« … Le langage n’a pu naître que tout d’un coup. Les choses n’ont pas pu se mettre à signifier progressivement. À la suite d’une transformation dont l’étude ne relève pas des sciences sociales, mais de la biologie et de la psychologie, un passage s’est effectué d’un stade où rien n’avait un sens à un autre où tout en possédait. » (Claude Lévi-Strauss.)1 Et la bête s’est muée en homme. Et puis, beaucoup plus tard, progressivement, son langage oral, fugace est devenu trace : une trace visuelle, durable ; une écriture, support d’une mémoire entre les siècles et les continents. Et des peuplades sont devenues civilisations. Mais la première mutation culturelle n’était possible que grâce à une mutation biologique : l’extension de la partie du cerveau spécialisée dans la pensée abstraite : le cortex, siège d’un réseau de cent milliards de cellules : les neurones ; chaque neurone relié parfois à plus de 10 000 autres. Bref, peut-être la structure la plus complexe de l’univers.
Une structure à la base d’un autre réseau, non plus biologique, mais mental : celui constitué par les liaisons, entre les dizaines de milliers des mots différents2 que ces neurones ont engendrés : relations entre les formes et les sens de ces mots, et combinaisons quasi infinies entre eux pour former des phrases, des textes, des œuvres…
Ces chiffres vertigineux sont pourtant à la base du sujet du présent ouvrage dont l’ambition est de montrer quelques-uns des rapports entre nos structures mentales et notre pratique du langage : En quoi certaines de ces structures mentales et certains comportements mentaux innés expliquent certains traits – mais fondamentaux – de ce langage – et plus particulièrement ceux capitaux, concernant les productions des mots et des phrases, leurs compréhensions et leurs mémorisations. L’une des idées-forces commune à toutes les pages qui suivent étant de présenter, et aussi parfois d’opposer :
– d’une part, les structures complexes en réseaux : neurologiques et linguistiques, à la base du langage ;
– d’autre part les capacités très limitées de nos sens et de nos mémoires, qui doivent matérialiser en ligne ce langage.
Mais aussi de montrer :
– comment cet antagonisme peut être partiellement levé au profit d’une communication de qualité efficace ;
– et comment, plus récemment, les nouvelles technologies informatiques peuvent modifier ces rapports en les améliorant.
Avec en permanence, et à tous les niveaux, la présence d’une complexité3 mettant toujours en jeu de multiples facteurs. Mais une complexité à propos de laquelle Jean-Jacques Lions nous met en garde, écrivant : « Dans quelque système que ce soit, il existe un seuil de complexité au delà duquel le contrôle du comportement devient hasardeux, voire illusoire. »4 Prenons donc soin, dans le domaine étudié ici, d’éviter les généralisations aussi séduisantes que simplistes. (Ce que j’espère avoir respecté.)
Et puis cette complexité conduit naturellement à s’opposer à des notions traditionnelles de fonctionnements et de relations linéaires ; à contester des raisonnements logiques de cause unique à résultat unique, des théories de développements programmés suivant des ordres et des durées prédéterminés et fixes ; à critiquer un enseignement classique d’un « savoir bien écrire ». Ce qui peut remettre en cause certaines parties, mineures, des œuvres de chercheurs éminents tels ici : Noam Chomsky, Ferdinand de Saussure, René Descartes, Jean Piaget. C’est un lieu commun de l’histoire des sciences que de rappeler que toute nouvelle grande théorie, révèle par la suite certaines insuffisances – voire certaines erreurs – qui seront gommées plus tard… en attendant la nouvelle doctrine… qui les intégrera… et qui à son tour…
Ceci étant dit ; je ne me bornerai ici – en toute modestie – à noter quelques-unes des affirmations discutables de ces grands noms, lorsqu’elles se rapportent à l’objet du présent ouvrage.
Puis-je prendre à titre d’exemple et en la résumant ici, la question des rapports entre les langages oral et écrit. Ce dernier défini par Saussure comme un sous-produit issu directement du premier « l’unique raison du second (étant) de représenter le premier ». Thèse reprise par André Martinet et les linguistes structuralistes ; et aussi hélas par des enseignants, et même un ancien ministre de l’Éducation nationale. Or, les travaux des anthropolinguistes modernes… et la simple écoute d’un magnétophone (appareil dont était dépourvu Saussure) montrent les profondes différences entre les deux langages : dans les sujets qu’ils sont capables de traiter, dans leurs constructions, leurs styles, les choix et les fréquences des mots, leur ponctuation ; l’existence même de la phrase étant fréquemment absente en langage oral spontané. Mais ce qui va – à nouveau – à l’encontre de certaines conceptions classiques sur l’art de l’écriture.
Quelques mots sur le plan de cet ouvrage.
Dans une première partie, j’aborde les rapports entre les natures de nos pensées et le langage des mots. Depuis ces schémas d’images mentales que nous décrivent les chercheurs interrogés sur ce sujet, jusqu’à leurs représentations – ou plus exactement leurs présentations – sous formes de mots et de phrases.
Dans la seconde partie, plus technique, je décris certains des fonctionnements de nos structures neuro-psychologiques et psychologiques en rapport avec le langage.
Dans la troisième partie, je montre comment et pourquoi ces deux premières parties génèrent et expliquent des traits fondamentaux de ce langage : parfois opposées aux conceptions traditionnelles sur le sujet : spécificité de l’écrit : syntaxe, choix des mots, construction des phrases, style, lisibilité…
Et dans la quatrième, j’évoque des conséquences de la révolution informatique sur ces modes d’expressions… et par un mécanisme de rétroaction sur les modes de pensée.
Cette présentation linéaire – allant de l’immatériel au concret : de la pensée introspective à ses supports neurologiques, puis à leurs productions de phrases et de mots – est adaptée à la structure traditionnelle du présent support, un livre : une suite ordonnée de pages… et d’arguments. Mais cet agencement « classique », « logique » est en contradiction avec l’esprit de l’ouvrage que l’on peut évoquer par ces deux mots déjà cités : complexité et réseaux. D’où parfois, des « anomalies » inévitables, des argumentations reposant sur des faits qui ne seront étudiés que plus loin (mais cités avec leurs références). Que mon lecteur veuille bien me pardonner ces petites difficultés dans son parcours le long de (ou à travers) ces pages.
1. LÉVI-STRAUSS Claude, « Introduction » in MAUSS Marcel Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1968.
2. Impossible de répertorier tous les mots d’une même langue qui bouge en permanence et varie suivant chaque sujet. À titre indicatif, Le Grand Larousse en 10 volumes comprend 165 000 mots ; les deux Petits Robert (langue française et noms propres) totalisent 100 000 mots.
3. Sur la complexité, avec ses corollaires : rétroaction, incertitude… lire (ou relire) Edgar MORIN. Par exemple :
• La méthode 1, La nature de la méthode, Paris, Seuil, 1977.
• « Edgar Morin, philosophe de l’incertain », in Le Magazine littéraire, 1977.
4. LIONS Jean-Jacques, Leçon inaugurale au Collège de France, 1973.
Du même auteur
La lisibilité, Retz, 1969, 1976, épuisé.
Encyclopédie internationale : La chose imprimée.
Direction avec John Dreyfus, et articles. Retz, 1977, 1985, épuisé.
Conception et production des manuels scolaires.
Unesco, 1979, 1981, 1987, épuisé.
Linguistique pragmatique, Retz, 1981, épuisé.
Ce que révèlent leurs phrases, Retz, 1988, épuisé.
Introduction à une étude quantitative du langage écrit et de ses lisibilités.
Thèse de doctorat d’État, 1988, hors commerce.
Encyclopédie internationale : Les sciences de l’écrit.
Codirection sous Robert Estivals, et articles, Retz, 1993.
Et de nombreuses études dans des revues internationales
de bibliologie, linguistique, pédagogie et psychologie.
ISBN : 978-2-9112207-7-7
© Atelier Perrousseaux éditeur, 1999
figure 1 Du réseau-phrase à la phrase
figure 2 Réseaux et circuits
figure 3 Réseau élémentaire de « quatre »
figure 4 Du réseau sémantique à la phrase
figure 5 Huit schémas d’opération mentales
figure 6 Deux modes de pensées
figure 7 De la pensée brute à la phrase linéaire
figure 8 Une meilleure représentation en réseau
figure 9 « Cerveau droit » et « cerveau gauche
figure 10 Une transcription fidèle de l’oral
figure 11 Un récitatif berbère et l’Iliade
figure 12 Une phrase de Cicéron
figure 13 La loi de Zipf et la langue française
figure 14 L’évolution de la ponctuation de Céline
A
Abyme (construction en) 20
Alexiques (sujets) 58, 59
Allègre C. 30, 125
Analogie 25, 26, 27, 36
Anticipation 71, 108, 111
Arbre 25, 41, 43
Aristote 33
Article-module 140
Attali J. 43
Axone 49
C
CD-Rom 143
Céline 120, 121
Cerveau gauche, droit 35, 60, 61, 62, 63, 63, 64
Cerveau limbique 65
Cerveau néo-mammalien 65
Cerveau reptilien 65
Changeux J. P. 21, 49, 99
Chomsky 10, 41
Cicéron 83, 91, 92, 94
Circuits (mentaux) 49
Code syntaxique 97
Code typographique 138, 142, 144
Complexe, complexité : tout au long des pages
Connection 33, 70
Contexte 24, 74, 75, 146
Corps calleux 60
Crozier M. 31
D
Dendrite 49
Déroulage (phrase en) 111, 112, 148
Descartes 10, 26, 28, 29, 32, 102, 104, 111, 118, 130
E
Économies de pénurie 131
Écrit (langage de l’) 83, 136, 148
Émergence 70
Empan (de mémoire) 53
Empreintes (mentales) 66
Engrenage (phrase en) 111, 119
Exploration (pulsion d’) 71, 108
F
Facilité (indice de) 101
Flaubert G. 51, 64, 103, 105, 111
Flesch R. 101, 107
Flou 33
Fodor J. 59
G
Gazzaniga M. 59, 61
Genèse du texte 15, 46
Gestalt-psychologie 68
Goody J. 88
Gras (caractère) 138
Gutenberg 27, 129
H
Hadamard J. 22, 34
Hasard 10, 149
Homère 92, 93
Hypertexte 132
I
Imprimeur 130
Incertitude 10
Inconscient 54, 113, 115, 120
Intégration biologique 69
Intégration mentale 26, 27, 69, 149
Intérêt humain 107
Internet 133, 134
Italique 138
J-K
Jacob F. 69
Jousse M. 88, 92, 93
Kostler A. 66
L
Laminage linguistique 16, 23, 40 95
Lecture d’écrémage 112
Lecture orale, 83, 84 129
Lecture partielle 112
Lecture de recherche 112
Lecture intégrale 112, 131, 137
Lévi-Strauss C. 9, 32
Linéaire (structure, pensée) 9, 16, 23, 37, 88, 111, 134, 137, 142, 148
Lisibilité 100
Logique 36, 63, 64
M
Macintosh 130
MacLean P. 57, 63, 105
Mandelbrot B. 115
Martin H. J. 91
Martinet A. 10, 86
Mémoires 50, 52, 54, 63, 78, 100
Mémoire (Art de la) 57
Mémoire à court terme 53, 87
Mémoire à long terme 53, 56, 116
Mémoire électronique 132
Mémoire visuelle 56, 57, 105
Métaphore 106, 147
Miller G. A. 53, 148
Modules (mentaux) 57, 59, 95, 96
Moindre effort 73, 113, 149
Moles A.
Monod J. 31
Morin E. 10
Mot fonctionnel 111
Mot plein 15
Mot outil de subordination 111, 112
N
Neurone 49, 50, 128
Nœud (mental) 16
O
Objet mental 18, 21, 148
Oral (langage) 83, 148
Orientation (de l’écriture) 124
P
Page 140
Papert S. 30, 32
PAO 130
Pédagogiques (conséquences) 76, 146
Pensée brute 29, 37
Pensée foisonnante 136
Pensée linéaire 131
Pensée prélinguistique 23, 24, 37, 38
Phrase élémentaire 104, 115
Phrase (longueur de) 100, 102, 109, 118
Piaget J. 10, 32
Pixel 128
Point 139, 140, 144
Point-virgule 104, 112
Ponctuation 128, 142, 144
Proust 116, 118
R
Récursive (phrase) 111
Répétition, redondance 51
Réseau : tout au long des pages
Réseau élémentaire 19
Réseau sémantique 25
Réseau-phrase 16, 23, 24, 37, 38, 95
Rétroaction 1, 37, 134, 135, 136, 149, 150
Rhétorique, rhéteur 91, 106
Richaudeau F. 63, 102, 105, 109, 111
S
Saussure F. 10, 18, 85
Schémas (mentaux) 19, 25, 36, 38, 41, 43
Scriptoria 129
Scriptura continua 129
Scriptura interrumpa 129
Sens, signification 21, 22, 133, 139, 142
Séquence (stylistique)
Signifiant 18
Signifié 18
Simenon 104, 116
Souligné 138
Sous-phrase 104
Sperry R. W. 37, 60
Style 100
Synapse 49
Syntaxe 95
T
Tomographie 86
Typographie 71, 128, 131, 138, 141, 142, 144, 145,
V-Y-Z
Valéry P. 21, 24, 50, 76, 81, 104, 106, 119, 120
Varela F. 21, 44, 64, 70, 106
Visualiser 56, 105, 112
von Nreman 29, 34
Voyage (en lecture) 132, 137
Vygosky 22
Yates F. 89
Zipf G. K. 73, 113
* Sommaire et sélectif.
PREMIÈRE PARTIE
LES LANGAGES
DE LA PENSÉE
J’ai rédigé cet ouvrage lentement et difficilement. Maîtrisant bien les idées que je voulais transmettre ; mais incapable, en un premier jet, de les exprimer avec les mots exacts ; en phrases précises s’enchaînant logiquement… sans répétitions excessives ; à la recherche – souvent vaine – d’une écriture claire et nerveuse… Suis-je une exception ? Il ne semble pas, si l’on en croit les confidences de certains écrivains Et dont les propos nous sont confirmés et généralisés par cette discipline récente : la génétique du texte ; travaillant sur les versions successives disponibles des manuscrits des épreuves, parfois des éditions d’une même œuvre, avec leurs corrections et leurs ajouts continuels. En outre, et depuis peu, ces comportements complexes inhérents à la production de l’écrit, peuvent maintenant être enregistrés en direct, analysés, mesurés, par un logiciel dit Genèse du texte, couplé avec les traitements de texte d’écrivains5.
Réflexions, qui me permettent d’aborder mes démonstrations à partir de cette courte phrase :
« Cet auteur rédige péniblement son récit. »
La journée passe. Le lendemain, je rouvre mon micro. Quelle erreur ai-je encore commise : la phrase en question a disparu. Mais, n’avais-je pas écrit :
« Cet auteur rédige son récit péniblement. »
ou
« Cet auteur, péniblement, rédige son récit. »
ou, peut-être même :
« Péniblement, cet auteur rédige son récit. » ?
Soit 4 phrases différentes composées à partir des 4 mêmes mots pleins. 4 seulement, conformes à notre syntaxe, parmi les 24 séquences possibles combinant ces 4 unités linguistiques.
Pourquoi ces seules 4 suites de mots, à l’exclusion des 20 autres. Voir les textes sur les modules mentaux et la syntaxe. (Deuxième partie, page 59, et troisième partie, page 95.)
Car, quelque soit mon choix, je suis toujours parti mentalement d’un même ensemble de 4 mots ; mais susceptible de générer plusieurs séquences différentes assemblant ces 4 mêmes unités. Un ensemble, donc nécessairement à deux dimensions, soit un réseau – si réduit soit-il – dont les quatre nœuds correspondent aux quatre mots. Une structure bidimensionnelle, un réseau élémentaire, que j’appelle réseau-phrase, et qui, suite à un déroulage, un laminage, donnera naissance à une structure uni dimensionnelle ; une suite, un chapelet de quatre mots-pleins (accompagnée de mots-outils). Une suite de mots, choisie parmi d’autres possibles. La figure 1 schématise grossièrement ce processus général de laminage dont la complexité croît avec la longueur de la phrase concernée.
Figure 1.
Du réseau-phrase à la phrase.
(Réseau-phrase, qui n’est qu’une minuscule « incrustation » au sein de l’immense réseau de mots en notre esprit ; des mots se définissant les uns par rapports aux autres comme évoqué dans l’introduction.)
J’ai, plus haut, volontairement choisi l’exemple de phrases très courtes de 4 mots pleins. Le tableau de la figure 2 montre qu’avec une phrase moyenne de 7 mots pleins, il existerait déjà 5040 combinaisons.
Figure 2
Réseaux et circuits.
Revenons sur ce chiffre fréquemment cité : quatre. Et suivons le père de la linguistique structurale, Ferdinand de Saussure, qui nous le définit par son signifiant et son signifié. Le signifiant de ce quatre, étant son image acoustique, son articulation orale, représentés en écrit par les signes de l’alphabet phonétique international. Et à ce signifiant correspondant un signifié : l’entité mentale arithmétique quatre. Pas si simple, rétorquera n’importe quel enseignant, vous confondez deux notions élémentaires d’arithmétique bien différentes : le cardinal et l’ordinal. Le cardinal : c’est la quantité quatre : le nombre d’éléments : « J’ai lu ce texte en quatre heures. », « Les quatre saisons d’Antonio Vivaldi ». L’ordinal, c’est l’ordre : « Je viens de lire le chapitre quatre de cet ouvrage. » « Il est quatre heures. » Extrapolons la pratique de Saussure, et passons des signifiants acoustiques aux signifiants visuels écrits ; nous en rencontrons trois : le chiffre arabe 4, le chiffre romain IV, et le mot de six lettres quatre. Et encore ici, je simplifie, réunissant dans la même catégorie les lettres bas de casse (minuscules), capitales, italiques et manuscrites.
Récapitulons, nous venons à propos d’un mot simple et courant de rencontrer six – disons – entités mentales :
– le signifié du nombre cardinal quatre ;
– le signifié du nombre ordinal quatre ;
– le signifiant oral ;
– le signifiant écrit en chiffres arabes : 4 ;
– le signifiant écrit en chiffres romains : IV ;
– le signifiant écrit en lettres : quatre.
Tout cela, je me répète, à propos d’un mot on ne peut plus simple et courant. Mais ce n’est pas une exception, comme nous le verrons plus loin, ces mots les plus courants étant généralement les plus simples morphologiquement ; mais étant aussi polysémiques : porteurs de sens multiples (qu’on songe par exemple aux multiples significations de ce mot sens). Ou homophoniques : tels « eau » et « haut », « sans » et « cent », « maçon » et « massons »… qui sont automatiquement et immédiatement précisés dans le courant de la conversation ou de la lecture.
Vous trouverez, en figure 3, la représentation de cette analyse sous forme d’un schéma. Les signifiés sont encadrés d’un ovale, et les signifiants d’un rectangle ; les relations entre les six entités mentales (les six nœuds) sont concrétisées par des trait, des fils au nombre de quatorze. (Je n’ai pas abordé ce problème des liaisons entre entités mentales pour ne pas alourdir mon texte ; et pourtant, par exemple, le schéma montre que si le signifiant arabe 4 est relié et à l’ordinal et au cardinal, le signifiant romain IV, lui, n’est relié qu’à l’ordinal. On ne dit pas : IV choses).
Figure 3
Réseau élémentaire de « quatre ».
Nous constatons, que dans ce cas précis, une représentation en schéma est plus aisément perceptible qu’en langage articulé ; et aussi qu’elle est plus fidèle6. Est-il nécessaire de préciser qu’il s’agit là d’un réseau, si simple soit-il ; encore un réseau élémentaire.
Mais comment ai-je donné plus haut au signifiant quatre, le signifié cardinal quatre ? : en fonction des phrases et des mots qui précédaient, le sujet qu’elles traitaient, bref du contexte. Un contexte formé par un ensemble d’autres réseaux élémentaires s’interpénétrant. Un contexte nécessaire pour permettre toute lecture (ou audition).
Mais alors une question d’essence structurelle se pose : si chaque nœud de mon mini-réseau mental est fonction – et n’a d’existence significative que comme résultante d’un ou plusieurs autres réseaux – ne dois-je pas poursuivre le même raisonnement pour chacun des nœuds de ces derniers… et ainsi de suite jusqu’où ?… Jusqu’à une structure (le terme serait-il encore valable ?) périphérique qui serait composée de fils sans nœuds ?… Jusqu’à la dilution des milliards de nœuds mentaux composant mon esprit. Et que je pourrais rapprocher de mes cent milliards de neurones ?
Vision extrême, et pourtant abordée en littérature ; en mystique ?
En littérature, avec les phrases interminables qui pourraient ne jamais finir ; avec le vertige des constructions dites « en abyme » telles celles de la nouvelle de Borges : La bibliothèque de Babel ; ou du roman de Potocki : Manuscrit trouvé à Saragosse. En mystique avec ce que nous rapportent certains ascètes : d’un autre état de conscience caractérisé – pour autant qu’ils puissent le décrire – par une sorte de vide mental. Souvenons-nous ici, de la mise en garde précédente de Jean-Jacques Lions quant aux dangers des extrapolations trop hardies.
Sur les enchaînements de mots au sein de phrases interminables, voir la plus longue phrase de Proust, troisième partie, page 118.
N’ai-je pas, quelques pages plus haut, presque triché en simplifiant les conditions de mon processus de rappel le lendemain, de la phrase :
« Cet auteur rédige péniblement son récit. »
En effet j’ai admis que mes changements portaient seulement sur l’ordre d’apparition des mêmes mots :
auteur péniblement récit rédige
Cependant le lendemain, n’ai-je pas « répété » par exemple : écrivain au lieu d’auteur, difficilement à la place de péniblement… ?
Et j’aboutis alors, partant de la phrase écrite la veille et perdue, à plus de 50 phrases : « disant la même chose », traduisant la même pensée. Ce qui confirme ce caractère complexe du processus d’énonciation, même dans le cas de la phrase la plus élémentaire. Et surtout, me conduit à poser une question capitale : la nature profonde de mon esprit est-elle : à base de mots, ces unités linguistiques associant chacune, obligatoirement, une « image acoustique » (le signifiant) à un concept (le signifié).7 Ou est-elle non linguistique, affranchie de ces mots, composée d’objets mentaux indépendants ou entités mentales sémantiques, qui peuvent être ultérieurement traduits en mots, mais pas nécessairement ?
Le débat est d’importance – capital même. Certains philosophes, tel Maurice Merleau-Ponty et des écrivains – manipulateurs de mots par excellence – prônent la préexistence du mot. Mais ce n’est pas l’opinion d’un Paul Valéry ce prodigieux analyste du fonctionnement de l’esprit, écrivant « Excellent de ne pas trouver le mot juste – cela peut y prouver qu’on envisage bien un fait mental et non une ombre du dictionnaire.8 » Ni des explorateurs des rouages de cet esprit : les neurologues, comme Jean Pierre Changeux nous affirmant : « Le langage, avec son système arbitraire de signes et de symboles, sert d’intermédiaire entre ce langage de la pensée et le monde extérieur.9 »
Je ne citerai que pour mémoire l’ouvrage classique du mathématicien Jacques Hadamard sur la créativité en mathématiques10. Il nous rapporte, parmi beaucoup d’autres, les témoignages d’Henri Poincaré et d’Albert Enstein. Le premier avançant que ce qu’il appelle « le moi subliminal [est] supérieur au moi conscient ». Le second, affirmant : « Les mots et le langage, écrits ou parlés, ne semblent pas jouer le moindre rôle dans le mécanisme de ma pensée. Les entités psychiques qui servent d’éléments à la pensée sont certains signes ou des images plus ou moins claires qui peuvent à volonté être reproduits ou combinés. » Et : « Dans un stade ou les mots interviennent le moins du monde… ils n’interviennent que dans un stade secondaire, comme je l’ai déjà dit. »
Passons du monde occidental au monde soviétique, avec l’éminent psychologue Vygostsky écrivant :
1° Le langage et la pensée ont des racines différentes.
2° Ces fonctions se développent suivant des lignes différentes et indépendamment l’une de l’autre.
3° Il n’y a aucune corrélation précise entre elles.11
Et puis, l’un des arguments le plus fort, me paraît fourni par les observations sur les enfants sourds de naissance. Ainsi Hans G. Furth, au terme de plusieurs années d’observations sur de nombreux sujets, écrit : « Le développement et la structure de l’intelligence du sourd, comparé à celui de l’entendant, est remarquablement inaffecté par l’absence de langage verbal…. L’organisation interne de l’intelligence ne dépend pas du langage ; au contraire, l’usage et la compréhension du langage dépendent des structures de l’intelligence. »12
Mais déjà, des penseurs scolastiques du Moyen Âge avaient pressenti ce fonctionnement, tel Abélard, écrivant : « Le langage est engendré par l’intellect. » et ajoutant : « et engendre l’intellect. »13 Car ; évidemment, on ne peut ignorer les cas où la production de mots suscitent de nouvelles pensées chez les participants ; mais il s’agit là de comportements secondaires relevant de processus en boucle : de rétroaction.
Il me faut alors modifier le schéma 1 de la page 16 où un réseau-phrase linguistique donnait naissance, par « laminage », à une phrase linéaire. Il apparaît nécessaire de le compliquer, en le décomposant en trois stades :
– le stade 1. Un réseau sémantique prélinguistique, où chaque nœud mental correspond à une entité mentale sémantique ;
– le stade 2. Un réseau linguistique, ou réseau-phrase, dont chaque nœud mental correspond à une entité mentale linguistique : un mot ;
– le stade 3. Une ligne : la suite, le chapelet de nœuds, de mots constituant la phrase linéaire.
Revenons plus en détail sur ces trois stades, en les examinant dans l’ordre inverse de leur production.
Or, les choses ne sont pas aussi simples que cette figure 4 – schématique par définition – pourrait le laisser penser : une série de mots ayant été fournis en 2., il ne resterait qu’à les assembler au mieux, après y avoir intercalé les mots fonctionnels d’usage tels le, la, des…
Figure 4.
Du réseau sémantique à la phrase.
Car, fréquemment les servitudes d’une écriture « correcte » conduiront le scripteur, soit à éliminer certains mots qui ne s’intègrent pas dans la phrase ; soit au contraire à en ajouter de nouveaux. (Sur ce sujet, je renvoie le lecteur à la troisième partie du présent ouvrage.) Et d’une façon plus générale – je me répète – nous constatons la présence d’un processus de rétroaction entre les stades 2. et 3. (matérialisé sur le schéma par un trait en pointillé). Une rétroaction universelle, qui se manifeste à presque tous les niveaux de relations mentales ou linguistiques abordés dans cet ouvrage. (Même si j’omets de le signaler). Et dans bien d’autres domaines…
« On ne pense pas des mots, on ne pense que des phrases. » écrivait encore Paul Valéry. Ce qui se comprend, compte tenu des multiples sens, de la polysémie des mots les plus courants de notre vocabulaire. Quoi qu’il en soit, pour la clarté de cet exposé, isolons artificiellement, au sein de notre immense réseau mental, le nœud correspondant à un signifiant ; il se trouve au centre d’un faisceau de liens avec d’autres nœuds mentaux, notamment ceux concernant :
– son ou ses signifiés ;
– le contexte du sujet en cours ;
– la phrase précédente (intégrale, ou le plus souvent sous une forme abrégée) permettant un enchaînement sémantique ou stylistique ;
– les autres mots de la phrase en cours ;
– son appartenance grammaticale de signifiant : substantif, verbe… mot fonctionnel indicateur14…
– etc.
Et ce sera ainsi pour chacun des mots suivants. On conçoit alors la complexité concernant un seul réseau-phrase, activé au sein du réseau mental complet du sujet émetteur ou récepteur, pour la seule émission des quelques mots d’une seule phrase. Et l’on ne peut que s’émerveiller de la prodigieuse efficacité de notre « machine mentale » qui résout instantanément ces multiples questions.
Je vais aborder ce sujet par les commentaires de quelques dessins élémentaires, censés schématiser certaines opérations mentales. J’ai surligné le mot schématiser, car il implique ici, la notion d’une représentation simplifiée du réel Que mon lecteur veuille bien, pour la suite, garder en mémoire cette importante remarque. Reportons-nous alors à la figure 5 avec ses 8 schémas, ci-dessous.
Figure 5.
Huit schémas d’opérations mentales.