– Leur Progrès, comme ils disent, ça marche, – déclara M. Tom Smallways, – ça marche, et l’on se demande comment ça peut toujours marcher.
M. Smallways faisait cette remarque longtemps avant le début de la guerre dans les airs, accoté contre la palissade, au bout de son jardin, et, d’un regard qui n’exprimait ni louange ni blâme, il contemplait la vaste usine à gaz de Bun Hill. Au-dessus des gazomètres pressés les uns contre les autres, trois formes étranges apparurent, grandes vessies flasques qui se balançaient lourdement, devenaient plus rondes et plus énormes – des ballons que l’on gonflait pour les ascensions hebdomadaires de l’Aéro-Club.
– C’est comme ça tous les samedis, – précisa le voisin M. Stringer, le laitier. – Pas plus tard qu’hier, tout le monde se serait précipité pour voir un ballon partir, et maintenant il n’y a pas un trou à la campagne qui n’ait son départ de ballon tous les dimanches… Heureusement pour les compagnies du gaz !
– Samedi dernier, – répliqua M. Smallways, – j’ai été obligé de ramasser trois brouettées de gravier dans mes pommes de terre… trois brouettées de lest qu’ils nous ont versées sur la tête. Ils m’ont écrasé les touffes qui n’étaient pas enterrées.
– Il y a des dames, parait-il, qui montent là-dedans…
– Si on peut appeler ça des dames… En tout cas, ce n’est pas l’idée que je me fais d’une dame… Grimper en l’air et jeter des tas de sable sur le monde, ce n’est pas cela qu’on m’a enseigné à considérer comme une occupation pour des dames.
M. Stringer approuva de la tête, et les deux voisins continuèrent à surveiller les masses boursouflées, avec une expression qui avait passé de l’indifférence à la désapprobation.
M. Tom Smallways était fruitier de son état et jardinier par vocation, et Jessica, sa modeste épouse, vaquait aux soins de la boutique. Le ciel avait destiné M. Smallways à vivre dans un monde paisible, mais il avait oublié de créer un monde paisible pour M. Smallways. Le pauvre homme vivotait dans un chaos d’innovations continuelles et acharnées, en un endroit précisément ou ces innovations s’effectuaient ostensiblement et impitoyablement. Les vicissitudes, eût-on pu dire, croissaient sur le sol même qu’il labourait ; son jardin, loué à l’année, était ombragé d’une immense palissade de planches, qui proclamait que ce lopin de terre constituait un très enviable site pour des constructions. À l’ombre de cette menace perpétuelle de congé, M. Smallways se livrait à l’horticulture, sur ce dernier bout de terrain investi de jour en jour plus étroitement par les accaparements urbains. Il s’en consolait de son mieux en s’imaginant que ça ne pouvait pas durer.
– Faudra bien que ça s’arrête ! – répétait-il.
Son vieux père se souvenait du Bun Hill comme d’un idyllique village. Jusqu’à cinquante ans, le vieillard avait conduit les chevaux de Sir Peter Bone ; puis, comme il s’était mis à boire, on lui avait confié l’omnibus de la gare, ce qui le mena jusqu’à soixante-dix-huit ans, âge auquel il prit sa retraite. Tout le jour, rabougri, bourré de réminiscences qu’il déchargeait, dès la première approche, sur l’imprudent qui s’aventurait dans son voisinage, il demeurait assis près de l’âtre. Il vous décrivait le domaine de Sir Peter Bone, qu’on avait morcelé par lotissements ; il vous disait comment le noble seigneur régentait le pays quand il y avait encore des bois et des champs, des chasses à tir et à courre, quand les pataches et les diligences parcouraient la grand’route, quand des terrains de jeux s’étendaient à l’endroit qu’occupe l’usine à gaz, et qu’on bâtissait le Palais de Cristal. Puis ç’avait été le chemin de fer, des villas et encore des villas, les usines à gaz, et les réservoirs de la Compagnie des Eaux, au milieu d’un océan hideux de logements ouvriers ; ensuite, la captation des sources et l’assèchement de la petite rivière dont le lit n’était plus qu’une rigole fétide ; et enfin une seconde ligne de chemin de fer et une seconde station, et des maisons, encore des maisons et des boutiques, une concurrence insoutenable, des magasins à grandes vitrines, des écoles, des impôts nouveaux, des omnibus, des tramways à traction mécanique, qui allaient jusqu’au cœur de Londres, des bicyclettes, des automobiles en nombre toujours croissant, une bibliothèque publique payée par M. Carnegie…
– Faudra bien que ça s’arrête ! répétait M. Tom Smallways, dont les jours s’écoulaient au milieu de ces merveilles.
Mais ça ne s’arrêtait pas. La fruiterie, située dans une des plus petites et des plus vieilles maisons du village, sur la Grand’Rue, avait un air submergé, l’air de se cacher de quelque ennemi qui serait à sa recherche. Quand on refit la chaussée, on la surhaussa à ce point, pour la niveler, qu’il fallait maintenant descendre trois marches pour entrer dans la boutique. Tom s’efforçait de vendre uniquement la récolte de son jardin, produits excellents assurément, mais de variété limitée. Et le Progrès vint, qui l’obligea à mettre dans son étalage des artichauts et des aubergines de France, des pommes étrangères, des pommes de l’État de New York, de Californie, du Canada, de la Nouvelle-Zélande, – « des fruits qui ont un bel aspect, mais qui ne valent pas nos bonnes pommes d’Angleterre » – des bananes, des noix aux formes insolites, des « grappes fruits » et des mangues…
Les automobiles qui montaient ou descendaient la Grand’Rue devenaient de plus en plus énormes et puissantes, passaient en ronflant à des vitesses toujours plus grandes et répandaient des odeurs toujours plus infectes. On vit même de gros camions assourdissants, qui remplaçaient les voitures de livraisons pour la distribution des sacs de charbon, caisses, ballots, paquets, colis de tous genres. Des omnibus automobiles détrônèrent les omnibus à chevaux, et les fraises du Kent elles-mêmes adoptèrent la traction mécanique pour se rendre à Londres, la nuit, et ajoutèrent à leur saveur naturelle les parfums du Progrès.
Enfin, le jeune Bert Smallways acheta une motocyclette.