Colette Mourey

Hélène

 


 

© Colette Mourey, 2017

ISBN numérique : 979-10-262-0911-9

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Autres ouvrages de Colette Mourey :

Dans la même thématique « Destins de femmes » :

Paru aux Editions Memogrames : Himaya.

Paru aux Editions du Menhir : Dieu est à la caisse !

Dans la thématique « Les Terres des Hommes » :

Paru aux Editions Collections de Mémoire :

Les Terres Promises

Suivi de :

Les Terres Nourricières

Dans la thématique « musique et musicologie » :

Parus aux Editions L’Harmattan :

Essai sur le Son mental – De résonner…à raisonner !

Synergies – de l’espace musical à l’espace urbain.

Paru aux Editions Edilivre : Résonance

Parus aux Editions Marc Reift :

EMR 18752 L’Intelligence musicale

EMR 18665 Introduction au Contrepoint

EMR 18649 Du Contrepoint au Contrepoint Atonal

EMR 18666 Introduction à l’Harmonie et à L’Orchestration Tonales

EMR 18690 Vers une approche de l’Objet musical et de sa Médiation

EMR 18694 Vers une approche des Ecrits Musicaux

EMR 18696 Vous avez dit Baroque ?

EMR 18723 Vous avez dit Classique ?

EMR 18512 Comment écouter une Œuvre Musicale ?

EMR 14239 De l’Atonalité à l’Hypertonalité

EMR 14238 Eléments de Composition Hypertonale

EMR 14293 Séance quotidienne de Relaxation-Concentration

 

Avant-Propos

 

Dans des temps très anciens – c’était, même, avant le Grand Déluge, un vieux conte, que l’on laissait circuler de bouche à oreille et que les enfants apprenaient par cœur, nous rapportait qu’un Sage très pur, qui discourait quotidiennement avec Dieu autour de la marche de l’Univers et de la spirale de la Vie et des saisons, lui demanda un jour :

« Dieu, je ne puis, quant à moi, me forger une image de vous : pourrais-je vous inviter chez moi, un jour, pour que nous discutions face à face ? »

Comme il n’obtenait pas de réponse, il continua à ensemencer et cultiver ses champs, aima ses femmes, soigna ses bêtes, éduqua sa nombreuse progéniture – qui se mêlait constamment à ses disciples, entrecoupant périodiquement son dur labeur par les offrandes, la prière et la méditation, tandis qu’il n’oubliait pas d’entourer de son respect, de son aide et de son obéissance ses propres parents, dépositaires de la Tradition.

Les mois passaient …

« Dieu, pourrais-je vous inviter à ma table ? Mes champs ont rendu, nous les avons moissonnés et récoltés, mes vergers croulent sous les fruits, mes animaux ont été élevés dans la perspective de votre venue et les femmes, chez nous, ont longuement cuisiné et préparé tout ce qui sera nécessaire au festin que nous souhaitons vous offrir ».

Lorsque Dieu accepta enfin de venir prendre un repas chez notre homme, ce fut immédiatement l’affolement, le branle-bas de combat : toute la maisonnée était sur les dents ! Les cheminées allumées, des milliers de plats garnis mijotaient, tous plus fins et plus appétissants les uns que les autres, les fromages s’égouttaient, le pain cuisait, on s’activait autour des gâteaux et des desserts et, pour finir, on alla récolter les plus beaux fruits : les plus mûrs, les plus savoureux et les plus juteux …

Durant tout ce temps, d’après le récit que la Tradition nous a laissé, le Sage arpentait la région, invitant joyeusement, à la ronde, pour le banquet, tous ceux qui adoraient le même Dieu que lui et qu’il pouvait considérer comme ses égaux – les autres, les mendiants, les estropiés, les fous, les infidèles, n’étaient pas dignes d’assister à l’événement !

On manda aussi des musiciens aptes à flatter les oreilles les plus exigeantes, ainsi que les meilleurs des peintres et des sculpteurs, par lesquels on obtiendrait la statue et le portrait de Dieu. Si la photographie avait existé, on se serait procuré tous les photographes disponibles !

Les légistes édictèrent un règlement pour la cérémonie, qu’aucun invité ne devait transgresser. Les prêtres, quant à eux, s’étaient recueillis durant de longues journées, méditant et priant, de façon à s’attirer les meilleurs augures, pour la date prévue.

Durant un mois, on vit défiler tous les producteurs locaux, qui apportaient leurs meilleurs fruits, leurs meilleurs légumes et leurs plus tendres viandes, que les femmes cuisinèrent.

Le jour venu, la compagnie se retrouva à discourir agréablement dans les jardins fleuris qui embaumaient – on les avait impeccablement aménagés et nettoyés, profitant des verdoyants ombrages de chaque bosquet et de la fraîcheur des jets d’eau et des fontaines autour desquels étaient représentés de galants divertissements, pendant que le festin était gardé au chaud par les femmes et les serviteurs, en attendant le principal convive, Dieu, pour lequel la fête avait été organisée.

Nul ne vit arriver ce pauvre et vieux chien noir affamé, sale, boiteux, pouilleux et galeux, frétillant gaiement de la queue devant cette bonne aubaine et qui, favorisé par l’absence de toute présence dans la salle elle-même du banquet, attaqua joyeusement tous les plats, dévorant ce qu’il trouvait avec grand appétit : il en était aux desserts lorsqu’on s’aperçut, depuis le dehors, du désastre !

Chacun de hurler et de s’emparer d’un gourdin ou d’une arme de chasse pour poursuivre vigoureusement celui que l’on considérait comme un intrus et qui eut grand peine à goûter les dernières friandises qu’il convoitait !

Bientôt, pourfendu avec rage, roué de coups, on le laissa pour mort dans un fossé lointain, tandis que l’on manda les femmes pour réparer les dégâts.

Midi était depuis longtemps passé : le soleil au zénith, aucune sentinelle n’avait aperçu Dieu que, de plus en plus impatiemment – dans le fumet des nourritures chaudes, chacun guettait à la fois des deux côtés du chemin menant à la grande demeure : on scrutait chaque riche équipage qui galopait dans la bonne direction, on s’interrogeait sur chaque prélat qui priait en marchant, chaque pèlerin cossu vêtu de pur lin blanc, chaque imposant représentant des finances, de la puissance et des autorités, mais les heures s’écoulaient, de déception en déception, sans rien apporter, et l’on attendit en vain.

Dans l’après-midi, la route resta désespérément déserte, à part quelques femmes qui revenaient de la lessive, leurs lourds paniers sur la tête, en devisant gaiement, puis un estropié qui leur lança des boutades et qu’elles finirent par éconduire, une cohorte de servantes qui portaient avec difficulté chacune deux lourdes jarres, un troupeau fatigué, à l’allure paresseuse, qui regagnait son étable, une troupe d’enfants qui s’égailla dans les champs avoisinants en piaillant, des infidèles aux voyantes dorures, aux lourdes draperies rouges et aux voluptueux parfums qui cherchèrent à se faire remarquer, au milieu de tout ce luxe qu’ils étalaient, par leurs plaisanteries de mauvais aloi…

Découragés, leurs derniers espoirs déçus, les purs invités, aux robes immaculées, s’en furent un à un, en bredouillant des excuses – personne ne voulut toucher au repas que le chien hideux avait souillé.

Les femmes débarrassèrent tristement les restes de ces prometteuses agapes – fruit de leur travail, que l’on avait préparées en vain et dont personne ne profiterait.

Effectivement, l’on ne s’abaisserait pas à distribuer et donner ! D’où fut gâchée toute cette savoureuse marchandise autour de laquelle chacun aurait dû se reposer, se ravigoter et faire enfin plus ample connaissance avec Dieu.

Du coup, au crépuscule, tandis que les musiciens, les sculpteurs et les peintres s’étaient retirés un à un, eux aussi, le gâchis consommé, ses affaires bien mal réglées, le sage se sentit bien seul !

N’ayant plus guère d’appétit lui non plus, dans sa vespérale prière, il apostropha Dieu :

« Pourquoi ne vous êtes-vous pas rendu à mon invitation ? On vous a attendu toute une journée ! J’avais promis votre présence à tous les invités ! »

« Ami de peu d’envergure, lui répondit Dieu, non seulement j’étais là, mais je suis même arrivé très en avance, tant j’avais de joie à te connaître et tant je savais que tu étais fidèle et que tu m’avais sûrement préparé ce que tu possédais de meilleur ! Seulement, vous ne m’avez pas vu, puisque vous étiez ailleurs ! Ensuite, lorsque vous m’avez aperçu, vous m’avez chassé à coups de gourdin et poursuivi, avec vos armes, bien au-delà de la propriété, jusque dans ce fossé où vous m’avez laissé pour mort ! 

Alors, dans l’après-midi, j’ai pris les traits de vos femmes en plein labeur, et vous ne les avez ni aidées, ni saluées, ni invitées !

D’où j’ai pensé à me multiplier dans cet imposant et majestueux troupeau que vous ne pouviez qu’admirer, tant c’étaient des animaux magnifiques : vos regards ne se sont pas attardés sur eux !

Et vous avez même dédaigné l’enfant à l’innocence souriante, dont j’ai adopté finalement les réparties et la silhouette.

Enfin, vous ne m’avez pas reconnu parmi ces riches étrangers qui prenaient plaisir à parcourir vos rivages et profitaient amoureusement de leur escapade, s’encourageant par des quolibets à ce laisser-aller inédit et cette liberté nouvelle qu’ils arboraient soudain.

En bref, je n’ai eu de cesse que de vous plaire et de me faire remarquer : et, à chaque fois, vous m’avez dédaigné et méprisé ! »

Contrit et bien penaud, le Sage se confondit en excuses auprès de Dieu : plus jamais il ne regarderait avec supériorité ni un inférieur, ni un infidèle, ni une femme, ni un animal, ni aucun fruit ou aucun élément de la Création divine. Si tous étaient Dieu, alors, il les aimerait et les respecterait infiniment tous !

« Aime-toi surtout et respecte-toi, sans rien changer à ce que tu es : c’est ta forme spécifique, à toi qui es englué pour un temps dans la matière, et c’est celle que j’apprécie et qui me ressemble le plus. Ne demande ni n’exige rien d’autre que ton Sort propre, parce qu’il est tien, qu’il t’a été donné comme tel, et que c’est le meilleur destin que l’on pourrait jamais te conférer. »

Plus tard, alors que le Sage le questionnait à nouveau sur ce qu’il fallait retenir de l’événement – dont il désirait conserver et propager l’essentiel, Dieu l’en assura définitivement :

« Etant le Tout non incarné, mon regard embrasse sans peine l’Univers que j’ai créé et, par jeu – aussi pour me sentir plus proche de vous, j’adopte continuellement toutes les figures et toutes les structures que forgent vos sens et votre pensée. »

Le Sage rendit grâce à Dieu de la vie magnifique qu’il lui offrait quotidiennement et fit ériger chez lui des autels et des chapelles plus vastes et plus riches encore.

« Dieu, je vous offre toute ma vie, toute mon œuvre ! »

Quant à son domaine, l’exploitation y reprit, de saison en saison : chacune amenant ses joies spécifiques, en même temps que les travaux qui lui correspondaient ! Au bout desquels on organisait de grandes fêtes collectives – des banquets, avec de la musique, qui réunissaient et faisaient danser les voisins et tous les ouvriers qui avaient participé aux récoltes, aux moissons et aux vendanges, comme aux cérémonies rituelles qui les entouraient.

Mais, depuis le Grand Evénement, les femmes s’assoient à table aux côtés des hommes, pour deviser avec eux d’égal à égal, et l’on n’oublie jamais la place du pauvre, ni celle de l’estropié ou de l’étranger, tandis que les chiens – et surtout les grands chiens noirs ! que l’on adore tout particulièrement, sont généreusement conviés à finir les restes, sous les tables…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Philippe et Henri

 

1961-1969
Le Mas de Chanteloup

 

« Marraine Hélène

Peigne la laine

Ton tonton qui tond

Tes mil’-trois moutons… »

 

Tôt ce matin, ayant préféré dévaler à pied la sente abrupte qui conduit à l’Isotte, le ru – en ce moment presque à sec, qui traverse leur propriété, les enfants jouent, courent et crient, tout au long de la berge sauvage à peine humide que rougissent les corolles des coquelicots nichés dans l’imbroglio des herbes folles – carex, grassettes, joncs, coucous, angéliques, achillées, menthes et parnassies, dont l’accablante sécheresse aura inexorablement flétri les enlacements.

Un reste d’eau languide – quelques grandes flaques entrecoupées de langues de vase moussues, clapote faiblement, en écho aux vifs propos qui s’entrecroisent sur l’allure convenue de la danse, ponctuant par à-coups la comptine et mêlant obstinément ses verts silences amers aux cascades sonores des rires innocents.

« Eglantine, capucine !

Margoton !

S’en visite la voisine

Potiron ! »

Les regards demeurent emplis du même azur tremblant que celui, têtu, d’un ciel qui reste au beau fixe, à l’exact surplomb du piémont, et des lumineux miroitements, en écho, de la rivière, plus basse, qu’il éclabousse de sa lumière crue, entre les îlots sablonneux qui se sont formés en son milieu : une lueur intense, à peine bordée de l’or des chaudes nappes qui transpirent des dernières moiteurs nocturnes de la terre, tant l’atmosphère, depuis près d’un mois, reste implacablement suffocante : et tellement le passage des heures – que dénombrent les adultes, s’avère insignifiant, pour ces petits qui jouent dans un éternel présent !

« Touché ! »

On s’égaille, on fuit le sorcier, cachés derrière les aulnes glutineux et les saules tortueux que domine, à l’arrière-garde, une rangée de hauts peupliers blancs, ou dissimulés sous la haie des jeunes noisetiers avec lesquels on se taille, pour de riantes parties, de si souples badines …

 

« Jean ! Hélène ! Guillaume ! Pierre ! C’est l’heure ! »

Après les protestations d’usage :

« Oh ! Encore un peu, maman ! »

Tout le monde remonte en chahutant vers le chemin où la deux-chevaux est arrêtée :

« Si vous voulez venir faire les courses avec moi, c’est tout de suite ou jamais ! »

Tempête Madeleine – pour la forme : en fait, même si elle est pressée – car le travail n’attend pas, c’est l’attendrissement maternel qui domine, avec la fierté et la satisfaction de pouvoir héberger dans ce havre de paix qu’est leur mas de Chanteloup, coiffant la Combe-Issarde et accroché à un flanc du Fournil-du-Paradis1 – un mont rassurant, bien trapu et caverneux, qui domine très largement une alternance de pinèdes et de landes, tous les membres de sa famille, que la nature abrite si spontanément et s’évertue sans cesse, généreusement, à nourrir et réjouir.

Elle, elle n’aura pas eu le choix : à sa génération, on est paysanne de mère en fille, par état, tout naturellement, et instinctivement heureuse de son sort ! Madeleine n’imagine pas d’autre refuge pour sa descendance que la ferme multiséculaire dans laquelle elle-même est née, avant d’y avoir accueilli son mari, Christophe – le cadet d’une exploitation un peu en aval, dans laquelle l’aîné reprenait, avant d’engendrer, à son tour, la génération suivante.

Ensuite, elle sait si bien que le travail vient, patiemment, petit à petit : on l’apprivoise tout doucement, dès les premières années d’enfance, par à-coups, chaque fois que l’on est convié à aider, tout d’abord, puis à prendre sa part de responsabilités pleines et entières. Tout se déroule au rythme des saisons, sous une lumière ardente et crue, aux cymbalisations des cigales et dans les stridulations des hirondelles qui fendent les rares nuages, avec la benoîte périodicité d’une procession jamais interrompue…

« Qu’ils ne connaissent pas trop la ville ! »

Reste le souhait des parents, Madeleine et Christophe, respectueux tous deux de cette Tradition qui les aura inexorablement poussés à cultiver une campagne reculée – sans cesse âprement disputée à la forêt, en un lieu dont ils sont tous les deux originaires, dont ils savent le patois et déchiffrent aisément, aussi, les mythiques patronymes : La Malherbe, Les Perrières, Les Plans-du-Miroir, Les Tours-du-Diable …

Leur commun choix les isole, certes – on y est loin des services et des commerces urbains, mais leur offre, plus ou moins consciemment, un plein épanouissement, qu’ils n’auraient pas trouvé dans les bruyantes multitudes des agglomérations avoisinantes.

Eux-mêmes se réjouissent de cheminer, chaque jour, dans l’innocente paix et les fraîches fragrances d’aubes plus claires et plus sonores les unes que les autres ! Bien que, ce courage d’exploiter la terre – dont ils font inlassablement preuve, fait que, durant la majeure partie de leur labeur, ils se retrouvent physiquement contraints : courbés vers le sol, penchés sous les bêtes que l’on trait ou que l’on soigne, inclinés derrière l’attelage, écrasés, enfin, par le poids des bottes de foin que leur fourche aide à engranger…