Copyright © 2017 Chantal Valois
Copyright © 2017 Éditions AdA Inc.
Tous droits réservés. Aucune partie de ce livre ne peut être reproduite sous quelque forme que ce soit sans la permission écrite de l’éditeur, sauf dans le cas d’une critique littéraire.
Éditeur : François Doucet
Révision linguistique : Féminin pluriel
Correction d’épreuves : Nancy Coulombe, Émilie Leroux
Conception de la couverture : Mathieu C. Dandurand
Photo de la couverture : © Thinkstock
Mise en pages : Sébastien Michaud
ISBN papier 978-2-89767-753-4
ISBN PDF numérique 978-2-89767-754-1
ISBN ePub 978-2-89767-755-8
Première impression : 2017
Dépôt légal : 2017
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
Bibliothèque et Archives Canada
Éditions AdA Inc.
1385, boul. Lionel-Boulet
Varennes (Québec) J3X 1P7, Canada
Téléphone : 450 929-0296
Télécopieur : 450 929-0220
www.ada-inc.com
info@ada-inc.com
Diffusion
Canada : Éditions AdA Inc.
France : D.G. Diffusion
Z.I. des Bogues
31750 Escalquens — France
Téléphone : 05.61.00.09.99
Suisse : Transat — 23.42.77.40
Belgique : D.G. Diffusion — 05.61.00.09.99
Imprimé au Canada
Participation de la SODEC.
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC) pour nos activités d’édition.
Gouvernement du Québec — Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres — Gestion SODEC.
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Valois, Chantal, 1966-
Isabelle au clair de lune
Sommaire : tome 1. Premier quartier -- tome 2. Nouvelle lune.
ISBN 978-2-89767-753-4 (vol. 1)
ISBN 978-2-89767-756-5 (vol. 2)
I. Valois, Chantal, 1966- . Premier quartier. II. Valois, Chantal, 1966- . Nouvelle lune. III. Titre.
PS8643.A46I82 2017 C843’.6 C2016-942530-4
PS9643.A46I82 2017
Conversion au format ePub par:
www.laburbain.com
Ia fillette courait sans s’arrêter dans le dédale des rues du village de Villandraut, ses nattes blondes rebondissant dans son dos. Dans le silence du soir naissant, ses semelles claquaient presque effrontément le sol, mais elle n’y prêta aucune attention. Empoignant plus fermement sa robe, la plus jolie qu’elle possédait, elle la souleva du mieux qu’elle put afin de faciliter ses mouvements et ne pas ralentir sa course en s’empêtrant dans le jupon. Le tissu délicat de son vêtement sous ses doigts, la longue jupe, qu’elle regarda un instant bouger au-dessus de ses chevilles, au rythme de ses pas, lui rappelèrent avec douleur les raisons de cette rapide randonnée qu’elle venait de s’imposer.
Sa belle robe rouge écarlate, agrémentée d’un col et de poignets blancs ! Celle qu’elle préférait, qu’elle gardait pour les grandes circonstances, songea-t-elle. Avec une joie immense, elle l’avait revêtue, ce matin-là, pour l’occasion spéciale que ce jour représentait pour elle. Mais elle ignorait alors à quel point cette journée deviendrait triste et horrible. Maintenant que le jour s’achevait, la fillette souhaitait ne pas s’être levée, ne jamais avoir enfilé cette robe.
Ses pieds continuaient de l’emporter sur le pavé, aussi vite qu’ils pouvaient, agissant avec efficacité. Le soleil descendait sur les toitures du village, multipliant les ombres sur le sol. Les ruelles étroites, dallées de briques grises, formaient un labyrinthe bordé de hautes maisons de bois ou de pierres qui la protégeaient de la vue de ses éventuels poursuivants.
Pour l’heure, elle se sentit rassurée, car manifestement, personne ne la pourchassait et aucun promeneur insouciant n’errait autour d’elle pour interrompre sa fuite. Par ce jour déclinant de la mi-septembre, l’enfant semblait seule à se presser dans ce quartier. Pourtant, elle ne songea pas à diminuer sa vitesse. Non parce que ses poursuivants pouvaient se montrer extrêmement dangereux, mais bien parce qu’elle ne pouvait supporter l’idée qu’ils la rattrapent.
Des larmes de rage et de tristesse embrumaient ses yeux. Par moments, elle n’y voyait pratiquement rien. Elle s’essuyait maladroitement les yeux, se hâtant toujours, haletante. Elle ignora les jappements d’un chien noir sur un des multiples balconnets accrochés ici et là par de savants ouvriers ferblantiers aux façades de quelques immeubles.
Sur les rampes de certains d’entre eux pendaient des draps, des jupons ou des pantalons qu’on avait mis à sécher et qu’on avait sans doute oubliés là, mais la coureuse ne s’y attarda pas. Par quelques fenêtres ouvertes, des odeurs, tantôt de bouilli, tantôt de viande fumée, parvenaient aux narines de l’enfant qui s’efforçait d’oublier sa faim pour se concentrer sur sa fuite.
Presque à bout de souffle, elle sentit une douleur apparaître sur son flanc droit. Elle fut tentée, pendant un instant, d’abandonner sa course. Mais songeant aux raisons qui l’avaient poussée à courir, la petite se contenta de ralentir son allure, en pressant d’une main le côté de son ventre.
À peine quelques secondes plus tard, la fillette réalisa toutefois que ses forces la quittaient. La douleur persistante à son flanc et sa longue robe, qu’elle avait lâchée d’une main, commençaient à nuire à ses mouvements. Exténuée, elle ne pouvait plus soutenir ce rythme, bien que déjà plus lent. À regret, elle en vint à la conclusion qu’il lui faudrait cesser sa course.
Elle risqua donc un dernier coup d’œil autour d’elle afin de s’assurer qu’elle pouvait se permettre un repos mérité. Il ne lui fallut qu’un instant pour réaliser qu’un obstacle s’était brusquement mis sur son chemin et l’avait renversée.
Son cœur, qui battait déjà très vite en raison de l’intensité de son exercice, gagné par la peur qui avait assailli son petit corps au moment de l’impact, lui sembla encore s’accélérer. Elle avait heurté quelqu’un. De plein fouet. Assise sur le sol, la fillette se dit que c’était peut-être un de ses poursuivants qui l’avait retrouvée. Elle se demanda comment il avait pu y arriver si vite. Elle réalisa toutefois qu’elle ne connaissait pas le responsable de l’arrêt de sa course. L’étranger fit un pas vers elle. Affolée et ignorant encore l’intention de ce dernier, la petite fille tenta de se relever, prête à se sauver, furieuse contre elle de ne pas avoir vu ce passant. Bien sûr, la tombée du jour et la noirceur qui s’installait jouaient contre elle. Ce dernier fait n’arrangeait en rien son état, et elle sentit la panique la gagner.
Elle ouvrit la bouche pour hurler, mais aucun son n’en sortit. Hors d’haleine, elle ne possédait même plus la force nécessaire pour crier à l’aide ni même pour essayer de s’enfuir. De ses yeux mouillés, elle vit une ombre, à peine plus grande qu’elle, se pencher et mettre un doigt sur sa bouche pour lui signifier de se taire.
—Ne crie pas ! Je ne te veux aucun mal, mon enfant. Je ne souhaite que t’aider. Ça va ? Tu ne t’es pas fait trop mal ? fit une voix perchée, qui se voulait toutefois rassurante.
L’anxiété de la fillette à la robe rouge baissa d’un cran. Elle accepta la main tendue. Les yeux toujours embrouillés de larmes, elle hocha la tête, puis la secoua, en réponse aux questions de l’inconnu, tout en le scrutant afin de mieux le distinguer.
» Dis-moi, où courais-tu ainsi, petite ? Et quelle est la cause de ces pleurs ?
Du revers de ses mains, l’enfant, plus confiante, essuya ses yeux pour mieux distinguer la forme qui lui parlait. Cette dernière, qui s’était avancée dans la faible clarté du jour tombant, apparut à l’enfant. Cette révélation l’apaisa davantage.
Dans une robe foncée, entièrement grise, et coiffée d’un bonnet de couleur assortie bordé d’une étroite lisière blanche, une petite femme se tenait devant elle. Des mèches de cheveux blancs encadraient son visage très ridé. Un long bâton dans sa main droite lui servait d’appui. Au-dessus d’un sourire compréhensif, ses yeux bleus-gris, du moins lui semblait-il, légèrement plissés, la fixaient avec douceur. La petite dame attendait forcément une réponse.
La fillette réfléchit rapidement. Maintenant honteuse de la raison de sa fuite, elle se demandait si elle pouvait se confier à cette inconnue. De par sa bonne éducation, elle devait respect aux gens, et s’enfuir sans répondre aurait été impoli. La dame lui paraissait inoffensive, et même rassurante. Elle pourrait sans doute intercéder en sa faveur, afin d’excuser sa conduite, pensa la jeune fille qui n’était plus certaine d’avoir opté pour la meilleure solution en quittant la carriole à la course.
Si son cœur l’avait poussée à se sauver, sa tête lui avait répété que sa folle randonnée était insensée. Aussi répondit-elle avant que la vieille femme ne réitère sa question, car elle tapait déjà d’impatience son bâton sur le sol.
—Je me sauvais, laissa-t-elle enfin tomber en baissant le menton.
—Te sauver ? Mais de qui, ma chère enfant ? demanda la vieille dame, étonnée, en portant une main sur son cœur.
La réponse que la fillette donna surprit bien davantage la dame en robe grise que la première qui avait été donnée.
—De mon père, avoua la fillette, un peu honteuse, en baissant davantage la tête.
—Ton père ? Lui as-tu désobéi ? T’a-t-il grondée ? T’a-t-il battue ? As-tu fortement dérogé à ses règles ? Ou est-il trop sévère avec toi ? s’informa la vieille dame d’un air grave, cherchant néanmoins avec calme la logique de cette course.
La fillette secoua lentement la tête à chacune de ses questions. Elle devina que son histoire risquait de prendre une tournure qu’elle ne souhaitait aucunement. Elle ne voulait pas importuner l’adulte avec une histoire qui pouvait ne devenir que trop banale à ses yeux, car, visiblement, l’étrangère ne se rangerait pas à son opinion. Elle réfléchit à un moyen de partir assez rapidement, sans paraître impolie.
De son côté, comprenant qu’elle devait aller au fond de l’histoire que s’était probablement inventée l’enfant, sans toutefois la brusquer, la femme lui entoura les épaules, la poussant à la suivre.
» Allez, viens. Tu es à bout de souffle et en nage d’avoir trop couru. Tu as peut-être faim et soif. Je t’emmène chez moi boire un bon verre de lait de chèvre et goûter à mon fromage. J’habite juste ici, dit-elle en montrant une ruelle sur leur gauche. Si je le peux, c’est avec plaisir que je t’aiderai à réparer la situation et à ramener un sourire sur ce joli minois avant que tu retournes chez ton père.
À demi inquiète et à demi rassurée par la promesse d’une aide charitable, l’enfant se laissa guider, cependant heureuse de l’invitation à se reposer et à remplir son estomac.
Le logis de la dame, situé dans le sous-sol de l’immeuble le plus près, n’offrait qu’une pièce, divisée en deux par un rideau blanc. En entrant, la fillette distingua, dans le coin cuisine, un poêle noir en fonte, deux grandes armoires, une table et deux chaises en bois usé et, de l’autre côté du rideau, un lit et un placard.
La vieille dame se déplaçait lentement, et toujours à l’aide de son long bâton. Elle sortit d’une armoire deux bougeoirs qu’elle déposa au centre de la table. Elle alluma les chandelles, apportant le seul éclairage de la pièce. Elle lui servit ensuite le lait et le morceau de fromage promis, puis s’installa à la table avec la petite. D’un air amusé, elle la regarda se restaurer.
La fillette la remercia, reconnaissante. Assoiffée par sa course, elle but d’un trait. Puis elle mordit à belles dents dans la pâte du fromage, pendant que ses inquiétudes achevaient de tomber.
» Comment t’appelles-tu ? s’informa encore la questionneuse. En fait, depuis leur hasardeuse rencontre, la petite dame n’avait pratiquement fait que ça, l’interroger, se disait l’enfant.
—Isabelle Deslandes, madame.
—Tu peux m’appeler Victoria, dit la dame en souriant le plus naturellement possible afin de masquer la surprise qu’occasionnait la réponse de la fillette. Et quel âge as-tu, Isabelle Deslandes ?
Elle continuait de sourire pour rassurer la fillette, mais surtout parce qu’elle devinait maintenant d’où venait cette enfant. Elle connaissait vaguement sa famille. Le nom Deslandes circulait souvent au village. Mais par-dessus tout, la vieille dame comprenait pour quelle raison la fillette l’avait heurtée. La rencontrer n’avait été qu’une question de temps, mais de tout ceci, elle ne pourrait en discuter avec l’enfant.
—Douze ans aujourd’hui, répondit fièrement la jeune Isabelle, aussitôt sa bouchée avalée.
—C’est ton anniversaire ? Bon anniversaire, ma chère ! Dis-moi, ça ne peut pas être la raison de ton chagrin, n’est-ce pas ?
—En partie, admit Isabelle, qui ne réalisait pas que la dame l’amenait à avouer la raison de sa fuite sans lui poser directement la question.
—Pourtant, le jour de sa fête est toujours un grand jour !
—Justement ! Personne chez moi n’a semblé s’en souvenir. Ma sœur Marie-Sophie est malade depuis hier. Elle vomit partout, et j’ai été chargée de tout nettoyer. Mon frère aîné, âgé de dix-huit ans, prépare son premier voyage dans l’infanterie. Toute la famille, spécialement ma mère, ne parle que de son triste départ, prévu dans quelques jours. Je n’ai eu droit à aucun souhait de la journée et, cet après-midi, mon père m’a obligée à les accompagner, lui et mon frère, au village pour aller chercher quelques provisions chez l’aubergiste pour son grand voyage.
—C’est, en effet, une pénible journée pour toi, accorda la petite dame compatissante, pour le plus grand plaisir d’Isabelle. Tout en se disant que la petite devait certainement exagérer ses propos, elle s’estimait satisfaite que la gravité de la situation soit non fondée.
» C’est pour cette raison que tu fuyais ton père ? Parce que personne, selon toi, ne t’a accordé d’attention le jour de ton anniversaire ?
—Oui, confirma Isabelle qui ne se fit pas prier pour poursuivre ses lamentations. J’en avais assez d’être à leur service, en ce jour spécial. De toute façon, personne ne regrettera ma fuite. Ils en seront plutôt heureux. Je vois bien que ma famille ne m’aime plus. Après tout, ils ont tous ignoré mon anniversaire. Alors, j’ai préféré leur éviter de subir ma présence indésirable et demeurer seule.
—Je crois que tu te trompes, l’assura Victoria d’un ton ferme. Tu comptes beaucoup pour ta famille, poursuivit-elle, convaincue que l’enfant prêtait aux membres de sa famille des sentiments qu’ils ne ressentaient aucunement.
—Je n’en suis pas si sûre ! Il y a quatre mois, lors des préparatifs du bal donné en l’honneur de ma plus grande sœur, un de mes frères cadets a souffert de maux de ventre. Mes parents se sont occupés du malade ET des préparatifs de la fête de ma sœur, alors que cette fois, c’est moi seule qui me suis affairée auprès de la malade.
» Le soir de sa fête, Éléonore a pu profiter de sa cérémonie et des souhaits qu’on lui offrait, pendant que je veillais mon petit frère à la maison. Son état s’était amélioré, mais il fallait tout de même quelqu’un pour demeurer à ses côtés ; et c’est à moi qu’on a demandé de le faire. Il ne m’arrive rien de bon, à moi, et quand je serai grande, personne n’organisera de fête pour me trouver un amoureux. Mes parents seront vieux et fatigués. Je resterai donc seule, toute ma vie.
—Je comprends que, pour toi, ça peut paraître difficile à croire, mais je t’assure que tes parents t’aiment. Pense aux bons souvenirs que tu as avec eux. De plus, ils font tout ce qu’ils peuvent pour que tu ne manques de rien et que tu ne souffres pas. Ils doivent juste s’organiser pour donner du temps à chacun de leurs enfants. Maintenant que tu es grande, ils savent que tu es forte et que tu peux les aider, pendant que les autres sont moins disponibles. Mais ne t’en fais pas ! Ton tour viendra. Tu obtiendras toute leur attention, et il se peut que les autres accomplissent, à leur tour, de petites corvées pour te rendre service. Et je suis persuadée que tes frères et sœurs en ont déjà exécuté, mais que tu ne t’en souviens pas.
» En ce moment, ton père et ton frère doivent certainement s’inquiéter de ne pas te trouver. Je sais ce que c’est, j’ai eu deux fils pour qui j’aurais tout donné et que je n’aurais voulu perdre pour rien au monde.
—Vous les voyez encore ? s’informa la jeune Isabelle, ravie de changer de sujet puisque, finalement, selon elle, la dame ne la comprenait pas.
—Ils sont morts… le dernier qu’il me restait, mon aîné, il n’y a pas si longtemps. Il était déjà vieux, la soixantaine. Je suis moi-même trop vieille pour être encore là. Le Bon Dieu m’a oubliée, je crois, ajouta Victoria en soupirant.
» Il m’a laissé trois petits-enfants, une fille et deux garçons, qui viennent me visiter à l’occasion. Mais pas assez fréquemment à mon goût, car ils vivent loin d’ici. J’aimerais tellement les voir davantage, leur dire combien je les aime. Mon plus jeune ne s’est malheureusement jamais marié. Il n’a pas eu cette chance, car il m’a quittée au début de la vingtaine, à la suite d’une longue maladie. Ils me manquent tous beaucoup, comme tu manques à tes parents présentement. Il s’est sûrement passé quelque chose hors de leur contrôle pour qu’ils passent outre ton anniversaire. Tu devrais le leur demander. Et il leur reste encore la soirée pour te faire leurs vœux.
Isabelle hocha la tête, abandonnant l’idée de convaincre Victoria que ses parents l’avaient oubliée. Après que quelques bavardages anodins, mais agréables, l’eurent assurée que la fillette s’était remise de ses émotions, la dame âgée lui signifia qu’elle devait prendre congé. Toutefois, Victoria ne la laisserait pas la quitter avant de lui révéler ce qu’elle la sentait prête à entendre.
» Je dois te dire, chère Isabelle, que je devine que tu viens régulièrement au village avec ta famille, car tes parents connaissent bien le marquis Jean-Corbin de Villandraut qui habite le château de Villandraut. Est-ce exact ? Tu es bien la fille d’Henri Deslandes, n’est-ce pas ? Celui qui habite à quelque distance du village et qui exploite un moulin à farine ?
Isabelle hocha la tête, étonnée que la vieille femme, qu’elle rencontrait pour la première fois, lui fournisse ces justes renseignements. Elle hésita à préciser que, lorsque son père se rendait au village pour vendre les produits du moulin, il en profitait parfois pour visiter son bon ami. C’est alors qu’elle vit la femme qui se faisait appeler Victoria se lever de la chaise où elle avait pris place. S’appuyant sur la table afin de s’aider à avancer, la dame se rendit jusqu’à la fillette, assise de l’autre côté du meuble. Victoria l’invita à se lever, ce qu’elle fit, puis déposa ses mains sur ses épaules avant de poursuivre.
» Écoute ! Je connais un peu ton père. Je sais qu’il est un homme bon, malgré les épreuves qu’il a traversées, qu’il se montre profondément amoureux de sa femme et qu’il adore également ses six enfants. Je ne dis pas ça pour te rassurer, et ne me demande pas de te raconter les détails qui font que je le sais. C’est comme ça, c’est tout. Je connais bien d’autres choses qu’il me serait difficile de te faire comprendre. Disons que mon expérience de vie, qui n’est pas négligeable, y est pour beaucoup. Alors, sors ces vilaines pensées qui se bousculaient dans ta tête un peu plus tôt. Il peut arriver des moments lors desquels on se sent seule ou triste, mais ils ne durent pas. Crois-moi ! Tu es très bien entourée. Tu ne tarderas pas à le constater.
Victoria fit une pause, puis prit doucement entre ses mains le visage d’Isabelle, qui l’écoutait avec attention. D’une voix grave, elle reprit la parole.
» Il y a autre chose. Je ne crois pas que notre rencontre soit le fruit du hasard. Alors, laisse-moi t’apprendre ce qui suit. Tu rêves d’un bal où tu voudrais rencontrer ton futur amoureux. Je sais pertinemment que ça n’arrivera pas de la façon dont tu le souhaites. Toutefois, je t’assure que, dans quelques années, tu vivras des choses fantastiques et merveilleuses, des expériences extraordinaires qui te paraîtront quelque peu étranges et que tu n’aurais jamais pensé vivre. Au cours de celles-ci, tu rencontreras un homme. Il t’accompagnera et il deviendra l’homme de ta vie. Ces évènements fantastiques, je ne peux te les énumérer pour l’instant, car tu dois les vivre d’abord. Ils t’amèneront à effectuer certains choix, à poursuivre des buts fixés d’avance que tu devras découvrir en cours de route. Lorsque tu te trouveras devant ces choix, laisse-toi guider par ton cœur, par ton instinct. Mais tout ça ne se passera que dans quelques années.
» Pour le moment, ne désespère pas, petite, continua la femme sage. Beaucoup de gens t’aiment et t’apprécient énormément. Ils oublient parfois de te le montrer, tout simplement. Et je t’assure, tu aimeras et seras aimée en retour. Tu n’es pas condamnée à vivre seule. Au contraire ! Tu te verras très bien entourée. Fais-moi confiance, c’est ce qui arrivera. Garde ça là, dit la vieille dame en tapotant de son index effilé la tempe d’Isabelle. Sois raisonnable à présent et retourne à tes parents. Tu devrais y aller maintenant, avant qu’ils s’affolent davantage.
—Je ne peux pas. Je serai sévèrement punie, fit la fillette d’un ton apeuré.
—Si tu leur expliques calmement ce que tu m’as raconté, ce que tu ressens, ils comprendront. Peut-être qu’ils te gronderont un peu pour la frayeur que tu leur auras causée, mais tout se passera pour le mieux, je te le promets.
Victoria guida Isabelle jusqu’à la porte. Avant de la laisser partir, elle lui baisa le front.
» N’oublie pas : les choix que tu feras te guideront, toi et ceux qui t’entourent, vers une vie meilleure, vers celle à laquelle tu aspires. Écoute ton cœur et crois en l’amour des tiens. Même si personne ne souhaite qu’on oublie son anniversaire, cela peut arriver. Et comme je t’expliquais plus tôt, il est encore temps de recevoir des vœux. Qui sait ce qui t’attend ? Allez ! Bonne route, chère enfant ! Je suis heureuse de t’avoir rencontrée, Isabelle Deslandes, ajouta Victoria en ouvrant sa lourde porte de bois.
Avant de la refermer, la petite dame l’invita à revenir la visiter autant de fois qu’elle le voudrait et l’assura qu’elle se souviendrait du quatorze septembre, date de la fête de sa jeune amie et de leur rencontre.
Isabelle s’arrêta sur le seuil et fit volte-face.
—Nous ne sommes pas le quatorze !
—Bien sûr que si ! s’étonna Victoria. J’ai vu une amie dont c’était l’anniversaire hier, le treize. Nous sommes donc le quatorze septembre 1674, jour du tien.
Elle avait à peine eu le temps de se questionner sur la soudaine méprise de la part de la fillette que Victoria vit des larmes couler sur ses joues.
» Mais, voyons. Qu’est-ce que ce gros chagrin encore ?
—Je me suis fâchée pour rien. Le jour de ma naissance est le quinze septembre. J’étais persuadée que nous étions le quinze, ce matin. Voilà donc pourquoi ma mère m’a demandé la raison pour laquelle j’avais revêtu ma belle robe, sans me prodiguer ses vœux d’anniversaire.
Victoria l’attira contre elle et patienta un moment, en murmurant des mots de réconfort, le temps qu’Isabelle calme ses sanglots.
—Là, tu vois que ta famille ne t’a pas oubliée. Mais ne t’en fais pas. Tes parents te pardonneront cette erreur et comprendront ta tristesse. Allez, cours les rassurer à présent !
Une fois dehors, elle la remercia de son hospitalité et du temps qu’elle lui avait gentiment consacré. Puis Isabelle se remit à courir afin de rejoindre la grande place le plus vite possible, en se disant que sa nouvelle amie lui avait fait réaliser que ses parents l’aimaient vraiment et désiraient le mieux pour elle. Isabelle devait l’admettre, elle avait été injuste envers sa famille, et pour rien, finalement. Il lui faudrait se faire pardonner cette fuite inutile. Mais elle avait bon espoir que son père comprendrait que, dans sa méprise, elle s’était sentie vraiment seule.
Elle accéléra le rythme de ses pas en entendant quelqu’un l’appeler au loin. Puis les paroles de la vieille Victoria, les balivernes émises sur l’amour et les expériences étonnantes qu’elle vivrait lui revinrent en tête. Celles-ci la faisaient davantage réfléchir et la troublaient à la fois. Si elle avait dit vrai !
Qu’avait bien pu vouloir dire la dame en parlant des choix qu’elle devrait prendre dans quelques années tout en se laissant guider par son cœur ? Et comment pouvait-elle être si certaine de ce qu’elle avançait, concernant ses aventures extraordinaires et ses amours ? Elle secoua la tête, tentant de raisonner ses pensées. Victoria avait deviné ses sentiments et avait simplement tenté de rassurer la jeune fille qui rêvait déjà secrètement de son prince charmant, en affirmant qu’elle rencontrerait un amoureux un jour, comme bien des jeunes filles le font.
—Je suis là, papa, cria-t-elle en se remettant à courir, après avoir entendu un second appel.
Isabelle était installée au sol, tout près de l’immense galerie de bois, sur un tas de paille qu’elle avait façonnée en boule pour lui servir de siège. Le dos confortablement appuyé contre le mur extérieur de la maison, elle travaillait à sa broderie depuis plus d’une heure. Le fil bleu, représentant la rivière sur son dessin, allait et venait inlassablement, au rythme de l’aiguille savamment guidée par sa main devenue agile par les maintes répétitions de ce nouveau passe-temps auquel elle s’adonnait depuis son dix-septième anniversaire.
La jeune fille attendait, presque impatiemment, que le bâtiment lui procure enfin de l’ombre, ce qui ne saurait tarder. En cette fin d’après-midi, le soleil se cachait lentement, de façon à lui fournir l’ombrage nécessaire et tant attendu dans la cour arrière.
Pour l’instant, sa robe gris pâle, fabriquée dans un tissu fin et éthéré, pourvue de manches longues et légèrement bouffantes, protégeait des chauds rayons du soleil sa peau trop délicate, à cause de son teint clair. Une douce brise venait parfois caresser son visage avec délice et la soulageait, pendant un instant trop bref, de la chaleur de l’été.
Isabelle prit une pause, quelques secondes, pour respirer l’air pur de la campagne environnante et promener son regard sur leur propriété. À un peu moins d’une centaine de pieds de son siège improvisé, un peu sur sa droite, l’écurie s’ajoutait à la beauté du paysage rural. Son père, qui en sortait justement, avait aidé à la construire dans du solide bois d’orme. Un peu plus loin, face à elle, se dressait un moulin, construit de briques jaunes, fière possession de sa mère.
Derrière lui s’étendait, jusqu’à toucher le ciel, un magnifique tapis d’herbes vertes, parsemé de fleurs sauvages, qui épousait les collines et les vallons qu’Isabelle connaissait depuis sa tendre enfance, pour y avoir couru à en perdre haleine et s’y être cachée de ses aînés. Isabelle sourit à ces souvenirs heureux.
Comme s’il lui donnait un signal, un hennissement se fit entendre des bâtiments à proximité du moulin. Les yeux de la jeune fille quittèrent l’objet de leur distraction pour se concentrer sur l’ouvrage en cours.
L’aiguille reprit son travail, traversant plusieurs fois le dessin sur la toile damassée, retenue en serre par deux petits cerceaux de bois pour la tendre et faciliter l’ouvrage. La travailleuse ramena derrière son oreille une mèche blonde échappée de son chignon et s’essuya le front de son avant-bras. Des gouttes de sueur commençaient à y perler.
Le printemps 1680 n’avait rien apporté de plus particulier que ceux que la jeune fille avait connus. Cependant, les premiers jours de l’été qui l’avait suivi semblaient vouloir se montrer plus rudes. Ils apportaient déjà une grande chaleur persistante. Juillet, qui avait débuté ce matin-là, ne voulait certainement pas se sentir à part.
Ces grandes chaleurs agaçaient de plus en plus Isabelle, qui les trouvait progressivement plus difficiles à supporter.
La jeune fille entendit son père appeler patiemment les jumeaux pour la troisième fois. Elle délaissa une fois de plus son ouvrage pour jeter un coup d’œil plus attentif dans le champ qui lui faisait face et entourait le moulin. Dans ce champ s’élevaient de grandes tiges de blé qui se montreraient bientôt assez saines et fournies pour être cueillies et préparées pour leur transformation en farine. Entre elle et ce champ s’étalait une cour de terre battue où passaient et repassaient les gens, les chevaux et les carrioles et de laquelle on accédait à chacun des bâtiments entourant la résidence principale.
Son père laissait l’écurie derrière lui pour chercher sa progéniture, qui semblait se trouver ailleurs sur le terrain. Dans l’écurie, la famille entretenait cinq chevaux, un pour chaque membre demeurant encore sur la propriété des Deslandes, et y rangeait leur carriole. Les parents d’Isabelle possédaient également un bouc, trois chèvres, dont ils tiraient le lait qu’ils buvaient ou transformaient en fromage, ainsi qu’un chevreau. Une des femelles mettrait bas vers la fin de l’été. Cette petite famille vivait dans un coin aménagé pour elle dans l’écurie.
Même s’ils possédaient une terre et vivaient la vie rurale, les Deslandes n’étaient pas considérés comme des paysans par leurs voisins, dont le plus proche habitait à environ cinq minutes de marche, en direction sud-est, ni par certaines gens de Villandraut, ville principale de la région, nommée d’après le château qui s’y trouvait. À moins que ce soit le contraire, Isabelle n’aurait pu le certifier.
En effet, grâce à sa profession principale de tuteur et avec le concours et l’influence de son bon ami, le marquis Jean-Corbin de Villandraut, son père avait été anobli, mais il détestait se faire appeler « sire ». Pour tous, il resterait Deslandes, du nom de son grand-père, lequel avait été surnommé ainsi à cause des immenses terres qu’il possédait jadis dans une région plus à l’est de la France, lieu de naissance d’Henri, le père d’Isabelle.
Isabelle observa, à quelque distance d’elle, les longues tiges de blé bouger de façon inhabituelle. Elle savait que le faible vent n’y était pour rien. Puis elle crut entendre le rire étouffé de ses frères. Isabelle ne put s’empêcher de sourire devant leur évidente espièglerie.
Ses frères jumeaux ne se ressemblaient pas. Ils possédaient tous deux de grands yeux marron, pratiquement le seul trait qu’ils avaient en commun. Charles, l’aîné des deux, le meneur du duo, bénéficiait du teint hâlé et éclatant de leur mère. Il était nanti du même petit nez droit et portait ses cheveux, aussi foncés que ceux de leur génitrice, mais bouclés comme ceux de leur père, aux épaules. Une toute petite cicatrice au menton, souvenir de l’année dernière, n’altérait en rien sa beauté. D’une intelligence vive et déjà beau à neuf ans, une fois à l’âge adulte, ces atouts lui permettraient assurément, tout comme leur frère aîné l’était, de devenir la coqueluche de ces dames.
L’autre jumeau, François-Louis, encore d’une beauté enfantine pour son âge, mais qui promettait de ne le laisser aucunement désavantagé lorsqu’il deviendrait plus grand, montrait un visage encore potelé, comme celui d’un tout jeune enfant. Il détestait que ses cheveux lui chatouillent le cou. Alors, il fallait les lui couper régulièrement. Sa chevelure pâle contrastait avec celle de son frère et restait désespérément raide. Quelques mois après sa naissance, lorsque des mèches de cheveux eurent enfin poussé, Isabelle s’était finalement vue soulagée de ne plus être la seule enfant blonde à la peau si pâle dans la famille. Probablement que leur père, à qui François-Louis et Isabelle ressemblaient, s’en était également réjoui en secret.
Elle aperçut, entre les tiges, un bras couvert d’une manche verte. Isabelle sourit à nouveau. Ces polissons, depuis tôt dans leur enfance, bien qu’ils ne soient pas encore très vieux, car ils n’avaient pas encore atteint l’âge presque raisonnable de dix ans, aimaient beaucoup jouer des tours aux membres de leur famille. À coup sûr, ils en préparaient un autre. Il était heureux que leur père soit doté d’une extrême patience, sinon les garnements auraient, très certainement, été punis sévèrement à plusieurs reprises.
En regardant son père franchir la cour de terre battue, puis s’agiter dans les blés, hélant encore une fois le nom des garçons, elle le vit, dans un geste presque découragé, passer sa main sur le dessus touffu de son crâne. Isabelle, la mine mi-riante, mi-réprobatrice, laissa monter en elle les souvenirs des coups pendables que ses jeunes frères avaient imaginés. Beaucoup avaient été amusants et sans gravité, mais d’autres avaient eu de fâcheuses répercussions.
Elle se souvint de la fois où ils s’étaient cachés dans le garde-manger, attendant que leur mère y entre. Ils l’avaient fait sursauter, la faisant de près mourir de peur et échapper le pot de farine qu’elle venait y ranger. La jeune fille se souvint aussi lorsqu’ils avaient permuté des pots de teinture de couleurs différentes. Leur père, qui avait mis un temps fou à préparer certaines couleurs, avait appliqué du rouge sur les stalles dans l’écurie, alors qu’il désirait les teindre en noir. Il avait dû chercher le bon pot et recommencer, car le rouge, préparé avec des betteraves, est reconnu pour exciter les chevaux.
Et il y avait aussi ce matin de mai, où les jumeaux avaient cassé des œufs sur le sol de la cuisine, alors qu’ils n’étaient âgés que de cinq ou six ans. Il s’agissait des œufs que la voisine venait juste d’apporter pour leur petit déjeuner, en échange du lait et du fromage de leurs chèvres. Après la remontrance de leur mère, les deux frères avaient expliqué qu’ils aimaient le bruit que les coquilles des œufs produisaient lorsqu’on marchait dessus.
La jeune fille se remémora également cette autre fois où ils avaient subtilisé la hache de leur père pour la faire disparaître sous le lit que sa sœur et elle partageaient. On ne l’avait retrouvée qu’au moment de leur coucher. Le bois n’avait donc pas été fendu ce jour-là. Mais si, en choisissant cette cachette, les jumeaux souhaitaient rendre leurs sœurs coupables aux yeux de leurs parents, ces derniers connaissaient bien qui étaient les véritables fautifs.
L’année dernière, Charles s’était blessé en voulant se sauver du lieu de son méfait, qu’Isabelle ne se rappelait plus exactement. Son pied s’était pris dans une racine d’arbre. Il était tombé, et son menton avait heurté une pierre. Devant les lamentations de Charles, François-Louis s’était empressé de venir quérir ses parents. Isabelle et ses parents, qui avaient hésité à accourir de peur qu’on les berne à nouveau, avaient trouvé le blessé pleurant, le visage ensanglanté. Le jeune frère s’en était sorti avec une mince coupure au menton, occasionnée par la pointe de la roche. Toutes ces émotions avaient eu tôt fait de leur faire oublier, sur le moment et même par la suite, la raison première de cette course qui l’avait fait plonger tête première au sol.
Il y avait bien eu d’autres mauvaises plaisanteries, entremêlées de certaines vraiment plus rigolotes, mais Isabelle ne se les rappelait pas toutes. Chaque fois, les jumeaux avaient dû nettoyer leurs dégâts ou s’acquitter de la tâche qui n’avait pas été entreprise, même si cela ne leur plaisait pas. Cependant, la reconnaissance de ces responsabilités ainsi que les coups et blessures qu’ils avaient dû endurer ne les empêchaient pas de recommencer.
Le père, qui les cherchait sans doute depuis un bon moment, les surprit enfin au lieu de leur cachette. Sachant que ses garçons taquinaient souvent sans méchanceté préméditée, comme cette fois-ci, il les gronda gentiment et les intima de venir l’aider à l’écurie. Isabelle vit ses frères se lever, sans cesser leurs rires étouffés, et suivre leur géniteur en direction du bâtiment.
Tous trois pénétrèrent dans l’écurie, où ils devaient sûrement réaménager l’énorme quantité de paille qui y était entassée pour nourrir ses charmants pensionnaires. Isabelle tourna alors son regard vers sa mère, qui sortait du moulin, chargée d’un panier, et qui se dirigeait vers la maison de leur voisin.
Le moulin servait à moudre le blé de leur champ pour en faire de la farine. C’était sa mère qui, habituée à ce genre de besogne pendant son enfance, avait souhaité sa construction, et elle s’en occupait très bien.
Tous ces bâtiments sur la propriété accaparaient la famille. Chacun devait mettre la main à la pâte. Le père d’Isabelle n’avait pas toujours le temps de subir les plaisanteries des jumeaux et de laisser ses travaux en cours pour partir à leur recherche. Ils devaient s’estimer chanceux que leur père soit encore de belle humeur, ce jour-là, et de s’en tirer à si bon compte, une fois de plus.
La jeune fille s’était acquittée de ses tâches au cours de la journée, dans les champs, puis dans l’écurie, où elle avait soigné et nourri les bêtes. Elle adorait s’en occuper, mais son plaisir suprême était de monter sa jument Marquise, souvent tôt le matin ou en fin de journée, en compagnie de son père.
Ces promenades se voulaient, pour elle, des moments privilégiés que son père lui consacrait. Si leur promenade se déroulait le plus souvent en silence, ils partageaient parfois d’intéressantes conversations. Isabelle, qui admirait la culture que son père avait acquise dans son rôle de professeur, apprenait encore énormément de lui.
Dès que sa mère eut disparu de sa vue et que les rires de ses frères eurent cessé d’atteindre ses oreilles, Henri y ayant certainement mis un terme, la jeune fille secoua la tête et se remit à sa broderie.
Cependant, le cœur n’y était plus. Cette distraction provoquée par les farceurs ainsi que la chaleur inconfortable, pour ne pas dire insoutenable, la dissuadaient de poursuivre son ouvrage.
Elle délaissa son siège de fortune et entra dans la maison, où il ferait probablement un peu plus frais. Le bâtiment qui leur servait de résidence était plutôt modeste, à comparaison de certains situés un peu plus loin dans la région, mais il était grandiose par rapport à la plupart des autres bâtiments qu’on trouvait dans le voisinage et surtout au village, où la misère collait à la peau de plusieurs de ses habitants.
La maison, construite en bois et peinte en blanc et rouge, comprenait deux entrées et plusieurs pièces. C’est surtout ce dernier aspect qui lui donnait sa richesse. En effet, il était rare de compter plus de trois pièces dans les domiciles des petites villes françaises de la région d’Aquitaine.
Par la porte avant, on accédait à un grand salon meublé de confortables sièges rembourrés, recouverts d’un velours délicat, et d’un secrétaire datant du quinzième siècle. Ce meuble avait été offert à son père par son très bon ami, le marquis, lorsqu’il avait commencé chez lui sa charge de maître d’école, afin de faciliter la préparation de son enseignement.
Suivant le salon, une longue pièce abritait cuisine et salle à manger, au milieu de laquelle on voyait une grande table de bois entourée de plusieurs chaises. Tout au fond de la pièce se trouvait un garde-manger, où sa mère rangeait les réserves de nourriture et entreposait la viande séchée et salée, l’hiver venu.
Juxtaposés aux cuisines se trouvaient les chambres à coucher : une pour ses parents, une pour les garçons et une pour elle-même qu’elle partageait, il y a encore peu de temps, lui semblait-il, avec sa sœur aînée Marie-Sophie et dans laquelle planait tout un lot d’heureux souvenirs.
Isabelle, entrée par la porte arrière, traversa la cuisine, où elle déposa sa broderie, et se rendit au salon. C’était la pièce que préféraient les membres de sa famille. Elle était toutefois déserte à cette heure de la journée, car les hommes de la maisonnée étaient occupés à l’écurie et sa mère était partie échanger des denrées avec le fils aîné des Mauriac, leurs voisins. Ce dernier remplaçait ses parents, absents pour un long voyage. Parfois, Isabelle accompagnait sa mère lors de ces échanges, afin de bavarder avec sa meilleure amie Jeanne Mauriac. Mais cette dernière avait pris part au voyage de ses parents et ne reviendrait que dans une semaine.
Isabelle se dirigea machinalement vers l’imposant secrétaire qui servait de bureau, au fond de la pièce. La peinture accrochée au mur, au-dessus du meuble, attira son attention. Ses yeux s’y posaient pratiquement chaque jour, mais elle ne la voyait pas vraiment.
La jeune femme détailla l’œuvre avec amertume. Elle représentait un portrait de sa famille, peint d’une main de maître par un ami de longue date au cours du printemps 1669. Ce jour-là, le regard d’Isabelle s’accrocha à une personne du groupe, une personne qu’elle avait énormément chérie.
Elle adorait bien tous les membres de sa famille, mais cette personne avait fait naître en elle quelque chose qu’elle ne ressentait pas avec les autres. Des souvenirs affluèrent dans sa tête. Elle songeait très souvent, même régulièrement à elle, mais aujourd’hui, Isabelle se sentait profondément nostalgique. Elle reçut comme un choc une nouvelle prise de conscience, une nouvelle séparation. Elle ne l’avait pas vue depuis si longtemps… et elle ne la reverrait jamais.