouvernement fédéral avait promis de ne pas l’imposer, la crainte persistait. Ce ne serait pas la première fois qu’un gouvernement briserait ses promesses. Georges en serait probablement dispensé, il voyait à peine d’un œil. Pour Francis, le boute-en-train, rien ne pourrait l’éviter. On préférait ne pas y penser.
Fabi fut la première à briser le silence.
— Matthew Brown m’a offert de quoi, à matin.
— Hein! s’exclama Marie-Jeanne, surprise que le gérant de l’usine à papier interpelle sa fille.
— Ben oui, il m’a offert une job!
Mon père leva la tête et laissa retomber le squelette de son poisson dans l’assiette. Ses lèvres étaient luisantes de graisse. Il prit une gorgée de thé noir, qui descendit avec un bruit qui rappelait l’eau refluant dans la pompe quand on cessait de l’actionner. Ma mère était debout.
— Tu vas pas t’en aller travailler à’ shop toujours?
— Ben non, y veut que je sois guide pour le restant de l’été. Jos Pitre est ben malade. Il s’est pas remis de sa pneumonie de l’hiver passé. Il a été obligé de retourner à l’hôpital Saint-Joseph.
— C’est pas une job pour toé, dit mon père d’une voix autoritaire.
— Ben voyons donc, p’pa, je connais le lac comme le fond de ma poche. J’ai fait tous les portages, du p’tit Wayagamac jusqu’au lac Long. Il m’a dit que j’serais ben payée.
— On a besoin de toé icitte! Prépare-toé, on a du bois à transporter.
Fabi comprit qu’il ne servait à rien de discuter plus longtemps. Mon père était déjà près de la porte, le chapeau sur la tête.
Marie-Jeanne me fit signe de débarrasser la table. Fabi prit soin de me piquer un autre clin d’œil avant d’aller rejoindre Aristide.
Plus tard, alors que je sarclais le jardin, près du poulailler, je les entendis discuter. Mes doigts arrachaient les mauvaises herbes et enlevaient les pierres comme ma mère me l’avait montré. Je n’avais pas besoin de me concentrer, mes mains connaissaient le travail par cœur. J’enfonçais la vieille truelle dans le sol durci et je brassais les tiges pour dégager les racines. J’avais beau m’appliquer, la terre en retenait toujours un morceau, qui repousserait dans quelques jours.
— Vous comprenez rien, l’père. Je pourrais rapporter de l’argent. Une piastre par jour plus le tip. Vous l’savez que je suis travaillante. Je pourrais vous aider pareil.
— C’est pas une job pour une femme!
— Si c’est ça qui vous inquiète, j’suis pus une enfant. J’sais me défendre.
— Oublie ça, Fabi! Tu iras pas besogner pour les Brown.
— Vous travaillez ben pour eux autres, vous!
— Moé, c’est moé. J’ai une famille. Pis j’travaille pas pour la famille Brown, j’leur rends service. Mon boss, c’est la Ville!
— Ben moé, crisse, j’travaille pour personne! Pis à l’âge que j’ai, j’suis capable de décider!
— Contente-toé de charger la charrette, pis laisse-moé les décisions! J’vais aller chercher notre manger pour àmidi. Pis avise-toé pus de sacrer après moé!
Aristide sortit du hangar, sans même regarder dans ma direction. Mon cœur battait à tout rompre. C’était la première fois que j’entendais ma sœur blasphémer. Elle avait son caractère et ne se laissait pas marcher sur les pieds. Mais ses sautes d’humeur étaient plutôt silencieuses, face à mon père. Grognements, gestes d’impatience et fuite vers le lac la plupart du temps. Elle nous revenait apaisée. À quelques reprises, je l’ai suivie. Je l’ai vue marcher de long en large, parmi les trembles et les bouleaux, sur la rive du Wayagamac, au-delà de la pointe. Elle parlait aux plantes, aux rochers et au vent du large, jusqu’à laisser réduire sa colère à néant. Puis elle s’assoyait près de l’eau et libérait ses cheveux, qu’elle brossait à l’aide de son peigne de bois. J’aurais voulu la serrer dans mes bras, mais le lac s’en était déjà occupé et j’aurais eu l’impression d’être de trop.
Je me dépêchai de finir ma tâche, car l’heure du départ approchait. Fabi et Aristide avaient rempli la charrette sans échanger un seul mot. Je sarclais en y mettant tout mon cœur. Peut-être que mon père me demanderait de l’accompagner s’il voyait que j’avais bien travaillé. Je redoublai d’ardeur quand je le vis revenir avec un gros sac de toile en bandoulière. Fabi vérifiait l’attelage en caressant notre cheval. Marie-Jeanne sortit sur la galerie en s’essuyant à même son tablier. Je fis quelques pas en direction de la charrette. Aristide s’y installa droit comme un «I». Fabi comprit immédiatement mon manège.
— Veux-tu venir, la sœur? On aura pas de trop d’une autre paire de bras.
Mon père allait s’opposer lorsque la voix de Marie-Jeanne nous cria:
— Emmenez-la! Ça va y faire du bien. J’vais m’arranger toute seule avec le pain. Pis revenez pas trop tard!
J’attendis le petit coup de tête d’Aristide avant de me précipiter vers la charrette. Marie-Jeanne préférait que je les accompagne. De cette façon, il risquait moins d’y avoir de la chicane.
— Veux-tu faire un bout sur Ti-Gars? Il aime ça quand c’est toi qui le mènes.
Fabi me lisait comme un livre ouvert. Elle m’aida à grimper sur son dos. Lorsque je me retournai, je crus voir un vague sourire sur le visage de mon père. Il connaissait mon affection pour notre cheval. Quand j’étais toute petite, il me hissait sur son dos quand nous allions aux champs. À dix-neuf ans bien sonnés, j’éprouvais toujours le même plaisir.
— Hi ha! criai-je en frappant du plat de la main les côtes du cheval.
Ti-Gars se mit en marche comme si de rien n’était, alors que la charrette grinçait sous le poids de deux cordes de bois. Ma mère nous fit un signe de la main quand nous passâmes près de la galerie. Je sens encore aujourd’hui l’odeur du cheval et celle de la forêt qui montaient jusqu’à moi dans la chaleur du jour, comme une bouffée de bonheur véritable.
— Encore le nez dans tes écritures, Héléna? On commence une partie de 500. Viens-tu?
La minuscule tête de madame Lafrenière émerge de l’entrebâillement de la porte comme si rien ne la soutenait.
Héléna a envie de lui rappeler de frapper avant d’entrer, mais elle se dit qu’il est possible qu’elle n’ait rien entendu. La lecture de son manuscrit lui demande toute sa concentration, et les jointures d’Huguette Lafrenière ont autant d’impact que des bâtons d’allumette.
— Avec qui tu joues?
— Avec madame Gervais pis Roméo Lacoste.
Héléna grimace. Le vieux Lacoste l’énerve. Il tourne autour de toutes les femmes pareil à un gros bourdon écervelé prêt à brandir son dard. On le surnomme «Lagosse» et la rumeur court qu’il bande de façon respectable pour un homme de soixante-dix-huit ans.
— Pis? insiste Huguette Lafrenière dont les lunettes menacent de quitter l’étroite arête de son nez.
— Demande à madame Tremblay, elle aime ça le 500.
— Oui, mais elle sait pas jouer! Viens donc.
— Faut que je relise ça.
— Tu as toujours le nez dedans. Tu dois le savoir par cœur!
— Mais ça fait du bien à mon cœur, dit Héléna en caressant la tranche de l’épais manuscrit.
— Tu devrais te distraire un peu. Ça te changerait les idées.
Héléna décline de la tête et se concentre sur les gros flocons qui s’écrasent silencieusement contre la fenêtre de sa chambre. Un autre hiver. Son dernier. La douleur dans sa jambe est revenue plus forte qu’avant. Cette fois, elle ne va pas la combattre. Finies les radiations et la chimiothérapie. Sa vieille peau ne peut plus les supporter.
— Tête de cochon! murmure Huguette avant de refermer la porte.
Héléna reprend sa lecture là où elle l’a laissée. Au bord du Wayagamac, en ce beau mois de juin de 1940, alors que les morceaux de sa vie s’emboîtaient les uns dans les autres pour l’amener au bord du gouffre.
CHAPITRE 2
Wayagamac, printemps 1940
Mon père choisit le ruisseau des Cascades pour permettre à Ti-Gars de se reposer. Nous profiterions de cet arrêt pour entamer notre casse-croûte. Un petit pont enjambait le ruisseau, fabriqué de troncs d’arbres écorcés et de planches raboteuses. On l’avait construit au début de l’été précédent, avec l’aide de Jos Pitre, qui devait s’arrêter toutes les dix minutes pour reprendre son souffle. Ce n’était pas un pont couvert, mais il résistait aux crues printanières. Ti-Gars et son chargement de rondins l’avaient traversé sans problème.
Comme à son habitude, mon père s’installa sur une large roche aplatie tout près de la petite cascade. Il avait pris avec lui un morceau de fromage, une tomate, un bout de pain et un concombre. Fabi et moi avions la grosse part du repas et, surtout, le pot des premières fraises fraîchement cueillies de la veille. Nous boirions à même la source qui sortait de terre à quelques pas de l’étang.
Je pris place à côté de ma sœur sur le rebord du pont. Nos orteils dénudés se balançaient à deux mètres au-dessus du ruisseau. Avec le soleil qui tombait dru, on pouvait voir jusqu’au fond de l’eau. De temps à autre, l’ombre des truites se faufilait entre les pierres. Nous leur lancions de petits morceaux de pain, qu’elles gobaient en crevant la surface. J’aimais ces moments où ma sœur et moi redevenions des fillettes qui s’amusaient de choses insignifiantes. La vie prenait alors l’importance du présent. Ni passé ni futur ne venaient nous perturber. Fabi riait de bon cœur et pariait que son pain attirerait le monstre de l’étang. Après avoir épuisé nos munitions, nous dûmes admettre que le gros poisson dormait bien au fond ou qu’il préférait les insectes au pain de Marie-Jeanne.
Fabi s’étendit à plat dos sur les planches du pont et j’en fis autant. Nous devions plisser les yeux à cause du soleil au zénith. J’en profitai pour satisfaire ma curiosité.
— C’est vrai qu’on t’a demandé pour être guide?
— Tu sais que j’suis pas menteuse, Héléna. C’est arrivé comme je l’ai dit.
— Tu vas accepter?
Ma sœur releva la tête pour jeter un œil du côté de mon père. Il semblait somnoler, à l’ombre, sur sa roche.
— J’aimerais ça. Je me vois bien diriger les Américains. Leur dire: «Come here. Big fish under the boat.» Pis les regarder s’essayer avec leurs belles cannes à pêche, pendant que moé, je leur sortirais une truite de trois livres avec mon bambou. Juste leur voir la face, ça vaudrait ma paye!
Je ris de ses mimiques, de sa bouche qui se tordait pour prononcer les mots anglais que je comprenais à moitié, de ses yeux qui louchaient pour exprimer le dépit des Américains. Ma sœur était mon idole, celle à qui je voulais ressembler plus tard. Une femme déterminée, libre de penser ce que bon lui semble, capable d’abattre un arbre à la hache et de me serrer dans ses bras avec tendresse pour me consoler. Une femme belle comme une actrice de cinéma, au corps ferme, aux cuisses assez solides pour supporter des charges d’homme dans les portages montagneux. Avec elle, je me sentais toujours en sécurité.
Elle me chatouilla les côtes pour me faire rire encore plus. Je brandis le pot de fraises pour demander grâce. Elle s’en empara et dévissa le couvercle. Puis elle fit rouler les fruits mûrs dans sa bouche en mimant le vainqueur qui se réserve la part du lion. Rapidement, ses lèvres se tachèrent de rouge et je me dépêchai d’en faire autant. Notre père revint et s’installa sur le devant de la charrette.
— C’est pas le temps de jouer. On a de l’ouvrage à faire!
Fabi arrondit les yeux et fronça les sourcils. Je faillis régurgiter mes fraises tellement j’avais le fou rire. Je remontai sur le dos de Ti-Gars et ma sœur s’assit toute sérieuse près de mon père. Nous reprîmes la route sous un soleil pesant.
À partir de là, le chemin devenait cahoteux. De grosses roches affleuraient du sol et soulevaient dangereusement la charrette. Ti-Gars obéissait aux ordres d’Aristide. Il tirait son chargement en évitant le pire. Je m’accrochais à sa crinière et l’encourageais avec des bons mots. Il fallut quand même s’arrêter à quelques reprises pour ramasser les bûches que le tangage propulsait hors de la charrette.
Au milieu de l’après-midi, nous avions atteint l’entrée de la baie, là où le chemin bifurque sur le cap de roche avant de redescendre vers le camp numéro 2. Après avoir franchi la côte, mon père permit à Ti-Gars de se reposer un peu. Juchés sur le promontoire, nous avions une vue imprenable sur le lac Wayagamac. Nous savions notre chance d’habiter dans un tel endroit. La plupart des Canadiens français de l’époque n’avaient pas accès aux clubs de chasse et pêche. Ces territoires étaient la propriété des gens bien nantis. Seuls les médecins, les avocats, les notaires, les commerçants en avaient les moyens, sans compter les riches Américains. Ils s’invitaient entre eux et profitaient de nos richesses les plus belles.
Je savais qu’en ce moment même, mon père avait de telles pensées en allumant sa pipe. Le regard sur la montagne, il jonglait à l’injustice, à l’avenir, à sa famille, à ses enfants qui semblaient l’abandonner un à un, attirés par la ville. Il prenait la pose sévère qu’ont les statues pour les passants. Un regard insistant et lourd de sens.
Alors que nous étions perdus dans notre contemplation, aucun de nous trois ne vit la bête qui s’avançait sur le chemin. Ti-Gars fut le premier à réagir. D’un puissant hennissement, il se cabra d’un coup. Surprise, je fus projetée sur le sol. Aristide se leva en tirant sur les rênes. Le cheval recula, effrayé devant l’ours noir qui se dressait en grognant. Mon père criait des ordres que Ti-Gars ignorait. J’entendis un craquement et la roue arrière de la charrette se coucha sur le sol. Elle venait de quitter le chemin et le poids du chargement avait fracassé l’essieu. Les bûches roulèrent dans le fossé. Aristide perdit l’équilibre et s’affala sur son banc. Fabi sauta près du cheval et s’empara du licou. Elle le calma, alors que l’ours s’en retournait en quelques bonds dans la forêt, apeuré par le vacarme du bris.
Je restai étendue en fixant les marques de sabots qui s’enfonçaient à quelques pouces de ma jambe. Il s’en était fallu de peu que Ti-Gars me piétine. Je me mis à pleurer en même temps que mon père lançait un chapelet de jurons. Il termina en levant le poing vers la forêt.
— M’as te faire la peau, mon tabarnak!
Puis il vint me relever avec des gestes nerveux. Constatant que je n’avais rien de grave, il retourna examiner la charrette. Quand Fabi fut certaine que Ti-Gars était calmé, elle me serra contre elle.
— Ça a passé proche, la sœur. Mais c’est fini, là.
Elle m’embrassa sur la tête et sur le front. Je sentais la sueur qui émanait de son corps et cette odeur puissante me réconfortait.
— Maudit ours! ragea mon père. Faut vider la charrette. Commencez! Moé, j’vais aller jusqu’au camp, voir s’il y aurait pas de quoi réparer. L’ours reviendra pas. Y’é trop chieux!
Aristide s’élança d’un pas décidé. Il fulminait à cause de ce contretemps. Il devrait travailler deux fois plus fort pour le même prix. Je le vis s’éloigner avec appréhension. L’ours pouvait décider de revenir malgré la certitude de mon père. Me voyant inquiète, Fabi entonna une chanson d’une voix forte. La mienne sortait de ma gorge en s’éraillant. De temps à autre, ma sœur frappait le rebord de la charrette avec une bûche pour faire du bruit. Ti-Gars renâclait, mais ne bougeait pas d’un poil. L’ampleur de la besogne à accomplir finit par diluer nos craintes.
Quand il revint, nous avions presque terminé notre tâche. Les bûches formaient un gros tas sur le côté du chemin. Aristide posa sur le sol une longue tige de métal.
— J’l’ai pris sur une vieille «réguine». Ça devrait faire l’affaire.
Il s’échina pendant une bonne heure, avec l’aide de Fabi, à monter le nouvel essieu. Lorsque la roue fut fixée, le soleil descendait derrière les montagnes et la forêt s’allumait d’un dernier éclat avant la brunante. Les brûlots et les maringouins sortaient des fourrés en bataillons serrés et s’en donnaient à cœur joie. Nous n’avions pas besoin d’autre motivation pour nous activer.
Lorsque nous arrivâmes finalement au camp numéro 2, j’avais les mains pleines d’ampoules. Je les tenais contre ma jupe sans oser me plaindre. Aristide avança le plus près possible de l’abri rustique où le bois était entreposé. Il s’agissait maintenant de le corder avant que la noirceur ne tombe. La première bûche m’échappa des mains et faillit m’écraser le pied.
— Va au camp, Héléna. T’en as assez fait, déclara mon père en empilant plusieurs morceaux de bois sur son bras replié.
Ma sœur me fit signe d’obéir en m’offrant un sourire fatigué. Je pilai sur mon orgueil et entrai dans le chalet. L’ours y était venu avant moi. La porte était défoncée et des débris jonchaient le plancher. L’animal avait fracassé au passage une chaise, un pot de chambre en céramique et une lampe à l’huile. Rien pour me rassurer. Je restai sur la galerie. Je voyais la baie qui avait l’air d’une toile d’artiste. Les derniers rayons du soleil en réchauffaient les couleurs. Au bout du quai, des libellules tourbillonnaient en rasant la surface de l’eau de leurs ailes transparentes. Seul le bruit des bûches qu’on empile venait briser le chant des ouaouarons et des engoulevents bois-pourri. J’entrepris d’enlever mes échardes une à une. J’en étais à ma troisième quand j’aperçus autant de canots qui s’avançaient sur le lac.
Dans chacun pagayaient deux hommes vêtus de chemises à carreaux. Sans éclat, ils posèrent leur attirail sur les planches du quai. Le plus grand se mit à marcher dans ma direction. Je me dépêchai de rejoindre mon père et ma sœur. J’entendis un juron dans mon dos.
— Goddam!
Aristide continua son ouvrage, même quand le jeune homme apparut au coin du camp. Il souleva son chapeau d’un geste galant qui me fit sourire.
— Mesdames. Aristide. Avec tout ça, on manquera pas de bois cet hiver.
— J’en apporte deux cordes. En plus de celles qui restaient, ça va en faire quatre.
— C’est bien. Je vous réglerai ça avec une bouteille de gin, pis une couple de boîtes de chocolat pour votre femme. Je viens de constater qu’on a eu de la visite.
— L’ours noir. Toujours le même. On l’a vu en haut de la côte. Not’ cheval s’est emballé. Je vous ai pris un essieu pour remplacer le nôtre.
— Il y a pas de mal. Je demanderai au gardien d’en installer un autre.
Le jeune homme parlait tout en jetant des regards à la dérobée en direction de Fabi. Celle-ci feignait de l’ignorer, mais je voyais bien dans sa démarche qu’elle n’était pas indifférente. Elle balançait la croupe avec un brin de souplesse qu’elle n’avait pas en temps normal. Il enleva son chapeau et frotta ses cheveux comme pour en casser la fatigue accumulée sur le lac. Pas de doute, il était bel homme.
— Vous êtes passés par le camp principal? demanda-t-il à Aristide.
— On est venus direct.
— Je crois que mon frère, Allen, aurait aimé vous parler.
— Il sait où me trouver.
Ses yeux couleur noisette semblèrent évaluer l’attitude de cet homme robuste qui répondait sans même le regarder. Je compris qu’il était Matthew, le plus jeune des fils Brown. C’était la première fois que j’avais l’occasion de le voir de près. Nous traitions d’habitude avec un employé du club. Il remit son chapeau bien en place sur sa tête. Il jeta un œil en direction de ses compagnons. Mon père continuait à transporter le bois sans plus lui manifester d’intérêt. L’autre poursuivit.
— C’était pas fameux pour la pêche aujourd’hui. Mes amis des States sont un peu déçus. Avec Jos Pitre, on revenait rarement les mains vides. Vous saviez qu’il était à l’hôpital?
— Ouais.
— Ça va nous prendre quelqu’un pour le remplacer. C’est de ça que mon frère voulait vous parler.
— Y’a sûrement quelqu’un à La Tuque pour faire la job, dit Aristide en poursuivant son va-et-vient entre la charrette et l’abri.
— Il faut connaître le club.
— Wow! What’s this?
Les autres pêcheurs venaient de découvrir les dégâts dans le chalet. Matthew Brown parut contrarié. Il leur cria quelque chose en anglais.
— Écoutez, Aristide. Nous avons rapidement besoin d’un nouveau guide. Un bon. Peu importe les… différends entre mon frère et monsieur le maire.
Cette fois, Aristide suspendit ses gestes durant un instant. Une réponse muette à la dernière remarque du jeune Brown.
À cette époque, je ne connaissais pas l’enjeu dont il était question. Je ne savais pas les liens qui unissaient la Ville aux propriétaires de l’usine. J’avais bien vu les ouvriers, arrivés par le chemin de fer, travailler à la réfection et à la solidification de la dam et de l’aqueduc qui alimentait en eau potable toute la ville de La Tuque, y compris l’usine de pâtes et papiers. Mais je ne savais pas que la Brown Corporation en avait financé plus de quatre-vingts pour cent. L’usine avait besoin d’une eau pure pour obtenir une pâte plus blanche et de meilleure qualité. Puisée dans les profondeurs du lac Wayagamac, elle était parfaite. Supérieure à celle du lac Parker, situé sur l’autre rive de la rivière Saint-Maurice et qui avait servi d’approvisionnement pendant des années. Bien entendu, les propriétaires se réservèrent des droits, dont celui de décider si une nouvelle usine pouvait s’alimenter à l’aqueduc et aussi en tirer des redevances, sous forme d’exemption de taxe, pour une période de vingt ans. Plusieurs avaient crié au scandale. Le maire de la ville prétendait que son prédécesseur avait bradé une ressource naturelle au profit d’une compagnie privée. L’affaire se discutait sur la scène provinciale, où le député élu du parti de Maurice Duplessis défendait l’entente et le libéral d’Adélard Godbout la vilipendait sur la place publique. Comme les politiciens en étaient à mi-mandat, les frictions entre le maire et le directeur de l’usine augmentaient.
Mon père se retrouvait entre l’arbre et l’écorce. D’un côté, la Ville était son employeur et de l’autre, la Brown Corporation possédait la majorité des parts du club de chasse et pêche. Une entente verbale avait été négociée pour qu’il puisse effectuer certaines tâches pour le club, moyennant un abonnement gratuit pour le maire et ses conseillers, et la permission pour les membres de notre famille de profiter du territoire.
Avec le temps, j’ai recollé tous ces morceaux de l’histoire et bien d’autres. Mais à ce moment-là, près du camp numéro 2, je ne pouvais pas décoder les dessous de cet échange entre mon père et Matthew Brown.
Quand tout le bois fut cordé, Aristide nous ramena à la maison. Marie-Jeanne nous attendait, debout sur la galerie. Elle s’essuyait nerveusement les mains sur son tablier. Elle n’eut pas besoin de rien dire tellement ses yeux étaient brillants d’inquiétude.
Héléna repose son manuscrit sur ses genoux. À son âge, ses yeux se fatiguent vite, ils sont à l’avenant du reste: usés, sans espoir de rémission. Janvier est à la fenêtre avec son froid et ses flocons que le vent mélange en leur donnant des trajectoires loufoques. Elle met un temps à les faire entrer dans sa tête, tellement elle ne voit que le pont avec Fabi étendue sur le dos, riant sans retenue, et les truites qui nagent dans le ruisseau. Elle aime ce passage. Comment réussir à lui rendre la vie par les mots? Ils n’auront toujours que la seule dimension du papier qui les porte. Le temps ne se rattrape pas. Ses mains ravinées en sont la preuve.
On frappe à la porte. C’est la préposée. Avant qu’elle n’ouvre, elle l’a reconnue par le cognement. Chacun dans cette bâtisse a le sien qui lui est propre: le doigté anémique de madame Lafrenière, la mitraillette de madame Tremblay, le coup de gong de monsieur Lacoste, le pianotage de la directrice, le tocsin des visiteurs et le discret tapotement des préposées.
— Vous avez sonné? demande la jeune Colombienne d’un sourire fatigué.
Bien sûr, sinon pourquoi serait-elle là? Héléna a toujours l’impression de la déranger.
— C’est pour la bassine.
Le visage se ferme devant la corvée d’excrément à effectuer. Humiliation pour Héléna, qui devra accepter la main étrangère pour le nettoyage entre les fesses. Maudit soit ce cancer qui lui ronge le tibia. Depuis l’interdiction de marcher, elle est devenue un poids mort. Pire, un poids vivant que l’on tripote pour le moindre déplacement.
— On annonce plusieurs centimètres de neige, dit la préposée sans enthousiasme.
— Vite! Trouvez-moé des raquettes.
— Avez-vous écouté les nouvelles? On commence le procès de «Mom» Boucher.
— C’est qui madame Boucher?
— C’est pas une femme, c’est le chef des motards. Les Hell’s Angels. Maurice «Mom» Boucher. Ça fait du bien quand on pogne un criminel. Il y en a assez qui courent les rues!
— C’est sans compter ceux qui sont pas capables de courir, marmonne Héléna.
— Vous dites?
— Rien. Je suis pas beaucoup l’actualité.
— Je le sais, vous êtes toujours en train de lire.
D’un sourire narquois, l’employée prend le manuscrit et le dépose sur la table de chevet. Puis elle manœuvre le lit d’hôpital. Avec des gestes mécaniques, elle place la bassine au bon endroit. Héléna grimace à plusieurs reprises. Faire une selle dans cette position relève d’un exploit de contorsionniste.
— Voilà, ça devrait aller. Je reviens dans dix minutes. C’est OK?
— Est-ce que j’ai le choix?
— Je dois m’occuper de madame Veillette. Elle a sonné. Vous voulez vot’ livre?
Héléna acquiesce. Elle reprend le manuscrit dont elle n’arrive plus à se séparer. Il fut un temps où elle pouvait l’oublier dans son tiroir pendant des jours, voire des semaines. À présent que l’échéance approche, elle sent le besoin de s’accrocher à sa vie. Cette liasse de feuilles est la seule façon de sortir de cet endroit et de se libérer d’un poids qu’elle porte depuis trop longtemps.
— C’est votre biographie qu’il y a là-dedans?
— Madame Veillette vous attend.
CHAPITRE 3
Wayagamac, printemps 1940
Le lendemain était jour d’entretien de la dam. Une fois par mois, mon père s’assurait que l’entrée de la prise d’eau était bien en place au fond du Wayagamac. Puis, une fois la semaine, Aristide répétait les opérations destinées à nettoyer les débris qui s’accumulaient entre les grilles du barrage fait de bois et de ciment.
Comme d’habitude, je me dépêchai d’aider Marie-Jeanne pour le ménage et je courus observer mon père. Je trouvais le moment solennel. Un peu comme le bedeau qui sonne les cloches pour tous les fidèles du village. Sauf qu’en lieu et place du câble, il tirait sur une grosse chaîne suspendue à un système de poulies qui réduisait le débit du cours d’eau. Puis, à l’aide d’un râteau en bois, il grattait le métal du grillage pour y enlever ce qui l’obstruait: branchages, algues, poissons morts, troncs d’arbres, bouteilles de bière ou autres surprises provenant des activités des membres du club. Là était mon plaisir. Les divertissements étaient rares. C’était comme visiter une épave et y découvrir des trésors. Les meilleurs étaient exposés au fond de son hangar. Une chaise tressée de babiche qu’Aristide avait réparée et placée dans un coin, un chapeau melon accroché à un clou et jamais utilisé, un panier en rotin avec quelques agrès de pêche rouillés, des rames alignées contre le mur, un foulard, un gant et un vieux pantalon, que Marie-Jeanne regardait toujours en se signant comme s’ils avaient appartenu à un noyé. Mais la plupart du temps, ce n’étaient que des débris quelconques. Puis il vérifiait l’état du barrage et ajustait le débit selon le niveau d’eau du lac. Je l’accompagnais parfois lorsqu’il descendait le long du ruisseau pour inspecter le tuyau de l’aqueduc, là où il sortait de terre à plusieurs endroits. En réalité, ce que nous appelions ruisseau avait des allures de petite rivière. Les cascades aboutissaient à de grands étangs, parfois larges de plus de quinze mètres, où l’eau claire tourbillonnait avant de reprendre son élan à travers les rochers. Ces cuvettes abritaient de grosses truites rusées que seule ma mère réussissait à appâter. Les crues printanières en renouvelaient la population.
Le travail de mon père était répétitif, monotone et sans véritable éclat. En cinq années, il n’avait rapporté que deux fuites insignifiantes. Qu’importe, c’était pour moi un divertissement qui était bienvenu dans notre coin de pays qu’on disait «reculé par le tonnerre». Et en fait de divertissement, j’allais être servie ce matin-là.
Allen Brown s’avançait d’un bon pas vers le barrage. Il était rond et trapu, mais d’une agilité surprenante. Il venait de temps à autre jusqu’à la dam pour prendre une marche. Parfois, il échangeait quelques mots avec mon père. Des banalités sur le temps ou un rappel pour des travaux à effectuer. Jamais de longues conversations. Aristide gardait ses distances.
Je le vis s’approcher et s’accouder au garde-fou pour observer mon père. Il posa une canne avec son moulinet, debout en équilibre près de lui. J’étais étonnée, jamais je ne l’avais vu pêcher sur la dam.
— Hey, Aristide!
Mon père sursauta. Il était descendu près du grillage pour y enlever une branche rebelle. Le bruit de l’eau l’avait empêché d’entendre l’arrivée de l’aîné des Brown. Il fit un signe de tête et s’escrima quelques instants pour dégager la branche de bouleau. Il la remonta et la jeta sur le passage qui surplombait le barrage.
— Goodjob, Aristide!
Mon père ne manifesta aucune émotion devant ce compliment. Il attendait de connaître la vraie raison de sa visite.
— Ah! Je vous ai apporté une canne à pêche. Un invité nous l’a laissée en cadeau. J’ai pensé que votre femme s’en servirait. On la voit souvent à la pointe du gros rocher, là où c’est profond. Elle est patiente.
Il s’exprimait avec un accent à peine perceptible et ponctuait ses fins de phrases d’un large sourire. Je reluquais la canne avec envie. Le moulinet scintillait au soleil. Il y avait même une petite cuillère dorée installée à l’extrémité du fil.
— Vous êtes venu pour ça? demanda Aristide d’un ton indifférent.
— Pour autre chose aussi. Vous savez que ce pauvre Jos Pitre est retombé malade?
— On parle juste de ça par icitte.
— Il nous était bien utile. C’est un bon guide. Il connaît le lac par cœur, les migrations des truites, les frayères. Avec lui, on était sûrs d’en prendre tous les jours. Je veux dire, de belles grosses, bien entendu.
Mon père avait toujours l’air indifférent de celui qui n’a que faire de tous les poissons du monde entier. Il s’approcha de la grosse chaîne pour replacer la grille. Allen Brown ne perdit rien de la manœuvre, comme s’il assistait à un spectacle unique en son genre.
Fabi choisit ce moment pour apparaître sur le sentier du ruisseau, situé entre le barrage et la voie ferrée qui longeait la montagne à moins d’un demi-kilomètre. Elle portait une lourde pierre en forme de demi-lune. Même à cette distance, on pouvait voir la rondeur de ses biceps tendus sous l’effort. Brown l’aperçut avant Aristide et son sourire s’élargit.
— Nous avons pensé à Fabi, Aristide. C’est Jos Pitre lui-même qui nous l’a recommandée.
— C’est pas une job pour une femme.
— Votre fille est pas quelqu’un… d’ordinaire.
Mon père allait répliquer, mais ma sœur s’interposa.
— Es-tu assez grosse, le père?
— Mets-la icitte. Ça devrait être assez pour accoter la grille au fond.
Brown souleva son chapeau pour saluer Fabi. Il ne manqua pas cette chance de s’adresser aux deux en même temps.
— Vous savez, Aristide, que Fabi sera bien payée. Je lui offre un essai. Si ça lui plaît pas, on en parle plus. J’attends des invités de marque au club, en fin de semaine. De ceux qui aiment seulement le gros poisson. Vous verrez, il lui restera suffisamment de temps pour vous aider.
— C’est d’accord! lança Fabi, emballée par la proposition.
Mon père lui jeta un regard de fond d’enfer. Ses doigts continuaient de ficeler la roche à l’aide d’une corde. Il savait qu’il ne pourrait empêcher Fabi de faire à sa tête. Pas plus qu’il n’avait pu s’opposer à Francis et Yvonne avant elle. Il ne voyait dans ces départs que l’ingratitude de ses enfants. Comme s’il pouvait les garder sous sa coupe toute leur vie, à trimer, à s’échiner pour maintenir son univers familial. Allen Brown sentit que sa cause était gagnée.
— Voilà qui est parlé, mademoiselle Fabi! Je vous attends samedi matin, à l’aube, devant le grand chalet. Je compte sur vous pour nous dénicher le plus gros monstre du lac. Une belle prise bien colorée. Monsieur Duplessis veut se donner un avant-goût des prochaines élections… en mettant du rouge au bout de sa ligne! Je vous laisse le bonjour. Ah! Aristide, si vous voyez monsieur le maire, saluez-le de ma part.
Mon père fixait le sol comme si on venait de lui annoncer la pire des catastrophes. Fabi serra la main de son nouveau patron d’un geste mécanique. Elle aussi semblait troublée par ce monsieur Duplessis dont j’avais déjà vaguement entendu le nom. Brown se contenta de toucher le rebord de son chapeau pour saluer mon père. Je le vis s’éloigner d’un pas léger, alors qu’Aristide attachait la pesée au montant de la grille.
Fabi me prit par l’épaule et m’entraîna vers la maison. Derrière nous, un chapelet de jurons se mêla au bruit de l’eau.
— Et voilà! Vous voulez autre chose? demande la Colombienne en jetant un coup d’œil à sa montre.
Oui. Héléna a besoin que sa sœur la prenne par l’épaule. Elle a envie de sentir les cailloux sous ses chaussures. D’entendre le bruit du ruisseau. De voir la maison recouverte de bardeaux avec la fumée qui sort de la cheminée. De respirer l’odeur de la forêt et du lac. D’entendre le train qui hurle en contournant la montagne. De savoir que Ti-Gars piaffe à l’écurie et que les poules caquettent au poulailler. De passer près du jardin où rougissent les tomates, s’allongent les concombres et fleurissent les pensées que sa mère adorait. Héléna aurait besoin de tout ça, mais tout ça n’est plus que de l’encre sur du papier.
— Non, ça va aller. Merci.
CHAPITRE 4
Wayagamac, printemps 1940
Le soir même, sitôt le souper terminé, Fabi offrit à Marie-Jeanne de la conduire jusqu’au dos d’hippopotame.
— Y’a pas de vent à soir. J’vais vous ramer ça dans l’temps de le dire. Embarques-tu, Héléna?
Je n’ai jamais refusé une partie de pêche. Surtout que la canne de monsieur Brown nous attendait sur la galerie depuis que mon père l’y avait posée. Je savais que l’envie de la jeter lui était passée par la tête. Mais quand on n’est pas riches, on ne crache pas sur ce qui nous tombe du ciel. C’était une seconde nature pour lui de ramasser la moindre bricole qu’il trouvait sur son chemin. Ma seule certitude était qu’il n’utiliserait jamais cette canne.
Comme toujours, Marie-Jeanne questionna Fabi sur l’humeur du lac. Elle craignait l’eau et ne s’y aventurait que lorsque le Wayagamac était calme comme un miroir. De toute façon, elle prétendait que le poisson détestait la houle et refusait de mordre. Personne ne la contredisait, car elle était une pêcheuse féroce, dont la patience venait à bout de la truite la plus récalcitrante.