Donc, c’est moi qui suis l’ogre et le bouc
émissaire.
Dans ce chaos du siècle où votre cœur se
serre,
J’ai foulé le bon goût et l’ancien vers
françois
Sous mes pieds, et, hideux, j’ai dit à
l’ombre : « Sois ! »
Et l’ombre fut. – Voilà votre
réquisitoire.
Langue, tragédie, art, dogmes,
conservatoire,
Toute cette clarté s’est éteinte, et je
suis
Le responsable, et j’ai vidé l’urne des
nuits.
De la chute de tout je suis la pioche
inepte ;
C’est votre point de vue. Eh bien, soit, je
l’accepte ;
C’est moi que votre prose en colère a
choisi ;
Vous me criez : Racca ; moi, je vous
dis : Merci !
Cette marche du temps, qui ne sort d’une
église
Que pour entrer dans l’autre, et qui se
civilise ;
Ces grandes questions d’art et de liberté,
Voyons-les, j’y consens, par le moindre
côté,
Et par le petit bout de la lorgnette. En
somme,
J’en conviens, oui, je suis cet abominable
homme ;
Et, quoique, en vérité, je pense avoir
commis
D’autres crimes encor que vous avez omis,
Avoir un peu touché les questions
obscures,
Avoir sondé les maux, avoir cherché les
cures,
De la vieille ânerie insulté les vieux
bâts,
Secoué le passé du haut jusques en bas,
Et saccagé le fond tout autant que la
forme,
Je me borne à ceci : je suis ce monstre
énorme
Je suis le démagogue horrible et débordé,
Et le dévastateur du vieil A B C D ;
Causons.
Quand je sortis du collège, du thème,
Des vers latins, farouche, espèce d’enfant
blême
Et grave, au front penchant, aux membres
appauvris ;
Quand, tâchant de comprendre et de juger,
j’ouvris
Les yeux sur la nature et sur l’art,
l’idiome,
Peuple et noblesse, était l’image du
royaume ;
La poésie était la monarchie ; un mot
Était un duc et pair, ou n’était qu’un
grimaud ;
Les syllabes, pas plus que Paris et que
Londres,
Ne se mêlaient ; ainsi marchent sans se
confondre
Piétons et cavaliers traversant le pont
Neuf ;
La langue était l’État avant
quatre-vingt-neuf ;
Les mots, bien ou mal nés, vivaient parqués en
castes ;
Les uns, nobles, hantant les Phèdres, les
Jocastes,
Les Méropes, ayant le décorum pour loi,
Et montant à Versaille aux carrosses du
roi ;
Les autres, tas de gueux, drôles
patibulaires,
Habitant les patois ; quelques-uns aux
galères
Dans l’argot ; dévoués à tous les genres
bas,
Déchirés en haillons dans les halles ;
sans bas,
Sans perruque ; créés pour la prose et la
farce ;
Populace du style au fond de l’ombre
éparse ;
Vilains, rustres, croquants, que Vaugelas leur
chef
Dans le bagne Lexique avait marqués d’une
F ;
N’exprimant que la vie abjecte et
familière,
Vils, dégradés, flétris, bourgeois, bons pour
Molière.
Racine regardait ces marauds de
travers ;
Si Corneille en trouvait un blotti dans son
vers,
Il le gardait, trop grand pour dire :
Qu’il s’en aille ;
Et Voltaire criait : Corneille
s’encanaille !
Le bonhomme Corneille, humble, se tenait
coi.
Alors, brigand, je vins ; je
m’écriai : Pourquoi
Ceux-ci toujours devant, ceux-là toujours
derrière ?
Et sur l’Académie, aïeule et douairière,
Cachant sous ses jupons les tropes
effarés,
Et sur les bataillons d’alexandrins
carrés,
Je fis souffler un vent révolutionnaire.
Je mis un bonnet rouge au vieux
dictionnaire.
Plus de mot sénateur ! plus de mot
roturier !
Je fis une tempête au fond de l’encrier,
Et je mêlai, parmi les ombres débordées,
Au peuple noir des mots l’essaim blanc des
idées ;
Et je dis : Pas de mot où l’idée au vol
pur
Ne puisse se poser, tout humide
d’azur !
Discours affreux ! – Syllepse, hypallage,
litote,
Frémirent ; je montai sur la borne
Aristote,
Et déclarai les mots égaux, libres,
majeurs.
Tous les envahisseurs et tous les
ravageurs,
Tous ces tigres, les Huns, les Scythes et les
Daces,
N’étaient que des toutous auprès de mes
audaces ;
Je bondis hors du cercle et brisai le
compas.
Je nommai le cochon par son nom ;
pourquoi pas ?
Guichardin a nommé le Borgia ! Tacite
Le Vitellius ! Fauve, implacable,
explicite,
J’ôtai du cou du chien stupéfait son
collier
D’épithètes ; dans l’herbe, à l’ombre du
hallier,
Je fis fraterniser la vache et la génisse,
L’une étant Margoton et l’autre Bérénice.
Alors, l’ode, embrassant Rabelais,
s’enivra ;
Sur le sommet du Pinde on dansait Ça
ira ;
Les neuf muses, seins nus, chantaient la
Carmagnole ;
L’emphase frissonna dans sa fraise
espagnole ;
Jean, l’ânier, épousa la bergère Myrtil.
On entendit un roi dire : « Quelle
heure est-il ? »
Je massacrai l’albâtre, et la neige, et
l’ivoire,
Je retirai le jais de la prunelle noire,
Et j’osai dire au bras : Sois blanc, tout
simplement.
Je violai du vers le cadavre fumant ;
J’y fis entrer le chiffre ; ô
terreur ! Mithridate
Du siège de Cyzique eût pu citer la date.
Jours d’effroi ! les Laïs devinrent des
catins.
Force mots, par Restaut peignés tous les
matins,
Et de Louis-Quatorze ayant gardé l’allure,
Portaient encor perruque ; à cette
chevelure
La Révolution, du haut de son beffroi,
Cria : « Transforme ! c’est
l’heure. Remplis-toi
De l’âme de ces mots que tu tiens
prisonnière ! »
Et la perruque alors rugit, et fut
crinière.
Liberté ! c’est ainsi qu’en nos
rébellions,
Avec des épagneuls nous fîmes des lions,
Et que, sous l’ouragan maudit que nous
soufflâmes,
Toutes sortes de mots se couvrirent de
flammes.
J’affichai sur Lhomond des proclamations.
On y lisait : « Il faut que nous en
finissions !
« Au panier les Bouhours, les Batteux,
les Brossettes !
« À la pensée humaine ils ont mis les
poucettes.
« Aux armes, prose et vers ! formez
vos bataillons !
« Voyez où l’on en est : la strophe
a des bâillons !
« L’ode a les fers aux pieds, le drame
est en cellule.
« Sur le Racine mort le Campistron
pullule ! »
Boileau grinça des dents ; je lui
dis : Ci-devant,
Silence ! et je criai dans la foudre et
le vent :
Guerre à la rhétorique et paix à la
syntaxe !
Et tout quatre-vingt-treize éclata. Sur leur
axe,
On vit trembler l’athos, l’ithos et le
pathos.
Les matassins, lâchant Pourceaugnac et
Cathos,
Poursuivant Dumarsais dans leur hideux
bastringue,
Des ondes du Permesse emplirent leur
seringue.
La syllabe, enjambant la loi qui la tria,
Le substantif manant, le verbe paria,
Accoururent. On but l’horreur jusqu’à la
lie.
On les vit déterrer le songe
d’Athalie ;
Ils jetèrent au vent les cendres du récit
De Théramène ; et l’astre Institut
s’obscurcit.
Oui, de l’ancien régime ils ont fait tables
rases,
Et j’ai battu des mains, buveur du sang des
phrases,
Quand j’ai vu par la strophe écumante et
disant
Les choses dans un style énorme et
rugissant,
L’Art poétique pris au collet dans la rue,
Et quand j’ai vu, parmi la foule qui se
rue,
Pendre, par tous les mots que le bon goût
proscrit,
La lettre aristocrate à la lanterne
esprit.
Oui, je suis ce Danton ! je suis ce
Robespierre !
J’ai, contre le mot noble à la longue
rapière,
Insurgé le vocable ignoble, son valet,
Et j’ai, sur Dangeau mort, égorgé
Richelet.
Oui, c’est vrai, ce sont là quelques-uns de
mes crimes.
J’ai pris et démoli la bastille des rimes.
J’ai fait plus : j’ai brisé tous les
carcans de fer
Qui liaient le mot peuple, et tiré de
l’enfer
Tous les vieux mots damnés, légions
sépulcrales ;
J’ai de la périphrase écrasé les spirales,
Et mêlé, confondu, nivelé sous le ciel
L’alphabet, sombre tour qui naquit de
Babel ;
Et je n’ignorais pas que la main
courroucée
Qui délivre le mot, délivre la pensée.
L’unité, des efforts de l’homme est
l’attribut.
Tout est la même flèche et frappe au même
but.
Donc, j’en conviens, voilà, déduits en style
honnête,
Plusieurs de mes forfaits, et j’apporte ma
tête.
Vous devez être vieux, par conséquent,
papa,
Pour la dixième fois j’en fais mea
culpa.
Oui, si Beauzée est dieu, c’est vrai, je suis
athée.
La langue était en ordre, auguste,
époussetée,
Fleurs-de-lis d’or, Tristan et Boileau,
plafond bleu,
Les quarante fauteuils et le trône au
milieu ;
Je l’ai troublée, et j’ai, dans ce salon
illustre,
Même un peu cassé tout ; le mot propre,
ce rustre,
N’était que caporal : je l’ai fait
colonel ;
J’ai fait un jacobin du pronom personnel,
Du participe, esclave à la tête blanchie,
Une hyène, et du verbe une hydre
d’anarchie.
Vous tenez le reum confitentem.
Tonnez !
J’ai dit à la narine : Eh mais ! tu
n’es qu’un nez !
J’ai dit au long fruit d’or : Mais tu
n’es qu’une poire !
J’ai dit à Vaugelas : Tu n’es qu’une
mâchoire !
J’ai dit aux mots : Soyez
république ! soyez
La fourmilière immense, et travaillez !
Croyez,
Aimez, vivez ! – J’ai mis tout en branle,
et, morose,
J’ai jeté le vers noble aux chiens noirs de la
prose.
Et, ce que je faisais, d’autres l’ont fait
aussi ;
Mieux que moi. Calliope, Euterpe au ton
transi,
Polymnie, ont perdu leur gravité postiche.
Nous faisons basculer la balance
hémistiche.
C’est vrai, maudissez-nous. Le vers, qui, sur
son front
Jadis portait toujours douze plumes en
rond,
Et sans cesse sautait sur la double
raquette
Qu’on nomme prosodie et qu’on nomme
étiquette,
Rompt désormais la règle et trompe le
ciseau,
Et s’échappe, volant qui se change en
oiseau,
De la cage césure, et fuit vers la ravine,
Et vole dans les cieux, alouette divine.
Tous les mots à présent planent dans la
clarté.
Les écrivains ont mis la langue en
liberté.
Et, grâce à ces bandits, grâce à ces
terroristes,
Le vrai, chassant l’essaim des pédagogues
tristes,
L’imagination, tapageuse aux cent voix,
Qui casse des carreaux dans l’esprit des
bourgeois ;
La poésie au front triple, qui rit,
soupire
Et chante ; raille et croit ; que
Plaute et que Shakspeare
Semaient, l’un sur la plèbe, et l’autre sur le
mob ;
Qui verse aux nations la sagesse de Job
Et la raison d’Horace à travers sa
démence ;
Qu’enivre de l’azur la frénésie immense,
Et qui, folle sacrée aux regards
éclatants,
Monte à l’éternité par les degrés du
temps,
La muse reparaît, nous reprend, nous
ramène,
Se remet à pleurer sur la misère humaine,
Frappe et console, va du zénith au nadir,
Et fait sur tous les fronts reluire et
resplendir
Son vol, tourbillon, lyre, ouragan
d’étincelles,
Et ses millions d’yeux sur ses millions
d’ailes.
Le mouvement complète ainsi son action.
Grâce à toi, progrès saint, la Révolution
Vibre aujourd’hui dans l’air, dans la voix,
dans le livre ;
Dans le mot palpitant le lecteur la sent
vivre ;
Elle crie, elle chante, elle enseigne, elle
rit.
Sa langue est déliée ainsi que son esprit.
Elle est dans le roman, parlant tout bas aux
femmes.
Elle ouvre maintenant deux yeux où sont deux
flammes,
L’un sur le citoyen, l’autre sur le
penseur.
Elle prend par la main la Liberté, sa
sœur,
Et la fait dans tout homme entrer par tous les
pores.
Les préjugés, formés, comme les
madrépores,
Du sombre entassement des abus sous les
temps,
Se dissolvent au choc de tous les mots
flottants,
Pleins de sa volonté, de son but, de son
âme.
Elle est la prose, elle est le vers, elle est
le drame ;
Elle est l’expression, elle est le
sentiment,
Lanterne dans la rue, étoile au firmament.
Elle entre aux profondeurs du langage
insondable ;
Elle souffle dans l’art, porte-voix
formidable ;
Et, c’est Dieu qui le veut, après avoir
rempli
De ses fiertés le peuple, effacé le vieux
pli
Des fronts, et relevé la foule dégradée,
Et s’être faite droit, elle se fait
idée !
Paris, janvier
1834.