Titel

Renée Dunan

ÉROS
ET
PSYCHÉ

Préface

Ce roman s’inspire directement des conceptions et thèses sexuelles de Sigismond Freud.

J’y ai étudié le développement rapide et puissant du désir érotique dans deux âmes adolescentes. Mais les caprices et le goût du défi, la cupidité aussi, jouent plus tôt dans la pensée féminine, après la possession, que dans le cerveau du jeune mâle, tenu encore par l’éducation et ses éthiques. Ainsi s’achève, en trois jours net, le périple de l’amour.

R. D.  

Première Partie

Deux esprits

Enfin ma modestie, d’autres diront ma sottise, fut telle que la plus grande privauté qui m’échappa, fut de baiser une seule fois la main de Mlle Galley…

J.-J. Rousseau

Confessions (I 4)

I

L’aventure

O miroir !

Eau froide par l’ennui dans ton cadre gelée
Que de fois et pendant les heures, désolée
Des songes et cherchant mes souvenirs qui sont
Comme des feuilles sous ta glace au trou profond,
Je m’a parus en toi comme une ombre lointaine,
Mais, horreur ! des soirs, dans ta sévère fontaine,
J’ai de mon rêve épars connu la nudité !

Stéphane Mallarmé

Hérodiade

Le petit déclic qui précède la sonnerie de l’heure coupa délicatement le silence.

Jean Dué releva la tête. Sa main laissa tomber jusqu’au genou haut l’ouvrage qu’il tenait sans lire ouvert depuis longtemps devant ses yeux. C’était un travail sur la peinture grecque ancienne. L’ironie d’une telle œuvre, traitant un art dont il ne subsiste pas une seule pièce authentique, lui fut soudain sensible, et il ricana nerveusement.

La pendule commença de tinter. C’était un meuble antique, précieux d’attendrissante et désuète finesse. Une sainte Cécile d’or le sommait d’un air quelque peu païen. D’une lenteur guindée de douairière racontant, avec des mines, une histoire salace d’ancien régime, les heures churent une à une. Les onze coups se succédaient avec des variations infimes, mais charmantes, dans le timbre. Quand tout fut fini, l’aiguille marquait onze heures quatre.

Jean Dué avait écouté curieusement cette musique. Le dernier coup lui fit sentir dans l’air une sorte de présence hostile. La vaste demeure coite où il se savait seul l’écrasait, en ce moment, de sa mutité.

Il se leva d’une détente pour chasser l’impression fâcheuse. L’étage bas pesa plus lourdement à son front. Pas un bruit terrestre ne lui était perceptible. Il se songea une seconde en quelque terre perdue au sein d’un océan, ou dans une de ces cités romanesques que la mort a vidées d’habitants…

Jean Dué haussa les épaules d’un geste de colère. Cet adolescent robuste et féru de sports détestait les rêveries romantiques.

·     ·     ·

C’était en un rez-de-chaussée de demeure cossue et provinciale. Chaque semaine, les parents de Jean Dué le laissaient seul du samedi au lundi. Ne préparait-il pas son baccalauréat ? Ce n’est point la besogne d’un prochain bachelier que d’aller surveiller de vastes cultures industrielles. Ne pourrait-il pas lui en venir la tentation de renoncer à un avenir traditionnel de légiste, pour ces travaux au grand air qui doivent rester le privilège des hommes d’étude âgés ? On laissait bien au jeune homme une servante. Mais elle courait le guilledou. Heureusement d’ailleurs !… Ainsi, solitaire dans la maison patrimoniale, Jean Dué lisait sans cesse, coutumièrement heureux. Mais ce soir une sorte de crainte et d’angoisse voluptueuse agaçait en lui des nerfs inconnus.

Autour de l’adolescent, la lourdeur un peu morne d’une habitation vétuste et bourgeoise s’ordonnait partout. A côté, le salon dormait sous ses housses, et la salle à manger étalait ses boiseries de chêne blond. Le bureau de M. Paul Dué, sévère et doctoral, voisinait encore le vestibule démesuré, d’où partait un escalier de pierre bordé d’une rampe sculptée que les antiquaires venaient de loin admirer. Au-dessus, deux étages de chambres et deux salons familiers occupaient le dispositif architectural intérieur, parmi des couloirs compliqués, des placards innombrables, des penderies, des débarras et tous les coins dont se fait une maison riche et vieille.

Il y avait enfin, au sommet, le charmant grenier, délices des enfants, où Jean Dué avait laissé les plus chers souvenirs de son jeune âge.

·     ·     ·

Cependant le jeune homme, malgré un âpre désir de retrouver sa stabilité mentale accoutumée, connut son cœur gonflé de quelque fièvre absurde et d’une inquiète nervosité. Il se sentait bipartir au fond de son être. Habitué à s’analyser soigneusement, et craignant toutes duplicités, il s’étonnait donc de percevoir en soi une nouvelle âme, triste et sentimentale, pleine de désirs cachés et peut-être honteux.

Pourtant il devinait que cette pensée inconnue dût porter virtuellement bien des joies neuves, cuisantes et chéries, dont le vrai Jean Dué, sans elle, resterait ignorant…

Et la pente de ses réflexions le mena malgré soi à songer qu’il fût par le monde des plaisirs plus ardents, possessifs et somptueux que ceux dont se délecte un lycéen amoureux de ses seuls livres.

Afin de chasser l’idée redoutable, Jean revint près de la table où gisaient les ouvrages qu’il avait apportés pour divertir sa soirée. Il y avait là un Shakespeare : Les Joyeuses Commères de Windsor. L’adolescent haussa les épaules. Ou bien les aventures de ce Falstaff et des commères qui le bernent sont chose stupide et déraisonnable, ou bien lui ne comprenait rien à cela. L’orgueil pousse souvent les hommes à tenir ce qu’ils ignorent pour inexistant. Mais Jean Dué n’avait aucun orgueil. Il devinait donc que cette joie gaillarde et hardie, familière et galante, dont Shakespeare témoigne, dut, jadis, exister et sans doute même aujourd’hui. Mais ce n’était là matière propre aux études, ni bonne à insérer dans la vie des grands bourgeois qui comptent trois siècles et plus de noblesse judiciaire.

Cette conclusion irrita le jeune homme. Quoi donc ! Son destin serait-il prévu de telle sorte que la moitié du comportement des hommes, et le plus divertissant, lui fût d’avance interdit ? Il prit un autre livre et l’ouvrit. Cet ouvrage de haute critique prétendait à l’infaillible impartialité. Jean, qu’une aiguë perspicacité guidait devina, soudain, derrière les jugements sur les œuvres et sur les hommes, autre chose que ce qu’exprimaient les mots. Camaraderies ou haines de métier, jalousies, rancunes issues de la vie parisienne, maîtresses convoitées ou dédaignées, hostilités politiques, et, en sus, tous les sentiments bas qu’aggrave l’intellectualité, avaient inspiré les jugements de cet ouvrage. Le flux d’érudition dont l’auteur usait ne devait point avoir d’autre but que de cacher, de « camoufler », comme on dit, les intentions profondes aux regards des gens crédules. Voilà tout.

Alors Jean, découragé de sentir en lui-même une telle force de mépris, ouvrit un troisième tome : une histoire de France aux deux derniers siècles. Il aimait par goût l’étude du passé. Derrière les listes de guerres, de traités, d’intrigues et de supplices, il tentait de mettre d’instinct un peu de vie vivante. Il avait toujours deviné que la simplicité apparente et ordonnée de cet antan fut idée de cuistres dévoués à ratisser les forêts vierges de l’Histoire. Sans doute, au vrai, tout cela fut-il confus, sans direction, malpropre aussi et privé de loyauté. Il suffit de mettre à l’échelle convenable la vie d’un village, avec tout ce qu’elle contient de vil et d’ignominieux, de lâche et de vicieux, pour avoir un aperçu d’ensemble de la grande histoire…

Jean feuilleta le volume. Devant ses yeux apparut le masque lourd et empâté de la reine Marie-Thérèse d’Autriche. Le jeune homme, que son esprit menait à vouloir mieux comprendre les secrets d’un passé aboli, chercha sur la face impériale un peu de la vie réelle qui anima jadis cette chair aujourd’hui dissoute.

Il ne vit rien que l’apparence : l’air de hauteur et d’impassibilité, rehaussé par des bijoux accablants. Ah ! le mystère se trouvait bien scellé !

Et pourtant, sans contredit, c’était là une femme comme toutes. On lisait la plus naïve vanité dans le regard tendu vers une impression surhumaine. Comique en vérité !… On pouvait même percevoir la crainte sous une plissure imperceptible des joues, et le regret de vieillir dans cet étalage de chairs, arc-boutées par une armature métallique sans doute, mais dont la fermeté juvénile se trouvait absente malgré tant d’efforts pour créer l’illusion.

Cette femme n’avait jamais dû être belle, elle avait donc envié autour de soi des femmes que son rôle était de mépriser. Désirant l’impossible et contrainte de ne régner que sur un domaine rendu négligeable par l’omnipotence même, on pouvait lire sur ses traits une âme vide et obscure, restée certainement insatisfaite jusqu’à la mort. Pouvoir obtenir tout, n’est-ce pas se condamner à ne désirer rien ? Et sentir qu’il est plus beau, plus instruit, plus jeune que soi, lorsqu’on est reine, n’est-ce pas savoir qu’au fond, possédant tout, on n’a rien ?

Etait-ce chaste, une impératrice ?

Jean Dué réfléchit sur l’étrange question née dans sa conscience malgré lui.

Certes, les femmes qui régnèrent n’ont point été pures. On se contente de dire leur vertu. C’est une clause de style… De même, dans la ville, l’intelligence des fils de notables est proclamée, quoique la plupart soient des cancres indécrottables. Mais une tradition instinctive alloue toujours le prestige de l’intelligence aux sots puissants. Que deviendrait en effet une société où l’imbécile serait, sans tenir compte de son importance apparente, jugé comme un imbécile ?

Mais cette Marie-Thérèse, dévote et vaniteuse, avait, certes, pratiqué la débauche aussi bien que ses pareilles. Le pouvoir doit être un terrible excitant.

Jean Dué laissa sa rêverie s’étendre seule. Pourquoi donc les choses avaient-elles tant de secrets, ce soir ? Il avait l’habitude de travailler sur les données de l’histoire et de la géographie, sur les sentiments de Phèdre et de Didon, comme sur les théorèmes de la géométrie. Les mots seuls comptaient et on en réglait l’emploi selon la logique même qui permet d’utiliser les nombres incommensurables. Ce soir, vivait en lui une sorte de trouble divination. Mais ce qu’il nommait tout à l’heure romantisme était peut-être tout bonnement le sens du vrai…

Il évoqua encore la reine Marie-Thérèse. Il la vit nue… Nue, que lui restait-il de royal ? Les attributs de la royauté disparus, ce n’était vraisemblablement qu’une laide maritorne…

Cette idée frappa Jean Dué. En somme, malgré les historiens qui donnent toujours du prestige au passé, malgré les littérateurs et la poésie, l’humanité n’est qu’un troupeau de pauvres êtres semblables. Mais ils sont semblables nus. Habillés, ils se distinguent. Alors il y a des reines et des servantes, des puissants et des mendiants… Il se questionna alors : les passions sont-elles néanmoins partout les mêmes ? Cette fois, l’esprit de Jean Dué buta. Comment, en effet, savoir s’il est des passions vraiment caractéristiques de la toute-puissance ? Il pensa un instant à des parents pauvres qu’il avait et dont les fils, au lieu d’étudier, travaillaient dès leurs treize ans dans les ateliers. Devait-il croire qu’il n’y eût aucune différence entre les plaisirs que lui-même devait attendre de la vie et ceux qu’y chercheraient ces étrangers de son sang ?

Cela lui coûta à admettre. Mais s’il s’accordait pourtant une aristocratie passionnelle – virtuelle, car il était vierge et ingénu – il devrait allouer à Marie-Thérèse dans sa puissance d’avoir réalisé sans doute un au-delà, une perfection de jouissances que lui-même, petit bourgeois, ignorerait.

Il ne se formula pas exactement les types de passions et de plaisirs auxquels se référait son raisonnement, parce qu’une force, en lui, refusait d’amener cette donnée à la conscience libre et claire. Toutefois, un « moi » secret et puissant, qui connaîtrait son heure, disait : « l’amour ».

Il chercha pourtant, dans l’espèce d’hallucination romantique qui le possédait, quelle femme mériterait un jour d’être aimée par Jean Dué. Pour noyer ce qu’avait de trop précis l’image fournie par son imagination, un flot de littérature se manifesta. La phraséologie cornélienne et racinienne éteignit net le feu qui s’allumait au fond de ses sens.

Alors, à travers deux portes qui le séparaient de la rue, il entendit nettement qu’on frappait chez lui, du dehors.

Un frisson passa sur son échine. Il retombait d’une rêverie tissue de réel et de fantastique dans une contingence surprenante et romanesque. Qu’est-ce que cela voulait dire ?

Il attendit une minute, l’oreille attentive. Le bruit ne se renouvela pas. Il hésita un instant, puis, comme si c’eût été un acte délictueux, se glissa vers l’entrée de la maison. Si l’on avait frappé de nouveau il serait resté immobile.

Il fut bientôt comme une ombre près de la porte. Nul bruit ne s’entendait plus. Qui donc avait frappé ? Un désir ardent le saisit : Il regarderait… Il ne réfléchit aucunement pouvoir monter voir du premier étage, par exemple. Il ne voulait pas quitter ce chambranle qui l’accotait, sans savoir… Avec précipitation, très ému et pourtant sans peur aucune, il ouvrit. Un morceau de nuit lunaire s’encadra dans le rectangle déclos. Il sortit alors dans la rue en regardant d’abord à droite où la perspective était éclairée. C’était le silence ténébreux des nuits provinciales. Un réverbère jetait là-bas, sur les pavés inégaux, une lueur jaune et vague. Les immeubles dessinaient en l’air un jeu incompréhensible de silhouettes anguleuses, pleines de saillants et de rentrants. Au loin une tache claire annonçait un café sis à l’angle de la rue et d’une place.

Rien d’autre ne s’apercevait.

Jean se tourna de l’autre côté. Là, dans un imbroglio de recoins obscurs, régnait la nuit totale, évocation secrète de mille mystères, drames et aventures…

Le moyen de croire qu’on vînt de ce côté frapper à minuit chez Jean Dué ?

— Bonsoir, mon cousin !…

Une voix fine et féminine le frappa d’abord. Ensuite il perçut une grande forme mince et droite qui semblait attendre avec humilité. Les trois mots furent prononcés avec une délicatesse cristalline, imperceptiblement atténuée par une sorte de prudence complice.

Jean Dué, ahuri, ne dit mot.

— Bonsoir, Jean…

Une main venait au devant du jeune homme qui la prit gauchement par un violent effort. Si son seul souhait avait été réalisé par un dieu il se fût sur-le-champ englouti à cent pieds sous terre.

— Voyons, mon cousin, vous ne voulez pas me dire bonjour ?…

Ecarlate, prodigieusement humilié. Jean Dué ne sut comment accueillir la jeune fille qui s’approchait jusqu’à le toucher. Elle était aussi grande que lui, et, comme elle l’accola, il sentit un corps de texture différente, agile, léger et preste, mince et souple, bombé, pourtant… Enfin un flot d’épithètes homériques lui revint. C’était le retour du sang-froid.

— Voyons, mon cousin, je n’étais déjà pas rassurée de me sentir dehors à cette heure et sans savoir si vous ouvririez. Mais ne croyez-vous pas qu’il soit bon de converser ailleurs que dans la rue, maintenant ?

Elle riait, la voix toujours atténuée mais audacieuse. Jean se sentit une haine violente devers ceux qui l’avaient éduqué de façon à le laisser ainsi coi devant une adolescente. Il méprisa soudain les professeurs incapables de lui enseigner, avec tout leur grec et leur latin, à parler avec aisance à une jeune fille. Il aurait, en ce moment, donné toute sa science pour savoir dire les mots qui plaisent et qui caressent, les mots qui… Car ces mots-là, ça doit exister.

— Entrez, mademoiselle !

La porte franchie, et se sentant accueillie, la survenante posait l’habituelle et captieuse question :

— Je ne vous dérange pas, au moins ?…

— Mais pas du tout, pas du tout…

Il avait dit cela d’instinct et avec un élan qui l’étonna lui-même. Il fermait avec lenteur, en personne qui veut se reprendre avant de savoir ce qu’elle dira.

Ensuite il dépassa la jeune fille qui attendait. Un parfum léger mais délicat, non pas un parfum mort, de ceux qui stagnent dans les bouteilles, mais un parfum vivant, harmonisé à une chair sensible, lui vint aux narines. Jean Dué perçut aussitôt que tout son passé s’effaçait, que toute sa vie jusqu’ici n’avait été qu’une ombre vaine et que l’existence commençait en ce moment. Il naissait juste au monde des réalités sur lesquelles, un instant auparavant, il se posait de si étranges questions.

Il marcha. Elle le suivit. Lorsque tous deux furent sous une lampe incandescente, dans la pièce où des livres sur la table témoignaient encore des songes récents du rhétoricien, Jean crut ne plus reconnaître le lieu familier. Pourtant, depuis des ans, il était comme consubstancié à ce logis.

La jeune inconnue souriait cependant, et de quelle puissance apparut à Jean Dué ce simple écartement des lèvres rouges et gonflées sur les dents claires…

— Mon cousin, ce n’est pas possible, vous ne me reconnaissez pas ?

Lui se sentait faible et veule. Il n’aurait pas voulu être questionné. Il aimait ce sourire, et cette voix, et cette forme, mais…

Il dit :

— Je crois que…

— Allons, vous voyez bien : je suis Lucienne Dué.

Lucienne Dué. Ah ! cette fois, il commençait à deviner. Dix-huit mois plus tôt, étant avec son père, il avait croisé une femme avec une enfant et M. Dué lui avait dit : « Ce sont des Dué. Cette petite se nomme Lucienne, comme ta mère. »

Un étonnement saisit le lycéen. Voici dix-huit mois, la fillette vue était vraiment puérile. Jean s’attestait alors un homme devant elle. Maintenant elle était femme quand lui se sentait encore un gamin.

Il fut humilié : une humiliation admirative et satisfaite.

Il la regardait assise. Lucienne Dué n’avait pas attendu qu’on le lui dit pour prendre un siège, car son cousin trop confus en oubliait les règles de civilité. Elle se tenait au bord de sa chaise, la poitrine tendue et les reins cambrés. Sa posture naturelle, avec toutefois une sorte de certitude provocante d’être belle, gênait Jean comme une main impudique. Le corsage, certes, paraissait pauvre, car le jeune homme savait comment sont les corsages à la mode et il avait appris de ses cousines riches – dont aucune pourtant ne l’avait ému comme celle-ci – bien des choses sur la toilette des femmes… Mais jamais ne s’était révélé en lui un tel désir de trouver admirable tout ce que portait cette enfant… Il était ému en effet, sans savoir d’où partait en lui l’émotion, ni vers quoi elle tendait.

Pourtant, après quelques secondes, il se ressaisit. Le fils de riches bourgeois connut que c’était là une Dué de la branche pauvre et qu’il restait le vrai maître, le puissant…

— Mon cousin, c’est tout ce que vous avez à me dire ?

— Ma cousine, je me souviens de vous maintenant !

— Ah ! alors embrassez-moi pour me reconnaître.

Ce fut elle qui l’embrassa avec une douceur énervante.

— Alors, Jean, je vais vous dire…

II

Coordonnées

Les invitations d’une parente riche et âgée, les conseils d’un sage gouverneur, les applaudissements d’une colonie, les exhortations et l’autorité d’un prêtre ont décidé du malheur de Virginie…

Bernardin de Saint-Pierre

Paul et Virginie

La famille Dué comportait dans la ville diverses branches que nulle solidarité n’unissait.

Fort ancienne et féconde, elle s’était fragmentée à travers les siècles, sans jamais perdre sa règle constitutive. Il y eut toujours des Dué de justice et des Dué ouvriers. On en connaissait même une branche ayant quitté le pays pour suivre à Paris un duc de Morvan, sous Henri IV. Ceux-là portaient depuis lors le tortil et-se faisaient appeler Dué de la Nottière. Ils n’en étaient pas moins méprisés par les plus vieux tenants du nom, robins de race, qui voyaient une déchéance dans le fait de quitter ainsi le rabat du magistrat pour les passementeries du noble d’épée.

Outre ceux dont la fortune héréditaire, et répartie en héritage selon des principes d’ailleurs étrangers au Code civil, permettait une indépendance magnifique, d’autres Dué habitaient le pays. D’abord d’anciens riches ruinés, qu’on recevait au bas bout des tables dans les festins familiaux, et dont les fils naissaient assurés de situations aisantes dans l’administration du département. Ensuite des alliés, car la bourgeoisie de trente lieues à la ronde se trouvait apparentée à ces rudes hommes, de vieille tradition huguenote, libéraux pourtant et dont la judicature était la passion. Tous postes directeurs des tribunaux et des cours d’appel avaient été occupés par des Dué. Il y eut également toujours un Dué notaire et les jeunes gens commençaient dans la vie par la profession d’avocat. Jean Dué était destiné de naissance à le devenir.

Les Dué pauvres sortaient de diverses souches. D’abord la plus ancienne, contemporaine de l’enrichissement des premiers bourgeois de ce nom. Ceux-là restaient aussi orgueilleux que des hidalgos et ne parlaient à nuls autres. Ils exerçaient des métiers décriés mais indépendants : le braconnage et la pêche en temps interdits, le courtage des anticailles devers les voyageurs riches, qui, l’été, passaient en auto dans la ville et hantaient obstinément les deux boutiques de brocanteurs du cru.

Ces Dué habitaient une maison ancienne, conservée jalousement, et que, dans leurs plus sombres heures, les membres de la famille n’avaient jamais voulu vendre ni hypothéquer.

Une seconde branche naquit de fils ayant rompu avec leurs parents à travers le temps et refusé de se soumettre à la tradition. Ceux-là se créaient des situations incertaines et tombaient lentement dans le prolétariat. Sur huit familles de Dué pauvres ainsi constituées dans le passé, cinq s’étaient éteintes de misère et de débauches, d’alcool et de mysticisme. Même, de l’une d’elles, toutes les filles, vers 1830, entrèrent en religion. Mais les trois rameaux encore vivants gardaient une puissante vitalité. L’un d’eux, après une lutte d’un siècle, semblait commencer de s’élever. Ses membres, longtemps avaient été employés, jeunes, à forger, vieux, à tirer le soufflet chez un maréchal de forge, de vieille tradition lui aussi et dont les aïeux possédaient au milieu du XVIIe siècle le monopole du commerce des métaux dans le pays. Ayant épousé une fille de forgeron, un de ces Dué s’était installé serrurier. L’automobilisme en fit un mécanicien. La fortune lui était venue. Plein de morgue et de violence, celui-là ne sortait jamais que les mains noires et la chemise ouverte sur une poitrine velue, avec sur le ventre son petit tablier de cuir roussi par le feu. Il commençait à devenir une puissance. Vénérable de la loge maçonnique, il affectait de traiter de haut ses cousins magistrats. Toutefois, il ne dédaignait point venir secrètement à eux, lorsque ses affaires le contraignaient à recourir au glaive de justice.

C’était l’oncle même de la jeune Lucienne Dué, qui venait d’arriver à minuit trouver son cousin dans sa maison vide.

Le père de Lucienne Dué avait exercé toutes les professions compatibles avec l’inertie, surtout les moins avouables. Déjà faible et porté pour l’alcool, il se trouvait à quinze ans apprenti chez un ébéniste. Privé de goût et de soin, il rétrogradait aussitôt dans la menuiserie. Vingt ans il avait manié la varlope. Marié, trois enfants lui étaient venus. Deux garçons, surtout, indomptables et férus d’aventures, comme on n’en connaissait point depuis des siècles dans la famille. L’un d’eux, embarqué cinq ans plus tôt à bord d’un voilier, avait déserté dans l’océan Indien. Sans courage tant qu’il s’était vu en France, il se découvrait là-bas une activité ardente et une volonté de fer. On ne savait ce qu’il exploitait maintenant en ces terres lointaines, mais on avait pu apprendre qu’il fût en passe de devenir très riche.

Le second fils se trouvait à Paris. On ignorait exactement quel métier le fît vivre.

La jeune fille, Lucienne, jolie et intelligente, devint après les fugues de ses frères le souffre-douleur des siens. Son père, usé par l’alcool, cultivait une violence et une irritabilité extrêmes. Sa mère, fille d’un garde-chasse, élevée dans des habitudes de brutalité et de despotisme, exerçait sur elle des goûts involontairement portés vers le sadisme. L’enfant se trouva donc très malheureuse en grandissant. L’oncle, le forgeron, se permettait lui-même volontiers de la corriger, avec un trouble avant-goût d’autres passions qu’il paraissait vouloir un jour aussi satisfaire. Veuf, en effet, il laissait percer l’espoir secret d’épouser la jeune Lucienne Dué, sa nièce, lorsqu’elle aurait vingt ans.

Cependant la fillette se savait belle. L’été, des voyageurs passant dans la ville, ou y flânant, s’étaient retournés au passage de cette grande forme féminine élégante et souple. Le fils du châtelain voisin, époux d’une Dué de la magistrature, lui avait même serré les hanches en passant un soir dans une venelle. Lucienne gardait de ce contact furtif, mais mené comme une conquête par un homme expert aux étreintes, un souvenir irrité et lascif. Un jour, au passage d’un couple étranger, n’avait-elle pas entendu dire encore :

— Tu as vu, mon cher, cette enfant. La voilà, l’étoile de cinéma, la perle rêvée pour détrôner les stars californiennes.

Et l’homme, un grand gaillard roux et indolent, avec des yeux flambants et un masque pâle, avait répondu :

— Oui, mon petit ! Faudra voir si on pourrait l’emmener.