Guy Saint-Jean Éditeur
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© Guy Saint-Jean Éditeur inc., 2017
Édition: Isabelle Longpré
Révision: Marie Desjardins
Correction d’épreuves: Johanne Hamel
Conception graphique de la page couverture et mise en pages: Olivier Lasser
Illustration de la page couverture: depositphotos/xura + Karuka
Dépôt légal – Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Bibliothèque et Archives Canada, 2017
ISBN: 978-2-89758-279-1
ISBN EPUB: 978-2-89758-280-7
ISBN PDF: 978-2-89758-281-4
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Imprimé et relié au Canada
1re impression, mars 2017
Guy Saint-Jean Éditeur est membre de l’Association nationale des éditeurs de livres (ANEL). |
À Guylaine, Gabriel et Sarah-Maude
L’enquêteur Jérôme Landry donna son aval au propriétaire de la maison, et ce dernier ouvrit la porte extérieure du sous-sol.
— Il y a quelqu’un? cria Landry.
L’appartement de trois chambres aménagé sous le bungalow semblait désert. Les deux occupantes avaient quitté le logement pour l’été, mais ce n’était pas pour elles que les policiers étaient là.
C’était pour lui.
Pour être déjà venu deux fois sur place, Jérôme savait où était sa chambre et il s’y dirigea aussitôt pendant que deux agents s’assuraient que personne n’était tapi ailleurs. Arme à la main, il poussa du pied la porte entrebâillée.
— Police! annonça-t-il par habitude. Si vous êtes présent, faites-le savoir!
Mais il n’y avait personne. Personne, mais pas rien.
Un fouillis indescriptible de vêtements, de vaisselle sale et de fournitures scolaires. Un vieil album photo, sur le plancher. Une poubelle pleine de mouchoirs. Une garde-robe ouverte de laquelle sortaient des boîtes de carton et des sacs. Sur les murs, des images abstraites imprimées en noir et blanc tenaient avec des punaises. Un réveille-matin digital indiquait midi à répétition sur la table de chevet.
Landry entendit les agents confirmer que le suspect n’était pas chez lui. Il fit signe à Christian Berberat, de l’identité judiciaire, qu’il pouvait commencer son travail avec l’appareil-photo. L’enquêteur prit une paire de gants en latex et ouvrit le tiroir du petit meuble.
Il y trouva deux bouteilles de lubrifiant corporel et un canif déposés sur un vieux cahier Canada bleu troué et ligné. Il demanda à Christian de prendre un cliché et, prudemment, il libéra le cahier et l’ouvrit. Il était parsemé de phrases raturées, réécrites au stylo dans tous les sens et d’une main peu habile.
Berberat photographiait méthodiquement l’ensemble des lieux, évitant de manipuler les objets avant de les avoir saisis sur pellicule dans leur état d’origine. Alors qu’il était penché pour jeter un œil sous le lit, il interpella l’enquêteur.
— Monsieur, j’ai quelque chose!
Landry déposa un t-shirt sale et s’approcha.
Berberat tira un sac plastique vers lui. Il en vida délicatement le contenu sur le lit devant Jérôme, révélant deux sacs plastiques plus petits dont le contenu ne faisait aucun doute.
— Eh bien… murmura l’enquêteur.
Devant lui, il y avait deux condoms souillés.
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Épilogue
REMERCIEMENT
LE CALVAIRE DE CORALIE LACROIX
Lundi 29 avril 2013, remise 15 h 35
— Calme-toi, j’ai déjà faite ça avant. Si t’es trop nerveuse, ça gâche tout. C’est comme quand on danse, ça prend un des deux qui dirige, pis ici c’est moi. Sauf que je sais pas danser! L’exemple n’est pas très bon… anyway. Toi, t’as juste à te laisser aller, c’est la partie la plus simple.
— Ça te dérange pas que je veuille pas? dit Coralie en sanglotant. Tu vas le faire quand même?
— Tu sais même pas ce que je vais faire!
— Tu vas pas me tuer? Hein? Je veux pas mourir! Come on! Je veux pas mourir!
— Mourir? Tu vois, tu sais pas. Il va falloir me faire confiance! Mais je te rassure, j’ai jamais tué personne, et je n’ai aucunement l’envie de te tuer pour commencer. Et je fais mal juste quand c’est nécessaire, ajouta-t-il sur un ton plus sérieux, car je déteste faire mal. Ou si tu cries. Parce que si tu cries, ça me met en danger, tu comprends? Alors ne crie pas. Dans une classe, si tu cries, on t’envoie chez le directeur, non? La discipline c’est pas agréable, mais parfois nécessaire. Chu pas ton prof, chu ton partenaire.
Malgré la peur insoutenable qui l’envahissait, Coralie aimait mieux poursuivre la conversation avec le jeune homme que d’attendre en silence qu’il se passe quelque chose. Elle acquiesça donc à ses derniers propos.
— Est-ce que je te connais? osa-t-elle lui demander.
Les yeux bandés, couchée sur le ventre, elle ne voyait pas le visage de l’homme; et sa voix lui était inconnue.
— Non, Coralie. Mais moi, je te connais, affirma-t-il. Un petit peu. Laisse-toi aller, tu veux? Je sens des points de tension partout. Tu fais beaucoup de sport, ton corps a besoin de relaxer. C’est le basketball qui fait que tu es grande comme ça? T’es vraiment bonne, je peux te le dire. Je sais même pas comment faire un panier.
L’inconnu la connaissait. Il savait pour le basketball. L’avait-il suivie? Pendant qu’elle tentait de comprendre ce qui lui arrivait, lui, il la massait. Elle était tellement tendue qu’elle sentait à peine les mains sur ses épaules. Elle respirait péniblement, car il était à califourchon sur le bas de son dos et le stress diminuait la quantité d’air qui atteignait ses poumons. Elle pouvait distinguer des ombres au travers du foulard, mais impossible de voir autre chose. Elle sentait le mélange d’essence et de gazon qui émanait du coupe-herbe, près d’elle. Sous la couverture, elle ressentait les aspérités du plancher de la remise.
— Je vais devoir enlever ce chandail, si ça ne te dérange pas, intima l’homme en remontant le vêtement tranquillement.
— Je… je veux pas… murmura Coralie.
Elle serrait les coudes, ce qui empêchait l’homme de découvrir le haut de son dos.
— Écoute, expliqua-t-il doucement à son oreille. Je n’ai aucunement l’intention de te faire de mal, je suis sérieux. Je vais prendre soin de toi et ça va te plaire. Cependant, il ne faut pas retenir ma spontanéité. Tu savais que dans la spontanéité réside la magie de tous les échanges entre humains? Il ne faut pas prévoir les choses, il faut les laisser aller. Quand tu as une envie, c’est là qu’il faut la combler. Et l’apport du partenaire est souhaitable, si tu vois où je veux en venir. Regarde, ça fait bientôt une demi-heure que je m’efforce de prendre soin de toi. J’ai connu des hommes qui prenaient plaisir à faire mal aux femmes, c’est même pas croyable que ça existe encore de nos jours. T’es chanceuse d’être tombée sur moi, je suis peut-être même le dernier bon gars que tu vas avoir de toute ta vie. Je te demande encore une fois de relaxer, ça va nous aider tous les deux. Moi aussi, j’ai besoin de toi.
Pendant son monologue, il força un peu le vêtement et Coralie dut desserrer les coudes, impuissante. Il dévoila un soutien-gorge pâle et retira le chandail.
— Tu as une peau magnifique, lui dit-il en reculant un peu pour observer le bas de son dos. Ces deux trous, ici, c’est l’endroit le plus érogène qui soit pour un homme, tu savais ça?
Elle sentit qu’on touchait la région au-dessus de ses fesses, à la jonction de son legging. Coralie avait les yeux fermés sous son foulard; elle se retenait de pleurer. Il lui vint à l’idée de se débattre, mais ça serait sans doute inutile: l’homme était plus fort qu’elle. Elle chassa rapidement cette option. La meilleure idée était de le raisonner en parlant avec lui. Après tout, il ne semblait pas violent. Elle rassembla son courage et décida de ne pas rester sans rien faire.
— Je ne me sens pas très bien, annonça-t-elle.
Aussitôt, le jeune homme cessa de la caresser et approcha sa tête de la sienne.
— Ah non? Est-ce que je te fais mal? s’enquit-il, inquiet.
— Non, non… mais c’est juste que je veux pas. Tu comprends? Je te connais pas!
— Ah! J’ai eu peur! dit-il en se redressant. C’est normal que tu sois réticente, c’est la première fois. Je peux mettre de l’huile! J’en ai! J’y ai pensé! J’aurais voulu de la musique aussi, mais c’était moins facile dans cet endroit. Tu me le dis, si ça ne va pas, hein?
Il se huila légèrement les mains et recommença aussitôt à la masser, tout en parlant.
— Je pensais que je t’avais fait mal!Je suis vraiment content d’être ici. J’ai hésité longtemps, je savais pas comment tu allais réagir et où on pourrait être tranquilles. Bon, une chambre ça aurait été mieux, mais j’avais pas grand choix.
Elle sentit qu’elle perdait rapidement le fil des propos qu’elle entendait. La peur l’envahit de nouveau et elle paniqua. Elle tenta de réagir en balançant son corps d’un côté et de l’autre, ce qui fit presque perdre l’équilibre à son agresseur. Ce dernier, pris par surprise, la saisit par les deux bras et la cloua doucement au sol, toujours face contre terre.
— Coralie, Coralie!
Elle était dans tous ses états. Elle pleurait et bafouillait des mots entre deux sanglots.
— Je ne veux pas! Please, fais pas ça! supplia-t-elle. Pourquoi tu fais ça?
Il reprit sa position sur elle et relâcha sa faible étreinte en lui massant les triceps. Cette fois, si elle lui refaisait le même coup, il ne vacillerait pas.
— Là, il va vraiment falloir que tu te calmes, OK? Moi, je fais tout pour que l’ambiance soit cool et agréable, et toi tu capotes.
— JE VEUX PAS! hurla-t-elle. Comment tu peux trouver ça le fun de faire ça avec une fille qui veut rien savoir?
Elle tapait des pieds le plus fort possible sur le sol.
— Arrête ça, OK? demanda-t-il en plaçant ses mains autour de son cou, et en serrant légèrement. Si tu cries encore, je vais devoir te bâillonner, et je n’en ai aucune envie. Je te demande pas de vouloir ou de comprendre, je te demande de me faire confiance. Qu’est-ce qui faut que je te dise pour que tu m’écoutes? Tu penses que je le sais pas que t’as peur? Relaxe! La seule raison pourquoi tu as mal, c’est parce que tu te défends! Mais tu peux pas savoir encore c’est quoi la différence entre quelqu’un qui fait bien ça pis quelqu’un qui se crisse de toi. Mais ça va venir! Faque profites-en pendant que c’est le temps, pis arrête de m’interrompre, t’as compris?
Résolue, enragée et impuissante, Coralie hoqueta son accord.
— Et puis, si je peux te donner un conseil, tente de profiter pour vrai. Je niaise pas là, tu vas t’en souvenir toute ta vie, de ce moment-là, alors fais-en pas un calvaire! Regarde, je touche ta colonne vertébrale là. Tu la sens?
Aucune réponse, seulement quelques sanglots refoulés.
— Tu la sens? répéta-t-il en accentuant son mouvement.
— Oui, oui, gémit-elle.
— Toute ton énergie passe par là. Concentre-toi, tu vas trouver ça vraiment cool. Prendre les petits moments et les apprécier, c’est ça qu’il faut faire.
De ses doigts, il longeait les vertèbres en s’assurant de bien les toucher. Coralie sombrait tranquillement dans la résignation: elle subissait un viol. Le pire cauchemar que l’on puisse imaginer. Et pourtant, rien n’aurait pu la préparer à ce qui se passait là. Elle s’était toujours représenté ces crimes comme étant brutaux et rapides, à des années-lumière de la douceur et de l’interminable moment qu’elle vivait en cet instant. Cette douceur faisait l’effet d’un baume sur l’inacceptable: le cauchemar faisait moins mal, mais demandait une intimité impossible à partager, doublée d’une attente insoutenable.
— Allez, tu viendras quand même pas me dire que tu aimes pas ça? entendit-elle.
Si l’homme avait parlé dans les secondes précédentes, elle n’en savait rien. Elle sentit ses mains rejoindre l’agrafe de son soutien-gorge et la dénouer. Il n’enleva pas le vêtement, mais passa ses deux mains simultanément sur toute la longueur de son dos. Lorsqu’il arriva aux épaules, il repoussa les bretelles du soutien-gorge et entreprit de le retirer le long de ses bras.
Elle l’entendait respirer. Il la contemplait. À chaque étape, son excitation montait d’un cran. Il glissa ses mains le long de ses côtes et frôla le bord de ses petits seins. Il repassa quelques fois au même endroit et, de ses doigts, il s’assurait de toucher le galbe de la poitrine. Sa faible érection forçait la fermeture éclair de son jean et lui donnait une légère douleur au niveau du gland. Il savait qu’il ne jouirait pas, mais son bonheur passait en second dans une situation comme celle-là. Il se repositionna plus confortablement et défit sa ceinture, geste qui n’échappa pas à l’attention de la victime.
Coralie ne bougeait pas: elle était terrorisée. Elle commençait à comprendre le modus operandi et elle essayait de se préparer mentalement à ce qui allait suivre. De cette façon, elle pouvait garder le «focus» et trouver un endroit où se réfugier dans sa tête. Elle se rappelait qu’elle ne souffrait pas physiquement, et c’était une bonne chose – la meilleure des choses. Elle décida de ne pas provoquer l’homme, de toute façon, elle ne pouvait rien faire; alors aussi bien éviter de le rendre fou en plus.
Il s’attarda quelques minutes sur son dos nu et encore sur le bord de ses seins avant d’intensifier ses caresses au point de glisser les doigts sous son legging. Il pouvait toucher sa culotte et il ne manquait pas de le faire chaque fois qu’il le pouvait.
— Ça va? demanda-t-il.
À contrecœur, Coralie acquiesça d’un mouvement de la tête.
— OK. Je vais avoir besoin de toi pour m’aider à enlever ça, annonça-t-il en soulevant le rebord de son legging.
— Non… please, pas ça! supplia-t-elle.
— Allez, fais-moi confiance! riposta-t-il en tirant doucement le vêtement de ses doigts. On s’habitue rapidement.
Il patienta quelques secondes et tira de nouveau, de façon insistante. Vaincue, Coralie releva légèrement le bassin. Il modifia momentanément sa position pour retirer le vêtement. La jeune fille était maintenant nue, à l’exception de sa petite culotte blanche et de son bandeau. Toujours allongée sur le ventre, elle remonta ses bras pour se couvrir les tempes avec ses mains, le corps à la merci de l’intrus qui venait de se rasseoir sur elle.
Au moins, elle étouffait maintenant le son, les paumes placées sur ses oreilles.
Il s’installa de façon à être assis sur les jambes de la fille. Il plaça les pouces sur l’intérieur de ses cuisses et remonta jusqu’à la culotte, en prenant bien soin de pétrir les fesses avec ardeur. L’adolescente gémissait en essayant de téléporter son esprit ailleurs. Il passa au moins cinq minutes à ce manège et, enfin, à la plus grande terreur de Coralie, il abaissa le sous-vêtement. Avant qu’elle puisse riposter, il se pencha sur elle et repositionna ses mains autour de son cou. Très lentement, il murmura:
— Relaxe, la première fois, c’est supposé être la meilleure. Et ne crie pas.
UNE INTERVENTION PSYCHOLOGIQUE I
Vendredi 12 avril 2013, bureau d’Oriana Mancini 18 h 50
La routine d’Oriana Mancini n’était pas bien différente de celle des autres psychologues, si ce n’est que la professionnelle s’efforçait de prendre des vacances à intervalles réguliers. Son emploi du temps était rempli à longueur d’année, résultat d’une réputation enviable et d’une expérience reconnue qui faisait d’elle une référence en région. Cependant, elle rayait deux mois de son calendrier pour s’évader le temps d’un voyage quelque part sur la planète. Elle habitait Trois-Rivières depuis toujours, son père ayant traversé l’océan dans les bras de ses parents fuyant l’Italie dans les années noires de la Deuxième Guerre. Les immigrants s’étaient installés massivement sur l’île de Montréal, mais quelques familles avaient opté pour les régions, et le grand-père Mancini était l’un de ceux-là. Il avait choisi la tranquillité pour les siens et, trois quarts de siècle plus tard, une partie de sa descendance habitait toujours la région trifluvienne.
Oriana préférait travailler chez elle, si bien qu’elle avait acheté un duplex sur le boulevard des Forges, la rue principale de la ville, et avait transformé le rez-de-chaussée en bureau pour y accueillir ses clients. Sa fille Paola, vingt-cinq ans, habitait l’étage avec sa mère et faisait le travail de bureau de l’entreprise de consultation psychologique. Paola souffrait d’une forme d’anxiété aiguë qui la rendait incapable de fonctionner pleinement en société. Auprès de sa mère, elle avait atteint avec le temps une autonomie qui lui permettait de s’occuper d’elle-même et d’accomplir ce boulot. Alors qu’Oriana passait sa vie à traiter et guérir les gens aux prises avec des problèmes psychologiques, elle ne pouvait plus rien pour sa fille, sinon que de l’aimer et la soutenir.
Paola était médicamentée depuis quelques années, cette médication avait changé son mode de vie et lui permettait d’avoir de courtes périodes de grande confiance en elle. Elle ne savait pas si elle pourrait quitter le nid familial à court terme, mais son état s’améliorait assez pour qu’elle y songe. Elle avait sa chambre à l’étage, et s’entendait bien avec sa mère. La prochaine étape pour Paola serait de se procurer un téléphone cellulaire, peut-être… Internet, des connaissances, des amis, le grand monde. Par la suite, un cours de conduite automobile, et, ultimement, une voiture. C’étaient des objectifs réalisables alors qu’avant, le simple fait de songer à tout cela suffisait à déclencher une attaque de panique.
Le quotidien des deux femmes était simple: les patients se présentaient à la porte d’entrée, attendaient quelques instants dans la salle d’attente et entraient dans le cabinet de la psy pour une séance qui durait, de façon générale, une heure. Paola s’occupait des dossiers, des reçus d’assurance et de la comptabilité. Durant la journée, elle ne parlait à sa mère que brièvement, entre deux rencontres, sauf urgence.
Aujourd’hui, il y avait urgence.
Paola descendit les onze marches de l’escalier et attendit un instant devant la porte du vestibule, à sa gauche. En réalité, elle craignait plus de croiser un client dans la salle d’attente que de déranger sa mère. Elle inspira et ouvrit en gardant la tête vers le sol, les yeux furtifs.
Salle d’attente vide.
Dieu merci, vendredi soir, sûrement le dernier entretien d’Oriana. Paola fit quatre enjambées et cogna sur la double porte du bureau de sa mère.
Au bout d’un instant, Oriana ouvrit.
— Paola! chuchota-t-elle. Est-ce que tout va bien?
— Je m’excuse, c’est l’hôpital au téléphone.
— L’hôpital? On veut me parler?
— J’ai dit que tu étais occupée, mais apparemment c’est urgent.
— Tu as dit que j’étais déjà en consultation?
— Oui, mais le médecin a insisté.
Dans de rares cas, l’expertise d’Oriana Mancini était requise par les médecins, et ce n’était jamais une bonne nouvelle. La thérapeute jeta un coup d’œil à son horloge et constata qu’il était presque dix-neuf heures.
— Ils sont encore au téléphone?
Paola approuva d’un hochement de la tête.
— Bon. Retourne là-haut et dis-leur que je prends l’appel dans deux minutes, d’accord?
S’il y avait une chose que la thérapeute trouvait difficile à faire, c’était d’interrompre une consultation. Elle s’excusa auprès de sa cliente en précisant qu’il s’agissait d’une urgence – du moins, elle espérait que c’était le cas – et attendit d’être seule avant de prendre le combiné.
— Oriana Mancini.
— Oui! Merci d’avoir pris l’appel, docteure, répondit un homme.
— J’ai mis un terme à une séance avec un patient, on m’a dit que c’était urgent. À qui est-ce que je parle?
— Je suis le docteur Vazquez, je suis vraiment désolé de vous interrompre dans ces circonstances, mais nous avons effectivement une urgence. Est-il possible pour vous de venir à l’hôpital dans les plus brefs délais?
— Je… oui, bien sûr. Que se passe-t-il?
— Nous avons récupéré un jeune homme dans un état critique, il a été transporté par ambulance. Je crois qu’il est en psychose, et son état ne s’améliore pas.
— Il est blessé?
— Non, justement, pas a priori. Ça semble d’ordre psychologique. Vous êtes le premier nom sur ma liste pour les cas de ce genre, les urgences sont pleines à craquer et j’hésite sur le diagnostic. Le jeune homme s’est débattu, je lui ai fait administrer un calmant. Il va passer toute la nuit au premier étage, et il n’y a pas de psychiatre de garde en ce moment. Si vous le pouvez, j’aimerais que vous lui jetiez un œil, je ne veux pas l’envoyer chez lui s’il a besoin d’un séjour en psychiatrie, mais j’ai deux traumas sévères en route qui vont arriver d’ici peu, et ça risque de me prendre toute mon attention.
— Je comprends bien, où êtes-vous?
— Au rez-de-chaussée, à l’entrée principale des urgences, au poste de tri.
— D’accord, j’arrive.
Elle monta l’escalier, prit son manteau et s’adressa à sa fille:
— Je vais à l’hôpital, il y a un blessé qui a besoin de moi.
— C’est bon, répondit Paola.
— Tu vas bien?
— Oui, oui, je suis correcte.
Oriana avait encore le réflexe de s’enquérir de l’état de sa fille lorsqu’elle quittait l’appartement. C’était plus une habitude maternelle qu’un besoin, Paola se portant mieux et pouvant rester seule de longues périodes allant jusqu’à une fin de semaine entière.
La psychologue faisait le trajet de la rue Père-Marquette entre le boulevard des Forges et l’hôpital plusieurs fois par année, mais rarement à toute vitesse. De sa clinique jusqu’à l’hôpital, il y avait à peine deux kilomètres. Le docteur Vazquez l’attendait déjà sur place et la dirigea vers une petite salle derrière les bureaux de l’entrée.
— Merci d’être venue si vite, docteur Mancini, dit-il à l’intention d’Oriana. Je suis encore une fois désolé de vous avoir dérangée. J’estime que la situation l’exigeait. Je pars m’occuper des autres patients, je vous laisse avec Stéphanie, elle saura vous aider si vous avez besoin de quelque chose. Et merci encore.
— Ça me fait plaisir, vous avez bien fait de me téléphoner.
Alors que Vazquez s’acheminait dans la section des traumas, à l’arrière, l’infirmière d’une trentaine d’années serra la main de la psychologue et lui sourit.
— Où est-il? demanda Oriana à la vue de la petite salle vide.
Deux constables spéciaux ouvrirent une porte battante et poussèrent une civière sur roulettes en sa direction.
— Les ambulanciers ont dû l’attacher à la civière, dit l’un d’eux.
Il fallut moins d’une minute pour que deux préposés entrent dans la salle en poussant une civière sur laquelle était étendu un homme. Oriana et Stéphanie s’écartèrent pour les laisser passer. Les employés échangèrent un signe avec l’infirmière et fermèrent la porte derrière eux. Oriana s’approcha et observa le jeune homme dont les yeux étaient sans expression; il fixait le plafond sans se soucier de la forte lumière. La thérapeute remarqua une barbe légère et un visage émacié, comme s’il n’avait pas mangé depuis un moment. Elle lui prit la main et s’adressa à l’infirmière.
— Comment s’appelle-t-il?
— Nous ne le savons pas, chuchota-t-elle. Les gens qui l’ont trouvé ne le connaissaient pas, et il n’a aucun papier sur lui qui pourrait nous permettre de l’identifier.
— Où l’ont-ils trouvé?
— Dans la rue, tout près d’ici. En fait, je crois que c’est sur la rue Boisjoli, près de l’université.
— C’est juste derrière mon bureau, ça, fit-elle remarquer. Il était gelé? Il fait froid, ce soir.
— Non, je suppose qu’il venait de tomber là.
— Et vous dites que ceux qui l’ont trouvé ne le connaissaient pas?
— C’est ce qu’ils ont dit aux policiers. Il était agité et hurlait, mais quand les agents sont arrivés, il était étendu sur l’asphalte.
La thérapeute plaça une main sur la poitrine de l’homme et essaya de capter sa respiration avec un mouvement de haut en bas.
— Je m’appelle Oriana, dit-elle doucement. Je suis ici pour vous aider, mais je vais prendre quelques instants pour vous laisser vous habituer à ma présence.
Elle leva les yeux vers Stéphanie et cette dernière comprit qu’elle devait s’éloigner de quelques pas pour la laisser œuvrer.
La victime ne semblait pas avoir cligné des yeux depuis son arrivée, et Oriana se gardait bien de forcer son regard. Les pupilles de l’inconnu étaient dilatées au maximum, conséquences des néons au plafond et de son état mental.
— Vous sentez ma main et ma main suit votre respiration, et plus elle suit votre respiration et plus j’entre en contact avec vous. Plus vous sentez ma main et plus vous vous détendez. Je sais que vous entendez ma voix et plus vous entendez ma voix, plus vous vous sentez en sécurité.
Elle attendit un moment et monta sa main au niveau du cou du patient.
— La respiration et le paraverbal, ça va de pair, dit-elle à l’intention de l’infirmière. Je sais que mon but est atteint quand on respire en même temps, ma connexion est bonne.
Elle pencha la tête et s’adressa au jeune homme:
— Vous pouvez maintenant fermer les yeux et, même les paupières closes, vous pouvez me voir; voir que tout va bien, car je suis à vos côtés et vous êtes en totale et complète sécurité.
Pendant presque trois minutes, Oriana garda le silence. Ensuite, elle tourna la tête vers l’infirmière. Celle-ci était debout, adossée au mur derrière la porte, les bras croisés. Elle sourit et se retourna vers le patient.
Il avait les yeux fermés.
— Il est sous hypnose? demanda l’infirmière.
— Pas tout à fait, mais c’est tout comme. Il est dans un état de relaxation profonde.
— Vous êtes vraiment efficace! Je ne suis pas familière avec ces méthodes, avoua Stéphanie. Je savais que l’on faisait parfois appel à des gens comme vous, mais c’est la première fois que ça m’arrive pendant que je suis de garde. Moi, quand je pense à ça, je pense à Mesmer, des trucs du genre. J’ai tendance à m’imaginer un pendule qu’on ne peut pas quitter des yeux, et un patient qui tombe endormi ou se réveille sur un claquement de doigts.
— Ça fonctionne peut-être pour certains, répondit-elle en souriant. Certainement à la télé! Mais la réalité est différente, comme vous le voyez. Il me semble calme, pourquoi l’avoir attaché?
— Il gesticulait comme un forcené tout à l’heure, les préposés n’ont pas eu le choix.
— Dans l’ambulance, il était agité, aussi?
— Pas que je sache, répondit-elle. Mais quand il est arrivé, il bougeait déjà. Le médecin a décidé qu’il fallait qu’il soit attaché, pour sa propre sécurité et la nôtre.
— Le patient, il a dit quelque chose?
— Non, rien. Pas depuis qu’il est ici, en tout cas.
Oriana était assise sur un tabouret pour pouvoir garder une main sur le patient.
— Vous faites ça souvent? demanda Stéphanie.
— Venir ici d’urgence? C’est la troisième fois.
— Et lui, qu’est-ce qui lui arrive, selon vous?
— Je ne sais pas ce qu’il faisait avant de s’effondrer, mais il a de toute évidence décompensé, expliqua-t-elle.
— Au niveau psychique?
— C’est ça. Quelque chose s’est rompu dans sa tête, je ne sais pas quoi, mais son équilibre mental s’est effondré. C’est un évènement important, un grand choc.
— Et maintenant?
— Il dort.
— Il entend ce que l’on dit?
— Sans doute. La psychologie vous intéresse?
— Tout ce qui peut aider un patient m’intéresse, répondit-elle. Dans une autre vie, j’aurais été médecin moi aussi. Que lui avez-vous fait?
— Je lui ai donné un ancrage, tout simplement.
— Eh bien, ça semble avoir fonctionné, il dort comme un bébé.
— Vous êtes infirmière depuis longtemps?
— Dixième année. Toutes passées ici. Je vois pas mal de tout, répondit Stéphanie. Quand ça saigne, disons que je sais quoi faire, ajouta-t-elle en souriant. Que suggérez-vous pour la suite?
— Son réveil nous le dira, il faudra voir à ce moment-là.
— Nous devrons décider s’il sera transféré au troisième, en psychiatrie.
Oriana pesa ce qui semblait plus être une question qu’une affirmation, et hocha la tête.
— Une fois revenu, il aura besoin de maintenir ses ancrages, dit-elle. Je crois qu’il faudrait d’abord trouver qui il est. Nom, famille, amis. J’imagine que la police a ouvert un dossier?
— Oui. Je ne crois pas qu’il y ait eu de plainte. Je peux joindre le poste, mais il n’est pas impossible que ça prenne un moment avant de l’identifier. Un patrouilleur était présent avec l’ambulance, il a laissé sa carte. La balle est maintenant dans notre camp.
— Alors dans ce cas, j’aimerais être près de lui lors de son réveil, et je ferai de mon mieux pour le garder avec moi. Si la famille peut se présenter, c’est souvent le meilleur ancrage possible.
L’infirmière soupira et fit la moue.
— C’est à votre guise, approuva-t-elle. Il a été attaché à son arrivée, il le demeurera à son réveil jusqu’à ce que son état soit jugé satisfaisant.
— Si vous le transférez, vous me permettez de l’accompagner?
— Oui, bien sûr, mais, à l’étage, un autre médecin lui sera affecté, et c’est lui qui fera le suivi, y compris la décision de vous permettre de le traiter. Il est déjà tard, la relève se fait à vingt heures.
Oriana n’hésita pas longtemps.
— Alors je reste.
DÉPOSITION DE KARELLE GAGNON I
Vendredi 12 avril 2013, poste de police 19 h
L’enquêteur Jérôme Landry achevait une journée de travail interminable au poste de police de Trois-Rivières. Des problèmes informatiques l’avaient retardé, et il avait décidé de souper sur place pour quitter le poste en soirée. En ce début du mois d’avril, il avait le temps de parcourir les dossiers qui traînaient depuis longtemps sur son bureau. Les journées qui s’achevaient tard ne l’effrayaient pas, il franchirait le cap des cinquante-deux ans la semaine suivante et tenait malgré tout la forme mieux que plusieurs de ses confrères. Célibataire depuis son divorce «quelques siècles plus tôt», comme il se plaisait à le dire, il n’était pas rare qu’il sorte du quartier général plus tard que les autres enquêteurs. Le hasard fit qu’il était encore au travail quand l’agent en poste à l’entrée le croisa dans le corridor.
— Ah! Jérôme, as-tu vu un des deux agents de garde?
— Ils sont partis seconder les gars pour le feu au centre-ville, pourquoi?
— Bien, j’ai besoin de quelqu’un pour prendre une déposition.
Landry regarda sa montre: elle indiquait dix-neuf heures.
— Il est tard, remarqua-t-il. Tu veux que je la prenne?
— J’ai le sentiment que ça va être assez long, tu es sûr que ça ne te dérange pas?
— Non, non, ça va. Tant qu’à être ici. Qui est-ce?
— Une jeune femme.
— D’accord. Je serai dans la deux, tu peux l’envoyer quand tu veux.
L’enquêteur ne prenait pas souvent de dépositions spontanées, il rencontrait plutôt les gens sur rendez-vous dans le cadre de ses enquêtes. Parfois, comme ce soir, il donnait un coup de main aux agents. Il saisit un bloc de feuilles qui allait servir à prendre en note le contenu de la rencontre et se versa un café noir avant de se rendre à la salle numéro deux.
Il fut surpris d’y voir une adolescente, accompagnée du policier qui l’avait accueillie à l’entrée. Jérôme se leva pour se présenter et l’invita à s’asseoir. Elle avait les yeux rougis, des yeux qui avaient pleuré récemment. Landry lui donnait seize ans au maximum, même si elle dégageait quelque chose de plutôt mûr.
— Comment puis-je vous aider? demanda l’enquêteur.
— Je me suis fait violer, déclara-t-elle.
Le policier écarquilla les yeux devant l’aplomb avec lequel la jeune fille avait débité la raison de sa présence au poste. Il fut pris de court et se ressaisit rapidement.
— Je… il y a longtemps de cela?
— Non, c’est arrivé tout à l’heure, aujourd’hui.
À cet instant, Landry comprit que ce n’était pas une déposition ordinaire. Il s’excusa et décrocha le téléphone.
— Ici Jérôme Landry. J’ai besoin d’Alexandra Caron au poste le plus vite possible. Je sais, c’est urgent.
Il raccrocha et se concentra sur l’adolescente.
— Une de mes collègues va venir, expliqua-t-il avec douceur, elle va vous accompagner à l’hôpital où vous allez passer des examens. En l’attendant, si vous vous sentez à l’aise, je vais vous poser quelques questions d’usage et ouvrir un dossier d’enquête. Vous êtes en sécurité ici.
— C’est OK, répondit-elle. Je vais bien, et je sais qu’il ne peut rien m’arriver ici.
— Vous avez tout à fait raison. Où sont vos parents? demanda un Landry toujours interloqué.
— Ma mère travaille le soir.
— Mais elle sait que vous êtes ici, non? Vous l’avez appelée?
— Non… avoua-t-elle, je n’ai pas voulu l’inquiéter avec ça.
— Bon, on va y aller par étape, proposa-t-il. Vous êtes certaine que vous vous sentez bien?
— Oui, ça va, je vous assure.
L’enquêteur confirma du regard une dernière fois.
— Quel est votre nom?
— Je m’appelle Karelle Gagnon.
Elle replaça une mèche de cheveux.
— Votre date de naissance?
— Le 3 juin 1997.
Quinze ans… le policier ne s’était pas trompé de beaucoup.
— Vous habitez Trois-Rivières?
— Oui, dans l’ouest de la ville.
Pendant qu’il prenait les renseignements en note, Jérôme levait les yeux régulièrement vers Karelle. Malgré la gravité du moment, elle semblait solide. Ça demeurait une situation inusitée.
— Connaissez-vous l’identité de la personne qui vous a agressée?
— Non, déplora-t-elle. Bien, je ne pense pas.
— Vous êtes très brave d’être venue ici, mademoiselle Gagnon, déclara-t-il. Nous allons tout faire pour arrêter la personne qui vous a fait ça. Racontez-moi les circonstances dans les grandes lignes, si vous vous en sentez capable. Les détails ne sont pas importants pour le moment, nous aurons le temps plus tard.
La jeune fille se repositionna sur sa chaise et commença à raconter son histoire. Au bout d’une quinzaine de minutes de déposition, la technicienne en identité judiciaire, Alexandra Caron, frappa à la porte. Elle était la personne qui s’occupait des prélèvements qui pouvaient aider à résoudre une enquête. Avec un peu de chance, l’agresseur aurait laissé une trace biologique qui pourrait le trahir. Les policiers ne le mentionnaient pas, mais le premier examen médical servait aussi à corroborer les dires de la prétendue victime: le passé regorgeait de fausses accusations de viol mortes dans l’œuf dès qu’un médecin avait confronté la fausse victime au manque de preuves physiques pour appuyer sa déclaration.
Mais Karelle Gagnon n’avait pas menti.
— Sans ses parents? répéta Héroux au téléphone, ébahi.
— Comme je vous le dis, toute seule! affirma Landry. Et elle aurait déposé encore plus longtemps si elle n’était pas partie pour l’hôpital.
— Ça prend une colonne vertébrale pour faire ça, Jay. Maudit, quinze ans…
Jean-Sébastien Héroux, enquêteur en chef pour les crimes contre la personne à la police de Trois-Rivières, venait d’entendre Jérôme Landry lui raconter la déposition tardive de Karelle Gagnon.
— Et tu as des nouvelles d’Alex? s’enquit le chef.
— Oui, elle ne s’est pas déplacée pour rien. Ils ont retrouvé du sperme et le doc confirme la déclaration de la jeune fille.
— Eh bien… quinze ans, Jay…, répéta Héroux. Peux-tu croire ça?
— Je sais, ça n’a aucun bon sens!
— C’est pathétique. Bon, je vais devoir affecter quelqu’un là-dessus, en espérant que ça se règle assez rapidement. Est-ce qu’elle a donné quelques détails d’intérêt?
— C’était bien préparé, si tu veux mon avis. Le gars l’a surprise de dos pour la pousser dans son auto, il l’a empêchée d’avoir la face tournée vers lui, lui a placé un foulard sur le visage et elle était sur le ventre pendant l’agression…
— Finalement elle ne l’a pas vu du tout, conclut Héroux.
— Seulement de côté, quand il est entré dans la voiture. Jeune, une calotte, cheveux foncés, rien de bien solide pour le reconnaître.
— Bien préparé, mais il a quand même laissé son sperme.
— Alexandra dit qu’il n’y en avait vraiment pas beaucoup, il s’est peut-être échappé, je ne sais pas. Elle dit que ça ne ressemble pas à ce qu’elle a l’habitude de voir.
— On va mettre ça dans la base de données, avec de la chance, on obtiendra une concordance. Pour quand, les résultats?
— Ça va aller vite, je vais mettre de la pression. Quelques jours au maximum. Karelle dit qu’elle ne connaît pas son agresseur, mais une fois à l’hôpital, certains détails lui sont revenus, selon ce que m’a soufflé Alexandra.
— OK. Steph traite l’incendie en ville, ça semble être un acte volontaire alors je vais le laisser s’occuper de ça quelques jours. Ça t’intéresse, le dossier de la jeune fille?
Landry esquissa un sourire.
— Comme si vous n’alliez pas me le demander de toute façon.
— Tu, Jay. Tu peux me tutoyer. Et je t’ordonne de travailler là-dessus.
Jérôme rit de bon cœur, il appréciait énormément son patron. De plus de dix ans son cadet, ce dernier faisait un travail remarquable et laissait beaucoup de liberté à ses enquêteurs. Et il fallait l’admettre, il était surdoué pour visualiser les enjeux et l’ensemble d’une enquête criminelle.
Sa place était là où il se trouvait.
Mais ce n’était pas une raison pour tutoyer son supérieur. Jérôme respectait la hiérarchie comme un soldat, cela faisait partie de l’uniforme.
— All right, répondit-il. Je la rencontre dès qu’elle le peut.
— Tu peux demander à Bridge de t’accompagner, pour la deuxième déposition au moins, ça peut aider.
Brigitte Soucy était la troisième et plus récente enquêteuse à travailler sous les ordres de Jean-Sébastien Héroux. Elle avait trente-cinq ans et n’avait pas grandi dans la région, au contraire de ses collègues. Le chef l’avait repérée dès son arrivée et l’avait choisie. Aujourd’hui, après plusieurs années de service, Héroux l’utilisait fréquemment dans le travail de terrain, quand les témoins recevaient la visite des policiers pour la première fois, car Brigitte savait comment casser la glace de façon respectueuse et efficace.
En tant que seule femme de l’équipe, elle devenait un atout essentiel lorsque les enquêteurs avaient affaire à des histoires de mœurs.
UNE INTERVENTION PSYCHOLOGIQUE II
Vendredi 12 avril 2013, hôpital de Trois-Rivières 20 h 20
Le jeune homme en crise, maintenant endormi, avait été transféré au troisième étage de l’hôpital, dans une chambre qui pouvait accueillir deux personnes, mais dont le second lit était inoccupé. Oriana était assise sur une chaise tout près de la civière, et elle avait toujours sa main posée sur la poitrine de celui qu’elle avait aidé aux urgences, un peu plus tôt.
Il était maintenant plus de 20 h, cela faisait près d’une heure et demie qu’elle était arrivée et la victime dormait toujours. Selon la recommandation du médecin, il demeurerait attaché à sa civière jusqu’à son réveil, où son état serait réévalué.
À cette heure, un vendredi, Oriana doutait que l’on puisse l’identifier et ainsi permettre à sa famille de venir le voir, et elle hésitait à le laisser seul.
Elle décida de prendre les devants.
— C’est encore moi, dit-elle à son intention. Vous entendez ma voix et vous vous sentez de mieux en mieux. Vous êtes maintenant plus relaxe et je vois que votre visage est plus calme.
Elle ne s’attendait pas à une réponse, mais Oriana lui parlait comme s’il était éveillé. Elle se déplaça de l’autre côté du lit et posa la main droite sur le ventre du patient.
— Vous sentez ma main sur votre poitrine et vous vous sentez en sécurité. Maintenant, votre conscient peut revenir vers le monde extérieur. Je vais compter jusqu’à 3 et, au compte de 3, vous serez tout à fait conscient et parfaitement bien. 1… vous sentez votre corps dans ce lit et vous vous sentez plus calme qu’avant. 2… vous entendez les bruits autour de vous et vous vous dites que tout va bien. 3… vous pouvez ouvrir les paupières et prendre conscience que vous êtes en sécurité.
Elle massait délicatement le ventre du bout des doigts. Cinq bonnes secondes passèrent. Il y eut une variation dans la respiration de l’homme et, d’un coup, il ouvrit les yeux.
— Voilà, vous êtes de retour parmi nous. Je m’appelle Oriana, c’est moi qui vous parle depuis tout à l’heure.
Très lentement, l’homme bougea la tête en direction de la voix et s’immobilisa devant le visage de la thérapeute. Il était jeune, sans doute plus jeune que sa propre fille, se dit Oriana. La lumière était tamisée dans la chambre, mais elle distinguait ses yeux pâles, lointains. Ils restèrent ainsi pendant un moment. Oriana souriait et continuait à masser sa poitrine. Du coin de l’œil, elle perçut le mouvement de ses bras, il avait essayé de les remuer, mais les sangles avaient retenu son geste: il venait de se rendre compte qu’il était attaché, pensa-t-elle. C’était un moment important, le sentiment d’être prisonnier pouvait lui faire peur. La psychologue se devait d’employer un langage hypnotique pour garder un lien avec le subconscient de l’homme.
— Vous revenez de loin, je sais que vous entendez ma voix.
Il hocha très subtilement la tête, sans la quitter des yeux.
— C’est très bien, vous ne savez peut-être pas où vous êtes maintenant, n’est-ce pas?
Léger froncement de sourcils, il se questionnait. Non, finit-il par mimer de la tête.
— Nous sommes à l’hôpital, à Trois-Rivières. Quelqu’un vous a trouvé par terre, dans la rue, et a appelé l’ambulance.
Soudainement, l’homme tourna brusquement la tête vers la droite. Sa respiration continua d’augmenter au point où il haleta. De nouveau, Oriana sentit qu’il avait essayé d’agiter les bras.
— Je suis encore avec vous, je ne vous laisse pas seul.
L’homme fixait sa droite, il ouvrit la bouche et murmura une série de mots.
— Faut… pas… Il faut pas que tu lui fasses mal!
— Ça va, tout va bien, je suis là.
Mais le patient s’agitait.
— NON! Faut… PAS! Moi je le sais! Tranquillement! Faut que tu y ailles tranquillement! HEY!
La civière bougeait et les sangles faisaient bien leur travail. Le dernier mot avait résonné plus fort dans la petite chambre. Oriana se demanda s’il ne valait pas mieux faire appel immédiatement au médecin, mais elle voulait identifier l’homme avant de le laisser pour la fin de semaine, car tout indiquait qu’il dormirait là.
— Calmez-vous, intima-t-elle, tout va bien. Quel est votre nom?
Mais l’homme ne répondit pas à la question. Comme s’il venait de terminer une course de plusieurs kilomètres, il respirait avec peine et se retourna vers Oriana en la suppliant des yeux.
— Il faut pas leur faire mal! Laissez-les-moi!
La thérapeute avait l’habitude des propos les plus étranges lorsque ses patients déliraient, son réflexe aguerri lui permettait de demeurer calme et de faire face à la situation de façon externe. L’expérience lui avait appris que les profondeurs et les secrets du subconscient pouvaient être bien différents d’un patient à l’autre.
Oriana ne jugeait pas, elle guidait.
— Nous ne ferons pas de mal à personne, répondit-elle, je vous le promets. Vous me faites confiance?
Au bout d’un sonore grincement de dents, il répondit:
— Non. Non! Protégez-les!
Cette fois, il se mit à bouger de façon incontrôlable. Les roues étaient coincées, mais il gigotait tellement que la civière heurta Oriana et l’obligea à se tenir contre le mur derrière elle.
— NON! hurla-t-il encore.
Ce chaos alerta l’agent qui patrouillait dans l’aile adjacente. Ce dernier ouvrit la porte entrebâillée et interrogea Oriana.
— Tout va bien?
— Je… il est de nouveau en crise.
— Vous êtes sa mère?
— Non, je suis psychologue. On m’a appelée pour aider.
Le jeune homme eut un autre spasme qui projeta la civière sur le côté. L’agent se précipita vers lui. Oriana plaça ses mains sur sa bouche, elle redoutait que l’intervention ne soit trop sévère.
— Ne lui faites pas de mal, implora-t-elle, il ne sait pas ce qu’il fait!
— Pas de soucis, ma bonne dame, répliqua l’agent en relevant la civière d’une main habile, il est bien attaché, je ne veux pas qu’il se fasse de mal lui-même. Vous voulez bien aller chercher le médecin?
— Je… oui, bien sûr.
Elle hésita en sortant dans le corridor.
— À votre gauche, précisa l’agent, tout au bout, demandez aux infirmières. Ne vous inquiétez pas, je m’occupe de lui.
À regret, Oriana quitta son patient et marcha rapidement pour aller quérir le médecin de garde et l’informer de la situation. Au bout d’un moment, tous se retrouvèrent autour de la civière pour discuter de la suite des choses, pendant que le jeune homme semblait dormir de nouveau.
— Nous sommes vendredi soir. Il faut trouver sa famille, réitéra la thérapeute au médecin. Il ne peut pas rester seul ainsi, il faut qu’il soit accompagné.
— Tant qu’il sera violent, impossible de laisser l’accès à qui que ce soit, répondit ce dernier. Mais je suis d’accord, il faut l’identifier. Si nous n’y arrivons pas, il faudra appeler la police et demander de l’aide.
— Il décompense, ce qu’il vit en ce moment est extrêmement difficile, vous comprenez?
— Oui, bien entendu, mais je ne peux pas le laisser libre dans ces circonstances, vous comprenez également?
— Mais alors… qui va veiller sur lui? Il va rester seul?
— Nous avons plusieurs patients, madame, vous savez, et il y a toujours quelqu’un à proximité. C’est tout ce que nous pouvons faire.
Mais Oriana voulait dire près de lui, tout près.
— À moins que vous ne vouliez le veiller, il en sera ainsi, déclara le médecin, désolé. De toute façon, il dort déjà.
— Qui fera en sorte de vérifier son identité?
— Le psychiatre lui parlera demain. Une travailleuse sociale viendra au besoin.
Oriana soupira et se rapprocha de la civière. L’homme avait les yeux fermés, mais il ouvrait et fermait ses mains sans arrêt.
— C’est moi, annonça Oriana en déposant sa main sur sa poitrine. Je suis toujours là, je sais que vous menez un grand combat, mais je suis là. J’aimerais vous aider à trouver votre famille et vos amis, voulez-vous me dire votre nom?
Le pauvre patient essayait de parler.
— Je…
Il tourna la tête vers Oriana et voulut lui adresser la parole, mais il était trop tard, il perdit connaissance. Le médecin la rassura: il serait bien traité au cours du week-end, et la psychologue serait mise au courant des derniers développements.
À contrecœur, impuissante, Oriana décida de retourner chez elle.
UNE INTERVENTION PSYCHOLOGIQUE III
Samedi 13 avril 2013, hôpital de Trois-Rivières 8 h 30