Tome 3 - Héléna
Guy Saint-Jean Éditeur
4490, rue Garand
Laval (Québec) Canada H7L 5Z6
450 663-1777
info@saint-jeanediteur.com
saint-jeanediteur.com
Données de catalogage avant publication disponibles à Bibliothèque et Archives nationales du Québec et à Bibliothèque et Archives Canada
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC) ainsi que celle de la SODEC pour nos activités d’édition. Nous remercions le Conseil des arts du Canada de l’aide accordée à notre programme de publication.
Gouvernement du Québec — Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres — Gestion SODEC
© Guy Saint-Jean Éditeur inc., 2017
Édition: Isabelle Longpré
Révision: Isabelle Pauzé
Correction d’épreuves: Johanne Hamel
Conception graphique de la page couverture: Olivier Lasser
Mise en pages: Christiane Séguin
Photographie de la page couverture: depositphotos/jeneva86
Dépôt légal — Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Bibliothèque et Archives Canada, 2017
ISBN: 978-2-89758-361-3
ISBN EPUB: 978-2-89758-362-0
ISBN PDF: 978-2-89758-363-7
Tous droits de traduction et d’adaptation réservés. Toute reproduction d’un extrait de ce livre, par quelque procédé que ce soit, est strictement interdite sans l’autorisation écrite de l’éditeur. Toute reproduction ou exploitation d’un extrait du fichier EPUB ou PDF de ce livre autre qu’un téléchargement légal constitue une infraction au droit d’auteur et est passible de poursuites légales ou civiles pouvant entraîner des pénalités ou le paiement de dommages et intérêts.
Imprimé et relié au Canada
1re impression, septembre 2017
Guy Saint-Jean Éditeur est membre de |
«Ceux qui échangent des secrets doivent prendre garde à la pesée.»
ROBERT SABATIER
Poète et écrivain (1923-2012)
A été directeur littéraire aux Éditions Albin Michel
Les lieux et les époques dans lesquels se déploie La famille du lac ont fait l’objet d’une recherche attentive qui avait pour but de créer l’ambiance, mais non l’exactitude absolue. Parfois, l’auteur a pris des libertés de lieux et de temps qui servaient le déroulement romanesque.
Quant aux personnages, ils ont été empruntés à une réalité imaginaire qui n’existe que dans la tête des écrivains. Faite de souvenirs, de rêves, d’émotions, de lectures, de paroles entendues, de gens croisés dans une vie et de sentiers empruntés par notre destin, elle donne vie à des Fabi, Héléna, Yvonne, Francis et bien d’autres que l’on finit par aimer, comme s’ils étaient faits de chair et de sang.
Arbre généalogique
LA FAMILLE MARTEL
Aristide – Marie-Jeanne
(1892-1940) (1890- )
CHAPITRE 1Résidence Clair de lune, Trois-Rivières, printemps 2002
CHAPITRE 2Hôtel Delta, Trois-Rivières, printemps 2002
CHAPITRE 3La Tuque, hiver 1942
CHAPITRE 4La Tuque, novembre 1949
CHAPITRE 5La Tuque, automne 1954
CHAPITRE 6La Tuque, automne 1954
CHAPITRE 7La Tuque, automne 1954
CHAPITRE 8Résidence Clair de lune, Trois-Rivières, printemps 2002
CHAPITRE 9La Tuque, automne 1954
CHAPITRE 10La Tuque, automne 1954
CHAPITRE 11La Tuque, automne 1954
CHAPITRE 12La Tuque, hiver 1954
CHAPITRE 13La Tuque, hiver 1954
CHAPITRE 14La Tuque, été 1955
CHAPITRE 15La Tuque, été 1955
CHAPITRE 16La Tuque, été 1955
CHAPITRE 17Résidence Clair de lune, Trois-Rivières, printemps 2002
CHAPITRE 18La Tuque, été 1956
CHAPITRE 19La Tuque, hiver 1957
CHAPITRE 20La Tuque, printemps 1957
CHAPITRE 21La Tuque, printemps 1957
CHAPITRE 22Résidence Clair de lune, Trois-Rivières, printemps 2002
CHAPITRE 23La Tuque, été 1958
CHAPITRE 24Résidence Clair de lune, Trois-Rivières, printemps 2002
CHAPITRE 25La Tuque, été 1958
CHAPITRE 26La Tuque, automne 1958
CHAPITRE 27Résidence Clair de lune, Trois-Rivières, printemps 2002
CHAPITRE 28Wayagamac, printemps 1959
CHAPITRE 29Résidence Clair de lune, Trois-Rivières, printemps 2002
CHAPITRE 30Résidence Clair de lune, Trois-Rivières, printemps 2002
CHAPITRE 31Résidence Clair de lune, Trois-Rivières, printemps 2002
CHAPITRE 32La Tuque, août 1979
CHAPITRE 33Wayagamac, fin juillet 2002
LISTE DES PERSONNAGES
REMERCIEMENTS
Héléna regarde son amie déposer le manuscrit. Elle lui est reconnaissante de faire une pause. Le retour de Fabi avait été un choc intense pour elle. Elle s’en souvient avec amertume. «À mesure que sa sœur avançait dans l’allée de l’église Saint-Zéphyrin, à La Tuque, elle se recroquevillait sur son banc, écrasée par la culpabilité. Marie-Jeanne pleurait et s’agitait à ses côtés. Son frère, Francis, avait pris place dans le banc, derrière eux. Elle voyait que ses mains tremblaient en s’appuyant sur le dossier. Il regardait sans cesse vers l’arrière de l’église, au-delà de Fabi. Celle-ci s’immobilisa au milieu de l’allée en même temps que résonnaient les dernières notes de l’orgue.» Quand Héléna y repense, sa sœur rayonnait dans son manteau fatigué. On aurait dit une sainte apparition. Ses joues étaient rosies par le froid de ce 21 décembre 1941. Ses cheveux défaits avaient l’air d’avoir été sculptés par les anges. On oubliait la boiteuse pour ne voir que l’icône. Le silence était pesant et lourd de sens. Ceux qui ne la reconnaissaient pas se taisaient par respect. Ils voyaient bien que la mariée et sa proche famille étaient sous le choc. La foule se retourna d’un bloc vers l’autel quand Yvonne poussa un cri et s’évanouit dans les bras de son futur époux. Le bruit des voix enfla dans l’église. Une mêlée confuse s’ensuivit. Héléna aurait voulu être ailleurs.
— Veux-tu que je continue? demande Huguette Lafrenière.
— C’est aussi ben. Comme ça, ça va être fait! Reprends quand Yvonne s’évanouit.
— Tu veux pas qu’on attende ton gars? Asteure qu’y’é revenu…
— Jean, c’est une tête de cochon, comme son grand-père!
— Je peux essayer de lui parler, si tu veux.
— Au point où j’en suis. T’as ben beau. Mais avant, finis la journée de la noce.
Huguette positionne ses lunettes avant de poursuivre.
La Tuque, hiver 1941
La cérémonie fut décalée. Antoine transporta Yvonne dans ses bras et disparut par une porte derrière l’autel, suivi du curé, de Georges et des parents d’Antoine. Sans maître pour officier, la foule des invités se retira, dans le plus grand désordre, à l’arrière de l’église, pour commenter l’évènement. Marie-Jeanne était figée, ne sachant vers laquelle de ses filles diriger son soutien. Elle se leva finalement pour serrer Fabi dans ses bras. Elle répétait «Ma p’tite fille!» et ne trouvait rien d’autre à dire, déchirée par ses émotions. Francis était inquiet par toute cette agitation. Moi, je n’arrivais pas à me dessouder de mon banc. J’avais l’impression que le ciel s’était écroulé sur la nef et que la chute du toit n’avait épargné personne. Quand ma mère retraita vers l’autel, Matthew se leva sans un mot et partit rejoindre Fabi. Je les vis s’asseoir, l’un près de l’autre, au milieu de l’église désertée. J’étais redevenue la petite sœur fragile condamnée à épier les autres. Sauf que je n’avais aucune envie d’entendre les retrouvailles de Fabi et de son amoureux. J’avais l’impression de vivre un cauchemar. Ce retour impromptu allait sonner le glas de mes mensonges. Marie-Jeanne comprendrait que c’était moi la personne qui portait le mal dans son entourage, comme l’avait deviné le guérisseur de Saint-Prosper. Je devrais avouer mes fautes, concernant le vicaire, Josette et Jeffrey. Je me sentais mourir de honte, seule sur mon banc.
Après ce qui me parut une éternité, Fabi vint me rejoindre. Elle me toucha l’épaule et j’acceptai l’ouverture de ses bras. Je pleurai dans son cou. Elle attendit que j’épuise mon affolement avant de me parler.
— J’t’en veux pas, Héléna. Les p’tites religieuses m’ont appris le pardon. Après tout, c’est un peu de ma faute, tout ça. T’as fait ce que je t’ai demandé de faire. J’ai dit à Matthew que je retournerais à Québec. Emmanchée comme j’le suis, j’ai décidé de rester avec la congrégation. Inquiète-toé pas, j’prends pas le voile! J’veux rester libre, mais j’veux les aider dans leurs bonnes œuvres autant qu’elles m’ont aidée à me remettre.
— Fabi, j’me sens tellement mal. Je t’ai menti plusieurs fois…
— Arrête, la p’tite sœur. Tu m’apprends rien sur tes défauts. J’suis pas venue mettre le trouble. Il fallait juste que je revoie ma famille. J’suis contente d’avoir vu le petit atelier de Francis, mais mon frère a l’air fatigué. On a jasé un peu en s’en venant à l’église. On a fait ça vite, on était en retard. Asteure, j’vais aller parler à Yvonne pour y dire comment qu’elle est belle. Elle va l’avoir, sa cérémonie. On le sait toutes les deux qu’elle rêvait juste de ça.
— Et… Matthew?
— Il m’a dit qu’il préférait s’en retourner. Faut le comprendre, y pensait pas me revoir. Il est un peu sonné. J’aurais dû prévenir, mais j’me suis décidée à la dernière minute. C’est un adon qu’une des sœurs de la congrégation soit venue à La Tuque. Elle m’a informée du mariage d’Yvonne. Elle me l’a dit hier matin. Elle m’a rapporté une copie du journal où les bans sont publiés. J’ai vu aussi qu’il y avait une petite publicité pour la bijouterie de Francis. J’me suis dit que c’était le temps que j’arrête de me cacher. S’il faut que je paye pour ce que j’ai fait, ben j’payerai. Ça fait que j’ai pris le premier train pour La Tuque, pis me v’là! Un peu plus, j’étais en retard! Pour Matthew, tu y parleras un autre jour. Y va comprendre. C’est un bon gars. Moé, j’ai tourné la page avec lui, pis avec tout le reste. J’t’en veux pas de m’avoir rien dit pour le mariage. Asteure, j’vais aller voir ma mère avant qu’elle fasse une syncope. J’y ai dit de s’occuper d’Yvonne, c’est sa journée à elle. Inquiète-toé pas, j’vais leur dire que j’suis allée au nord, avec les Indiens, pis que c’est là que j’ai perdu des morceaux.
J’étais sidérée. À mes yeux, je ne méritais pas une telle compassion de la part de Fabi. Je m’attendais à des coups de griffes, à recevoir des blessures profondes qui me laisseraient déchiquetée sur le parvis de l’église. Je le méritais. Dans la seconde, j’étais prête à tout avouer. J’étais à deux doigts de me débarrasser de l’autre. Mais hormis le départ de Matthew, rien ne me tombait sur la tête. Comme toujours, Fabi me protégeait. Tout se remettait en place. Personne ne me traiterait de menteuse, à part Matthew, que j’avais déçu.
Le curé vint annoncer que la cérémonie reprendrait. Les invités réintégrèrent leurs places. L’organiste marqua le mouvement d’une mélodie joyeuse.
Quand Marie-Jeanne revint près de moi, elle s’empressa d’égrener son chapelet tout en s’épongeant les yeux. J’évitai de croiser son regard. Fabi remplaça Matthew à mes côtés, pendant qu’Yvonne et Antoine se rejoignaient à nouveau devant le prêtre. Le mariage se déroula au ralenti. On aurait dit que chacun avait peur de trop en faire, d’être à l’origine d’un autre tracas pour les mariés.
Après les déclarations de fidélité, Antoine passa le jonc au doigt de sa femme et ils s’embrassèrent. Quand le cortège se mit en branle, Yvonne avait retrouvé son aplomb. Je ne pouvais pas en dire autant, avec Fabi qui boitillait à mes côtés. Il me semblait que nous étions le principal objet de curiosité. L’absence de Matthew était une gifle qui me rougissait les joues et appesantissait mon pas. De triomphante, à l’entrée, j’étais devenue une triste perdante, à la sortie. Tout le monde s’installa sur les marches extérieures devant l’église, pour la photo traditionnelle. J’étais en première ligne, à la droite du couple de mariés. Le photographe mit de longues minutes à donner ses consignes et à repositionner les invités. Quand finalement le flash nous éblouit, quelques flocons tourbillonnaient au-dessus des têtes. L’un d’eux fut capturé par la lumière et me fit une larme scintillante. Curieusement, le temps a terni le cliché, mais n’est jamais venu à bout de ce détail.
La noce eut l’air de se dérouler normalement, mais au ras des tables, les cancans prenaient vie et les regards à la dérobée se multipliaient. Yvonne exécuta les gestes de circonstance. Elle coupa le gâteau, embrassa cent fois son Antoine, lança sa jarretière, valsa avec son frère Georges et le père de son mari, but le champagne et m’apparut heureuse. Et je crois qu’elle l’était. Plus que moi, en tout cas.
Francis quitta la salle tôt après le repas. Il ne se sentait pas bien. J’expliquai brièvement à Fabi les problèmes qu’il éprouvait, car il n’était pas facile d’avoir une conversation avec l’orchestre et le brouhaha des invités. Elle m’écouta sans trop poser de questions. Il faut dire que Marie-Jeanne ne la lâchait pas d’un poil, comme si elle avait peur qu’elle se volatilise à nouveau. Le retour de Fabi lui causait un mélange d’émotions qui la détournaient du mariage d’Yvonne. Je savais qu’elle tâtait de la main les grains de son chapelet dans sa sacoche. À la fois pour remercier le ciel, mais aussi pour demander de nouvelles indulgences pour les mutilations de sa fille.
J’acceptai sans entrain quelques demandes pour la piste de danse. Personne n’invita Fabi. Son handicap rendait mal à l’aise. On la saluait en passant, certains risquaient une question banale et s’enfuyaient dès la réponse obtenue. J’étais triste pour elle, mais heureuse en même temps qu’elle soit revenue.
Je me souviens vaguement de mon départ, un peu avant minuit. J’avais trop bu. Ce n’était pas dans mes habitudes. L’alcool est un mauvais diluant pour les peines d’amour. Dans le taxi, Marie-Jeanne se frottait le foie et moi, j’avais la tête qui tournait. Fabi nous avait précédées depuis deux bonnes heures et avait accepté l’invitation à coucher de Géraldine. Les mariés occupaient une chambre à l’hôtel et partiraient en voyage de noces à Québec dès le lendemain après-midi. Pour une fois, Yvonne raterait notre rassemblement de famille pour la fête de Noël. J’étais certaine qu’elle en était aussi chagrinée que moi, mais je me consolais en pensant qu’elle serait avec nous pour le jour de l’An. De toute façon, son nuage de bonheur était affrété et le traîneau du Père Noël n’y pouvait pas grand-chose!
Arrivée dans ma chambre, je pleurai tout mon soûl, la tête enfouie dans l’oreiller. J’avais perdu mon bel amoureux et mon piédestal de princesse, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Toute la soirée, j’avais menti sur l’absence de Matthew: une urgence à l’usine l’avait obligé à manquer la noce. Certains n’étaient pas dupes et riaient sous cape. J’avais senti en moi monter l’envie d’ouvrir ma porte intérieure et de libérer mon double. Je m’étais contentée de boire plus qu’il ne fallait. Mon désir de m’enfuir était revenu, plus intense que jamais. Ma peine l’était autant. Je combattis jusqu’à l’épuisement. Sans rêver, je traversai une nuit noire et profonde.
Résidence Clair de lune, Trois-Rivières, printemps 2002
Héléna a le visage crispé. Ses lèvres sèches bougent comme si elle répétait les mots en écholalie. Huguette interrompt à nouveau sa lecture. Par la fenêtre, une neige fondante tombe à gros flocons. Le printemps s’étire. À moins que ce ne soit le temps qui, dans cette chambre, a ralenti. Comme s’il voulait que la fin puisse s’inscrire comme dans les films, en grosses lettres bien visibles. Mais il restait encore bien des mots à venir.
— T’as dû avoir de la peine sans bon sens cette nuit-là.
— Approche. Serre-moé dans tes bras.
Huguette baisse la ridelle du lit et se couche à demi contre son amie. Son invite lui va droit au cœur. Elle attendait un moment semblable depuis des jours. Ses joues se colorent et ses yeux se brouillent. La proximité est déroutante. Elle réveille le souvenir de l’amour perdu. Quelque part au fond d’elle, des gestes résistent à l’oubli. Sa main caresse les cheveux, son visage frôle la joue ridée. Elle lui fredonne un air ancien à l’oreille. Elle sait qu’Héléna est au fond de son lit, loin en 1941, et qu’elle grelotte du froid de l’abandon. Son corps amaigri est semblable à celui de Béatrice, un peu avant qu’elle ne meure du cancer. Son besoin d’amour est le même. Huguette ferme les yeux pour retrouver sa conjointe. Elle existe à nouveau.
— Dis-moé que tu vas être là quand j’vais mourir, Huguette.
— Ben sûr que j’vais être là. Ton fils aussi va y être.
— J’aimerais ça te croire!
La réceptionniste lève les yeux au-dessus du comptoir. Elle discute à l’aide d’un minuscule micro suspendu au bout d’une tige accrochée à son oreille. De ses deux mains, elle trie une pile de factures. Huguette répond à ses mimiques sans savoir si elle en est la destinataire. Elle vient de traverser Trois-Rivières en autobus, de franchir deux pâtés de maisons à pied, parce qu’elle a manqué l’arrêt, et de gravir une vingtaine de marches. Son attention est perturbée par des élancements arthritiques au niveau des genoux et par le fait qu’elle ne sait pas comment Jean Fournier va l’accueillir.
— Que puis-je faire pour vous, madame?
— C’est à moi que vous parlez?
— Oui. Allez-y!
— Il y a un monsieur Jean Fournier qui a pris une chambre ici.
— Attendez un instant, SVP. Je vous reviens! chantonne-t-elle dans son micro, en élargissant son sourire.
— Y a pas de problème, dit Huguette.
— Je vous écoute.
Devant le mutisme d’Huguette, la jeune femme fait une grimace invitante.
— Allez-y, madame. Je vous écoute.
— À qui vous parlez?
— Mais à vous. Vous disiez Jean…?
— Je voudrais voir monsieur Jean Fournier.
— Vous avez le numéro de la chambre?
— Non. C’est pour ça que je vous le demande.
— Ne quittez pas, je suis à vous dans la minute, reprend la réceptionniste en s’adressant, cette fois, à son interlocuteur en attente.
— Décidez-vous! J’vais pas m’en aller, j’viens d’arriver, s’impatiente Huguette.
— Jean Fournier, vous dites. Oui, il a bien une chambre ici. C’est la 327. L’ascenseur est au fond.
— C’est à quel étage?
— Au troisième. Voulez-vous avec vue sur le fleuve? Vous restez combien de nuits? Je vérifie ce qu’on a.
— J’viens pas coucher. J’ai ma place à la résidence, l’interrompt Huguette, irritée par ce méli-mélo.
— Vous voulez autre chose, madame?
— Coudonc, faites-vous toujours deux affaires en même temps? On sait pas à qui vous parlez!
— Désolée, ma collègue est pas rentrée de son dîner. Ça fait exprès, j’ai un autre appel. Excusez-moi.
Huguette la laisse à son travail schizophrénique et va s’asseoir dans le hall. Elle se cale dans un fauteuil immense et se frotte les genoux. Que va-t-elle bien pouvoir dire au fils d’Héléna? Il avait plutôt l’air à cran en rapportant la dernière partie du manuscrit à sa mère. Pendant qu’elle essaye de trouver un déroulement acceptable à leur rencontre, Jean Fournier pénètre dans le hall et gravit les escaliers en face d’elle. Elle émerge de son fauteuil en agrippant les accoudoirs, non sans difficulté.
— Monsieur Fournier?
— Ouais.
— Vous me reconnaissez pas?
— Ah! C’était vous avec ma mère.
— C’est ça. J’suis sa liseuse. J’peux-tu vous parler?
— J’vous écoute.
— Assoyez-vous, ce sera pas long.
— C’est elle qui vous envoie?
— Non, c’est moé qui s’est offerte.
— J’arrive de chez le notaire. Y m’a dit que, comme j’étais l’unique héritier, j’avais pas le choix d’être l’exécuteur du testament.
— Fait que vous allez rester? demande Huguette, trop fière de s’en tirer si facilement.
— J’suis pas obligé. Il peut s’en occuper à ma place, pis me tenir au courant. C’est ça que j’ai choisi.
— Ah! Vous savez qu’Héléna… votre mère, s’est donné beaucoup de mal pour écrire…
— C’est son affaire!
— Votre mère va mourir.
— Pis? On va tous passer par là! Vous comme moé! C’est juste une question de temps.
— J’vous connais pas, monsieur Fournier, mais je connais un peu Héléna. Pas mal plus depuis que je lis son livre. J’le sais pas ce qui s’est passé, la fois du feu. On est pas encore rendues là dans la lecture. Mais j’pense que ça vaut la peine que vous entendiez ce qu’elle a à dire. Votre mère était peut-être pas la femme que vous pensez.
— Pour ça, il faudrait savoir ce que j’en pense.
— Avec ce que j’ai lu jusqu’à maintenant, j’ai mon idée là-dessus.
— Moé non plus, j’vous connais pas, madame. Mais je sais qu’y faut pas croire tout ce qu’on nous raconte.
— C’est vrai. Mais faut d’abord écouter l’histoire avant de décider qu’on y croit pas. Venez donc à soir à sept heures avant de juger.
— À soir, j’peux pas. J’ai rendez-vous avec un client sur l’heure du souper.
— Vous faites quoi dans la vie?
— Je suis ébéniste. Je fais des meubles sur mesure.
— D’une certaine façon, vous êtes un artiste. Vous utilisez le bois pour fabriquer des choses utiles. Comme votre mère utilise les mots pour faire un livre, dit Huguette en pleine inspiration.
— À la différence que la chaise que je fabrique a rien d’inventé. On peut se mettre le cul dessus sans tomber à terre!
Huguette cherche la répartie qui pourrait ébranler la conviction du barbu. Elle reconnaît, dans ce franc-parler, un héritage venu tout droit d’Héléna.
— Mais faut toujours ben l’essayer, votre chaise, pour savoir si elle est solide.
— J’suis pus un enfant pour me faire lire des histoires. Pis j’ai pas rien que ça à faire.
— Pourquoi vous avez pris une chambre, d’abord?
— Je vais en profiter pour voir des clients à Trois-Rivières pis dans les environs.
— Y en reste pus beaucoup à lire. Je peux aller plus vite. Même que ce serait mieux, parce qu’Héléna en a pus pour longtemps.
— J’vais y penser, répond le fils comme s’il venait d’accepter un contrat d’ébénisterie particulièrement difficile.
— Bon, on se verra demain! Essayez d’être là à dix heures.
Après lui avoir serré la main trop fermement, Jean l’abandonne dans le hall. Huguette avait pensé qu’il lui offrirait de la reconduire. Elle doit mettre un gros bémol sur sa galanterie. L’envie est forte de prendre un taxi, mais l’idée de retourner vers la téléphoniste, qui converse dans son micro tout en agrafant des papiers, la décourage de ce projet. Vaillamment, elle se dirige vers la sortie et le lointain arrêt d’autobus.
La Tuque, hiver 1941
Je me réveillai, au matin du 22 décembre, avec l’impression d’avoir couché sur le perron. Mes muscles refusaient de collaborer. Les images de la noce s’entremêlaient à celles de ma sœur s’évanouissant dans l’église. Dans mon rêve, à demi éveillée, je confondais Matthew et Francis. La marche nuptiale faussait la note sur un boogie-woogie hésitant. Des bribes de conversations enflaient puis se réduisaient au murmure. Des éclats de rire à une table m’incommodaient. Pourtant, j’y étais et riais plus fort que les autres. J’avais envie de m’arrêter, car tous se moquaient de Fabi et de sa jambe de bois. Elle dansait avec Francis en clopinant. Lui avait de gros pieds griffus qui éraflaient le sol couvert de planches de bois brut. Une femme se pencha à mon oreille et dit qu’une promesse est une promesse. J’approuvais de la tête, mais mon rire se transforma en nausée.
J’eus à peine le temps de me rendre jusqu’aux toilettes. Le contenu de mon estomac me brûla les lèvres. Je tirai la chasse d’eau pour effacer l’odeur de vomi. Marie-Jeanne me tenait par l’épaule et me plaignait. J’avais envie de la repousser. Il fallait que je m’explique auprès de Fabi.
— Tiens, essuie-toé avec la débarbouillette, me dit-elle avec autorité.
— Fabi est où?
— Elle a couché chez Géraldine. Elle a appelé tout à l’heure pour dire qu’elle s’en allait au lac avec Francis. Il paraît qu’ils s’étaient promis de se retrouver là, sur le quai, quand il reviendrait de l’autre bord. Une idée de fou! Il fait frette en pas pour rire. Des plans pour pogner une maladie. Heureusement qu’y a pas gros de neige au sol. Ils auront pas besoin de raquettes. Fabi va passer nous voir avant de repartir à Québec.
— Elle est partie comment? interrogeai-je en crachant les dernières particules de vomissures accrochées à mes dents.
— Elle a dit que Francis allait avoir un speeder. Il paraît que le chef de gare lui doit de l’argent pour des bijoux.
— Faut que j’y aille! dis-je, soudainement inquiète.
— Ben voyons, prends le temps de déjeuner. T’es blême comme un cadavre!
— Pas le temps!
— Héléna! Arrête de me jouer dans le dos!
— J’sais pas de quoi vous parlez.
— Prends-moé pas pour une dinde qu’on farcit. Fabi qui nous revient comme un cheveu sur la soupe, pis infirme en plus! T’étais-tu au courant?
— Ben non! Elle vous l’a dit elle-même ce qui était arrivé.
— Ta sœur t’a toujours protégée. Es-tu vraiment allée dans le nord avec les Indiens?
— J’le sais-tu, moé. Demandez-y!
— C’est toé, la dernière qui l’a vue au lac Saint-Jean.
— Pis j’vous l’ai déjà conté! J’sais rien de plus. Vous devriez être contente qu’elle soit là au lieu de me questionner comme la police.
— Pourquoi j’ai le sentiment qu’y a quelque chose qui cloche avec toé?
— Parce que vous vous en faites trop pour rien.
— Le vieux bonhomme de Saint-Prosper me l’avait dit que le mal rôdait autour de moé.
— Y a aussi dit qu’y guérirait votre foie avec vot’pipi. Regardez ce que ça donne aujourd’hui! Vous êtes malade à répétition!
Derrière ses lunettes, Marie-Jeanne me sondait de la même façon qu’elle le faisait quand j’avais dix ans. À tout coup, je savais qu’elle savait. Rien ne lui échappait. Mais la protection de sa couvée restait sa priorité. Elle aimait chacun de nous pour ce que nous étions: ses enfants. Rien n’avait autant de valeur à ses yeux que notre bonheur. Elle acceptait nos différences sans se priver de chicaner, mais jamais elle ne nous aurait livrés à l’opprobre. Nous étions une part d’elle-même et rien ne pouvait entamer ce lien.
— Habille-toé comme il faut, ma fille. J’voudrais pas que t’attrapes plus de mal, dit-elle en adoptant le ton énigmatique qu’elle prenait pour conclure ses histoires de peur.
Je retournai dans ma chambre pour enfiler des vêtements chauds. J’avais plus urgent à régler que les appréhensions de ma mère. J’aurais dû être plus précise quand j’avais parlé de Francis à Fabi la veille. L’ambiance bruyante de la salle de réception et ma morosité m’avaient détournée d’une explication nécessaire. S’était-elle rendu compte de la fragilité de son frère? Ma sœur avait-elle mentionné cette promesse de retrouver Francis sur le quai de notre ancienne maison? J’avais beau me triturer les méninges, je n’en avais aucun souvenir.
Je claquai la porte au nez de Marie-Jeanne, qui ronchonnait que j’allais mourir d’une pneumonie. Le froid était mon dernier souci. Ma seule chance de rejoindre Fabi était Matthew. Il pourrait utiliser la voiture sur rail appartenant à l’usine. J’aurais pu le joindre au téléphone, mais j’avais peur qu’il me raccroche au nez. Je courus comme une folle jusqu’à la rue des Anglais. J’étais à bout de souffle quand je cognai à la porte de sa maison. Il m’ouvrit et nous restâmes un moment à nous dévisager, lui avec un visage impassible, moi en essayant de reprendre mon souffle, que je projetais en nuages blancs devant moi.
— Ma sœur…
— Je préférerais qu’on en parle une autre fois, me coupa-t-il avec froideur.
— C’est pas ça… faut que j’aille… la… rejoindre!
— Héléna, tu dois…
— Tu comprends pas! Elle est au lac… avec mon frère.
— Au Wayagamac?
— Oui, au lac. Ils sont allés sur le quai… Pour… une promesse!
— Je comprends rien, Héléna.
— T’as pas besoin de comprendre… Amène-moé là-bas! Mon frère est malade… Ma sœur sait pas jusqu’à quel point. Ils sont partis en speeder! Si tu le fais pas pour moé… fais-le pour elle!
À ces mots, Matthew sembla se secouer. Il courut prendre une veste de cuir, mit ses bottes et m’emmena à l’usine. Il mobilisa un mécanicien, qui mit en marche le véhicule. Tout cela prenait trop de temps à mes yeux. Le moteur était lent à se réchauffer. Pendant de longues minutes, nous avançâmes sur la voie ferrée à pas de tortue. Puis la forêt défila de chaque côté. Une mince couche de neige était au sol. En d’autres circonstances, j’aurais trouvé la lumière particulièrement belle pour un matin de décembre. Crispée par le froid intense et par mon estomac brouillé, je n’avais en tête que les yeux inquiets de mon frère fixant la porte de l’église. Ni Matthew ni moi n’osions entreprendre une conversation. Elle aurait fatalement dévié sur nous deux et il était clair que nous n’y étions pas disposés.
Le speeder était bien là. Matthew rangea le nôtre juste derrière, sur la courte voie d’évitement. Sitôt mon pied posé sur le sol, un coup de feu retentit et ricocha en écho dans la montagne. Je me précipitai dans le sentier. Je le connaissais par cœur et je sautillais sur les obstacles. Mais en ce matin de décembre, tout était gelé et je devais me méfier pour ne pas tomber.
À mesure que j’approchais de la dam, je sentais qu’une partie de moi se réjouissait de ma détresse. Cette émotion me souleva le cœur et je vomis un restant de bile contre un arbre. Étais-je aussi folle que les internés de l’hôpital de Saint-Michel-Archange? Il s’agissait de Fabi. La sœur que j’idolâtrais. Celle qui m’avait pardonné la veille sans même un reproche. Jamais je ne lui aurais souhaité le moindre mal. Aimer le même homme n’est pas un crime, c’est un mauvais coup du destin. En fin de compte, la décision appartenait à Matthew.
C’est en brassant ces idées que j’aboutis devant notre ancienne maison. Je vis immédiatement le nouveau gardien qui retraitait à l’intérieur, le fusil à l’épaule. Une perdrix, à la tête déchiquetée, pendait au bout de son bras. J’en conclus que c’était lui le responsable du coup de feu. Sans hésiter, je courus vers le lac. Notre vieille chaloupe était retournée sur des tréteaux pour l’hiver. Sur des plaques de neige, je vis quelques traces de pas, mais le quai était désert. Sans même mettre le pied dessus, je revins vers la maison. Matthew parlait avec le gardien. Quand il me vit, il s’avança dans ma direction.
— Héléna, il paraît que ton frère est parti en courant dans le chemin qui mène au pavillon. Tout juste avant qu’on arrive. Il avait l’air d’avoir vu le diable. Le gardien a essayé de lui parler, mais il s’est pas arrêté. Je vais aller le chercher.
— Et Fabi?
— Il m’a dit qu’il y avait personne avec lui.
— On y va!
Je me souviens d’avoir couru auprès de Matthew. Mon cœur cognait dans ma poitrine comme s’il voulait s’en échapper. Nous suivions les traces de pas qui apparaissaient sur la mince couche de neige. La progression était erratique. Francis zigzaguait d’un côté à l’autre du chemin. Parfois, il semblait piétiner, puis s’approcher de la lisière du bois, comme s’il cherchait quelque chose. On le rejoignit finalement au pied d’une petite pente. Il serrait ses bras autour de lui et semblait parler à quelqu’un. Quand il nous vit, il se recroquevilla et nous implora de ne pas faire mal à son ami. Il avait les larmes aux yeux et il fixait une souche sur le bas-côté. Nous nous approchâmes avec précaution.
— C’est moé, Francis. J’suis ta sœur, Héléna.
— Héléna? interrogea-t-il en évitant mon regard.
— Oui. J’suis venue te chercher. On va vous ramener, toé pis Fabi. Elle est où?
— Elle voulait me sauver. Demandez à mon ami le Chinois. Il était là, affirma-t-il en se tournant vers la forêt et la souche.
— Francis, y a personne d’autre que nous trois. Reprends-toé. Regarde comme il faut, tu connais Matthew?
— C’est pas de ma faute!
— Reprends tes esprits, Francis. Lève-toé, puis dis-nous où est Fabi.
Matthew s’avança pour l’aider, mais Francis se dégagea.
— Il a perdu la tête, dit Matthew en reculant d’un pas.
— Francis, je t’en prie, dis-nous où elle est?
Cette fois, j’avais hurlé ma demande. Je voulais faire taire le ricanement de l’autre qui résonnait dans ma tête. Comment était-ce possible d’être morte d’inquiétude et, en même temps, être satisfaite de voir mon œuvre accomplie? Parce que c’était moi qui avais ramené mon frère à La Tuque. J’aurais pu le laisser à Saint-Michel-Archange. Les sœurs ne s’y seraient pas opposées. J’avais insisté, malgré ce que j’avais sous les yeux. Je connaissais sa maladie et j’avais libéré une bombe qui ne pouvait qu’exploser. J’avais beau essayer de me convaincre du contraire, mais le regard effrayé de Francis voyait jusqu’en moi. Il se reconnaissait dans la femme que je portais. Ils étaient faits des mêmes atomes qu’on nous avait légués à la naissance. Les miens s’activaient dans ma tête, les siens prenaient forme autour de lui.
— La guerre! J’ai entendu tirer.
— C’était le gardien. Il chassait. Il a tué une perdrix, dis-je pour lui faire entendre raison.
— J’me suis sauvé, j’ai eu peur. J’ai couru sur le lac. J’suis tombé. Licao, mon ami chinois, courait en avant de moé. Quand elle a crié, j’me suis retourné. Une bombe avait crevé la glace. Elle était dans le trou. On a viré de bord pour la sauver. C’était trop tard. Ça pétait partout, jusque dans ma tête. J’ai couru pour me mettre à l’abri. J’ai couru. Il est où, Licao?
Je sentis mon visage s’enflammer puis se vider de son sang. Ils étaient allés sur le lac. L’eau revenait me hanter. J’avais un mauvais pressentiment. Les yeux hagards, je me mis à courir en sens inverse. Matthew me cria quelque chose. Je lui répondis de s’occuper de mon frère. À trois reprises, je chutai sur le chemin du retour. Autant de fois que Pierre avait renié Jésus, après lui avoir assuré sa fidélité. Je me revoyais sur les bancs d’école, quand la religieuse nous lisait ce passage de la Bible en nous regardant droit dans les yeux. J’étais terrorisée d’être coupable de quelque chose. Comme à présent, alors que mes jambes avaient la pesanteur du cauchemar. J’arrivai au quai, pliée en deux. Cette fois, je m’avançai jusqu’au bord du lac et je vis ce qui m’avait échappé la première fois dans mon désir de trouver Fabi et Francis enlacés. J’avais dans la tête le frère et la sœur qui riaient au bout du quai et que j’épiais entre les branches d’un sapin. Je souhaitais les retrouver dans la même position, avec le vent du large jouant dans les cheveux de ma sœur.
Sur la glace du Wayagamac, des traces se dirigeaient vers le milieu de l’embouchure du lac, là où une bouée balisait la prise de l’aqueduc. Une fuite que le mince couvert de neige appuyait de zébrures. Deux séries de pas qui confirmaient le récit de mon frère. Je vis la glace fendillée, puis soulevée sous la pression et, enfin, le trou noir. Le même qui s’ouvrit dans mon cœur. Un trou sombre qui m’avala à mon tour.
Résidence Clair de lune, Trois-Rivières, printemps 2002
Huguette Lafrenière jette un œil au téléviseur. Ce témoin muet de leur lecture est le vasistas qui ouvre sur la réalité. Il lui permet de s’échapper de l’emprise des mots en offrant des images rassurantes et interchangeables du bout des doigts. Le comédien rit et embrasse la comédienne. Suit une publicité de couches jetables et de piles longue durée. Les ailes de poulet du colonel sont en rabais et le papier hygiénique du cygne immaculé est en velours. Le lait est chanté sur tous les tons avec des airs nostalgiques et l’insignifiante gomme à mâcher promet une haleine fraîche qui séduira à coup sûr votre entourage. Héléna est pourtant prostrée et son corps amaigri est debout sur le quai. Huguette craint de s’effondrer à ses côtés. Le trou est trop noir. Il attire toute la lumière. Le vasistas devient futile. Le Wayagamac est dans la chambre. Héléna continue de raconter ce qui n’est plus écrit. Sa voix n’est qu’un souffle.
— J’ai beau dire que c’est pas de ma faute, que c’est la maladie de mon frère qui a tué ma sœur, mais c’est pas si simple. On enlève pas une tache sur un vêtement en le revirant de bord! Quand on l’a repêchée, on a constaté qu’elle s’était noyée. Elle avait aucune trace de violence sur le corps. Francis avait dit vrai. Les traces sur le lac en témoignaient. Le coup de feu avait tout déclenché. On a pensé que Fabi avait voulu contrôler son frère en crise et qu’il se serait enfui sur le lac. Son passage a pu fragiliser un endroit où la glace était plus mince. Fabi, en voulant le rattraper, aurait coulé à pic… Francis est retourné à l’hôpital pour y être soigné. Il était pas le premier soldat à éprouver des problèmes au retour des combats. J’me suis renseignée là-dessus. On nommait ça «l’obusite» après la Première Guerre, à cause du bruit des bombes qui rendait fou. Avec le temps, y’ont appelé ça la névrose de guerre, pis le choc post-traumatique. Me semble qu’au lieu de trouver des noms de maladies, ça aurait été mieux de faire la paix.
— T’as ben raison! Pis Matthew, lui? demande madame Lafrenière.
— Matthew? Après la mort de Fabi, il est parti de La Tuque. J’ai su, plus tard, qu’il avait combattu en Europe. Son bataillon s’est fait coincer dans un village au nord de la France. Il s’en est sauvé. Le p’tit journal de l’usine a dit que le patron avait combattu en héros. Il est revenu couvert de médailles. J’étais fière de lui. À ce moment-là, je pensais qu’il était sorti de ma vie pour toujours.
— Comment t’as fait pour passer au travers de tout ça?
Héléna redresse la tête. Elle regarde la liasse de papiers sur les genoux de son amie. Puis elle tâte le moignon de son genou et frotte sa cuisse. Elle grimace avant de répondre.
— En fait, c’est tout ça qui est passé au travers de moé. Comme une éponge, j’suis toujours ressortie ben sèche, mais jamais propre. M’aimes-tu pareil, Huguette?
Un coup d’œil au vasistas est nécessaire avant de répondre.
— J’te laisserai pas tomber, Héléna. Veux-tu qu’on arrête pour aujourd’hui?
— C’est aussi ben. Sors-moé une autre couverture, j’ai froid.
Les funérailles de Fabi nous plongèrent tous dans une profonde affliction. La période des Fêtes fut d’une tristesse sans nom.
À la messe de minuit, Yvonne prit place à mes côtés. Je serrai sa main durant toute la cérémonie. Le chœur des enfants résonnait dans l’église. Ma sœur n’arrêtait pas de s’éponger les yeux. La vue de tous ces bambins, chantant haut et fort, affublés de leur aube immaculée, réveillait son instinct maternel. La perte de Fabi ouvrait nos âmes dans leurs cicatrices les plus tenaces. Moi-même, je cherchais sur le dos des fidèles la carrure de Matthew. Il me semblait que certains avaient celle de mon père, quand il conduisait la charrette, droit comme un chêne, pendant que je chevauchais Ti-Gars en respirant la forêt. Le Minuit, chrétiens, contesté par le clergé, mais chéri par notre curé, acheva l’œuvre du moment. Ma sœur et moi formions un trio fantomatique, où l’esprit de Fabi s’envola sur les hautes notes en nous abandonnant à la dérive de nos souvenirs.
Géraldine organisa un réveillon en s’efforçant d’être une hôtesse exemplaire. Sa dinde était rôtie à la perfection, les tartes au sucre avaient la couleur du caramel et les sandwichs pas de croûtes semblaient avoir été taillés par un orfèvre. Malgré l’abondance, mon estomac refusait de festoyer.
Durant le repas, les conversations étaient pareilles à ces bandes d’oiseaux qui, à l’automne, virevoltent dans le ciel, sans savoir où se poser. Je répondais vaguement aux invites plus par politesse que par intérêt. Le trou dans la glace du lac Wayagamac était trop frais à ma mémoire. La fête se termina dans les accolades, les souhaits échangés du bout des lèvres et les remerciements chaleureux. Même si personne n’avait prononcé le nom de Fabi, elle était là, au milieu de nous, provoquant le même atermoiement que son apparition à l’église Saint-Zéphyrin au mariage de ma sœur.
Le passage en 1942 fut chaotique. Yvonne, atterrée, avait dû reporter son voyage de noces à l’été. La présence d’Antoine lui fut d’un grand secours. Sans lui, elle aurait peut-être cru que la malédiction la poursuivait. Elle reprit son travail de téléphoniste la mort dans l’âme. Marie-Jeanne passa des heures à jongler dans sa berçante, le chapelet sur les genoux. Elle fixait le mur en marmonnant des prières, où le mot famille revenait comme un mantra. De temps à autre, elle tirait de la poche de son tablier un morceau de carton représentant la Vierge Marie. Elle en frottait l’image de son pouce et dodelinait de la tête en lui faisant la conversation. Mais elle ne revint jamais sur la prophétie du guérisseur de Saint-Prosper-de-Champlain. Elle n’avait aucune envie de provoquer le malheur, qui semblait s’acharner sur elle.
Quant à Francis, il s’était replié sur lui-même, luttant cette fois contre une dépression sévère, comme s’il n’avait pas assez de ses fantômes. Moi, je tentais d’oublier en m’occupant les mains du matin jusqu’au soir. Je frottais, récurais, réparais, pelletais la neige, préparais les repas, cousais et recommençais en boucle, jusqu’à ce que je tombe épuisée dans mon lit. J’étais un bourreau pour moi-même. J’expiais à ma façon. Je savais ce que les autres ignoraient. Je connaissais la genèse du trou dans le lac. Il avait commencé à Québec, quand mon autre moi avait décidé de ramener Francis. Je n’avais pas résisté; pourtant, je voyais le danger. Mon frère était trop fragile. Il était un arbre privé de sa sève. Il ne pouvait que tomber.
J’avais maintenant une montre à mon poignet et un sachet de petites pierres rondes suspendu à mon cou: les perles de lac de Fabi. Celles que je lui avais offertes alors qu’elle était à Chicoutimi. L’un comme l’autre ne m’apportaient plus de réconfort. La réalité avait anéanti les talismans. Je les gardais pour me rappeler que je n’étais plus seule avec moi-même. Pour que leurs présences agissent comme un fouet sur ma peau.
À la fin de février, je m’occupai de liquider la bijouterie de mon frère. Je gardai ses outils et vendis le reste de la marchandise à un autre bijoutier. Je fis expédier son bien et le maigre profit dans le compte de Francis, à Trois-Rivières. On l’avait transféré dans un hôpital où on expérimentait une réhabilitation en utilisant le travail manuel. Combinée aux médicaments, cette méthode avait de bonnes chances de réussite. C’est du moins ce qu’on nous disait.
Quand je tournai la clef dans la porte pour la dernière fois, j’eus la surprise d’entendre Maximilien m’apostropher dans mon dos.
— Coudonc, la p’tite, qu’est-ce qui arrive avec mon ami Francis?
Je restai sur la plus haute des trois marches pour le dominer. Il avait toujours la même allure. Frondeur, il mâchouillait un cure-dent qu’il déplaçait de gauche à droite dans sa bouche. Je soutins son regard sans dévier.
— Mon frère a jamais été votre ami. D’ailleurs, vous devez pas en avoir beaucoup, d’amis.
— Y’é rendu où?
— C’est pas de vos oignons. La bijouterie est vide. Allez vous trouver un autre pigeon!
— Toujours aussi baveuse! J’vois que t’as pas changé. J’m’en vais faire des affaires ailleurs qu’à La Tuque. Avant de partir, j’voulais récupérer ce qu’y me restait de stock…
— Oubliez ça! On vous a réglé. Débarrassez la place ou je vais voir la police!
Jamais je n’aurais osé faire une chose semblable. Il n’était pas question d’attirer l’attention sur moi encore une fois. Mais lui n’en savait rien. Je le vis hésiter. Sans doute qu’il n’avait pas bonne presse auprès des forces de l’ordre.
— De toute façon, ça valait pas grand-chose, marmonna-t-il entre ses dents serrées.
— Venant de vous, c’est pas surprenant!
— Héléna!
Une femme s’avançait sur le trottoir en levant le bras dans ma direction. Maximilien en profita pour s’éclipser. Je reconnus Mikona. Elle portait un manteau en lainage chiné de couleur marron. Elle avait troqué ses mocassins pour des bottes lacées. Ses cheveux étaient enfouis sous un bonnet feutré.
— Mikona! C’est ben toé. Wow! On te reconnaît pus!
— Arrête! Tu vas me gêner.
Lui tomber dans les bras était sûrement la meilleure chose qui me soit arrivée depuis des semaines. D’un coup, je retrouvai un peu de bonheur.
— T’as changé. Qu’est-ce qui t’arrive? demandai-je avec curiosité.
— Je m’en vais pour quelques mois à Trois-Rivières. Dans la grande ville. Mon père a parlé avec des chefs de bandes, pis ils voudraient que les enfants aillent à l’école. Y parlent d’ouvrir quelque chose à La Tuque dans les prochaines années. Comme j’ai déjà une partance, je pourrais peut-être m’occuper des petits. Mon père m’a montré à lire, grâce à madame McCormick qui nous refilait des livres! C’est elle qui a convaincu une de ses amies, une enseignante retraitée, de me prendre comme servante. En échange, je suis logée et nourrie et elle va me donner des cours privés.
— Tu parles d’une nouvelle! Tu vas pas t’ennuyer du bois?
— Un peu. Mais mon père a toujours voulu que je fasse autre chose. J’pense que c’est madame McCormick qui lui a mis ça dans la tête. En tout cas, c’est juste pour un temps. Après ça, on devrait s’installer près de la Petite rivière Bostonnais, pas loin du pont. Depuis que ma mère s’est blessée à la jambe, c’est moins facile pour elle de trapper. Pis toé, comment ça va?
— Pas fort. Ça va prendre du temps.
— J’l’ai su trop tard pour Fabi. C’est pour ça que j’étais pas aux funérailles.
— C’est pas grave. J’suis tellement contente de te voir.
— Pis moé donc! C’est fermé? demanda-t-elle en pointant la bijouterie.
J’opinai de la tête et lui expliquai pour mon frère. Elle promit de passer le voir à Trois-Rivières et m’enjoignit de faire confiance aux manitous.
— Tu pars quand?
— Tantôt, par le train. Mes bagages sont déjà à la gare. As-tu le temps de m’accompagner?
J’en étais ravie. Cette rencontre fut pour moi un grain de lumière sur ma noirceur. J’enviais Mikona pour son changement de cap. Je n’avais pas ce pouvoir. J’étais attachée à Marie-Jeanne, que je ne pouvais pas abandonner. Nous vivions dans la pauvreté. Je faisais des ménages pour nous aider à tenir le coup. J’avais perdu ma sœur, mon frère et Matthew. La guerre était sur toutes les lèvres. Que pouvais-je espérer de ma vie?
Une réponse se manifesta à la fin de l’hiver. J’avais déniché un petit boulot à la salle de quilles sur la rue Saint-Joseph. Je servais au comptoir pour remplacer une employée trois heures par semaine. Mon expérience à la cantine de l’usine avait joué en ma faveur.
J’aimais l’ambiance de cet endroit. Le bruit des boules roulant sur les allées, les éclats de rire ou de déception quand les quilles s’entremêlaient ou s’entêtaient à rester debout. Les échanges avec les clients, dont les conversations légères me faisaient du bien. Les amoureux qui se bécotaient à la moindre réussite. L’odeur des hot-dogs et des frites qui imprégnait mon uniforme. Tout me rappelait que la vie avait une consistance réelle en dehors de mes malheurs. J’attendais ce travail hebdomadaire comme une bouffée d’air frais.
— Ah ben! Si c’est pas la belle Héléna!