TRAGÉDIE
William Shakespeare
Traduit par François Pierre Guillaume Guizot
Edition originale :
ŒUVRES COMPLÈTES DE SHAKESPEARE
TRADUCTION DE M. GUIZOT
NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKESPEARE DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES
Volume 2
Jules César – Antoine et Cléopâtre – Macbeth – Les Méprises – Beaucoup de bruit pour rien –
PARIS
À LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
DIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES AUGUSTINS
1864
À PROPOS DE CETTE ÉDITION
NOTES ET RÉSUMÉ
NOTICE SUR ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
RÉSUMÉ
ANALYSE
ADAPTATIONS AU CINÉMA
PERSONNAGES
ACTE PREMIER
SCÈNE I
SCÈNE II
SCÈNE III
SCÈNE IV
SCÈNE V
ACTE DEUXIÈME
SCÈNE I
SCÈNE II
SCÈNE III
SCÈNE IV
SCÈNE V
SCÈNE VI
SCÈNE VII
ACTE TROISIÈME
SCENE I
SCÈNE II
SCÈNE III
SCÈNE IV
SCÈNE V
SCÈNE VI
SCÈNE VII
SCÈNE VIII
SCÈNE IX
SCÈNE X
SCENE XI
ACTE QUATRIÈME
SCÈNE I
SCÈNE II
SCÈNE III
SCÈNE IV
SCÈNE V
SCÈNE VI
SCÈNE VII
SCÈNE VIII
SCÈNE IX
SCÈNE X
SCÈNE XI
SCÈNE. XII
SCÈNE XIII
ACTE CINQUIÈME
SCÈNE I
SCÈNE II
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Luc Deborde
BP 30513
5, rue Rougeyron
Faubourg Blanchot
98 800 - Nouméa
Nouvelle-Calédonie
Mail : luc@editions-humanis. com
ISBN : 979-10-219-0019-6 – Août 2012
La version du texte proposée dans cette édition est celle de l’édition originale des « Œuvres complètes de Shakespeare » réalisée par Librairie académique Didier et Cie et composée de 8 volumes et plus précisément, de la réédition de cette série, réalisée entre 1862 et 1863. La numérisation choisie est celle réalisée par « The Internet Archive » et diffusée par le projet Gutenberg.
Illustration de couverture :
Composition d’après une œuvre de
Joseph Christian Leyendecker - 1902
Par François Pierre Guillaume Guizot – 1821
Jan de Bray (1652). Banquet de Marc Antoine et Cléopâtre
On critiquera sans doute, dans cette pièce, le peu de liaison des scènes entre elles, défaut qui tient à la difficulté de rassembler une succession rapide et variée d'évènements dans un même tableau ; mais cette variété et ce désordre apparent tiennent la curiosité toujours éveillée, et un intérêt toujours plus vif émeut les passions du lecteur jusqu'au dernier acte. Il ne faut cependant commencer la lecture d'Antoine et Cléopâtre qu'après s'être pénétré de la Vie d'Antoine par Plutarque : c'est encore à cette source que le poète a puisé son plan, ses caractères et ses détails.
Peut-être les caractères secondaires de cette pièce sont-ils plus légèrement esquissés que dans les autres grands drames de Shakespeare ; mais tous sont vrais, et tous sont à leur place. L'attention en est moins distraite des personnages principaux qui ressortent fortement, et frappent l'imagination.
On voit dans Antoine un mélange de grandeur et de faiblesse ; l'inconstance et la légèreté sont ses attributs ; généreux, sensible, passionné, mais volage, il prouve qu'à l'amour extrême du plaisir, un homme de son tempérament peut joindre, quand les circonstances l'exigent, une âme élevée, capable d'embrasser les plus nobles résolutions, mais qui cède toujours aux séductions d'une femme.
Par opposition au caractère aimable d'Antoine, Shakespeare nous peint Octave-César faux, sans courage, d'une âme étroite, hautaine et vindicative. Malgré les flatteries des poètes et des historiens, Shakespeare nous semble avoir deviné le vrai caractère de ce prince, qui avoua lui-même, en mourant, qu'il avait porté un masque depuis son avènement à l'empire.
Lépide, le troisième triumvir, est l'ombre au tableau à côté d'Antoine et de César ; son caractère faible, indécis et sans couleur, est tracé d'une manière très comique dans la scène où Énobarbus et Agrippa s'amusent à singer son ton et ses discours. Son plus bel exploit est dans la dernière scène de l'acte précédent, où il tient bravement tête à ses collègues, le verre à la main, encore est-on obligé d'emporter ivre-mort ce TROISIÈME PILIER DE L'UNIVERS.
On regrette que le jeune Pompée ne paraisse qu'un instant sur la scène ; peut-être oublie-t-il trop facilement sa mission sacrée, de venger un père, après la noble réponse qu'il adresse aux triumvirs ; et l'on est presque tenté d'approuver le hardi projet de ce Ménécrate qui dit avec amertume : Ton père, ô Pompée, n'eût jamais fait un traité semblable. Mais Shakespeare a suivi ici l'histoire scrupuleusement. D'ailleurs l'art exige que l'intérêt ne soit pas trop dispersé dans une composition dramatique ; voilà pourquoi l'aimable Octavie ne nous est aussi montrée qu'en passant ; cette femme si douce, si pure, si vertueuse, dont les grâces modestes sont éclipsées par l'éclat trompeur et l'ostentation de son indigne rivale.
Cléopâtre est dans Shakespeare cette courtisane voluptueuse et rusée que nous peint l'histoire ; comme Antoine, elle est remplie de contrastes : tour à tour vaniteuse comme une coquette et grande comme une reine, volage dans sa soif des voluptés, et sincère dans son attachement pour Antoine ; elle semble créée pour lui et lui pour elle. Si sa passion manque de dignité tragique, comme le malheur l'ennoblit, comme elle s'élève à la hauteur de son rang par l'héroïsme qu'elle déploie à ses derniers instants ! Elle se montre digne, en un mot, de partager la tombe d'Antoine.
Une scène qui nous a semblé d'un pathétique profond, c'est celle où Énobarbus, bourrelé de remords de sa trahison, adresse à la Nuit une protestation si touchante, et meurt de douleur en invoquant le nom d'Antoine, dont la générosité l'a rappelé au sentiment de ses devoirs.
Johnson prétend que cette pièce n'avait point été divisée en actes par l'auteur, ou par ses premiers éditeurs. On pourrait donc altérer arbitrairement la division que nous avons adoptée d'après le texte anglais ; peut-être, d'après cette observation de Johnson, Letourneur s'était-il cru autorisé à renvoyer deux ou trois scènes à la fin, comme oiseuses ou trop longues ; nous les avons scrupuleusement rétablies.
Selon le docteur Malone, la pièce d'Antoine et Cléopâtre a été composée en 1608, et après celle de Jules César dont elle est en quelque sorte une suite, puisqu'il existe entre ces deux tragédies la même connexion qu'entre les tragédies historiques de l'histoire anglaise.
Antoine et Cléopâtre nous conte l’une des plus grandes histoires d’amour de tous les temps. Après la mort de Jules César, Marc-Antoine hérite d’un tiers du monde romain, dont l’Égypte. De guerre las, il tombe sous le charme de Cléopâtre et aurait pu passer la fin de sa vie auprès d’elle si les besoins de l’Etat et les attaques de son rival Octave-César l’avait permis. Convoqué à Rome pour une conférence au sommet, il se marie avec la sœur d’Octave pour assurer sa position.
Cléopâtre est furieuse et fait tout son possible pour regagner son amour, ce qui fait enrager Octave-César à son tour. Il déclare la guerre à l’Egypte et la faiblesse militaire de Cléopâtre entraîne l’échec de celle-ci. Marc-Antoine se suicide et Cléopâtre, plutôt que de souffrir la honte d’un défilé par les rues de Rome, fait de même.
La mort de Cléopâtre par Rixens
Antoine et Cléopâtre (Antony and Cleopatra) est une pièce de théâtre, classée dans les tragédies historiques de William Shakespeare.
La première représentation eut lieu en 1606 ou 1608 et la première publication en 1623.
La principale source de William Shakespeare est La vie de Marc-Antoine par Plutarque, selon la traduction de Thomas North du texte français d'Amyot. Shakespeare suit de près le récit de Plutarque, n'omettant que la campagne d'Antoine contre les Parthes.
Cette tragédie est une pièce romaine caractérisée par des changements rapides, aussi bien de lieux géographiques que de registres, alternant entre la sensualité imaginaire d’Alexandrie et l’austérité pragmatique de Rome.
Beaucoup considèrent que la Cléopâtre de cette pièce est l’un de rôles féminins les plus complexes de l'œuvre de Shakespeare. Elle alterne entre, d’une part, la vanité et l’orgueil (jusqu’à provoquer le mépris du public) et la grandeur tragique qu’elle partage avec Marc-Antoine. Ces éléments contradictoires ont amené des partis pris très contrastés parmi les jugements critiques de la pièce.
Parmi les visions dichotomiques que ce personnage à suscité, on trouve par exemple l’opposition entre la séductrice manipulatrice et la femme-leader charismatique. Les intellectuels du 19ème siècle et du début du 20ème siècle ne semblent la considérer que comme un simple objet de convoitise sexuelle plutôt que comme une force imposante capable d’un grand aplomb et d’une admirable capacité de leadership.
Ce phénomène est illustré par les vers du célèbre poète TS Eliot au sujet de Cléopâtre. Il voit en elle « une usurpatrice du pouvoir », dont la « sexualité dévorante… diminue la puissance ». Son langage évoque l'obscurité, le désir, la beauté et la sensualité charnelle et dresse le portrait d’une femme dont la seule force est celle de la tentation. Tout au long de ses écrits sur Antoine et Cléopâtre, Eliot se réfère à Cléopâtre comme à un objet plutôt qu’à une personne. T. S. Eliot traduit ainsi le point de vue des premiers critiques historiques concernant Cléopâtre.
Cléopâtre se donnant la mort - Claude Vignon - 1640-50
Les peintres et les historiens du 19e siècle aiment à se représenter Cléopâtre faible et défaillante, serrant le serpent qui lui sera fatal sur sa poitrine, même si la source la plus fiable, Plutarque, écrit qu'elle a été mordue au bras. Cette image archétypale de Cléopâtre la réduit à un objet de désir sexuel, alors que les récits historiques démontrent qu’elle était d’avantage perçue comme un leader charismatique au cours des siècles précédents.
La mort de Cléopâtre par Giovanni Pietro Rizzoli
Comme d'autres chercheurs, le professeur Javier Jiménez-Belmonte de l'Université de Fordham, relève également la fascination que le symbole du serpent, associé à la notion de « péché originel » exerça sur les opinions critiques sexistes. Le serpent est alors présenté comme l’instrument de la soumission de Cléopâtre, l'appropriation phallique de son corps (et de la terre elle incarne) par Octave et par l'empire. Ce serpent qui représenterait la tentation, le péché, et la faiblesse féminine, est abondamment utilisé par les critiques du 19e et début du 20e siècle pour saper l'image politique de Cléopâtre et de la présenter comme une séductrice manipulatrice.
La mort de Cléopâtre par Antoine Rivalz
Antony and Cleopatra (1908) film muet américain co-réalisé par J. Stuart Blackton et Charles Kent
L’actrice Canadienne, Florence Lawrence, dans le film de 1908
Cléopâtre (1910) film muet français co-réalisé par Henri Andréani et Ferdinand Zecca
Extrait du film de 1910
Cléopâtre (1912) film américain muet de Charles L. Gaskill avec Helen Gardner
Marcantonio e Cleopatra (1913) film muet italien réalisé par Enrico Guazzoni
Cleopatra (1917) de J. Gordon Edwards avec Theda Bara
Theda Bara en 1917
Anthony and Cleopatra (1924) film muet américain réalisé par Bryan Foy
Cleopatra (1934) film américain de Cecil B. Demil avec Claudette Colbert et Warren William
Caesar and Cleopatra (1945) film américain de Gabriel Pascal avec Claude Rains et Vivien Leigh, basé sur une adaptation de la pièce de George Bernard Shaw
Deux nuits avec Cleopâtre (1953) film américain de Mario Mattoli, avec Sophia Loren, Ettore Manni, Paul Muller et Alberto Sordi
Cleopatra (1963) film américain de Darryl F. Zanuck et Joseph L. Mankiewicz avec Elizabeth Taylor et Richard Burton.
Antonius und Cleopatra (1963) téléfilm allemand réalisé par Rainer Wolffhardt
Antoine et Cléopâtre (1967) téléfilm de Jean Prat
Antoine et Cléopâtre (Antony & Cleopatra) (1972) film américano-hispano-suisse réalisé par Charlton Heston avec Charlton Heston et Hildegarde Neil
Antony & Cleopatra (1974), film britannique (BBC) réalisé par Jon Scoffield sur une mise en scène de la Royal Shakespeare Company avec Richard Johnson et Janet Suzman
Antony & Cleopatra (1981) film britannique (BBC) réalisé par Jonathan Miller avec Colin Blakely et Jane Lapotaire
Antony & Cleopatra (1983) film américain réalisé par Lawrence Carra
Cleopatra (1999) film américain de Franc Roddam avec Leonor Varela, Timothy Dalton et Billy Zane.
Asterix & Obelix : Mission Cléopâtre (2002) film français de Alain Chabat avec Gérard Depardieu, Christian Clavier, Monica Bellucci et Jamel Debbouze
MARC-ANTOINE, triumvir,
OCTAVE CÉSAR, triumvir,
M. EMILIUS LEPIDUS, triumvir.
SEXTUS POMPEIUS.
DOMITIUS ENOBARBUS, ami d'Antoine,
VENTIDIUS, ami d'Antoine,
EROS, ami d'Antoine,
SCARUS, ami d'Antoine,
DERCÉTAS, ami d'Antoine,
DEMETRIUS, ami d'Antoine,
PHILON, ami d'Antoine.
MECENE, ami de César,
AGRIPPA, ami de César,
DOLABELLA, ami de César,
PROCULÉIUS, ami de César,
THYREUS, ami de César,
GALLUS, ami de César.
MENAS, amis de Pompée,
MENECRATE, amis de Pompée,
VARIUS, amis de Pompée.
TAURUS,
CASSIDIUS,
SILIUS,
EUPHRODIUS,
ALEXAS, MARDIAN, SELEUCUS et DIOMEDE, serviteurs de Cléopâtre
UN DEVIN.
UN PAYSAN.
CLÉOPÂTRE, reine d'Égypte.
OCTAVIE, sœur de César, femme d'Antoine.
CHARMIANE,
IRAS,
OFFICIERS, SOLDATS, MESSAGERS ET SERVITEURS.
Miss Darragh (Letitia Marion Dallas)
dans le rôle de Cléopâtre
au « Queen's Theatre » de Manchester en 1908
Leontyne Price en 1966
La scène se passe dans diverses parties de l'empire romain.
Alexandrie – Un appartement du palais de Cléopâtre.
Entrent DÉMÉTRIUS ET PHILON.
La Rencontre d’Antoine et de Cléopâtre (détail)
Venise, Palais Labia - Tiepolo - 1746
PHILON – En vérité, ce fol amour de notre général passe la mesure. Ses beaux yeux, qu'on voyait, au milieu de ses légions rangées en bataille, étinceler, comme ceux de Mars armé, maintenant tournent leurs regards, fixent leur attention sur un front basané. Son cœur de guerrier, qui, plus d'une fois, dans la mêlée des grandes batailles, brisa sur son sein les boucles de sa cuirasse, dément sa trempe. Il est devenu le soufflet et l'éventail qui apaisent les impudiques désirs d'une Égyptienne (1). Regarde, les voilà qui viennent. (Fanfares. Entrent Antoine et Cléopâtre avec leur suite. Des eunuques agitent des éventails devant Cléopâtre) – Observe-le bien, et tu verras en lui la troisième colonne de l'univers (2) devenue le jouet d'une prostituée. Regarde et vois.
CLÉOPÂTRE – Si c'est de l'amour, dites-moi, quel degré d'amour ?
ANTOINE – C'est un amour bien pauvre, celui que l'on peut calculer.
CLÉOPÂTRE – Je veux établir, par une limite, jusqu'à quel point je puis être aimée.
ANTOINE – Alors il te faudra découvrir un nouveau ciel et une nouvelle terre.
(Entre un serviteur.)
LE SERVITEUR – Des nouvelles, mon bon seigneur, des nouvelles de Rome !
ANTOINE – Ta présence m'importune : sois bref.
CLÉOPÂTRE – Non ; écoute ces nouvelles, Antoine, Fulvie peut-être est courroucée. Ou qui sait, si l'imberbe César ne vous envoie pas ses ordres suprêmes : Fais ceci ou fais cela ; empare-toi de ce royaume et affranchis cet autre : obéis, ou nous te réprimanderons.
ANTOINE – Comment, mon amour ?
CLÉOPÂTRE – Peut-être, et même cela est très probable, peut-être que vous ne devez pas vous arrêter plus longtemps ici ; César vous donne votre congé. Il faut donc l'entendre, Antoine – Où sont les ordres de Fulvie ? de César, veux-je dire ? ou de tous deux ? – Faites entrer les messagers – Aussi vrai que je suis reine d'Égypte, tu rougis, Antoine : ce sang qui te monte au visage rend hommage à César ; ou c'est la honte qui colore ton front, quand l'aigre voix de Fulvie te gronde – Les messagers !
ANTOINE – Que Rome se fonde dans le Tibre, que le vaste portique de l'empire s'écroule ! C'est ici qu'est mon univers. Les royaumes ne sont qu'argile. Notre globe fangeux nourrit également la brute et l'homme. Le noble emploi de la vie, c'est ceci (il l'embrasse), quand un tendre couple, quand des amants comme nous peuvent le faire. Et j'invite le monde sous peine de châtiment à reconnaître que nous sommes incomparables !
CLÉOPÂTRE – O rare imposture ! Pourquoi a-t-il épousé Fulvie s'il ne l'aimait pas ? Je semblerai dupe, mais je ne le suis pas – Antoine sera toujours lui-même.
ANTOINE – S'il est inspiré par Cléopâtre. Mais au nom de l'amour et de ses douces heures, ne perdons pas le temps en fâcheux entretiens. Nous ne devrions pas laisser écouler maintenant sans quelque plaisir une seule minute de notre vie… Quel sera l'amusement de ce soir ?
CLÉOPÂTRE – Entendez les ambassadeurs.
ANTOINE – Fi donc ! reine querelleuse, à qui tout sied : gronder, rire, pleurer : chaque passion brigue à l'envie l'honneur de paraître belle et de se faire admirer sur votre visage. Point de députés ! Je suis à toi, et à toi seule, et ce soir, nous nous promènerons dans les rues d'Alexandrie, et nous observerons les mœurs du peuple… Venez, ma reine : hier au soir vous en aviez envie. (Au messager.) Ne nous parle pas.
(Ils sortent avec leur suite.)
DÉMÉTRIUS – Antoine fait-il donc si peu de cas de César ?
PHILON – Oui, quelquefois, quand il n'est plus Antoine, il s'écarte trop de ce caractère qui devrait toujours accompagner Antoine.
DÉMÉTRIUS – Je suis vraiment affligé de voir confirmer tout ce que répète de lui à Rome la renommée, si souvent menteuse : mais j'espère de plus nobles actions pour demain… Reposez doucement !
Un autre appartement du palais.
Entrent CHARMIANE, ALEXAS, IRAS ET UN DEVIN.
CHARMIANE – Seigneur Alexas, cher Alexas, incomparable, presque tout-puissant Alexas, où est le devin que vous avez tant vanté à la reine ? Oh ! que je voudrais connaître cet époux, qui, dites-vous, doit couronner ses cornes de guirlandes (3) !
ALEXAS – Devin !
LE DEVIN – Que désirez-vous ?
CHARMIANE – Est-ce cet homme ? … Est-ce vous, monsieur, qui connaissez les choses ?
LE DEVIN – Je sais lire un peu dans le livre immense des secrets de la nature.
ALEXAS – Montrez-lui votre main.
(Entre Énobarbus.)
ÉNOBARBUS – Qu'on serve promptement le repas : et du vin en abondance, pour boire à la santé de Cléopâtre.
Le Banquet d'Antoine et Cléopâtre - Trevisiani Francesco
CHARMIANE – Mon bon monsieur, donnez-moi une bonne fortune.
LE DEVIN – Je ne la fais pas, mais je la devine.
CHARMIANE – Eh bien ! je vous prie, devinez-m'en une bonne.
LE DEVIN – Vous serez encore plus belle que vous n'êtes.
CHARMIANE – Il veut dire en embonpoint.
IRAS – Non ; il veut dire que vous vous farderez quand vous serez vieille.
CHARMIANE – Que les rides m'en préservent !
ALEXAS – Ne troublez point sa prescience, et soyez attentive.
CHARMIANE – Chut !
LE DEVIN – Vous aimerez plus que vous ne serez aimée.
CHARMIANE – J'aimerais mieux m'échauffer le foie avec le vin.
ALEXAS – Allons, écoutez.
CHARMIANE – Voyons, maintenant, quelque bonne aventure ; que j'épouse trois rois dans une matinée, que je devienne veuve de tous trois, que j'aie à cinquante ans un fils auquel Hérode (4) de Judée rende hommage. Trouve-moi un moyen de me marier avec Octave César, et de marcher l'égale de ma maîtresse.
LE DEVIN – Vous survivrez à la reine que vous servez.
CHARMIANE – Oh ! merveilleux ! J'aime bien mieux une longue vie que des figues (5).
LE DEVIN – Vous avez éprouvé dans le passé une meilleure fortune que celle qui vous attend.
CHARMIANE – A ce compte, il y a toute apparence que mes enfants n'auront pas de nom (6). Je vous prie, combien dois-je avoir de garçons et de filles ?
LE DEVIN – Si chacun de vos désirs avait un sein fécond, vous auriez un million d'enfants.
CHARMIANE – Tais-toi, insensé ! Je te pardonne, parce que tu es un sorcier.
ALEXAS – Vous croyez que votre couche est la seule confidente de vos désirs.
CHARMIANE – Allons, viens. Dis aussi à Iras sa bonne aventure.
ALEXAS – Nous voulons tous savoir notre destinée.
ÉNOBARBUS – Ma destinée, comme celle de la plupart de vous, sera d'aller nous coucher ivres ce soir.
LE DEVIN – Voilà une main qui présage la chasteté, si rien ne s'y oppose d'ailleurs.
CHARMIANE – Oui, comme le Nil débordé présage la famine…
IRAS – Allez, folâtre compagne de lit, vous ne savez pas prédire.
CHARMIANE – Oui, si une main humide n'est pas un pronostic de fécondité, il n'est pas vrai que je puisse me gratter l'oreille – Je t'en prie, dis-lui seulement une destinée tout ordinaire.
LE DEVIN – Vos destinées se ressemblent.
IRAS – Mais comment, comment ? Citez quelques particularités.
LE DEVIN – J'ai dit.
IRAS – Quoi ! n'aurai-je pas seulement un pouce de bonne fortune de plus qu'elle ?