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Tome I – L’œil de crapaud

Brigitte Aubé

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Tome I – L’œil de crapaud

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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Aubé, Brigitte, 1962-

Le secret de la pomme d’or

Sommaire : tome I. L’œil de crapaud.

Pour enfants de 8 ans et plus.

ISBN 978-2-89571-244-2 (vol. 1)

I. Aubé, Brigitte, 1962- . Œil de crapaud. II. Titre.

PS8601.U22S42 2017jC843’.6C2016-942554-1

PS9601.U22S42 2017

Révision :

Sébastien Finance et Thérèse Trudel

Infographie :

Marie-Eve Guillot

Éditeurs :

Les Éditions Véritas Québec

2555, av. Havre-des-Îles

Suite 315

Laval, Québec

H7W 4R4

450-687-3826

Site Web :

www.editionsveritasquebec.com

© Copyright :

Brigitte Aubé (2017)

Dépôt légal :

Bibliothèque et Archives nationales du Québec

Bibliothèque et Archives Canada

ISBN :

978-2-89571-244-2 version imprimée

978-2-89571-245-9 version numérique

Ce livre est dédié
à ma mère,
pour cette passion de la lecture;

à mon père,
pour sa confiance inébranlable;

Et à David, Alec et Roxanne
qui sont mon inspiration,
mon univers.

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Chapitre 1

Après le début

À bout de souffle, Kany Fringale courait dans cette forêt d’habitude familière. Ce boisé s’ouvrait par un sentier caillouteux au fond du verger de monsieur Pépin, son plus proche voisin. Les couleurs automnales lui deviennent étrangères et l’atmosphère humide s’alourdit sur ses épaules. Le chemin s’assombrit alors que ses pas accélèrent. Même les arbres semblaient plus vieux, et leurs effluves agréables se métamorphosent en une odeur fétide, à soulever l’estomac.

Kany se concentrait sur sa fuite en prenant de moins en moins le temps de scruter le paysage; le moindre faux pas pourrait lui être fatal. De toute évidence, son aventure en forêt n’avait rien d’une randonnée de plaisir. Kany fuyait un danger mystérieux, ignorant la vraie nature de ses poursuivants. Elle savait, pour les avoir déjà vus à l’œuvre, qu’il valait mieux ne pas croiser leur chemin. Et voilà que maintenant un bourdonnement infernal lui confirmait qu’ils s’approchaient à une vitesse inquiétante !

— Tabia, cria Kany, tu dois nous trouver un endroit où nous cacher. Et le plus tôt sera le mieux !

La chienne fidèle, au regard pétillant et à l’esprit alerte, était devenue l’unique alliée de Kany. Mais pour l’instant, suivre cette touffe de poils noirs qui se faufilait avec agilité entre les arbres demandait à la jeune adolescente une attention énorme. Le ciel se voilait avec le déclin du soleil au point que, la silhouette sombre de sa chienne ressemblait de plus en plus à une ombre furtive.

— Cherche bien, Tabia ! cria de nouveau Kany, elles sont rapides et à ce rythme, elles seront bientôt sur nous.

Puis, se parlant à elle-même : « Ce qu’il nous faut, c’est trouver la grotte dont parlaient les filles du vieux ». Au moment où elle se faisait cette réflexion, une chose inhabituelle attira son attention.

— Des lucioles ! Ma chance…

Kany n’aurait pas su dire si elles étaient là depuis le début ou si elles venaient juste d’apparaître, mais ces petites pupilles de lumière blanche à peine plus grosses qu’une pointe d’aiguille transperçant le voile sombre de la forêt faisaient naître en elle une lueur d’espoir.

Son frère Colin, le petit génie de la famille Fringale, avait toujours prétendu que l’arrivée des lucioles coïncidait avec la canicule. Alors, si Colin avait raison, ces lucioles voltigeaient au gré d’un sérieux décalage saisonnier, car, loin de la canicule, l’air frais des derniers jours d’octobre annonçait le début de l’hiver ainsi que la fin de la saison des pommes.

Plus étrange encore : ces petits êtres luminescents semblaient indiquer une route. Ils formaient entre les arbres un sillon de lumière que Kany trouvait beaucoup trop régulier pour être le fruit du hasard. Elle songea qu’avant l’irruption de l’œil de crapaud dans sa vie, elle aurait été effrayée. Maintenant, la situation étrange l’agaçait moins qu’avant. Elle y voyait une sorte de guide. À vrai dire, sans ce flot d’étincelles, elle n’arriverait peut-être plus à suivre sa chienne qui filait et prenait de la vitesse, alors que ses forces s’usaient. L’apparition insolite des lucioles et leur alignement singulier avaient-ils un sens ? Elle en avait le pressentiment en repensant aux évènements qui l’ont propulsée, bien malgré elle, dans cette folle quête.

Sans prendre le temps d’une pause, elle porte sa main à son cœur, trop sollicité. Elle appréhendait ce qui l’attendait. Si seulement elle pouvait revenir en arrière, au moment où toute cette histoire avait commencé. Elle qui préférait la quiétude, en quelques semaines, sa vie avait basculé de manière inquiétante.

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Chapitre 2

Splendeur

Le village où Kany habitait avec ses parents, son frère Colin et sa grand-mère paternelle s’appelait Mont-Saint-Grégoire. Si on excepte la petite montagne du même nom qui surgissait du paysage tel un nez au centre du visage, Mont-Saint-Grégoire ressemblait à toutes les autres municipalités de la région. Personne ne se serait douté que cet endroit recelait un secret bien gardé.

Kany aimait beaucoup son village. D’un naturel consciencieux, sauf lorsque son jeune frère y mettait son grain de sel, l’adolescente de treize ans adoptait une attitude calme, sérieuse et réservée. Parfois rêveuse, elle consacrait des efforts énormes à ses études et beaucoup de temps à sa famille. Elle adorait particulièrement partager avec sa grand-mère à propos de tout et de rien, se sentant simplement aimée et comprise par cette femme étonnante.

Une histoire revenait souvent dans leur conversation. En automne, d’abondants vergers embaumaient l’air d’une agréable odeur de pommes tandis qu’au printemps, les pommiers en fleurs dévoilaient toute la féerie du paysage. Les rumeurs de pommes magiques ou de vergers hantés faisaient partie depuis des générations de la culture régionale. Il existait toutefois un récit que très peu de gens connaissaient, celui de la Pomme d’or, et Kany n’aurait peut-être jamais entendu parler de cette légende si ce n’avait été de sa grand-mère qui la lui raconta quelques semaines avant le début de son étonnante aventure dans la forêt, derrière le verger de monsieur Pépin, son voisin.

Évelyne Fringale représentait aux yeux de Kany la plus adorable des grands-mères. Toujours joyeuse, elle avait, en plus, le don de la captiver avec des histoires fantastiques. Et même si elle comprenait le point de vue de sa mère affirmant que ces histoires extravagantes étaient un moyen pour Évelyne Fringale d’oublier les dures réalités qu’elle avait dû affronter, elle ne trouvait pas sa mamie aussi farfelue que sa mère le laissait entendre. Bien sûr, certaines histoires semblaient loufoques. Celle selon laquelle son grand-père venait d’un autre monde en était un bel exemple. À ce sujet, sa mère lui avait expliqué qu’Évelyne Fringale avait eu son fils à une époque où les gens acceptaient beaucoup mieux les histoires d’extraterrestres que les naissances hors mariage. Croire que son amoureux venait d’un autre monde aurait donc permis à sa grand-mère de justifier sa grossesse extraconjugale et de compenser le rejet social qui l’avait affligée.

Il n’en demeurait pas moins, se disait Kany, que le fils né de cette union – son père – démontrait une aptitude exceptionnelle à prévoir les dangers. D’ailleurs, le même jour où Kany entendit raconter la fameuse légende de la Pomme d’or, son père anticipa les conséquences, aussi dramatiques qu’inusitées.

Ce jour-là, la grand-mère de Kany ne se sentait pas bien et sa mère, Minerve Fringale, avait décidé de rester à la maison pour en prendre soin. Le père de Kany quant à lui se trouvait à l’extérieur, en voyage d’affaires. Kany et son frère profitaient des dernières journées de vacances avant la rentrée scolaire. D’ailleurs, tôt le matin, ce jour-là, ils s’adonnaient à leur activité de prédilection, une bonne dispute :

— AAAAAH ! criait Kany en se précipitant dans le capharnaüm qu’était la chambre de son frère, le corps drapé d’une serviette de bain. COLIN ! Lève-toi et enlève-moi ça tout de suite !

— Fiche-moi la paix, lui lança Colin en se cachant la tête sous les draps, l’école ne commence que la semaine prochaine.

— Colin ! je te le jure, si tu n’enlèves pas IMMÉDIATEMENT cette saleté de sur ma tête, je vais demander à Tabia de s’en charger. Et ce sera une tarentule en mille morceaux que tu caresseras ce soir avant d’aller te coucher !

— QUOI ! Tu n’oserais pas faire quelque chose d’aussi cruel ! s’exclama Colin en bondissant hors du lit et en fixant sur sa sœur de grands yeux gris apeurés.

— Si tu ne veux pas voir de quoi je suis capable, enlève-moi cette créature ignoble de sur la tête, ordonna Kany tout en pointant le dessus de son crâne.

De son côté, Colin ne demandait pas mieux que de récupérer sa tarentule adorée; le seul problème, c’était qu’elle ne se trouvait pas sur la tête de sa sœur.

— Où est-ce que tu l’as mise ? demanda-t-il, inquiet.

— Non. Elle est maintenant en arrière, dans tes cheveux, dit Colin aussi calme qu’un mollusque, muet d’admiration devant sa grosse tarentule noire aux pattes cerclées de bandes orangées qu’il avait affectueusement nommée Splendeur et qui essayait tant bien que mal de s’accrocher aux longs cheveux châtain clair de sa sœur. C’est une chance, qu’elle ne t’ait pas encore piquée !

— Colin, tu n’es qu’un imbécile !

— Vraiment ? Tu sauras que ton imbécile de frère vient probablement de t’épargner d’affreuses souffrances ou peut-être même, une mort atroce.

— Comment ça ? Tu as toujours affirmé que ta tarentule était totalement inoffensive !

— Ma petite Splendeur est effectivement inoffensive, mais à condition que tu ne t’amuses pas à l’effrayer. Sous l’effet de la peur, elle peut éjecter dans ta peau les poils toxiques de ses pattes postérieures et provoquer, pendant des semaines, d’affreuses démangeaisons. Mais ses morsures sont encore pires. La mort est un merveilleux cadeau si on la compare aux atroces et longues souffrances que la morsure d’une telle tarentule provoque.

— Colin, arrête d’inventer des histoires, dit madame Fringale qui venait d’apparaître dans l’embrasure de la porte de chambre de son fils. Et, dites-moi, vous deux, quelle était la raison de ce chahut ?

— Colin a encore laissé sa tarentule se promener à l’extérieur de la cage sans surveillance.

— Ce n’est pas vrai ! répliqua Colin, je ne sors jamais Splendeur de son vivarium si je ne suis pas là pour la surveiller.

— Allons, Colin, mets immédiatement ta tarentule dans son vivarium. Et, ramasse-moi tout ce fouillis. On se croirait dans une boutique de brocanteur. Quant à toi, jeune fille, habille-toi et va voir ta grand-mère, elle aimerait te parler.

En regardant sa fille passer devant elle, Minerve Fringale ressentit un étrange bouleversement, un peu comme si quelque chose venait de se briser ou de se déchirer. Plus jeune, elle avait souvent ce genre de pressentiment. Avec le temps, elle a appris à faire confiance à son mari et à ne pas trop s’inquiéter. Elle ramenait ses pensées sur ses enfants et elle s’étonnait de voir comment avec l’âge ils se ressemblaient tout en étant étrangement différents.

En dépit de l’écart de dix-sept mois, par leur apparence physique on croirait voir des jumeaux. Le frère avait hérité de l’ossature robuste de son père, en taille il égalait celle de sa sœur aînée. Leur chevelure châtaine présentait les mêmes reflets cuivrés. Et, lorsqu’on fixait leurs yeux gris pâle cerclés d’un contour plus foncé, on avait l’impression de pouvoir s’y perdre. Ces traits physiques complétaient leurs similitudes, car pour le reste, tout de leur personnalité s’opposait. Autant Kany pouvait être ordonnée, calme et réservée, autant son frère avait un tempérament désinvolte, aventureux et espiègle.

À maintes reprises, madame Fringale avait vu cette divergence de caractères porter ses fruits. Car, ensemble, la sœur et le frère formaient un duo souvent explosif d’émotions; or la plupart du temps, ils s’ignoraient ou jouaient à se quereller, mais toujours leurs regards étaient empreints d’une complicité indéniable.

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Chapitre 3

La légende de la Pomme d’or

Évelyne Fringale, perdue dans ses pensées, observe le verger de monsieur Pépin. En voyant la profonde tristesse sur le visage d’ordinaire enjoué de sa grand-mère, Kany la questionne, craignant une mauvaise nouvelle.

— Ça va, mamie ? demanda doucement Kany.

— Oui, oui, ma belle fille, ne t’inquiète pas pour moi, tout va très bien. J’ai simplement mangé un peu trop de bonbons roses à la menthe et ça m’a gardée éveillée toute la nuit. Ferme la porte et assieds-toi près de moi. J’ai une chose importante à te dire.

Kany s’assoit près de sa grand-mère et constate à quel point une seule nuit l’a vieillie. Elle avait les yeux brumeux, creusés par la fatigue, et même le rubis en forme de larme qu’elle portait toujours à son cou semblait avoir perdu un peu de son éclat.

— N’est-ce pas qu’ils sont magnifiques, les pommiers de monsieur Pépin ! s’exclama la grand-mère sans détourner la tête de la fenêtre.

— Oui, mamie. D’ailleurs, tout le monde le dit, les pommiers de monsieur Pépin sont les plus beaux de la région.

— Pas seulement de la région ! renchérit la vieille femme. Il n’y a pas plus beaux pommiers produisant des pommes plus juteuses ou succulentes sur toute la planète ! Pourtant, la pomme cueillie dans le vieux pommier que m’a offerte ton grand-père était plus savoureuse encore.

— De quel vieux pommier parles-tu, mamie ?

— Le vieux pommier que Joachim Pépin et sa sœur Garcia, la mégère, gardent en secret dans la forêt, tout au fond de leur terre.

— Mais, mamie, il n’y a aucun pommier dans cette forêt.

— Oh oui, ma petite Kany, il y en a un. Je peux même t’affirmer que ce vieux pommier est gardé dans le plus grand secret par la famille de monsieur Pépin depuis plus de cinq cents ans.

— Cinq cents ans !

— Je sais que c’est difficile à croire, mais ce vieux pommier existe vraiment. Moi-même, après avoir vécu une bonne partie de mon enfance dans cette maison, tout près du verger de monsieur Pépin, j’ignorais son existence… jusqu’au jour où ton grand-père, Cédron, m’a amenée le voir. À cette époque, je n’étais qu’une jeune femme naïve et follement amoureuse. Et même si Cédron avait la prestance d’un magnifique chevalier, ce qui m’avait séduite en premier, c’étaient les histoires fantastiques qu’il me racontait. La plupart de ces récits parlaient d’un royaume qu’il nommait « Pégase ».

— Mais qu’est-ce que tu voulais dire au sujet du vieux pommier, mamie ? demanda Kany, impatiente de découvrir un autre de ces contes fantastiques dont sa grand-mère avait le secret.

— J’y arrive, Kany. Quelques jours avant sa disparition, ton grand-père m’a parlé de quatre pommes merveilleuses qui permettaient de préserver la barrière temporelle entre les mondes. Il a ajouté que pour des raisons de sécurité, on avait décidé de les disperser çà et là dans les divers mondes. Chacune de ces quatre pommes détenait aussi des pouvoirs magiques, m’expliqua Cédron, et elles étaient liées à une autre pomme encore plus puissante, la Pomme d’or.

— La Pomme d’or ? Je croyais que c’était un conte pour les enfants.

— Oui et non… Vois-tu, Kany, ce qu’on sait de la Pomme d’or nous vient d’une légende que très peu de gens connaissent. Selon les plus anciennes versions, la Pomme d’or est à la fois le plus beau trésor de l’humanité et la plus grande calamité. Son pouvoir s’avérerait si grand qu’elle pourrait créer ou détruire le temps. On racontait même que la Pomme d’or était à l’origine de la vie et qu’elle avait permis à tous les mondes d’exister en parfaite harmonie. Lorsque l’homme a découvert les pouvoirs immenses de la Pomme d’or, le chaos a commencé. Au début, des sages en auraient assuré la garde. Des êtres avides et incapables de résister à l’attrait de ses pouvoirs ont fait de la Pomme d’or une arme destructrice. Ce désir a corrompu des hommes pourtant reconnus pour leur sagesse… Puis des guerriers ont afflué de toutes parts, parcourant une multitude de mondes, dans le seul but de s’en emparer. La légende raconte aussi qu’à la fin, ce sont les mages du monde ancien eux-mêmes qui ont détruit la Pomme d’or pour protéger l’humanité. Mais plusieurs croient plutôt que la Pomme d’or existe toujours et certains, encore aujourd’hui, consacrent leur vie à sa recherche.

— Toi, grand-mère, crois-tu à l’existence de la Pomme d’or ?

— Ce que je crois, Kany, c’est que cette légende m’aide à comprendre pourquoi la famille de monsieur Pépin assure la surveillance, depuis plusieurs générations, de cet endroit dans la forêt où se trouve le vieux pommier. Elle m’aide aussi, et surtout, à mieux saisir la lourde responsabilité qui incombait à ton grand-père en sa qualité de gardien attitré du vieux pommier et d’une pomme écarlate au pouvoir magique.

Du haut de la fenêtre de la chambre d’Évelyne Fringale, on pouvait admirer le verger de monsieur Pépin. Au-delà, on voyait aussi la forêt et une petite montagne sur laquelle, au loin, un cercle d’un vert plus foncé indiquait une végétation plus dense.

— Là se trouve le vieux pommier… déclara la grand-mère en désignant une zone précise que Kany n’eut aucune difficulté à repérer.

Elle se gratta la tête, sans comprendre. Le problème, c’était qu’avec son frère, elle était allée là-bas plus d’une fois et elle avait la certitude qu’aucun pommier ne s’y trouvait.

— Moi non plus, je ne croyais pas à ce vieux pommier, précisa mamie Fringale en voyant le visage incrédule de sa petite-fille, ni à cette histoire de pommes merveilleuses d’ailleurs. Quand il m’en a parlé pour la première fois, j’ai répondu à ton grand-père que je connaissais la forêt sur le bout de mes doigts et que jamais je n’avais découvert un vieux pommier. Mais Cédron m’a souri et m’a répondu que c’était parce que le vieux pommier était bien protégé. Aujourd’hui, après tout ce qui est arrivé, je peux t’assurer, ma petite Kany, que cet arbre magnifique existe vraiment. Bien sûr, je ne suis pas en mesure de t’expliquer pourquoi mes yeux ont bel et bien vu l’arbre magnifique le jour où ton grand-père m’a amenée dans cette partie de la forêt. Je sais par contre qu’il se passe d’étranges choses là-bas. Par exemple, dis-moi, est-ce que tu n’y aurais pas aperçu des petits animaux figés, aussi raides que ma canne, accrochée là sur le mur ?

— Hum… Oui, même que depuis quelques semaines, on en voit plusieurs près de l’endroit où tu dis que se trouve le vieux pommier. Ça nous a beaucoup intrigués, mais Colin pense qu’une plante toxique ou encore une sorte de champ magnétique pourrait expliquer ce phénomène. Personnellement, je crois qu’il lit trop de livres de science-fiction.

— Vraiment ! s’exclama la vieille femme sur un ton de surprise avant que Kany n’ait terminé. Son hypothèse m’étonne !

— Colin prétend que ce phénomène est limité à une zone très restreinte de ce boisé.

— Ton frère est perspicace ! commenta Évelyne Fringale d’un air songeur avant de faire une courte pause et de passer son bras autour des épaules de sa petite-fille. Tu sais, poursuivit-elle sur le ton de la confidence, ton grand-père m’a dit un jour que la perspicacité était la clé qui ouvrait toutes les portes.

— Qu’est-ce qu’il voulait dire, mamie ?

— Eh bien, ces paroles ne m’ont sans doute jamais paru aussi évidentes qu’en ce moment. Car c’est maintenant clair pour moi que ton jeune frère aura un rôle important à jouer, lui aussi, lorsque les choses deviendront de plus en plus étranges. Et il faut me croire, Kany, ce sera bientôt, très bientôt. Alors, dans cette aventure qui se prépare, tu dois faire confiance à Colin !

— De quelle aventure veux-tu parler, mamie ?

— De l’aventure de la Pomme d’or !

— Mais, mamie, tu disais que la Pomme d’or était une légende et qu’elle avait été détruite !

— C’est en effet ce que les anciens mages ont voulu laisser croire. Mais tout ce que je vais te raconter aujourd’hui confirme que cette Pomme d’or, détruite ou non, affecte encore notre monde ainsi que celui de ton grand-père. Revenons maintenant à ma rencontre avec le vieux pommier ! Un beau jour d’octobre, Cédron m’a offert une pomme. À ce moment-là, je ne savais pas d’où venait cette pomme, je ne connaissais rien d’elle, je savais seulement que c’était la plus merveilleuse chose qu’il m’ait été donné de voir. D’un rouge si parfait et si éclatant ! J’avais tout le mal du monde à m’en détourner. En me la confiant, ton grand-père m’avait demandé de la cacher et de n’en parler à personne. Surtout, il m’avait fait promettre de ne pas la manger. Et, malgré l’insupportable attrait que j’éprouvais, j’ai résisté. Enfin, jusqu’au jour où il m’a emmenée près du vieux pommier…

Kany avait toujours aimé les histoires extraordinaires de sa grand-mère, mais elle sentait qu’aucune ne la captiverait autant que celle qui s’annonçait. En effet, jamais auparavant, l’amoureux depuis longtemps disparu d’Évelyne Fringale n’était apparu dans les histoires qu’elle racontait. Selon la mère de Kany, elle l’avait chassé de son esprit par amertume après avoir été « aussi lâchement abandonnée ».

Pourtant Kany, ce jour-là, avait perçu dans la voix de sa grand-mère, lorsqu’elle avait prononcé le nom du seul homme qu’elle ait aimé, une ardeur qui n’aurait su mentir. Il n’y avait aucun doute dans son esprit, sa mamie Fringale éprouvait toujours un profond amour pour cet homme singulier qu’avait été son grand-père.

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Chapitre 4

Le vieux pommier

— Avant de te raconter ce qui s’est passé près du vieux pommier, Kany, il faut que je revienne un peu en arrière. Deux jours après que ton grand-père m’a offert la merveilleuse pomme rouge, Garcia, la sœur de Joachim Pépin, s’est jetée sur moi en criant…

— Évelyne Fringale ! Donne-moi cette pomme ! Ce n’est pas toi qui aurais dû la recevoir, c’est moi !

— De quoi veux-tu parler ?

— De la pomme que Cédron t’a offerte, a répondu Garcia. Dès l’instant où cet idiot a posé les yeux sur toi, j’ai su qu’il nous ferait des problèmes.

— Oui, Cédron m’a offert une pomme et je ne vois pas en quoi ça te concerne.

— Tu apprendras, petite imbécile, que ma famille protège un endroit secret dans la forêt depuis au moins cinq cents ans. C’est à cause de ce lourd secret qu’à quatorze ans je me suis retrouvée orpheline. Ensuite, j’ai été obligée d’abandonner l’école, mes amis et tous mes rêves pour travailler dans le verger de notre père et pour surveiller la forêt avec mon frère Joachim. Malgré tout, je n’ai jamais cessé de faire le guet devant l’emplacement du vieux pommier responsable de tous nos malheurs. Ma famille a trop souffert pour que j’accepte de voir le fruit de cet arbre entre les mains d’une petite écervelée comme toi.

— Garcia ! s’est écrié Joachim Pépin en courant vers nous à grandes enjambées. Qu’est-ce que tu fais là ?

— Cédron lui a donné la pomme rouge ! criait Garcia, les joues écarlates de colère. Après tous les sacrifices consentis par notre famille pour que l’emplacement de ce vieux pommier reste secret, cet idiot de Cédron n’a trouvé rien d’autre pour exprimer sa gratitude que de remettre la pomme rouge à cette moins que rien.

— Garcia, tu vas immédiatement arrêter tes jérémiades et tes insultes. Si Cédron a décidé de donner la pomme à Évelyne, ça ne nous concerne pas.

— Notre père n’aurait jamais accepté ça !

— C’est parce qu’il veillait à préserver le secret du vieux pommier que notre père est mort. Alors, par respect pour la mémoire de notre père et par respect pour sa volonté, tu vas mettre ta jalousie de côté et laisser Cédron déterminer lui-même la destinée de cette pomme et du vieux pommier.

— Mais Joachim, ce n’est pas juste…

— Ce n’est pas à nous d’en juger ! Maintenant, avant que tu ne t’avises d’aller plus loin, tu vas immédiatement rentrer à la maison.