Céline Tanguy
88888
Les enfants perdus
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Luc Deborde
BP 30513
5, rue Rougeyron
Faubourg Blanchot
98 800 - Nouméa
Nouvelle-Calédonie
Mail : luc@editions-humanis. com
ISBN : 979-10-219-0063-9
Mai 2013.
Illustration de couverture : Luc Deborde.
Toute utilisation du texte, reproduction, représentation, adaptation totale ou partielle par quelque procédé que ce soit, faite sans le consentement écrit des ayants droit (auteurs et/ou éditeur), constituerait, pour tous pays, un délit sanctionné par la loi sur la protection de la propriété littéraire.
Prologue
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Épilogue
La voiture avait brutalement quitté la route. Elle avait traversé la voie de circulation opposée et achevé sa course dans le fossé. Le choc avait été violent. Toute la partie avant du véhicule était enfoncée, le métal froissé comme une simple feuille de papier. Du capot défoncé, une fumée bleutée jaillissait dans un chuintement aigu. Il n’y avait aucune trace de freinage. Le conducteur ne semblait pas avoir eu le temps de tenter quoi que ce soit pour éviter l’impact. Sans doute n’avait-il même pas eu peur.
La portière du chauffeur s’était ouverte au moment de l’impact et celui-ci avait été éjecté. Inconscient, il gisait comme un pantin désarticulé au bord du talus, quelques mètres plus loin, les jambes en travers de la chaussée. Un mince filet de sang lui parcourait la face visible de sa joue droite, le reste de son visage était enfoui dans l’herbe. Son bras gauche retourné dans le dos avait un angle anormal. Une tache sombre et à l’aspect poisseux s’étendait peu à peu sur sa chemise bleu ciel, à la naissance de son épaule gauche.
L’homme gémissait faiblement. Il tenta vainement de se retourner à plusieurs reprises, la respiration lourde et hoquetante. Après un temps de récupération qui lui parut infiniment long, il fit un ultime effort et parvint à rouler sur le côté droit. Sa respiration s’améliora et la sensation d’étouffement disparu. Il était seul, la route était déserte et désagréablement silencieuse. Il n’avait pas la force d’appeler à l’aide. Il se souvint que son téléphone portable était quelque part dans la voiture, bien trop loin. Même avec beaucoup de volonté, il savait qu’il ne parviendrait pas à le récupérer. Il ignorait où il se trouvait. Il lui sembla qu’il rêvait, flottant dans une sorte brume nauséeuse où la terre se confondait avec le ciel et son propre corps.
(Je suis dans une drôle de merde…)
Il revint lentement à la surface des eaux boueuses de sa détresse. Des souvenirs remontèrent. Il avait eu un accident. Un accident de voiture. Il avait froid. Il avait l’impression d’être nu malgré ses vêtements collés à sa peau. Il avait peur et il était terriblement seul. Combien de temps s’était écoulé ? Il n’en avait pas la moindre idée. Il ne se souvenait pas de ce qui avait bien pu se passer, ni de ce qu’il faisait avant. Il n’était pas sûr de se rappeler qui il était. Le temps semblait dissout dans la souffrance. Il ne pouvait pas dire où il avait mal précisément, il était la douleur elle-même. Il avait terriblement soif, sa gorge était sèche et il peinait à déglutir. Il aurait donné n’importe quoi pour avoir de l’eau ou être ailleurs, n'importe où, mais ailleurs…
(Il fallait rester sur le parking.)
Au-dessus de lui, loin, très loin, il perçut le ronronnement hypnotique d’un avion. Il se sentit glisser dans une sorte de brume cotonneuse, dans laquelle se déroulaient des scènes absurdes. Rêvait-il ? Il était dans un supermarché, essayant de se saisir d’une boite de céréales. Mais son geste s’interrompait à quelques millimètres du paquet et il recommençait, encore et encore. Cela lui donnait la nausée. Tout disparut finalement et il ne sentit plus que le contact humide et frais de l’herbe contre son corps. Le chat vint se frotter contre son visage. Comme juste avant la lumière. Mais quelle lumière ? Quel chat ?
(Ça va se finir. Pas grave.)
Il grelottait, assoiffé, le corps humide de sueur froide et de sang mêlés. Un soleil implacable brillait dans un ciel d’acier. Il ne réchauffait pas son corps grelottant, mais lui mordait cruellement le visage et accentuait sa soif intense. Le chat était toujours là, ondoyant contre sa joue, chaud, irréel, étrangement familier. Sa médaille accrochée à son collier tintait comme une clochette. Il ronronnait, insistait pour qu’on le caresse, indifférent à sa détresse.
Il aurait voulu dormir. Voilà, c’était cela la solution. Il fallait juste dormir. Et peut-être que le chat le laisserait tranquille. Peut-être que tout disparaîtrait, que tout cela n’était qu’un rêve…
Il marmonna quelques mots indistincts à l’adresse de l’animal et tenta à nouveau de bouger. La position dans laquelle il se trouvait était à présent insoutenable. Son bras, retourné dans son dos, n’était qu’une branche morte inutile, à la douloureuse et froide ankylose.
Et le chat, le chat, toujours le chat.
Une douleur aiguë lui traversa la poitrine. Ce fut comme un coup de poignard qui le cloua au sol. Il y répondit par un gémissement. La solitude lui pesa encore davantage, à mesure qu’une peur indéfinissable se répandait en lui. À nouveau, il se sentit encore glisser dans le rêve…
(Simple mauvais moment à passer.)
Le chat disparu dans un lent tourbillon, son corps se confondit à nouveau avec les éléments et il replongea dans ses souvenirs. Il n’entendit pas le véhicule arriver. Pas plus qu’il ne l’entendit ralentir ni s’arrêter à quelques mètres du sien. Mais loin, très loin, dans l’ultime bastion de sa conscience, il comprit avec une curieuse indifférence qu’il allait mourir.
(Tout ira bien maintenant.)
— Il est là.
L’homme avait dit cela avec un soulagement évident. Il se pencha sur le volant et soupira profondément, puis il se tourna vers son compagnon de route.
— Allez, il faut y aller, on n’a pas beaucoup de temps. Je fatigue.
L’autre acquiesça de la tête et ils descendirent de la voiture. Ils s’approchèrent à pas pressés de la silhouette allongée sur le sol. Le conducteur, un homme âgé, se pencha sur le blessé. Il sortit un mouchoir de sa poche et lui prit doucement le poignet.
— Il va mourir, constata-t-il simplement.
Le plus jeune, resté légèrement en retrait, s’avança. Puis il s’accroupit et souleva la chemise de l’homme, au niveau de l’endroit où la tache sombre avait pris naissance. Il fit une grimace significative puis dit en se relevant :
— Il aurait besoin de soins.
— Ce n’est pas notre rôle.
— Mais il est encore en vie, insista-t-il.
— Il ne survivra pas, c’est son histoire.
— On ne peut pas le laisser comme ça. Même une bête…
Il lui coupa la parole.
— Fais ce que tu as à faire et dépêche-toi.
— Jamais il n’a été question de tuer quelqu’un, répliqua-t-il.
— Ce n’est pas nous qui l’avons tué. C’est un accident. Il a franchi une brèche. Personne ne pourra le trouver ici, aucun de ses semblables. Il va mourir, au mieux dans quelques heures, dans la souffrance et la peur. La seule chose que tu puisses faire, c’est lui épargner l’attente.
— Nous devons lui porter secours.
— Nous ne pouvons pas. Il n’y a rien d’autre à comprendre.
— On pourrait… on pourrait le ramener, juste le ramener hors de la Zone.
— Non. On mettrait en danger le peu qu’il nous reste. Tu veux vraiment ça ?
Ses traits se durcirent.
— Tu crois que nous pouvons nous permettre ce genre de choses ? poursuivit-il. Il a pu entrer dans la Zone. Je ne sais pas comment il a fait, mais il l’a fait. Allez, il faut en finir. Je suis fatigué.
Il recula et passa la main sur ses yeux. Il vacilla légèrement.
— Il faut se dépêcher.
Le jeune homme baissa la tête puis finalement acquiesça. Ils se séparèrent. L’homme âgé se dirigea vers la voiture accidentée. Il récupéra un appareil photo et quelques papiers éparpillés un peu partout dans l’habitacle. Après avoir vérifié avec minutie qu’il n’en avait oublié aucun, il s’en retourna vers son véhicule.
Le jeune homme s’approcha un peu plus du blessé qui ouvrit les yeux. Son regard était vide d’expression. Il ne distingua pas la petite pochette noire que l’homme penché sur lui sortit de sa poche de poitrine. Pas plus qu’il ne le vit en soulever le rabat et en extirper quelque chose qui ressemblait à une petite seringue sans aiguille remplie d’un liquide transparent. Il ne sentit pas non plus lorsqu’il appliqua l’embout contre son épaule, à travers son vêtement.
— Ne vous inquiétez pas, lui murmura-t-il, vous ne sentirez rien. C’est juste un passage.
(Aucune importance.)
Il eut un léger mouvement de recul pour se soustraire au contact de la seringue, ultime réflexe de survie. Il se crispa brièvement lorsque le liquide traversa brutalement sa peau. Enfin, il se relâcha et les traits de son visage se détendirent à mesure que son regard se figea.
Il eut encore quelques hoquets d’agonie. Puis il ne bougea plus. Le jeune homme vérifia l’absence de pouls et se releva. Il marcha calmement vers la voiture. Son compagnon l’attendait déjà au volant de celle-ci. Ils n’échangèrent aucun mot, ni regard. Ils quittèrent le lieu de l’accident sans la moindre précipitation. Sur la banquette arrière du véhicule, le chat faisait consciencieusement sa toilette, lissant avec soin son poil souillé par le sang du blessé.
10 mai 2007
« Affaire exceptionnelle » avait dit le négociateur.
Mêmes mots. Même sourire. Même enthousiasme artificiel dans la voix. Antoine avait simplement souri. Comme tous ceux qui s’étaient déjà succédé dans cette tâche, l’agent immobilier avait répété cela comme une incantation, destinée aux clients d’importance. Antoine monta dans la voiture et jeta un regard à l’homme qui lui tenait la portière. Il était jeune cette fois, guère plus de vingt-cinq ans sans doute, blond, grand et osseux. Ses cheveux très courts accentuaient, s’il le fallait, son allure dégingandée dans son costume neuf. Il semblait mal à l’aise, ses grands yeux pâles cherchant à tout prix à éviter les siens.
Quelque part, il lui ressemblait, dans cette déchirure palpable, entre le personnage de façade et ce qu’il était au fond de lui-même. Mais ce n’était qu’un parallèle lointain. Antoine ne ressemblait à personne, il le savait. Dans ce monde, il n’était sans doute qu’un accident. À la rigueur un élément précurseur. Mais cela n’avait aucune importance : au final, il était seul.
Il n’attendait rien de cette nouvelle après-midi de visites. Tout juste une médiocre promenade guidée des environs. Peut-être un minimum d’occupation, malgré tout. Cela ferait de toute façon l’affaire, puisqu’il n’avait aucune alternative. Il se passerait quand même quelque chose aujourd’hui.
La journée avait commencé comme les autres. Cela faisait si longtemps qu’il ne se rappelait pas que cela ait pu être différent avant. Avant quoi ? Cette question irrésolue avait cessé de l’occuper depuis un certain temps. Comme d’habitude, il avait ouvert un œil à 7 heures. Il avait patienté un petit moment avant de se lever. Juste laisser le temps filer. Du moins essayer. Une autre habitude. L’illusion que oui, cela pouvait encore lui arriver, à lui aussi : les choses pouvaient lui échapper et couler entre ses doigts comme du sable. Mais comme toujours, il était précisément 7 h 15 lorsqu’il avait posé le pied par terre. Il n’en avait éprouvé aucune déception particulière, ni frustration, ces mots-là n’étaient que des fantasmes de dictionnaire. Puis il avait pris sa douche. Comme tous les jours, il avait ouvert les yeux sous l’eau, avait regardé les gouttes glisser le long de son corps et former de minuscules ruisseaux, avant de disparaître à travers la grille d’évacuation. Dans leur continuité, les choses étaient ainsi figées. Tout était toujours pareil. Immuable. Peu importait l’endroit où il se trouvait, et ce qu’il faisait.
Une fois séché et habillé, il était descendu prendre son petit déjeuner dans la salle de restaurant, se forçant à dire quelques banalités, au personnel de l’hôtel à la sympathie de circonstance. C’était un exercice qu’il considérait comme nécessaire. Il lui fallait communiquer avec des gens. Cela ne lui apportait rien au fond, mais il considérait que c’était là un ancrage ultime à la réalité ; enfin, celle des Autres, ceux qui vivaient autour de lui. Antoine aurait pu s’épargner de parler. Le dialogue, l’échange, ne lui manquaient pas. Ils n’étaient que des concepts abstraits, dont il ne maîtrisait ni la teneur, ni la substance. Et le langage, le son de sa voix, ne lui semblaient que des artifices étranges. Mais il craignait d’oublier le peu qu’il savait. Puis un jour, ne plus parler du tout. Et dans ce monde, si étranger, cela pourrait s’avérer un problème. Or, il savait, au plus profond de lui, qu’il lui fallait éviter les problèmes avec les Autres.
Restauré pour la matinée, il était ensuite remonté dans sa chambre, avait un peu contemplé le paysage depuis sa terrasse. Puis il s’était installé dans un grand transat, le bas du corps enroulé dans une couverture. Il avait attendu là : juste laisser les minutes puis les heures s’écouler comme l’eau de la douche. Il aurait pu sortir. Marcher. S’imprégner des odeurs. Mais il ne savait pas (ou plus) apprécier les instants simples. Ses sens primaires étaient annihilés. Parce qu’il cherchait. Un autre, quelqu’un comme lui. C’était plus fort que lui, comme une sorte de réflexe, presque un instinct. Pourtant, il savait depuis longtemps que la quête était vaine. Ce n’était pas l’expression d’un désespoir. Simplement une profonde résignation. Et une immense fatigue.
Il aurait pu lire un des livres qu’il avait emporté. Mais là encore, il était toujours à la recherche d’une trace, d’un indice de sa propre existence et du sens qu’elle pouvait avoir. Il avait longtemps espéré. S’il avait pu trouver quelques analogies dans certains ouvrages, rien dans le fond ne le concernait vraiment. Il l’aurait immédiatement ressenti et cela n’avait jamais été le cas. Il ne pouvait pourtant pas dire qu’il ne s’intéressait à rien, au contraire, il était d’une nature profondément curieuse. Mais à chaque fois, sans exception aucune, tout le ramenait à cette quête dérisoire et envahissante. Sa soif de curiosité s’en était trouvée peu à peu définitivement inhibée.
Pourquoi se trouvait-il là, dans cet hôtel de luxe au bord de la mer, il ne le savait pas vraiment. Sans doute cela n’avait-il pas réellement d’importance. Ce qui en avait, en revanche, c’est qu’il avait rompu l’ennuyeux continuum des jours, deux semaines plus tôt. Son départ avait été brutal. Il avait abandonné sa vie urbaine en quelques heures. C’était un lundi. Il s’était réveillé brusquement, assis dans son lit, en sueur et tremblant. Un cauchemar probablement. Mais pas le moindre souvenir. Juste une idée en tête, devenue une obsession au fil de la matinée. Partir. Pas d’autre explication, juste une nécessité. Son cœur avait battu plus vite, comme sans doute lorsque les Autres ont peur ou désirent. Mais lui n’avait eu ni peur, ni désir. Parce qu’il n’avait aucune idée de ce que ces mots signifiaient au-delà de la définition du dictionnaire. Mais il s’était enfin passé quelque chose. Alors, il était parti. Sans réfléchir. Et il était arrivé là, par le hasard de son doigt se posant sur une carte routière dépliée sur sa table de salon.
Il avait commencé à comprendre ce que pouvait être l’envie. C’était devenu une nouvelle quête, mystique peut-être. Comme un point d’interrogation, posé au milieu de son existence. Et il y aurait enfin quelque chose - quelqu’un ? - dans son quotidien qui n’avait été jusque-là qu’un néant total, une espèce de trou noir improbable. Mais malheureusement, l’excitation de la nouveauté passée, depuis une quinzaine de jours qu’il occupait cette chambre, plus rien n’était arrivé. Ou plutôt, tout ce qui se passait dans sa vie maintenant n’était qu’une réplique parfaite de sa vie d’avant, transposée à un autre paysage. Rien n’avait changé. Aucune réponse à ses questions. Et celles-ci tendaient elles-mêmes à disparaître, étiolées par l’usure du temps.
Sa seule découverte - peut-être était-ce le message - était que, où qu’il aille, il serait toujours le même, enfermé dans son étrange désir d’un autre qui n’existait pas, au milieu de millions d’Autres qui ne lui ressemblaient pas. Ce n’était pas sa vie qui était ennuyante, parce que prévisible, c’était lui. Lui pour qui il semblait n’y avoir ni passé - il n’avait pas vraiment de souvenirs - ni futur - en quoi cela pourrait-il être différent de ce qu’il avait vécu jusque-là ?
Et puis il y avait les heures… Lorsqu’il avait regardé sa montre, après son séjour quotidien sur le transat de la terrasse de sa chambre, il était midi. Les deux aiguilles s’étaient rejointes sur le chiffre 12 au moment précis où il avait posé les yeux dessus. Elles semblaient le narguer. Quoi qu’il fasse, il était toujours l’heure, invariablement la même : l’heure de se lever, l’heure de s’habiller, l’heure de manger… Jamais il n’avait eu le souvenir d’avoir été en retard, ne serait-ce qu’une seule fois dans sa vie. Jamais il n’avait ressenti l’excitation qui pousse les autres à se dépêcher, celle qui mord au creux de l’estomac, qui fait trembler les mains et mouille les chemises. Rien. Il avait longtemps essayé de déjouer l’heure des horloges, pour se créer un espace-temps qui serait le sien, uniquement le sien, dépourvu de repères fixes. Mais cela n’avait pas marché. Il avait essayé de laisser filer les minutes, il n’était jamais parvenu au moindre retard. Il était toujours prêt à temps. Pas un peu avant, non, même cela lui semblait interdit. Quand il regardait sa montre, il était l’heure.
Il était donc redescendu dans la salle de restaurant pour déjeuner. Seul à sa table, il avait alors cédé à son occupation favorite - mais aussi la seule dont il disposait - observer la vie des autres, avec toujours l’espoir sous-jacent de s’apercevoir qu’il n’était plus seul, que quelque chose le rapprochait des inconnus qui gravitaient autour de lui. À la table juste à côté de la sienne, un couple se disputait. La femme reprochait quelque chose à son partenaire avec aigreur. Ce dernier avait d’abord tenté la conciliation, cherchant l’apaisement, reconnaissant des torts, qu’au fond de lui il ne considérait pas comme tels. Sans succès : les traits du visage de la femme s’étaient durcis davantage. Puis il avait tenté l’indifférence. Échec à nouveau. La femme l’avait harcelé de petites phrases assassines, un sourire acerbe au coin des lèvres. Antoine ne se lassait pas du spectacle. Le plus captivant, c’est qu’aucun des deux ne voulait laisser l’opportunité à l’entourage immédiat de saisir la teneur de leur conversation. Mais pour Antoine, le dialogue avait lieu directement dans sa tête, au milieu du brouhaha indistinct des conversations des autres clients attablés autour de lui.
« Je sais que tu as amené cette petite pute ici l’an dernier »
« C’était juste une aventure. »
« Ne compte pas sur moi pour te le pardonner. Ta tentative de réconciliation est lamentable. »
L’homme et la femme s’efforçaient de garder un ton très bas, tout juste audible pour eux-mêmes, ce qui les obligeait à une gestuelle criante pour compenser leurs envies manifestes de hurler. Quelque part, c’était assez drôle. Ce qu’ils ne disaient pas avec des mots - mais si bien en pensées - semblait les déborder. Alors, leurs corps prenaient les rênes. La différence était là. Eux ne parvenaient à communiquer qu’avec des mots, dans le fracas du son de leur voix, nuancée par leurs émotions. Lorsqu’ils ne pouvaient ou ne voulaient parler, ils étaient contraints à un pathétique jeu de mime. Lui n’avait pas besoin de cela. Sauf qu’il n’avait personne avec qui échanger ainsi. Il ne pouvait qu’écouter le flot des émotions des autres, déversé dans ce qu’ils croyaient être le vide.
Exaspéré, l’homme s’était levé, entraînant involontairement un coin de la nappe. Cela bouscula une assiette contenant des couverts, ce qui produisit un tintement métallique bruyant. La plupart des regards se concentrèrent brutalement sur eux. Son seuil de tolérance à présent atteint, il se dirigea vers la sortie.
« Cette bonne femme est impossible »
À présent seule à table, la femme avait pris un air faussement dégagé et se tamponnait les lèvres avec sa serviette dans un geste précieux. Puis elle avait fait mine de reprendre la dégustation de son dessert avant de se lever à son tour et de quitter la salle, la carte magnétique permettant d’ouvrir la porte de sa chambre bien en vue dans la main. Au moment où elle était passée devant lui, Antoine avait pu lire le numéro 343 et constater avec intérêt que le couple occupait la chambre voisine de la sienne. Il aurait peut-être ainsi l’occasion d’avoir une autre distraction.
« Demain, je prends un avocat. »
14 H 00. Son déjeuner était achevé. Il s’était présenté à la réception pour attendre l’agent immobilier. Dans son costume neuf, au volant de la grosse cylindrée de l’agence « réservée-aux-visites-pour-les-clients-d’importance », le jeune négociateur dégageait quelque chose d’improbable. Il n’avait décidément pas le physique de l’emploi. Il manquait cruellement de crédibilité, le geste hésitant, les mains un peu tremblantes. Ses pensées s’entrechoquaient en une succession de mots sans lien les uns avec les autres.
Antoine comprit cependant qu’il avait été désigné en l’absence de personnel plus qualifié disponible. Sur son visage restait imprimé le vent de panique qui avait soufflé (et qui soufflait sans doute encore) au bureau de l’agence quand il avait fallu se décider à lui confier cette visite, ultime et unique recours.
— Excusez-moi, je ne me suis pas présenté, dit-il en lui tendant une main moite, Gwen Lafargue, je remplace monsieur Garrec, qui est souffrant et qui aurait dû vous accompagner aujourd’hui.
— Ah !
Paradoxalement, il ne sembla nullement dépité par la réponse laconique d’Antoine. Il se lança aussitôt dans un interminable monologue, s’extasiant sur la beauté du site, le temps qu’il avait fait, qu’il faisait et qu’il ferait, la couleur de la mer au fil des saisons, la qualité des prestations immobilières et une foule d’autres choses parfaitement inintéressantes. Antoine fit mine de l’écouter, sans vraiment s’attacher à comprendre le sens de ses paroles. Très vite, les mots se mirent à défiler dans sa tête, en une lecture ininterrompue et hypnotique. À plusieurs reprises, il dut faire un effort de concentration pour ne pas tomber dans la somnolence, la tête lourde, les yeux dans le vague. Il s’attacha donc à observer attentivement le paysage qui défilait.
La route ne lui était pas inconnue, il avait déjà sillonné le quartier avec un autre négociateur. Cela n’augurait rien de bon : toutes les maisons lui paraissaient identiques. Ou tout au moins, il n’en avait repéré jusque-là aucune qui se soit détachée des autres. La voiture ralentit puis s’arrêta devant un épais muret en pierres, doublé d’une haie vive. De là, il ne pouvait pas voir la bâtisse, légèrement en devers. Un peu loin dans la rue, il reconnut la propriété visitée quelques jours avant. Pourtant, il dut admettre que l’environnement lui apparaissait différent, sans qu’il ne trouvât aucune explication évidente. C’est lorsqu’il fut sorti du véhicule qu’il vit enfin la maison. Une construction récente, entièrement en pierre, basse et massive, avec un sous-sol. Le jardin avait été paysagé avec soin - et entretenu récemment - et ils accédèrent à la porte d’entrée par une petite allée pavée.
La propriété était très grande. L’entrée donnait sur un vaste séjour-salon, bordé de larges portes-fenêtres, accédant à une terrasse en bois qui surplombait la mer. De là, toute la baie s’exposait au regard. La cuisine, baignée de lumière, était ouverte sur le séjour. Elle était délimitée par un bar assez grand pour accueillir une demi-douzaine de convives. Une chambre occupait le reste du rez-de-chaussée. Sans réfléchir, Antoine se dit qu’il y dormirait. Une salle de bain, d’un luxe discret, y était attenante.
Exposée au nord, disposant uniquement d’une minuscule fenêtre, couverte de bois exotique sur le sol et les murs, avec sa baignoire jacuzzi et sa douche sauna, elle lui procura une impression d’intimité, cocon maternel à la douceur obscure. On pouvait cependant y faire rentrer davantage de lumière en ouvrant les deux portes coulissantes qui la séparaient de la chambre. La grande terrasse de la salle de séjour se poursuivait jusque devant la chambre.
Lafargue s’était lancé dans une litanie ininterrompue des qualités de la propriété. Il apprit ainsi que le terrain avait une superficie de 1800 m2, ce qui ne lui évoqua rien de particulier. Il ne parvint d’ailleurs pas à réprimer un bâillement d’indifférence auquel Lafargue répondit par un regard outré.
La décoration intérieure était moderne, mais chaleureuse ; chaque pièce avait été meublée avec un goût certain. Un escalier à l’italienne menait à l’étage : cinq chambres et leur salle de bain respective se partageaient l’espace. Deux d’entre elles possédaient leur terrasse avec vue sur la mer. De là-haut, Antoine eut l’impression de se trouver sur un bateau. Il se prit à fermer les yeux, humant l’air tiède et iodé. Il en oublia la présence de Lafargue.
Lorsqu’ils redescendirent dans le séjour, il avait déjà la sensation d’avoir toujours vécu là. Il sentit poindre une certaine exaspération lorsque Gwen Lafargue, après avoir observé un court instant de silence uniquement destiné à lui permettre de reprendre son souffle, recommença son discours. Cette brève plage de calme lui permit de se rendre compte que, depuis une demi-heure qu’avait commencé la visite, il n’avait encore rien dit ni manifesté le moindre signe d’intérêt. Il s’était laissé porter par le flot de paroles de Lafargue et l’atmosphère de l’endroit.
— Monsieur Lafargue, vous ne m’avez pas dit où mène cet escalier ? dit-il en désignant le départ d’une rambarde à l’entrée du salon.
— J’allais y venir ! rétorqua le jeune homme avec un regain d’enthousiasme. (Il n’est donc pas muet !). Il y a aussi trois autres chambres au rez-de-chaussée avec terrasse donnant sur le jardin, un bureau tout équipé pour l’informatique, une salle de jeu, le garage avec sa cave climatisée et…
Lafargue avait laissé mourir sa phrase.
« Comment est-ce que je peux parler de ce truc… »
Antoine sentit son regard s’allumer. Quel « truc » ? Qu’est-ce qu’il y avait donc dans cette maison de si improbable pour perturber un tel champion du bagout ? Il attendit, puis, dévoré par l’impatience, rompit le silence.
— Vous disiez ? Vous n’avez pas fini votre phrase.
— Le sous-sol comporte une sorte d’abri antiatomique, lâcha-t-il d’une seule traite.
— Un quoi ?
— En fait, il s’agit d’un petit appartement…
Définitivement désarçonné, Gwen Lafargue marqua un temps d’arrêt pour chercher un papier dans la chemise qu’il tenait contre lui et en fit maladroitement la lecture, sur un ton monocorde.
… conçu pour résister à toute sorte de catastrophes et, ce indéfiniment. L’approvisionnement en air, en électricité, en eau potable est assuré par un système complètement autonome pendant une durée illimitée. Une quantité de nourriture spécialement conditionnée est aussi prévue pour plusieurs décennies…
« Mais pourquoi est-ce qu’ils n’ont pas fait une piscine à la place ? ! Non, mais franchement… »
Lafargue était mal à l’aise, comme s’il venait de faire une bévue énorme de nature à compromettre radicalement son hypothétique chance de vente. Antoine sentit aussitôt monter une violente curiosité. Ce sentiment lui était d’autant plus plaisant qu’il lui sembla qu’il l’expérimentait pour la première fois. Un frisson piquant lui parcourut l’échine. Il savoura l’instant.
— Vous pouvez me montrer ?
— Venez.
Ils descendirent au sous-sol. L’entrée de l’abri avait été camouflée, et sans doute pas uniquement par esthétisme, derrière une porte d’apparence banale. Une fois ouverte, celle-ci amenait sur une autre porte en acier plein, aussi épaisse qu’un coffre fort de banque.
— Le propriétaire assurera la formation technique de base. Il vous laissera aussi un manuel. C’est aussi lui qui fera les formalités de reconnaissance faciale pour que l’ordinateur central vous reconnaisse. Le système est centralisé et vous sert également d’alarme anti intrusion et incendie pour la maison.
L’endroit se composait de plusieurs espaces distincts : de ce qu’il put brièvement en apercevoir par les portes entrouvertes, il semblait y avoir une chambre, une salle de bain, une petite cuisine et une pièce pouvant s’assimiler à un bureau, équipée d’un ordinateur portable posé sur une table. Les murs étaient occupés par des rangées de tiroirs. Un écran était intégré dans la cloison jouxtant la porte. Poussée par un élan de curiosité, Antoine en toucha la surface. Celle-ci s’illumina et une voix synthétique à consonance féminine, résonna dans l’ensemble de l’abri :
« Le système n’est pas activé. Aucune protection n’est disponible. Si vous êtes en difficulté, veuillez utiliser le mode manuel ou composer le 912 ».
— Je crois qu’il vaudrait mieux ne toucher à rien pour l’instant, dit brutalement Lafargue, une vague inquiétude dans la voix. Le système est très complexe. Si vous le voulez bien, nous allons à présent passer au jardin pour clore la visite.
— Ce ne sera pas la peine. Je me fiche du jardin. Je l’achète.
Antoine avait prononcé ces mots sans plus d’émotion que s’il venait de se décider pour une paire de chaussures. Lafargue sembla tellement abasourdi qu’il resta muet quelques secondes, bouche grande ouverte, l’air ridicule. Puis il sortit lentement son téléphone de la poche intérieure de son veston dans une succession de gestes saccadés. Il bredouilla quelques mots inintelligibles puis dit simplement en s’éloignant, d’une voix blanche :
— Je vais en informer ma direction.
15 octobre 1951
Juliette s’engagea dans le passage étroit. Elle fit bravement quelques pas dans la pénombre puis marqua un temps d’arrêt et se retourna, regardant en direction de là où elle venait. Elle pouvait encore changer d’avis. C’était très simple. Elle pouvait regagner la lumière. Elle pouvait rentrer aussi discrètement qu’elle était sortie, cacher le contenu de son sac dans la trappe d’aération derrière son lit puis se glisser dans les draps et dormir. Personne n’en saurait rien. Jamais. Et tout continuerait d’aller bien pour elle jusqu’à ce qu’elle quitte cet endroit.
Elle regarda brièvement autour d’elle. Elle était seule, l’endroit était désert. Elle sortit un morceau de papier de sa poche, le déplia soigneusement, les mains légèrement tremblantes. Puis, elle lu, avec une certaine difficulté, les quelques mots qu’elle y avait griffonnés.
« Bâtiment 4 – porte 7"
Courage ! Tu dois y aller.
Elle irait. Il fallait qu’elle y aille. Il avait besoin d’elle. Elle était la seule personne sur laquelle il pouvait compter, la seule qui pouvait le comprendre, la seule qui lui ressemblait. Il ne s’attendait pas à la voir. Il ne la connaissait pas d’ailleurs et elle non plus. Sans doute ne savait-il rien ou si peu. Probablement. À moins qu’il ne sache déjà tout. Dans ce cas, elle n’aurait rien à expliquer, du moins, le peu dont elle avait connaissance. Mais pour l’heure, elle était la seule à pouvoir lui apporter de l’aide. Elle tira sur la sangle de toile grossière qui lui ankylosait l’épaule, remontant la charge qu’elle portait de quelques centimètres. Cela la soulagea un peu. Le sac était lourd. Elle avait mis à l’intérieur tout ce qu’elle avait pu réunir d’utile : une vieille couverture en feutre épais, deux paires de chaussettes à coup sûr trop grandes pour lui, un pull en laine, un gros morceau de pain récupéré dans les cuisines et, trésor ultime, une tablette de chocolat qu’elle était parvenue à voler dans le bureau de l’intendant. Avec cela, il reprendrait des forces et il tiendrait jusqu’à ce que l’on vienne les chercher. Cette pensée la galvanisa. Oui, ils partiraient bientôt. On savait qu’ils étaient là. On viendrait. Et cela changerait tout.
Tu es très courageuse !
Elle accéléra le pas, marchant presque à l’aveugle. Elle avait peur. Elle avait toujours eu peur des endroits obscurs et étroits. Elle craignait plus que tout ce qu’elle ne pouvait voir. Rien n’était pire que ces angoisses invisibles, cachées dans la noirceur des ruelles malodorantes. Elle aurait voulu faire demi-tour et courir vers la trouée de lumière qu’elle venait de quitter, là-bas, si loin déjà. Mais il était épuisé et malade, affamé. Elle percevait dans sa propre chair ses tremblements de fièvre et de froid mêlés, la raideur de ses muscles endoloris par les courbatures. Elle sentait aussi son désespoir, sa solitude. Son sentiment d’abandon était tel qu’il avait cessé de lutter. Pour qu’enfin, tout s’arrête. Mais elle ne supportait pas l’idée de le perdre. Alors, elle n’avait pas le choix, elle devait vaincre sa peur. Elle n’avait pas besoin de le connaître pour éprouver toute la nécessité de se surpasser pour lui.
Continue, tu y es presque !
Juliette avait 15 ans. Elle était plus grande que les filles de son âge. Elle était fine, aérienne dans ses attitudes. Elle avait de longs cheveux bouclés d’un noir de jais, qui lui arrivaient jusqu’au milieu du dos. Son teint mat et ses yeux couleur de sienne témoignaient de probables origines latines. Depuis qu’elle avait été placée dans cet orphelinat, il y avait de cela presque six ans, elle s’était toujours sentie très isolée, bien plus que lorsqu’elle avait été trouvée errante dans les rues parisiennes, à la Libération. Elle n’avait d’ailleurs aucun souvenir de ce qui avait bien pu lui arriver et de son éventuelle famille. Mais elle ne ressentait aucune tristesse à cette pensée. Parce que la notion de famille telle que les personnes la concevaient habituellement était sans objet pour elle. Depuis toujours, ancrée en elle comme une certitude absolue, Juliette savait qu’elle était différente.
NOUS SOMMES FIERS DE TOI.
Cela avait crié dans sa tête. Si fort qu’elle en avait été interrompue dans sa marche, une fraction de seconde. Cela criait toujours dans sa tête quand elle réussissait quelque chose, quand elle allait jusqu’au bout d’elle-même, quand elle avait besoin d’aide ou de réconfort. Le reste du temps, c’était des chuchotements doux, comme une caresse sur la joue. Mais ils étaient toujours avec elle, dès lors qu’elle en manifestait le besoin ou l’envie. Ils n’avaient pas de nom. Ils étaient en elle comme elle était en eux. Avaient-ils un visage ? Elle n’en savait rien. Mais ils étaient sa famille. Pour elle, ils étaient un immense arbre au tronc massif duquel partaient des milliers de branches. Elle se trouvait sur l’une d’elles. Ce qu’elle ressentait d’eux, leurs paroles rassurantes et encourageantes, ne lui paraissaient pas venir d’un ou plusieurs membres. C’était leurs voix à l’unisson qui s’exprimaient là, comme une entité unique.
Elle pouvait communiquer avec tous ceux de l’arbre, sans avoir besoin de prononcer la moindre parole, elle pouvait lire et disposer de tout ce qui se trouvait dans ce qu’elle appelait la Conscience collective, deux mots qui s’étaient inscrits dans sa tête aussi lisiblement que ceux qu’elle écrivait dans son cahier d’écolière. Elle savait également qu’il fallait qu’elle soit aussi discrète et banale que possible. Parce que les Autres, ceux qui ne faisaient pas partie de l’arbre, ne comprenaient pas, ne pouvaient pas comprendre. Et ce que les Autres ne comprenaient pas, ils l’étouffaient, le bafouaient, le méprisaient. Les Autres