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roman
Catalogage avant publication de BAnQ et de BAC
Arbour, Marie-Christine, 1966-
Trans
ISBN 978-2-89741-063-6 978-2-89741-065-0 (ePub)
I. Titre.
PS8551.R28T72 2016 C843’.54 C2015-942359-7
PS9551.R28T72 2016
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Triptyque
De la même auteure chez Triptyque:
Drag, 2011
Utop, 2012
Chinetoque, 2013
Schizo, 2014
Montréal, janvier 1970 Sous le lit
Îles Baléares, avril 1970 La chevelure de Bérénice
Algérie, mai 1970 Les larmes d’Éros
Puerto Vallarta, Mexique, 1972 La mort
Bahamas, janvier 1973 L’équation de Neptune
Honolulu, Hawaï, février 1975 L’éducation sentimentale
Disney World, Floride, janvier 1976 Éloge du doute
Guyaquil et Quito, Équateur, août 1977 Le feu
Bermudes, janvier 1978 Une épine d’oursin
Paris, juillet 1978 Baudelaire ressuscité
Calgary, juillet 1979 Potato Queen
La France et un saut en Italie, juillet 1980 Le tombeau de Molière
Îles Caïmans, janvier 1981 La haine du temps
Los Angeles, mai 1981 Priapisme élémentaire
Traversée des États-Unis, août 1981 Dieu avait mal aux dents
Kennebunk, Maine, août 1982 Psychanalyse
La Martinique, avril 1983 Le baiser de Narcisse
Rome, juin 1984 Le trou
New York, septembre 1984 Les anges
Montréal, juillet 1985 Trans
Christine regarde ce tableau qui, a-t-elle compris, a coûté cher. C’est un paysage avec des nuages d’un blanc bleuté. Si elle était grande, elle y enfoncerait le doigt. Elle saccagerait le ciel.
Elle se détourne, tout à coup lasse.
Elle s’éloigne avec l’impression de marcher sur de l’eau.
La mère entreprend de faire la lecture. Il s’agit de l’histoire de Babar en Espagne. «Rappelle-toi cette phrase: un vaso de leche por favor. Nous partons bientôt en voyage.»
Le père paraît dans l’encadrement de la porte: il est pareil à un géant. Jadis, il lançait Christine dans les airs. Mais maintenant qu’elle a presque quatre ans, elle est devenue trop lourde pour ce jeu. C’est d’ailleurs cette lourdeur qu’elle hait.
Christine a le secret de ses visions. Dans l’obscurité apparaissent des créatures fantastiques, comme cet ange à deux têtes ou cette licorne rose. Et voilà qu’un homme à lunettes flotte au-dessus d’elle: elle reconnaît son grand-père mort l’été dernier. Lorsqu’elle tente de le toucher, il se dissout. Elle se rappelle cette formule étrange: la vie après la mort.
Elle s’étend sur le plancher et regarde sous le lit. Un océan se soulève à l’infini. Elle hésite avant de tendre le bras. Elle ressent une résistance lorsqu’elle touche les vagues. Elle aime les flots tumultueux parcourus de zébrures blanches. Même si ses mains sont malhabiles, elle a de la révérence pour les formes immatérielles.
Il est maintenant temps de se coucher. Elle craint encore les cauchemars. Dans ce songe récurrent, elle a les mains liées par un cordage épais et ne peut bouger. Elle se tient devant un gouffre, puis quelqu’un la pousse. Elle tombe et tombe. Elle se réveille alors en sursaut.
Et durant un long moment, elle croit étouffer.
Peut-être que dormir, c’est se noyer dans l’océan.
La mère fait deux nattes à Christine et la plante devant le miroir. Elle lui dit: «Regarde bien, ceci est ton visage. Il ne cessera de changer et un jour il sera parcouru de rides. Il faut donc profiter de ta jeunesse. Oui, tous les enfants sont beaux.» Puis la mère braque sur Christine un appareil photo. Le flash aveugle l’enfant qui ne réussit pas à sourire. Quatre ans est un âge terrible: on ne sait plus si on a droit au bonheur.
Vient le temps des cadeaux. Christine déballe d’abord le paquet que lui tend la mère: il s’agit d’une grosse brosse à cheveux. «Tu pourras t’occuper de ta magnifique chevelure.» Christine croit qu’il s’agit des dents d’un monstre, et elle est sûre que le monstre la dévorera.
Son père lui donne à son tour un présent. Christine retire d’une boîte un objet qui ressemble à une montre. «Avec ta boussole, tu ne te perdras jamais. Vois, il suffit seulement de trouver le nord.»
Elle ne comprend rien à rien.
Christine tient la main de la mère. Elle porte d’affreuses chaussures pareilles à des bottillons pour garçons. Le père a insisté: elle doit apprendre à avoir l’esprit pratique, il ne faut pas l’encourager à ressembler à une poupée, et ces chaussures solides la porteront. Elle s’essouffle. L’aéroport lui fait penser à une fourmilière. Elle voit un homme qui étreint un homme, ailleurs certains éclatent de rire. Les gens vont avec empressement. «Voyager, c’est voir le monde avec des yeux neufs. Et c’est dans la mémoire qu’on emmagasine les images. Les vraies photographies, on les porte en soi», affirme le père. Christine écoute toujours le père avec attention. Il est physicien après tout. Il ne cesse de tout calculer. Il s’enferme dans son bureau où il aligne des chiffres sur des feuilles blanches. «Il réfléchit», déclare invariablement la mère lorsqu’une musique saccadée emplit la maison. «Bartok, c’est beau», ajoute-t-elle alors.
Ils montent dans l’avion. «Tu verras, décoller c’est avoir le cœur dans la gorge», dit la mère. Une agente de bord élégante sourit à Christine. Sa petite taille lui vaut encore la sollicitude des étrangers. Elle est installée près de l’allée. Elle fait ballotter ses jambes. Puis un grand tremblement la traverse. Par le hublot, la terre s’éloigne. Bien vite, il n’y a que du bleu. Un homme va et vient, tenant un plateau sur lequel sont déposés des verres de champagne. La mère allume une cigarette. Par malheur, Christine tend les jambes lorsque l’homme passe à côté d’elle: il trébuche et laisse tomber le plateau. Le bruit de verre fracassé est amorti par le grondement sourd des moteurs. Certains applaudissent. Elle doit faire face à l’homme qui se hérisse en la désignant d’un doigt accusateur, avec une expression inimitable de vanité outragée. Elle assume son rôle de coupable et, doucement, commence à pleurer en baissant la tête avec contrition. Elle est persuadée d’être à l’origine de tous les maux. L’homme la tance en affirmant que de sa vie il n’a jamais échappé un plateau. La mère intervient. Elle plaide la cause de Christine. «C’est pourtant une enfant facile.» Les adultes oublient vite l’incident, le vin aidant. Christine se tient coite, ignorant l’homme au visage haineux.
L’autocar avance dans un bruit de ferraille. Christine admire la mer d’un bleu profond, une mer houleuse de rêve. Un soleil franc, beaucoup plus blanc qu’à Montréal, coule sur les choses. L’air frais lui donne des frissons. On arrive enfin à l’hôtel. Hôtel est une exagération, il s’agit plutôt d’une bicoque donnant sur une ruelle, avec des fenêtres aux vitres cassées et des lits aux ressorts usés. «Bon, bon, fait le père, il faudra se passer de luxe. Pourtant, dans le dépliant, on parlait de confort.» Il fait si humide que les draps sont poisseux. La mère dit à Christine qu’il faudra dormir tout habillée, puis elle l’aide à enfiler un pull de laine.
Christine comprend confusément qu’ils sont les seuls touristes sur cette île. Lorsqu’ils marchent dans les ruelles, des visages curieux paraissent aux fenêtres. Des enfants crasseux éclatent de rire.
Christine prend la main de la mère. N’est-elle pas belle, cette mère qui garde des cosmétiques chers dans une petite valise? N’est-elle pas une effigie avec sa longue chevelure et son impassibilité élégante, elle qui se targue, dans son délire bourgeois, d’être comme une hippie? Pourtant, Christine pressent un malheur. Elle soupçonne une agitation fiévreuse derrière ces murs blanchis à la chaux.
Elle s’accroche donc plus fort au bras de la mère.
L’unique bar est tenu par une vieille actrice déchue aux cheveux teints en roux et aux sourcils refaits au crayon. Des chiens vont quémander aux rares clients des caresses et se couchent à leurs pieds. Voilà pourquoi le père appelle l’endroit «le bar aux chiens» qui, avec son atmosphère rocambolesque, fait oublier la pauvreté de l’île. Le père ne boit pas, car un rien l’enivre: il se contente de jouer aux échecs avec Pedro, le poète du coin. La mère tient un verre de vin rouge tout en fumant, toujours aussi mondaine. La vieille actrice montre à Christine un jeu de pin-ball miniature et lui explique dans un français chanté qu’il faut empêcher la boule de tomber. La fillette joue un moment avec maladresse. Puis elle s’endort sur la banquette de cuir, en compagnie d’un chien paresseux. Lorsqu’on la réveille, elle croit s’être assoupie cent ans.
«Un vaso de leche por favor», demande Christine en rougissant. Dans ce café, tout est délabré, mais c’est un des rares endroits où on peut prendre le petit-déjeuner. Un serveur édenté lui apporte un verre énorme rempli de lait presque chaud. En y goûtant, elle a un haut-le-cœur et se rappelle ce que lui a expliqué le père: les femmes produisent du lait pour la survie de l’espèce. Voilà pourquoi elles ont des seins. Et Christine est persuadée qu’une femme énorme, une ogresse, a donné ce lait qu’elle vient de boire. Dégoûtée, elle repousse d’une main prudente le verre en déclarant: «Je n’ai plus soif.»
La mère sourit en disant: «Qu’elle est raisonnable!»
«Il est minuit, oui, minuit, Christine, l’heure du règne de Satan, l’heure où les miroirs cessent de refléter des images, l’heure où le noir triomphe», lance le père avec une voix théâtrale. La peur la sidère. Elle est assise et ses pieds ne touchent pas le sol. Elle regarde autour d’elle: les yeux brillent. Les spectateurs sont installés en cercle. Voilà qu’apparaissent des femmes vêtues de robes aux pans bouffants et des hommes en noir. Les applaudissements fusent, plus métalliques que le martèlement de la pluie sur un toit de tôle.
«Des danseurs de flamenco, souviens-toi de ce moment à jamais, car un jour il n’y aura qu’un grand pays et la danse n’intéressera plus personne», explique la mère.
Les femmes frappent du pied de façon rythmique tandis que les hommes tapent des mains. Les corps adoptent des postures élégantes. Les bras et les jambes bougent par saccades. Les bouches rouges des femmes luisent dans la pénombre. L’espace semble se dilater. Christine tremble. Une danseuse au chignon magnifique (ses cheveux semblent couverts de givre) s’approche d’elle. Elle danse en lui souriant. Christine a tout à coup peur. Va-t-on la dévorer? Elle se détend en observant les mains des danseurs qui imitent l’éclosion des fleurs. Elle devient étourdie, gagnée par une ferveur religieuse, tandis que les spectateurs applaudissent.
Le spectacle terminé, il y a une ovation dans un climat d’intimité, voire de confiance. Elle pense à ces femmes qui plus tard effaceront leur visage. La mère, elle aussi, efface son visage la nuit venue.
Les danseurs tirent leur révérence et s’éloignent en faisant claquer leurs talons. Ils enlèveront leurs chaussures et poseront leurs pieds nus sur le plancher. Ils assumeront à nouveau le silence. Christine voudrait s’endormir ici, au milieu de ce cercle, mais les parents l’entraînent à l’extérieur. Ils marchent dans les ruelles enténébrées. «C’est une enfant facile», dit la mère. «Oui, elle a le sérieux d’un vieillard», renchérit le père. Et Christine de soupirer: «C’était si beau.»
Ce soir-là, elle se couche vêtue d’une salopette et d’un gros pull. Elle ressent tout de même le froid humide. Et, silencieusement, elle pleure.
Dans l’après-midi, sous le soleil violent, Christine verra la mort pour la première fois.
Les gradins sont bondés, et une rumeur traverse la foule. Les visages sont souriants. La mère lui caresse les cheveux en parlant. «Tu es si blonde, il faut en profiter, les blondes trouvent le bonheur, mais peut-être que tu seras comme la tante Francine qui est devenue brune à quinze ans et qui a maintenant recours aux teintures. La nature est parfois cruelle.»
Voilà que des applaudissements fusent. Un homme à l’habit brillant vient de faire son entrée dans l’arène. «Le toréro», lance le père. Christine aperçoit dans un box un magnifique taureau à la toison épaisse qui piaffe d’impatience. «Et le toréro a pour mission de tuer le taureau», ajoute le père. «Pourquoi?» demande-t-elle. «Pour la gloire», explique le père. Puis une clameur domine les mots. Le toréro brandit la muleta. Le taureau fonce sur lui. «Olé», hurle la foule en délire. Le toréro plante de longues piques dans la nuque de la bête. Le sang coule. Christine frissonne comme si c’était elle qu’on sacrifiait. Puis tout se déroule très vite: chaque attaque est scandée par un olé unanime, les milliers de gorges semblent se souder pour émettre un cri géant, la jubilation fait briller les yeux (des yeux inhumains, comme ceux des marionnettes, croit-elle), certains se lèvent, la fièvre est à son comble tandis que le taureau s’écroule sur le flanc. Le toréro lève alors une épée qui reflète le soleil, l’espace autour de lui se fractionne, il occupe une autre dimension, devient un dieu et, avec élégance, il achève l’animal. Une mare de sang souille le sable. «Où il est allé?» hurle Christine. «Nulle part», réplique le père. Elle est pourtant persuadée de voir un halo entourant le taureau, une enveloppe phosphorescente qui lentement s’élève. Elle pense à l’océan sous le lit: c’est là qu’ira le taureau mort. Elle le reverra. Elle lui caressera le museau. Elle le gavera de cubes de sucre. «Tout est bien», confie-t-elle à son père qui s’est levé. La foule, telle une coulée de lave, se déplace lentement. Les corps se fondent dans une continuité étourdissante. Elle ferme les yeux. Elle est certaine qu’elle seule ira au paradis, car elle a aimé le taureau de toutes ses forces.
Le soir, au bar aux chiens, le père lui sert un verre de vin coupé d’eau. Elle boit, pensant au sang. Une douce langueur la prive de pesanteur. Voilà donc le secret des adultes: le vin qui déforme la réalité.
Les morts sont ici, croit-elle. Les vivants, eux, errent au loin, gorgés d’une vie absurde, et ne cessent de faire des erreurs.
Je le sais, se dit-elle avant de s’assoupir.
Le lendemain, durant l’après-midi, les parents expliquent à Christine qu’ils vont faire l’amour et qu’elle doit attendre dans la ruelle. Faire l’amour relève sans doute de la folie, croit-elle. Elle voudrait s’imaginer la chose, mais cette gymnastique qui fait haleter ses parents demeure un mystère. On lui a bien dit que c’est ainsi que se conçoivent les enfants. Elle regrette que les enfants ne naissent pas dans les choux. Oui, la vie la déçoit.
Elle se retrouve donc seule dans la ruelle vide. Elle tire sa boussole de sa poche et s’amuse à voir le disque intérieur tourner. Elle est pourtant par définition perdue. Elle fait quelques pas et aperçoit dans une fenêtre un visage de femme. Elle s’immobilise. Elle est sûre d’être en danger. C’est alors qu’elle voit les enfants: ils sont une dizaine. Elle sait qu’elle ferait une belle victime, petite Canadienne riche qui a chez elle la télévision en couleurs. Les enfants s’avancent vers elle et commencent à hurler. Elle n’a pas le temps de protester: des mains s’agrippent à sa chevelure et la tirent. Elle a mal. Avec des gestes vains, elle tente de repousser l’attaque. Un garçon plus âgé lui prend la main et l’attire dans une bicoque à la devanture passée à la chaux. L’intérieur est sombre, la poussière danse dans l’air. Une forme humaine est cachée dans un coin. Le garçon dit quelque chose. Une voix d’homme caverneuse emplit la pièce. Elle sait qu’il est inutile de fuir: elle est un otage. Une forme se déploie: un homme au visage ravagé s’approche d’elle tout en parlant. Il sourit, ce qui équivaut à une grimace. Il lève le bras. Elle voit des ciseaux luire devant ses yeux. Elle entend un cliquetis. L’opération s’effectue rapidement. L’homme tient une mèche de ses cheveux qu’il dépose dans une boîte. Il parle encore. Puis le garçon la ramène seule dans la ruelle.
Il faudrait sans doute porter une cagoule comme un voleur, il faudrait se cacher. Sa présence seule constitue une ostentation. Elle se plaque contre le mur: elle voit encore la jubilation de l’homme qui tient l’épi blond. Maintenant, loin de cet ogre, elle peut pleurer. Elle se laisse choir sur le sol. La lumière du couchant l’aveugle.
Le père apparaît enfin. Il est échevelé et déclare: «C’est fini.» Elle tente d’expliquer qu’un homme lui a volé des cheveux, mais le père n’écoute pas. Dans la chambre, la mère, rhabillée à la sauvette, exhibe un visage serein.
— Tu as la chevelure de Bérénice et tu auras une constellation à ton nom, dit la mère en lui caressant la tête.
— Faire l’amour, c’est quoi? demande Christine.
— C’est déjouer le diable, répond la mère.
Peut-être que les parents l’ont abandonnée dans cette ruelle afin de l’offrir au diable. Le diable l’a mutilée. Et peut-être est-elle devenue immortelle.
— Nous allons vers le sud. Regarde ta boussole. Tu vois, la flèche pointe vers le bas, fait le père.
— Et le N, c’est quoi? demande Christine.
— Le N est la lettre de la négation.
— J’aime la négation, affirme-t-elle.
Christine s’accroche fermement à la main du père. La petite famille s’avance sur un chemin de terre battue. Des huttes s’élèvent de part et d’autre de cette unique route. Devant les huttes se tiennent des hommes aux visages sombres, maigres comme des coyotes. La mère a la tête légèrement baissée, tandis qu’un long susurrement se fait entendre: «Hé, jolie, tut, tut, tut.» Parfois, dans l’encadrement d’une porte, paraît une femme entièrement voilée. Oui, ces femmes qui se cachent voient un univers fractionné. La mère, maquillée, avec de longs cheveux, gainée de vêtements moulants, marche avec précaution, tout près du mari qui, malgré son mètre quatre-vingt-quatorze, ne semble pas intimider les hommes. Christine comprend que la liberté est un concept relatif, illusion que seuls les riches peuvent entretenir.
— La guerre… commence le père.
— Mais la paix… continue la mère.
On avance dans l’adversité, sous un ciel gris. «D’ailleurs, comment peut-on vivre sous la tutelle d’Allah sans haïr le progrès?» dit le père. «Ces femmes, ces femmes…» ne peut que murmurer la mère.
Christine croit que cette route s’étire à l’infini. Le mépris dans les yeux de ces hommes la tuera. La peur dans l’unique œil découvert des femmes les galvanisera. Il faut se cacher, il faut renier le corps, source de plaisir, il faut abîmer cette bouche où roulent les mots. Elle marche à petits pas. Elle espère la venue du soleil, lequel efface la disparité entre les hommes. Au fond, elle est pareille à une intruse dans un étrange théâtre de marionnettes. Elle foule la terre boueuse, doutant de la réalité de ce moment. Je ne suis pas moi, hurle-t-elle intérieurement.
Ils sont les seuls touristes dans cet immense hôtel où tous les employés portent des costumes blancs. Le père a exigé une chambre à l’américaine, avec télévision et chauffage. De la fenêtre, on voit la mer.
La salle à manger comporte une vingtaine de tables rondes recouvertes de nappes blanches. Invariablement, on sert des artichauts comme entrée. Christine aime se piquer les doigts avec les épines. De plus, elle peut demander du lait en français. Le lait, comme en Espagne, est tiède et trop odorant. Elle en boit peu.
Le soleil ne paraît pas. Les lieux de villégiature demeurent déserts. Et la circonspection des serveurs cache une hypocrisie dangereuse.
Mais ce sont les vacances, et la mère semble s’efforcer de rire.
La famille va à la plage: des houles violentes soulèvent la mer et du goudron s’est déposé par-ci par-là sur le sable. Ils marchent pourtant pieds nus avec l’intention de se salir. Le ciel gris pèse sur l’horizon. Christine demeure près de la mère tandis que le père va courir. Le paysage désolé incite à la langueur. La grisaille, d’une luminosité étonnante, se multiplie comme dans un jeu de miroirs. Elle cligne des yeux en se tournant vers la mère qui porte de grosses lunettes de soleil. Peut-être cherche-t-elle à faire comme les femmes voilées en dissimulant son regard. «Tu liras un jour L’étranger de Camus. En effet, ici tout semble superflu, voire absurde. Et le temps est homogène.» Christine sent la violence du vent et rêve de s’envoler.
Les plaques de goudron collent aux pieds. Revenus à l’hôtel, le père lui frotte les talons avec une pierre ponce. Elle a l’habitude de voir le père nu, et ce sexe qui ballotte la fait rire. Le père, dans sa nudité, a tout d’un clown heureux. Elle sent pourtant que ce sexe peut devenir dangereux. Elle se rhabille en frissonnant. Elle éprouve un malaise qui prendra son ampleur plus tard, quand elle aura l’âge de protester.
La famille se rend dans la grande salle à manger, les serveurs posent, la vie n’est qu’une séquence de gestes polis, artichauts, viande trop cuite, vin. Cette mise en scène est d’une autre époque, les dominés s’inclinant devant les dominants. «Monsieur est satisfait? Madame a bien mangé?» Les chemisiers sanglent les cous et les poignets. Étrangement, les ongles sont noirs.
Ce soir-là, Christine rêvasse tandis que les parents lisent; elle aime ce climat de tranquillité, chacun occupant un espace prescrit. C’est avec l’impression d’être enfermée en elle-même qu’elle s’endort, rassurée par la lumière de la lampe qui fait un rond incandescent sur le plancher.
Le père les a entraînées vers cette plage de petites dunes. La mer est grosse. Personne n’oserait y nager, car cette eau trop noire ne peut accueillir que des noyés. C’est là qu’ils rencontrent leur premier touriste: Vigo, un hippie de vingt ans, qui vient de Hollande. Il tient devant lui un cahier de croquis et leur montre des dessins de vagues stylisées. Il propose dans un anglais hésitant de faire leur portrait. «Il faut imiter les Grecs et être nus», déclare le père en enlevant son maillot et en déshabillant Christine qu’il prend ensuite sur ses épaules. Il commence à courir. Elle croit perdre l’équilibre. Elle voit la mère qui se blottit frileusement sous un châle en souriant. Vigo les dessine, l’air profondément concentré. Le père dépose ensuite Christine près de Vigo. Elle admire l’adresse de ce jeune artiste. Tout cela est ressemblant, elle reconnaît le profil aquilin du père, mais elle a honte de son petit sexe offert. Elle pense aux femmes voilées qui demeurent cachées dans leur hutte.
Le ciel si gris invite au repliement sur soi, aussi la mère reste-t-elle immobile, les bras autour des genoux, laissant Vigo l’observer. La mère est pareille à une publicité, elle prône la liberté avec ses cheveux longs et ses yeux langoureux soulignés de khôl.
Le soir venu, Vigo leur offre de magnifiques croquis exécutés au crayon et les quitte sans rien dire.
Les parents déclarent à nouveau: «Nous allons faire l’amour.» C’est dans l’immense stationnement de l’hôtel que Christine doit attendre. Sa mère lui a enfilé un manteau bleu qui fait contraste avec sa chevelure trop blonde. Elle est perdue dans l’immensité grise. Un pas de trop et elle tombe dans un gouffre. Elle n’ose pas trop respirer. Le sifflement du vent l’envahit.
C’est alors que paraît un homme dégingandé très grand, vêtu de vêtements trop amples. Il s’approche d’elle sans hésitation et la salue d’un hochement de tête prudent. Il sourit de façon démesurée, dévoilant des dents en or. Un riche pauvre, pense-t-elle. Il sort de sa pochette une piécette qu’il fait virevolter d’un coup de pouce en riant avec brutalité. Elle s’efforce de sourire. Après quelques minutes, elle s’habitue à lui. C’est un homme au visage mat dont la peau est granulée, avec un regard noir et des cheveux noirs lissés à la brillantine. Dans ce décor irréel (elle croit être sur la planète Mars), va-t-elle perdre pied? Aussi ne proteste-t-elle pas lorsque l’homme lui prend la main. Une paume chaude se referme sur sa main potelée. Et doucement, il l’attire à sa suite, marchant avec nonchalance, se tournant périodiquement pour lui sourire. Ils arrivent à un petit village composé de huttes délabrées. L’homme dit quelque chose. Elle n’entend qu’un long crachat.
Il la mène dans une hutte où tout est sombre. Elle perçoit une présence. En effet, quelqu’un allume une chandelle. La flamme illumine une forme engoncée dans du tissu noir. C’est une femme, comprend-elle, qui découvre d’abord un œil, un œil terrible qui dissèque le réel. La femme se lève: Christine devine sa maigreur majestueuse. Elle voit dépassant du rebord de la robe informe des pieds nus, des pieds si fuselés qu’ils pourraient servir de modèle à un peintre. La femme dépose une théière et deux tasses sur une table rudimentaire. Avec lenteur, elle verse le thé couleur d’absinthe, puis invite d’un petit geste l’enfant à approcher en lui tendant une chaise. Christine s’assied. L’obscurité se teinte de rouge, sans doute parce que la flamme qui vacille est d’un jaune irréel. Elle ose boire un peu de thé. Le goût de la menthe lui emplit la bouche, ce qui l’éveille à outrance. Alors la femme, avec des gestes hésitants, enlève son voile, exposant son visage. Elle a une peau de cire, et des tatouages bleus ornent son front et ses pommettes. Ses traits sont d’une finesse excessive. Ses cheveux, tirés en un chignon sévère, ont un éclat bleuté. Son regard a acquis une douceur impossible. Elle tend le bras et, avec révérence, caresse la tête de Christine comme le ferait la mère. Christine croit avoir trouvé une maison. Voilà que la femme pleure silencieusement, sans ciller. Les larmes rendent compte du miracle de la civilisation, larmes expulsées dans la douleur. Ce visage triste est si beau. Puis, sans avertissement, la femme se voile de nouveau.
L’homme qui se tenait dans l’entrée se dirige vers Christine et la prend par la main. Il l’entraîne hors de la hutte. Ils parcourent le chemin inverse qui mène à la mer. Le ciel et le sol se confondent. Puis ils reviennent au stationnement: l’enfant peut reprendre son rôle de vigie comme si de rien n’était.
Quelque temps après, le père paraît, la chemise déboutonnée, et ne fait que déclarer: «Un jour, tu comprendras.»
Christine ne parle pas de la femme tatouée qui a su verser des larmes parfaites.
Elle retourne à la chambre, portant en pensée un voile. Les draps du lit matrimonial sont en bataille. Le jour déclinant émet une lumière métallique qui patine les êtres et les choses. Tout semble usé, même la mère, qui s’est pourtant fardée. Christine s’assied au bord du lit et pose la main sur le drap amidonné, une texture rêche qui lui rappelle le sable. Elle a percé le mystère de la tristesse.
Le père au loin gesticule en parlant à un policier qui sourit. Christine est assise près de la mère qui pleure en hoquetant. Qui la mère pense-t-elle émouvoir avec son chagrin? Se plaît-elle à narguer un public difficile? A-t-elle appris à imiter les actrices? Ces larmes n’ont pas la densité de celles de la femme voilée. Ce sont des larmes qui coulent avec trop de facilité.
On leur a presque tout volé. On a forcé le coffre de leur automobile durant la nuit. Il ne leur reste plus qu’une valise. Les voleurs se débarrasseront sans doute des dessins de Vigo, mais ils examineront avec curiosité les dessous de la mère et les espadrilles du père. Ce confort vaut cher, oui; quelle idée a-t-on de parader ainsi, d’étaler toute sa richesse? «La paix, la guerre», réussit à murmurer la mère entre deux sanglots. Le père fulmine et lance des obscénités dans un français clair. Puis il s’assied, abattu.
— Dans ce pays, on se fout de tout, lance-t-il.
Non, c’est faux, voudrait dire Christine. J’ai vu la femme pleurer. J’ai vu la nuit dans le jour, mais vous n’en saurez rien. Je suis une petite fille affreusement méchante, même si je vous obéis. Je garde l’essentiel pour moi.
Dans l’aéroport règne une atmosphère de désolation. Le père parlemente avec un officiel. La mère prend Christine contre elle et explique: «Ils ne veulent pas nous laisser partir. Ce pays est une prison.» La mère est lourdement maquillée, ses lèvres brillent, ce qui est ici un affront à la moralité.
Après un moment, le père revient et les invite d’un geste saccadé à le suivre.
Ils montent enfin dans l’avion.
— Allons au soleil, propose la mère.
Christine regarde tomber la neige par la fenêtre. Pourquoi chercher le soleil? Elle peut lire maintenant, d’ailleurs ce passage à l’écrit s’est fait avec rapidité, comme si elle avait répudié les sons. Elle a composé des poèmes sous l’instigation du père, qui lui a promis qu’un jour elle trouverait beaux les vers de Baudelaire.
Dans sa valise, il y a des livres ainsi qu’une longue robe pour les grandes occasions. L’heure venue, elle se déguisera en princesse. Il y a un plaisir certain à paraître. La mère lui a appris que les robes sont magiques.
La famille se rend à l’aéroport en taxi. Elle reconnaît la grande bâtisse, ce lieu de transition, une sorte de purgatoire. Elle attend, comme on le lui a promis, d’aller au paradis.
Dans l’avion, elle observe les visages blancs qui deviendront rouges ou bruns. «Le bronzage, c’est du luxe, le soleil rend beau», a dit la mère. Mais Christine ne comprend pas ce qui, dans l’oisiveté, est louable. On lui fait manquer l’école, cela au nom du plaisir.
Lorsqu’elle sort enfin de l’avion, une bouffée d’air chaud la submerge. Elle ne saurait dire si cette sensation contrastée lui plaît. Elle cligne des yeux. La mère la devance, portant déjà de grosses lunettes de soleil à la mode. Les touristes poussent des exclamations de bonheur.
Pourtant, Christine a peur.
Leur chambre donne sur une cour où il y a des palmiers et une piscine de forme ovale. Christine dormira sur un petit lit pour enfant placé perpendiculairement au lit matrimonial. Elle entend des rires au loin. Elle s’approche de la fenêtre. Un homme portant un large chapeau arrive en chantant. «Ah, la sérénade», s’émerveille la mère qui a revêtu une longue robe lui découvrant le dos. Des applaudissements fusent, et les parents se postent sur le petit balcon en fer forgé en souriant.
À l’heure du souper, l’élégance de la salle à manger incite au désœuvrement. Christine errerait de table en table en présentant ses paumes ouvertes pour y recueillir des aumônes. La sainteté la tente, elle qui se sent souillée par l’argent. Mais elle ne peut que s’asseoir sagement, tandis que son père fait remarquer: «Elle est une petite adulte à six ans.» Elle s’ennuie et mange avec circonspection. Elle sait que la mère surveille chacune de ses bouchées. L’élégance importe plus que la vérité, aussi Christine se tient-elle bien droite.
On retourne enfin à la chambre. Déjà, la chaleur la terrasse. Les ressorts grincent sous son poids. Sans doute aura-t-elle des cauchemars terribles que seule la glace sur son front pourra dissiper.
Christine marche sur le sable brûlant. Elle croit piétiner des braises. Elle porte un grand chapeau de paille qui la protège de ce soleil meurtrier. Elle cherche l’ombre. Déjà, sa peau a rougi. Et si elle plongeait dans l’océan, sans doute se noierait-elle. Elle suit avec peine les parents qui marchent trop vite. À sa droite, une carcasse de chien éventrée couverte de mouches. Sont-ce des vautours qui tournoient au-dessus d’elle? La plage est presque vide. De petites huttes avec des toits en feuilles de palmier offrent un refuge aux promeneurs.
Puis tout à coup le père se met à courir, suivi de la mère, qui a l’habitude de suivre son mari, ce mari qui vaut cher, qui a toutes les femmes à ses pieds. Christine sait bien que les parents vivent une fausse histoire d’amour: le père veut conquérir le monde tandis que la mère cherche le confort.
Voilà qu’elle trébuche. Elle se relève avec peine. Les parents ont bel et bien disparu. Il n’y a plus que cette plage qui s’étire à l’infini.
Elle ressent un ralentissement: elle hésite entre le pleur et le rire, reprend sa course sur la plage. Le soleil est très haut, le temps n’existe plus. «Le temps est une illusion», dit souvent le père. Une seconde, deux secondes, trois secondes, scande-t-elle afin de donner un rythme à son corps.
Puis derrière une dune, Christine aperçoit enfin les parents. Ils sont assis au soleil. Ils agitent les bras lors-qu’ils la voient. Elle voudrait qu’ils cessent de sourire: qu’est-elle, sinon une petite fille perdue? Il faudrait sans doute faire comme le Petit Poucet et se munir de cailloux. C’est la liberté qui le veut. Oui, les parents font d’elle une petite fille libre.
La mère lui prend la main. Elle lui révèle que le père a eu un malaise. «Il ne faut surtout pas boire l’eau du robinet», l’avertit-elle. Christine se promet d’avaler de grosses goulées d’eau. Si elle est malade, elle découvrira peut-être comment on fait pour vivre.
Le soleil décline. Christine ne peut qu’appréhender la disparition des dieux. Elle accepte que la mère lui prenne la main. Le père, lui, marche un peu en retrait, sans doute pense-t-il aux chiffres, lui qui ne cesse d’émettre des théories, qui n’a pour les vivants qu’un intérêt stratégique.
Puis ce sera un autre soir de parade: on s’exhibera dans la salle à manger, la mère portera une robe fendue sur la cuisse, le père sera élégant dans son veston aux boutons d’or. Christine se taira. Un petit orchestre jouera du Piazzolla. La nuit aura la texture du velours.
Christine erre près de la piscine tandis que les parents boivent un verre à la terrasse. Des corps huilés occupent des chaises longues. Elle s’ennuie, car elle est ici la seule enfant. C’est alors qu’elle voit l’homme étrange qui est installé en retrait, partiellement caché dans l’ombre, un verre à la main. Elle s’approche pour constater l’horreur de ce visage qui semble partiellement fondu. Cette laideur la fascine. Les êtres difformes ont des pouvoirs spéciaux. Elle se poste près de lui et lui demande pourquoi son visage est ainsi. Des yeux clairs se posent sur elle. Des dents paraissent, signe que l’homme doit sourire. Il s’exprime en français.
— Quelquefois, commence-t-il, les adultes aiment trop. C’était mon cas. Et lorsque ma femme m’a quitté, je me suis enduit le visage d’alcool et j’ai allumé un briquet.
— Ah, c’est le feu qui a fait ça! Moi, je me suis déjà brûlé le doigt et c’est devenu tout rouge.
L’homme porte le verre à ses lèvres et avale une gorgée.