Copyright © 2017 Chantal Valois
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Éditeur : François Doucet
Révision linguistique : Féminin pluriel
Correction d’épreuves : Nancy Coulombe, Émilie Leroux
Conception de la couverture : Mathieu C. Dandurand
Photo de la couverture : © Thinkstock
Mise en pages : Sébastien Michaud
ISBN papier 978-2-89767-756-5
ISBN PDF numérique 978-2-89767-757-2
ISBN ePub 978-2-89767-758-9
Première impression : 2017
Dépôt légal : 2017
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Valois, Chantal, 1966-
Isabelle au clair de lune
Sommaire : tome 1. Premier quartier -- tome 2. Nouvelle lune.
ISBN 978-2-89767-753-4 (vol. 1)
ISBN 978-2-89767-756-5 (vol. 2)
I. Valois, Chantal, 1966- . Premier quartier. II. Valois, Chantal, 1966- . Nouvelle lune. III. Titre.
PS8643.A46I82 2017 C843’.6 C2016-942530-4
PS9643.A46I82 2017
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Isabelle laissa Marquise sur la grande place, à l’entrée du village. Elle l’attacha à une rampe de bois, dans un enclos à ciel ouvert réservé aux chevaux et carrioles. Pendant que sa jument se reposerait de la course qu’elle venait de lui imposer et brouterait tranquillement en compagnie d’autres de son espèce, Isabelle pourrait se dépêcher à son aise et de façon plus efficace dans les ruelles labyrinthiques du village.
De plus, y laisser là sa monture lui permettrait d’avoir l’esprit libre pour réfléchir à la marche à suivre qu’elle avait établie. Ne pas avoir à donner d’ordres à sa jument pour la diriger lui accorderait le temps de mieux se concentrer sur les questions qu’elle avait préparées. Pour parvenir à son but le plus rapidement possible, car le temps pressait énormément, ces questions devraient se révéler les plus efficaces et les plus précises possible. Et elle ne pouvait se permettre d’oublier une importante question ni d’omettre le moindre détail.
Isabelle emprunta la ruelle qui s’ouvrait entre les deux premiers commerces qu’elle rencontra, soit la ferronnerie et la boulangerie. Elle se rappelait avec précision qu’elle devait partir de cet embranchement. La jeune femme marchait très vite, courait presque, dans les rues qui se croisaient, malgré les difficultés que quelques épars amas de neige lui occasionnaient de temps à autre. Toujours pressée par le temps, Isabelle souleva de ses poings son manteau et sa longue robe afin de faciliter et d’accélérer le plus possible son déplacement. La journée était jeune, mais il lui fallait se dépêcher malgré tout, ne cessait-elle de se répéter. Il lui tardait de savoir si elle était toujours là, disposée à l’aider et en état de le faire. Et si c’était le cas, la reconnaîtrait-elle, après toutes ces années ?
Avant de quitter la maison encore endormie, Isabelle n’avait pas pris le temps d’attacher ses cheveux en un savant chignon. Ses longues mèches blondes émergeant de sa capeline et valsant sur sa poitrine au rythme de ses pas provoquaient l’affluence de souvenirs. Des images s’imposèrent derrière ses paupières qu’elle garda closes à peine quelques secondes, le temps d’implorer l’être suprême de lui accorder la faveur de revoir celle qu’elle venait rencontrer.
La vision de nattes blondes dansant sur une robe rouge, le bout de petits pieds qui, courant, semblaient vouloir s’échapper du vêtement sans y parvenir, puis le choc qui avait fait cesser sa course de façon si soudaine lui revinrent très nettement en mémoire. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle se culpabilisait de n’être pas revenue plus tôt et se demandait si elle devait s’attendre au pire.
Elle ravala toutefois ses larmes, s’efforçant de ne pas s’y attarder. Ne pas laisser ces pensées qui lui faisaient à présent craindre le pire l’envahir. Ne pas angoisser par crainte et culpabilité. Demeurer positive et se concentrer sur le but de cette visite. Tant de temps s’était écoulé depuis cette première course, mais tout allait bien se passer. Il le fallait.
Isabelle accéléra le pas. Le soleil n’était pas encore levé lorsqu’elle avait quitté sa demeure, car elle ignorait de combien de temps elle disposait. Le temps pressait assurément. Les heures étaient comptées. Si ses calculs étaient justes, si ses prémonitions étaient bonnes, la jeune femme pouvait sombrer dans l’inconscience à n’importe quel moment du jour. Mais elle devait d’abord s’occuper d’une urgence.
Pendant sa courte nuit, Isabelle avait peu dormi, car sa tête tourbillonnait à la recherche de solutions. Elle était sortie du lit, satisfaite d’avoir finalement songé à cette option, mais également inquiète que celle-ci lui soit venue à l’esprit trop tard.
Partie avant que la maisonnée s’éveille et la retarde dans son projet, elle avait tout de même pris quelques instants pour passer au chevet de son frère avant de sortir. Sa peau lui avait paru beaucoup moins chaude ; la fièvre devait être pratiquement tombée.
Depuis que son père et elle l’avaient recueilli dans la neige, la veille, en fin d’après-midi, son frère parlait et ouvrait les yeux de temps en temps, mais dormait la plupart du temps. L’idée que Guillaume expérimente la même chose qu’elle lui avait traversé l’esprit, mais les épisodes de conscience qu’il démontrait la faisaient fortement douter. Il bafouillait davantage qu’il ne parlait et se montrait désorienté, mais, au contraire d’elle, lors de ses épisodes d’inconscience, il présentait quelques signes rassurants, ce qui consolait Margarita.
Sa mère, qui dormait tout près du malade, ne s’était pas réveillée lorsqu’Isabelle s’était introduite dans la pièce. La veille, alors qu’elle prenait la relève, Margarita lui avait semblé moins abattue et désespérée qu’elle l’avait craint. Isabelle s’était sentie légèrement plus confiante, plus soulagée pour sa mère, en songeant aux nuits ardues qui l’attendaient.
La jeune femme tourna à droite et reconnut la ruelle. Il y avait longtemps qu’elle était venue en ces lieux, mais elle pouvait aisément identifier l’endroit recherché, celui qu’elle s’était fixé pour son rendez-vous matinal. Isabelle avança encore de quelques pas. Puis sa main frappa la porte de bois vieilli devant laquelle elle s’était arrêtée.
Aucune réponse ne venant, elle frappa à nouveau. Alors qu’elle cognait une troisième fois, le découragement et la tristesse à l’idée de ne pas voir son amie ce matin-là recommencèrent à poindre. Cependant, une petite voix tentait de la rassurer en lui disant que la vieillesse et la fragilité de cette amie ne lui permettaient pas d’accourir aussitôt que quelqu’un la demandait à la porte. Elle se trouvait peut-être encore au lit. Isabelle se devait donc de demeurer patiente et de lui laisser le temps de marcher jusqu’à sa porte.
Pourtant, la jeune femme, trop inquiète, ne put empêcher son poing de s’abattre une fois encore sur la porte. Elle cogna plus fort que les fois précédentes. Tout en frappant, Isabelle laissa s’échapper, malgré elle, le gémissement d’une triste colère. Un passant derrière elle remarqua son impatience et l’apostropha.
—Ça ne sert à rien de défoncer, mademoiselle. Il n’y a plus personne là-dedans.
—Pardon ?
Isabelle se retourna, ne voulant croire à ce qu’elle venait d’entendre, à ce qu’elle avait pressenti depuis le début, cherchant pourtant à le nier.
L’homme, la quarantaine avancée, les mains dans ses poches et le collet de son épais manteau gris remonté sur sa nuque, répéta, les yeux plissés devant le soleil qui progressait à présent dans le ciel. Des mèches de cheveux noirs, parsemées de quelques poils gris dépassaient du béret enfoncé sur sa tête.
—Si c’est la mère Victoria que vous désirez voir, elle n’y est plus, enchaîna-t-il, avant de poursuivre ses explications sur l’assentiment muet d’Isabelle. Je crois même qu’elle est morte depuis un bon bout de temps. En tout cas, je sais qu’elle a été très malade et qu’il n’y a plus aucune agitation dans ce logis depuis belle lurette. Il m’est d’avis qu’elle est partie pour un monde meilleur, ma pauvre enfant.
La jeune fille secoua la tête et afficha un air chagriné, en entendant les dernières paroles du brave homme.
—Je vous remercie, dit finalement Isabelle, en baissant son poing toujours collé à la porte, toute penaude et presque résignée.
—Je suis sincèrement désolé de devoir vous apprendre cette triste nouvelle de cette façon. J’aimerais bien dire quelques paroles pour vous réconforter, mais je ne peux m’attarder davantage. Je dois poursuivre mon chemin, car quelqu’un m’attend. Je vous souhaite une bonne journée, malgré cela, lui dit l’inconnu, en soulevant légèrement son chapeau en guise de salutations.
L’instant d’après, il était reparti. Isabelle se laissa glisser sur le seuil de la porte, attristée et découragée de ne pouvoir parler avec la vieille dame. Elle était surtout rongée par la culpabilité de n’être jamais revenue la saluer, alors que Victoria l’avait chaleureusement invitée à repasser chez elle, des années auparavant. Elle n’avait eu que de brèves pensées pour la vieille femme qui avait un peu apeuré la fillette qu’elle était jadis par ses consternantes prédictions. Maintenant qu’Isabelle comprenait et qu’elle avait besoin d’elle, la vieille dame n’était plus.
Assise sur le sol gelé, Isabelle pleurait, la tête appuyée sur ses genoux, lorsque des volets au-dessus d’elle s’ouvrirent et se rabattirent contre la maison.
—Qu’y a-t-il, mon petit ? Pourquoi ce chagrin de si bon matin ? fit une petite voix.
Isabelle leva les yeux et aperçut au-dessus d’elle, dans le carreau de la fenêtre ouverte, les épaules et le visage d’une femme aux cheveux entièrement blancs et aux yeux verts compatissants. Cette dernière resserra sa veste de lainage sur elle. Isabelle se releva.
—J’étais venue voir madame Victoria, mais on m’a dit qu’elle était décédée depuis longtemps, répondit Isabelle en reniflant.
—Qui t’a dit ça ? s’étonna la dame.
—L’homme au manteau gris, là-bas, répondit la jeune fille, en pointant le doigt vers l’inconnu, juste avant qu’il disparaisse au coin de la ruelle. Il m’a informé que plus personne n’habite ce foyer depuis très longtemps.
—Bizet ? fit la femme.
Elle regarda dans la direction pointée par Isabelle, les yeux plissés et une main sur son front, sans doute pour se parer des rayons solaires, mais également pour aider ses yeux vieillis à mieux distinguer la silhouette qui allait bientôt disparaître. Elle ne s’attendait pas à une confirmation à cette question de la part de la jeune personne sous sa fenêtre, qui ne le connaissait certainement pas.
» Ferdinand Bizet a raison sur un point, mon petit, déclara la dame, en retournant son attention sur Isabelle. Le foyer est inhabité depuis bien longtemps, mais la mère Victoria n’est pas décédée.
Isabelle sentit une vague de soulagement monter en elle et aurait sauté au cou de la dame, si elle ne s’était pas trouvée si haute.
—Vous en êtes certaine ?
—Absolument, ma belle enfant. Elle a été bien malade, je te l’accorde. Toutefois, sa petite-fille, l’ayant su, a quitté sa région et est venue la chercher pour la loger dans sa maison qu’elle a fait construire quelque part non loin du village, dit-on. Elle l’a apparemment très bien soignée.
—Savez-vous où demeure sa petite-fille ? demanda Isabelle avec enthousiasme, la tête toujours relevée vers la fenêtre ouverte.
—Exactement ? Je crains bien que non. Je suis désolée.
Isabelle pencha la tête, déçue de revenir au point de départ.
—Merci quand même, madame. Vous devriez fermer. Il fait si froid. Je suis désolée de vous avoir retenue à la fenêtre.
—Je sais, par contre, à quel endroit trouver le fils de cette petite-fille, annonça la femme, alors qu’Isabelle s’apprêtait à retourner chez elle, en se demandant quelle autre solution adopter.
Isabelle cessa ses pas, fit volte-face et pressa la femme aux cheveux blancs de lui dire où, la voix pleine d’espoir.
—Auguste, je crois que c’est ainsi qu’il s’appelle, travaille à l’auberge des Joubert. Il doit fort probablement savoir où joindre son arrière-grand-mère, puisque c’est sa mère qui l’héberge.
—Vous êtes un amour ! Merci infiniment, dit Isabelle, en souriant à belles dents. Rentrez à présent ou vous allez prendre froid, lui répéta-t-elle. Puis Isabelle courut pour arriver le plus rapidement possible à son cheval qui la mènerait au lieu-dit.
La vieille dame referma sa fenêtre en secouant la tête, mais souriant malgré tout devant la joie évidente de la jeune fille.
L’auberge était située à l’autre extrémité du village. Isabelle y arriva sur son cheval Marquise. De ce commerce à la façade en bois légèrement noirci par le temps, Isabelle n’avait vu que l’extérieur. L’occasion d’y pénétrer ne s’était jamais présentée, à moins que ce ne soit la boisson qu’on y servait qui avait incité ses parents à ne pas l’y amener.
Isabelle descendit de son cheval. D’un geste à peine hésitant, elle frappa un coup à la porte de l’auberge, puis entra. Laissant la chaleur intérieure qui émanait du foyer la soulager du froid qui régnait dehors, elle examina brièvement les lieux que, petite fille, elle avait essayé d’imaginer.
Tout comme elle l’avait cru, une immense pièce remplie de tables et de chaises de bois s’étirait sur sa gauche et servait de salle à manger. Les tables avaient été astiquées et les chaises, bien rangées sous ces dernières.
Des rideaux rouges étaient accrochés aux trois fenêtres. Isabelle n’aurait cependant pu jurer qu’il en avait toujours été ainsi, car ils ne lui paraissaient ni très vieux ni vraiment neufs.
Une jeune femme aux cheveux brun pâle et frisés, âgée de quelques années de plus qu’elle, ouvrait les rideaux de la fenêtre du centre, entre deux tables. Elle portait une robe brune couverte d’un long tablier blanc. En guise de salutations, elle lui fit un signe de tête, auquel Isabelle répondit.
Devant Isabelle, au fond de la pièce, un escalier en bois menait à l’étage supérieur, là où se trouvaient les chambres. Mais cette partie, qu’elle avait omis d’imaginer pendant son enfance et qu’elle devinait fort occupée certains soirs, ne l’intéressait guère davantage ce matin-là.
Il était encore tôt, et peu de clients se trouvaient dans la salle à manger. À peine trois ou quatre lève-tôt, qu’Isabelle ignora rapidement, déjeunaient en silence à différentes tables. Une odeur d’œufs frits et de pain grillé embaumait la pièce.
Sur sa droite, à l’autre extrémité de la salle, l’aubergiste, Joachim Joubert, un homme assez grand, aux cheveux foncés, aussi fournis que l’était sa moustache, essuyait des chopes derrière son comptoir. Quelques bancs vides l’entouraient.
—Bonjour, mademoiselle ! En quoi puis-je vous être utile de si bon matin ? s’informa le propriétaire de sa voix grave mais chaleureuse, dès qu’Isabelle posa son regard sur lui.
S’il fut surpris de sa présence dans sa propriété, l’aubergiste ne le montra pas. Cherchant à offrir ses services et ainsi à rentabiliser son commerce, il ne devait pas perdre son temps en questions inutiles sur sa clientèle, même s’il était rare qu’une jeune fille de bonne famille y entre seule.
Isabelle se rapprocha du bar et s’arrêta entre deux bancs. Après avoir salué le propriétaire à son tour, elle avoua être venue pour rencontrer un certain Auguste qui travaillait en ces lieux. Elle avait une commission pour sa grand-mère.
—Auguste Bonin ? Vous venez de le manquer, ma petite. Il a travaillé toute la nuit et est parti chez lui.
—Savez-vous où je peux le trouver ? C’est assez urgent. Je dois lui parler le plus vite possible.
—Désolé. Je ne peux pas vous aider sur ce point, ma chère. J’ignore où il demeure. Son emploi chez moi est plutôt récent, et il est encore avare de commentaires sur sa vie personnelle.
Un coup de poing dans la figure ne lui aurait pas fait plus mal. Retour à la case départ, encore une fois. Si la pièce avait été vide, Isabelle se serait permis de verser quelques larmes. Mais voilà, des clients s’y trouvaient, et l’aubergiste l’intimidait quelque peu. Alors, elle se secoua rapidement. Résolue à demeurer optimiste, elle se promit de ne pas se laisser abattre. Elle finirait bien par trouver une solution. Elle remercia le patron tout bas et se dirigea vers la sortie le plus dignement possible.
—Moi, je sais où se trouve sa maison, fit un des clients.
Isabelle retint le sourire qui ne demandait qu’à naître sur ses lèvres et se dirigea vers celui qui était intervenu. Assis sous la fenêtre du fond, elle ne l’avait pas remarqué en entrant, probablement parce que la femme de l’aubergiste, qui était sans doute maintenant aux cuisines, l’avait caché pendant qu’elle tirait les rideaux. Les épaules larges et la taille imposante, l’homme impressionna Isabelle lorsqu’il se leva pour l’accueillir à sa table.
Debout, l’inconnu repoussa son assiette presque vide d’œufs brouillés et mit dans sa bouche son dernier morceau de pain. Il frotta ensuite ses mains l’une contre l’autre, comme pour les dépouiller des miettes qui auraient pu y adhérer. Puis il invita la jeune femme à s’asseoir, en désignant de la main la place libre devant lui.
Les fenêtres, débarrassées de leur rideau, laissaient entrer la lumière du jour, ce qui permit à la jeune fille d’examiner plus à son aise le grand gaillard. Elle songea qu’il était plutôt bel homme, avec ses traits bien dessinés, ses yeux verts et sa barbe touffue, aussi noire que ses cheveux. Elle était toutefois intimidée par sa carrure et sa grande taille. Si elle hésita brièvement avant de s’exécuter, Isabelle se dit qu’elle avait grandement besoin des renseignements que ce colosse s’apprêtait à lui donner. Le sourire sincère qu’il lui destina acheva de la convaincre.
—Pardonnez ainsi mon intrusion, mais je n’ai pas pu m’empêcher d’entendre votre conversation. Voulez-vous boire quelque chose ?
—Non, merci, répondit Isabelle, en s’assoyant. Êtes-vous certain de pouvoir m’aider ? Je n’aurai de cesse de vous remercier et vous en serais infiniment reconnaissante.
Une fois Isabelle installée et son chapeau retiré, il se rassit. Il prit une gorgée de sa chope et s’essuya la bouche du revers de sa main. Puis il sourit, un peu malicieusement, jugea Isabelle. Mais peut-être n’était-ce qu’une impression.
—Vraiment ? Si je peux être utile à une si jolie et charmante dame, disposée de la sorte à m’être reconnaissante, j’en serai doublement heureux.
Les chemins enneigés et peu entretenus étaient encombrés, mais l’homme guidait parfaitement ses chevaux, qui avançaient avec une étonnante agilité dans l’épaisseur de neige tombée la veille.
Assise sur la banquette à côté de l’homme, emmitouflée dans une épaisse couverture, Isabelle bavardait paisiblement avec lui. Elle n’aurait jamais cru que cela aurait pu être le cas, un peu plus tôt, au début de leur conversation dans l’auberge. Si, au départ, elle avait trouvé l’inconnu charmant, la jeune femme avait bientôt eu une forte envie de le gifler. Mais elle s’était retenue.
La malice dans le regard et l’allusion dans le sourire qu’il lui avait dédié n’avaient pas été le fruit de son imagination. En effet, Isabelle avait clairement décelé dans sa réponse qu’il aimerait ou, plus certainement, qu’il s’attendait à ce qu’elle lui prodigue quelques services personnels et intimes en échange de l’information qu’elle attendait.
La jeune fille avait vite compris les idées auxquelles il faisait allusion et en avait été très offusquée. Elle avait abattu ses mains sur la table, prête à le quitter de façon passablement orageuse. Elle n’allait pas se laisser traiter de cette façon.
—Pour qui me prenez-vous ? Je ne suis pas le genre de femme qui s’offre en échange de services rendus, figurez-vous ! Si vous ne pouvez le faire gratuitement, alors je m’arrangerai toute seule, et vous ferez de même avec ce que vous avez en tête, avait riposté Isabelle, faisant mine de se lever.
Il lui avait retenu le poignet et s’était excusé, avant qu’elle puisse quitter sa chaise ou lui ordonner de la lâcher.
—Je suis sincèrement désolé de vous avoir outrée. J’aimerais vraiment vous être utile, et je peux le faire gratuitement. C’est d’ailleurs ainsi que je procède habituellement. En vous voyant de plus près, j’ai simplement eu des raisons de croire que vous étiez de mœurs légères. Tout homme normalement constitué voudrait bien profiter de l’occasion qu’offre une belle femme telle que vous. Pardonnez-moi, je vous en prie !
—Qu’ai-je dit ou fait pour vous faire croire à une pareille chose ? avait-elle demandé, mi-fâchée mi-radoucie devant la mine sincèrement déconfite de son vis-à-vis.
—Je vous ai vue entrer chez Guillaume Deslandes, l’automne dernier et…
Isabelle, se rappelant la réputation de son frère et songeant à la visite qu’elle lui avait rendue lorsqu’elle lui avait appris que Jeanne était amoureuse de lui, avait deviné ce que l’homme avait conclu en la reconnaissant. Elle n’avait alors pu se retenir de rire. Ce dernier, décontenancé de la voir passer si rapidement de la colère à la joie, avait cessé de parler et avait hésité à se joindre à sa bonne humeur. Il avait froncé les sourcils, en attendant qu’elle l’éclaire. Devant sa mine troublée, elle n’avait plus tardé à se calmer.
—Pardonnez mon comportement changeant, avait-elle lancé, après s’être éclairci la gorge afin de reprendre son sérieux, mais tout cela est effectivement drôle. Vous connaissez donc mon frère ?
Comprenant sa bévue, à son tour, il avait souri.
—Votre frère ? Vous êtes Isabelle, je présume ?
—Exactement ! Guillaume vous a déjà parlé de moi, à ce que je vois.
—En effet, mais il a omis de me dire quelle beauté vous étiez.
—Cessez vos flatteries. Je crois que vous exagérez quelque peu.
—Nullement, soyez-en certaine. Je m’appelle Jean-Emmanuel Gounot, s’était-il empressé de dire, en lui tendant la main afin d’éviter de l’embarrasser davantage. J’étais dans le même régiment que votre frère, dans l’infanterie. Je m’entendais très bien avec lui. C’est un brave homme, un généreux gaillard.
Isabelle avait accepté de lui tendre la sienne, qu’il avait cérémonieusement portée à ses lèvres. Légèrement troublée et conquise par son discours, qu’il savait rendre intéressant et agréable, elle avait oublié de chercher davantage d’explications sur le fait que son frère lui avait parlé d’elle.
Jean-Emmanuel lui avait appris qu’il ne se plaisait pas dans l’infanterie. Ce n’était pas le genre de vie qu’il souhaitait mener. Il avait quitté son chef et sa discipline exaspérante peu de semaines auparavant. En attendant de trouver un métier qui lui conviendrait, sous la gouverne d’un oncle, il livrait guenilles, vaisselles et couverts dans les auberges et échoppes des villes de la région. Ce n’était pas une occupation toujours amusante, mais les quelques anecdotes qu’il raconta à Isabelle l’avaient convaincue que le jeune homme trouvait un certain plaisir à ce travail.
Il lui avait aussi déclaré réellement apprécier Guillaume. Il l’avait assurée, en plus des qualités qu’il lui avait décernées un peu plus tôt, que son frère se montrait digne de confiance. Il entendait bien profiter des bonnes choses de la vie et s’accordait visiblement ce souhait, ce qu’Isabelle avait confirmé.
Jean-Emmanuel s’était rendu chez lui à quelques reprises, dont la fois où il avait aperçu Isabelle sur le pas de la porte. Cette fois-là, il avait préféré s’abstenir de lui rendre visite, persuadé que Guillaume honorait un rendez-vous galant.
Isabelle avait souri à cette deuxième évocation de son erreur. Puis, pour se faire pardonner sa méprise, Jean-Emmanuel lui avait gentiment proposé de la conduire chez Auguste Bonin. Elle avait évidemment accepté, satisfaite de la tournure des événements et ravie qu’il aborde finalement le sujet qui la préoccupait.
À présent, installés confortablement sur la banquette de la charrette de Jean-Emmanuel, sous la couverture qu’ils partageaient, ils conversaient et s’amusaient, comme s’il y avait fort longtemps qu’ils se connaissaient. Ils abordèrent divers sujets, dont le changement radical de comportement de Guillaume à cause d’une fille, sa meilleure amie, dont il était amoureux.
—Ne me dites pas qu’il a finalement décidé de se ranger !
—Il est prêt à tout pour Jeanne, mais le père de celle-ci ne l’entend pas de cette façon, et leur amour est un peu compliqué. Il l’a rencontrée hier pour discuter des moyens de vivre leur amour, mais j’ignore de quelle manière cela s’est terminé. Mon père et moi, inquiets de ne pas le voir rentrer pour le repas, sommes partis à sa rencontre. Nous l’avons trouvé pratiquement inconscient sur le sol enneigé, et il n’y avait aucune trace de sa belle. Son corps est envahi par une forte fièvre qui lui fait perdre conscience par période, mais je pense qu’il s’en sortira.
—Oh ! Je suis désolé. J’espère sincèrement qu’il s’en remettra sans trop de complications. Si je peux me permettre, j’irai lui rendre visite dans les jours qui viennent.
—Ça lui fera très certainement plaisir.
—Mais changeons de propos. Dites-moi pour quelle raison vous désirez rencontrer Auguste Bonin.
—C’est une très longue histoire, mais disons que c’est plutôt avec son arrière-grand-mère que je souhaite m’entretenir, et lui seul peut me conduire à elle.
—Ah bon ! fit-il simplement, sans oser montrer davantage d’indiscrétion. C’est là, ajouta-t-il, après une courte pause, en levant le bras devant lui. Une fois de plus, Isabelle nota l’imposante stature du jeune homme aux yeux verts.
Ils avaient quitté le village peu de temps auparavant. Ils étaient passés devant quelques demeures éloignées l’une de l’autre. Isabelle ne les avait pas réellement comptées. Puis une maison de bois rond leur apparut au tournant de la route, un peu en retrait de la forêt. C’est celle-là que Jean-Emmanuel pointait.
Lorsque l’homme fit arrêter ses chevaux devant la petite résidence, une femme, sans doute alertée par le bruit de l’attelage, ouvrit la porte, un bébé de plus d’un an sur les hanches. Elle en portait un autre en son sein, nota mentalement Isabelle, lorsqu’elle mit le pied à terre pour aller rapidement à sa rencontre.
La femme, plutôt jolie, dotée d’une magnifique chevelure couleur acajou, l’accueillit avec l’air de quelqu’un qu’on dérange. Elle attendait, sans parler, que la visiteuse daigne expliquer la raison de son intrusion.
—Bonjour, madame. Je suis désolée de vous importuner à cette heure. Je me nomme Isabelle Deslandes et je cherche madame Victoria. On m’a dit que votre mari, son arrière-petit-fils, pourrait m’indiquer où je peux la trouver. Est-il ici ?
Lorsque la femme parla enfin, triturant de sa main libre son épais tablier brun, Isabelle se garda de réagir à sa surprise et se concentra sur ses yeux bruns frangés de longs cils. Elle comprenait la raison de son accueil silencieux. Parmi les dents qu’il lui restait, quelques-unes étaient noircies et allaient bientôt s’ajouter à la liste des disparues.
—En effet, madame Victoria est l’arrière-grand-mère de mon mari, mais il s’est mis au lit, car il a travaillé toute la nuit à l’auberge, l’informa l’épouse, imperturbable.
—Qui demande la mère Victoria ? demanda une voix forte venant du fond de la maison.
—Je suis désolée de perturber votre sommeil, monsieur, répondit la jeune fille, en regardant au fond de la pièce et en haussant le ton de manière à se faire entendre d’Auguste Bonin. Mon nom est Isabelle Deslandes. Je suis une amie de votre aïeule. J’aimerais beaucoup lui parler.
—Elle habite chez ma mère. Une maison verte et blanche, plus loin sur le même chemin. Ferme la porte, ma Bernadette, le petit va prendre froid.
—Merci, monsieur, fit Isabelle, juste avant que la femme obéisse à son mari et ferme la porte, sans même la saluer.
Isabelle resta un moment sur le seuil, quelque peu interdite devant l’attitude précipitée des propriétaires, puis retourna auprès de Jean-Emmanuel, qui l’attendait.
—Où nous faut-il aller maintenant, pour permettre cet entretien avec votre vieille amie ?
—Une maison verte et blanche, un peu plus loin sur cette route. Ça ne vous dérange pas de poursuivre la route et de m’y emmener ?
—Allons donc ! Bien sûr que non, voyons !
—Et vos autres livraisons ?
—Il ne m’en reste plus qu’une, répondit le jeune homme, regardant la marchandise bien à l’abri sous une bâche derrière lui. Elle peut bien attendre un peu. J’ai pris de l’avance hier. Je ne dois pas la livrer avant cet après-midi.
—J’espère alors que vous ne me demanderez pas de vous retourner un service aussi grand que celui que vous faites pour moi ! plaisanta Isabelle, faisant référence à celui qu’il avait sous-entendu au début de leur rencontre et étant un peu mal à l’aise de le retenir si longtemps.
—Encore une fois, je suis désolé de vous avoir prise pour…
—Ce n’est rien, dit Isabelle en souriant, voyant bien qu’il n’osait terminer sa phrase. Je n’ai pu résister à l’envie de vous taquiner.
—Alors, vous montez, qu’on se rende à cette maison ? intervint-il, dans un demi-sourire, secouant la tête pour feindre le découragement.
Ils virent la maison, au bout d’une dizaine de minutes. Elle leur parut plus petite que celle des Bonin. En réalité, elle était un peu plus grande, car construite sur la longueur plutôt que sur la largeur. De la fumée s’échappait de la cheminée.
Un peu nerveuse, Isabelle frappa à la porte, après avoir jeté un œil à Jean-Emmanuel qui, du haut de sa banquette, l’avait encouragée d’un signe de tête. Une femme, vêtue d’une robe jaune paille, dont les cheveux bruns étaient parsemés de mèches grisonnantes, lui répondit presque aussitôt.
Isabelle lui expliqua la raison de sa présence. Elle mentionna sa rencontre avec Victoria, quelques années plus tôt, et n’omit pas sa visite stérile à l’ancien logis de la vieille dame et celles qu’elle avait effectuées chez ceux qui l’avaient par la suite conduite ici.
La femme, compréhensive et généreuse, fit gentiment entrer Isabelle. Elle invita même celui qui l’accompagnait, afin qu’il se réchauffe un peu. Après avoir dépouillé son invitée de son manteau, la dame la fit pénétrer dans la pièce principale, où trônaient une grande table, des chaises, un vaisselier en bois poli et un poêle à bois.
S’attendant à ce qu’elle la conduise ensuite dans une chambre où serait alitée madame Victoria, Isabelle poussa un cri de surprise en voyant cette dernière se bercer non loin du poêle. Elle n’avait pas changé. Plutôt, si. Elle ne ressemblait plus à la très vieille dame de ses souvenirs. Elle semblait, au contraire de la logique, avoir rajeuni. « Sa petite-fille la soigne très bien », se dit-elle.
—Madame Victoria ! Vous m’avez l’air en pleine forme !
La vieille dame, la reconnaissant, lui tendit les bras.
—Isabelle, ma petite ! Comme tu as grandi ! Mais bien sûr que je suis en pleine forme ! On ne se débarrassera pas de moi aussi facilement, tu sais. Je me demandais quand tu reviendrais exactement. Tu as commencé tes rêves, c’est ça ?
Isabelle s’étonna à peine des paroles de Victoria. La vieille dame avait apparemment toujours su que ça se passerait ainsi. Sans lui mentionner que ses aventures se réaliseraient au cours d’un rêve, Victoria lui en avait déjà fait part. Maintenant, Isabelle savait que ce qu’elle expérimentait était réel et qu’elle avait trouvé sa confidente, sa complice. Elle sourit, heureuse d’avoir eu raison d’entreprendre cette démarche ce jour-là. Cependant, une chose l’agaçait.
—Je ne comprends pas comment vous pouvez deviner tout ça.
La vieille femme promena son regard dans la pièce, Isabelle le suivit. Sa petite-fille s’activait sur un petit plan de travail en bois, tout en accueillant chaleureusement le grand Jean-Emmanuel, qui enlevait ses bottes. Victoria se leva péniblement de son siège et invita la jeune fille à la suivre.
—Nous serons plus tranquilles pour discuter dans ma chambre, murmura-t-elle à l’oreille d’Isabelle, qui lui soutenait le bras.
—Voulez-vous boire un thé ? entendit Isabelle derrière elle. La petite-fille de Victoria s’adressait à Jean-Emmanuel, qui venait de s’installer à la table.
Victoria et Isabelle se dirigèrent vers la chambre et s’installèrent sur le petit lit recouvert d’une jetée, dont les carreaux roses, bleus et blancs avaient sans doute été assemblés à la main.
—Comment avez-vous pu prévoir que moi, Isabelle Deslandes, je vivrais ces curieuses expériences ? Que je vivrais ces aventures incroyables ? Que je rencontrerais l’homme de ma vie dans des rêves qui, pourtant, me semblent bien réels ?
Victoria inspira profondément. Elle prit les mains d’Isabelle dans les siennes, avant de répondre.
—Il y a certaines choses dans la vie qu’on ne peut s’expliquer. Celle-ci en fait partie. Comme je te l’ai déjà dit, je connais et devine plusieurs faits, ce que la plupart des gens ne pourront jamais faire. Tout est ici, dit-elle en tapotant sa tempe de l’index.
—Alors, vous croyez vraiment à ce qui m’arrive ?
—Je le sais, répondit Victoria, en accentuant chacun des mots.
—Vous savez, j’ai de la difficulté à assimiler tout cela, et j’ai besoin d’en discuter avec quelqu’un. À la maison, il n’y a que mon frère aîné qui me croit. Ma mère opte plutôt pour des crises de folie et m’a interdit d’aborder le sujet avec quiconque, pas même avec le reste de la famille, sous peine de passer pour une folle ou pour une sorcière qu’on n’hésiterait pas à pendre. J’ai tout de même pu en parler en cachette avec mon frère. Nous sommes très près l’un de l’autre. Il affirme qu’il me croit. Comme il s’explique mal ces faits, tout comme moi d’ailleurs, il subsiste un doute. Nous cherchons des preuves. Il est tout de même le seul allié que je possède, mais il est maintenant cloué au lit, atteint d’une fièvre qui le fait divaguer. Je suis seule devant ces faits, et la troisième pleine lune se lèvera ce soir.
—C’est alors que tu as pensé à moi ?
—Je suis affreusement désolée et honteuse de ne pas être venue vous voir plus tôt, comme vous me l’aviez demandé, s’excusa Isabelle en lui pressant doucement les mains.
—Ce n’est rien. Ne t’en fais pas. Je savais bien que tu ne viendrais que quand tu aurais expérimenté ces drôles de rêves.
—Ah ! C’est vrai, vous connaissez…
—Non, ça, je l’ai déduit, l’interrompit Victoria d’une voix douce. Mais je comprends. J’ai déjà été une jeune fille, vois-tu ! Je ne me souciais pas tous les jours des gens âgés. Je préférais vaquer à mes occupations. Au contraire de ce que tu crois, je ne peux pas absolument tout prédire et je me demande ce qui te tracasse exactement.
Isabelle libéra ses mains de celles de Victoria et se leva, soucieuse, ignorant par où commencer. Après avoir exécuté quelques pas devant Victoria, qui patientait calmement, elle s’arrêta face à elle et prit une profonde inspiration. Après lui avoir avoué son besoin de se confier, elle lui narra ses rêves, l’analyse qu’elle en avait faite et les idées qu’elle projetait avec son frère. Elle termina par la liste de questions qu’elle s’était soigneusement répétées en chemin. La dame âgée l’écouta, sans l’interrompre, en écarquillant les yeux de stupéfaction à mesure que la liste s’allongeait.
—J’aimerais comprendre pour quelles raisons tout cela m’arrive, à moi. Je veux savoir si je peux exercer un certain contrôle sur ces voyages dans le temps. Puis-je décider de certaines choses, avant de partir, qui pourraient changer le cours de ces rêves ? Puis-je agir à ma guise pendant ceux-ci ? Puis-je me motiver à me souvenir de ma vie actuelle, pendant que je suis quelqu’un d’autre dans ces rêves ? M’est-il possible d’être renseignée davantage sur cet homme, ce Thomas, à qui je rêve ? Suis-je condamnée à ne vivre mes amours qu’en rêve ? Le trouverais-je un jour ici ? Comment serais-je assurée que c’est lui ?
» L’amoureux qui m’est destiné possédera-t-il ses traits ou ne sera-t-il qu’une pâle ressemblance ? Lui, de son côté, me connaît-il ? Ou me reconnaîtra-t-il lorsque nous nous verrons pour la première fois à cette époque-ci ? J’ai accumulé quelques indices, lors de mes deux précédents voyages, mais puis-je m’y fier pour assembler les pièces du casse-tête ? Les similitudes entre chacun de ces rêves comptent-elles vraiment ? Et sur quel appui pourrais-je compter à mon réveil ? Pendant combien de temps ces expériences surviendront-elles ? Je suis consciente de vous demander beaucoup, mais dites-moi, en fin de compte, pouvez-vous m’aider ?
La vieille dame fixa Isabelle, secouant la tête, toujours interloquée et ignorant par où commencer.