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Éditeur : François Doucet

Révision linguistique : Daniel Picard

Correction d’épreuves : Nancy Coulombe, Émilie Leroux

Conception de la couverture : Mathieu C. Dandurand

Mise en pages : Kina Baril-Bergeron

Illustration de la couverture : Getty Images

ISBN papier 978-2-89786-161-2

ISBN PDF numérique 978-2-89786-162-9

ISBN ePub 978-2-89786-163-6

Première impression : 2017

Dépôt légal : 2017

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Du même auteur

Johnny Aspiro, détective très privé Des histoires d’infidélité, Éditions AdA, 2017.

Matricule 728 Servir et se faire salir Mon histoire, Éditions AdA, 2015.

Me Jean-Pierre Rancourt Les confessions d’un criminaliste, Éditions Stanké, 2015.

Claude Poirier 10-4,

Éditions Stanké, 2013.

Confidences d’un agent double En mission à 14 ans,

Éditions Publistar, 2009.

Claude Poirier Sur la corde raide,

Éditions Stanké, 2007.

Prologue

Bernie Matte allait se souvenir toute sa vie durant le soir du 25 novembre. Il venait d’atteindre son but. De réaliser son rêve d’enfance. Non seulement avait-il obtenu et déjà encadré son permis de détective privé en règle, mais il venait d’inaugurer sa propre agence d’investigation. Avec une partenaire faite sur mesure pour lui. Une amie d’enfance, blonde comme le blé, âgée de 27 ans et taillée au couteau qui lui faisait battre le cœur et enjolivait ses nuits, même s’il devait se contenter d’en rêver.

Ils avaient fêté ça en grand avec parents et amis à leurs bureaux loués pas trop cher sur la rue Saint-Paul dans le Vieux-Montréal. Une aubaine qui leur était tombée du ciel. Ce qui était assez rare merci dans ce coin de la ville. Ils étaient restés les derniers au bureau après la fête. Pour ramasser un peu et tout bien fermer à clé. Il avait secrètement espéré étrenner leur nouveau canapé en cuir rouge vin, car il avait vu à ce que ce soit un sofa-lit. Après tout, un détective privé célibataire, ça couche souvent au bureau et des fois en bonne compagnie, s’était-il dit en fantasmant. C’était en tout cas comme ça dans les romans policiers. Mais il avait dû se contenter d’en rêver. Il n’avait pas osé aller plus loin avec sa superbe associée, constatant bien qu’elle n’en était pas là. Mais vraiment pas.

Ils étaient sortis de leur bureau vers 22 h 30. Il le fallait. Mère célibataire, Shirley devait passer chercher sa petite de sept ans, Amélie, chez sa mère avant d’entrer chez elle. Ils s’étaient dirigés en zigzaguant vers le stationnement payant où il avait laissé sa Corvette rouge Ferrari, plus fatigués qu’étourdis par l’alcool, se taquinant et riant joyeusement. Deux êtres grisés par le succès et en apparence seuls au monde. Mais ils n’étaient pas vraiment seuls. Tapie dans le noir, une ombre s’approcha en douce alors que Bernie sortait ses clés. Il n’y vit que du feu. Comme dans un rêve, il entendit vaguement trois détonations. Mais surtout des cris de femme en détresse. Tout se mit à tourner, à tourner. Puis… black-out total ! Il se réveilla à l’urgence de l’Hôpital Saint-Luc. Trois jours plus tard. C’était la deuxième fois qu’il se retrouvait là. Inconscient sur une civière en l’espace de quelques semaines. Dans des conditions par trop similaires à son goût. Ça s’appelait pour le moins mal commencer sa carrière de privé…

– 8 –

C’était bien vrai que Bernie fréquentait depuis quelques semaines Chez Luigi, le chic restaurant du Parrain. Même si la note y était salée, il avait mis de l’argent de côté pendant des mois juste pour ces sorties qu’il jugeait essentielles à son plan. Il s’y rendait systématiquement une fois par semaine. Pour s’y faire connaître. Et il dut l’avouer au Patriarche bien plus rapidement qu’il ne l’aurait jamais imaginé.

C’est un Bernie Matte fier comme pas deux qui se rendit au rendez-vous fixé par le chef des Homicides au fameux club privé situé au-dessus du restaurant chinois où Line lui avait dit tout ce qu’elle savait à peine trois jours plus tôt. Il n’était évidemment pas au courant de ce tête-à-tête. C’est plein d’espoir et très fébrile qu’il grimpât les quelque 25 marches qui conduisaient à ce bar dont tous les policiers montréalais parlaient en sourdine, même si la plupart ne savaient même pas où il se trouvait. Pas prétentieux pour deux sous, il s’imaginait qu’après leur petit entretien au Jazz Hot, Guy l’avait trouvé ambitieux, intelligent et fort doué pour le métier de détective. Qu’il y avait bien réfléchi et avait décidé de lui donner un sérieux coup de main. Ou, tout au moins, un essai. Il ne s’était pas trompé. Son intuition, une autre des qualités qu’il s’attribuait, avait été la bonne. Mais plutôt que de l’accueillir avec un sourire, Guy avait un air suspect. Il était évident qu’il était assez fâché.

— Tiens, si ce n’est pas l’émule de Mike Hammer version primaire ! l’accueillit-il manifestement de mauvaise humeur.

— Belle façon de dire bonjour, lui répondit Bernie, mais pas du tout avec fanfaronnade comme c’était souvent son habitude.

En vieux professionnel qu’il était, Le Patriarche ouvrit tout de suite son jeu. Pour faire sortir la vapeur, et Bernie imagina un vieux dragon fumant…

— Écoute-moi bien, le jeune ! On ne se fera pas de cachette. Tu m’as mis dans une impasse que je n’apprécie pas du tout. On va régler ça entre quatre yeux et pas plus tard que ce soir !

— Mais qu’est-ce que j’ai fait ?

— D’abord, laisse-moi parler. Ne m’interromps surtout pas. Tes confidences de l’autre soir m’ont beaucoup touché. Elles m’ont rappelé la fougue et le zèle qu’avait le jeune policier Guy Lacasse à ses débuts dans la police. J’y ai beaucoup réfléchi et j’en suis arrivé à la conclusion que tu étais probablement mûr pour devenir enquêteur. Tu sais, ma réputation à moi n’est pas à faire. J’ai beaucoup d’amis dans le département. Je me suis dit : « Pourquoi pas lui donner un coup de main, on verra bien ce que ça donne. » J’ai fait plusieurs appels et ai appris par un inspecteur qui dirige le poste 52 dans le secteur est où tu patrouilles qu’on était à la recherche d’un détective jeune, déterminé et frondeur.

— C’est exactement moi, ça ! s’exclama Bernie tout excité, sans pudeur.

— Du calme, Hammer. Sois au moins poli. Je t’ai demandé de ne pas m’interrompre. Es-tu sourd, en plus ?

— Bon, bon, je me tais.

— J’ai donc fait des démarches. J’ai pris des arrangements pour qu’on t’ouvre les bras. J’ai réservé une table ici, un endroit réservé aux détectives, auquel ont rarement accès les bleus, pour t’en faire la surprise. Et pour fêter ça.

— Mais c’est une surprise formidable ! ne put s’empêcher de dire Bernie.

Il oublia sa promesse de se tenir silencieux. Pour tout de suite se faire rabrouer. Et pas de manière délicate.

— Innocent, deux de pique, pas de cervelle, et j’en oublie ! s’écria Guy. Pendant que je tourne les coins ronds pour faire de la place à l’élu de ma fille, enchaîna-t-il sans reprendre son souffle, Monsieur fait le beau cœur dans les bars et est en train de rendre celle-ci malheureuse comme les pierres. Ça, je ne le prends pas. Je ne le tolérerai pas. Même si ça ne me regarde pas vraiment.

— Comment ça, je fais le beau cœur dans les bars ? Où es-tu allé pêcher cette rumeur ?

— Tu sauras, tête de nœud, qu’il n’est pas besoin d’aller bien loin pour l’apprendre. As-tu oublié que tu fais partie d’un corps policier ? Que ce qu’il y a sur terre de plus curieux qu’un policier, c’est deux policiers ?

— Tu veux dire que tu as appris cette rumeur par un policier ?

— Non, pas un policier. Une policière. Que tu connais très bien, d’ailleurs !

— Pas Line, j’espère ?

— Oui, Line. Et tu sais de qui elle a appris cela ?

— J’aimerais bien le savoir, en effet.

— Si tu écoutais des fois, tu comprendrais peut-être, l’aspirant privé.

— Par qui a-t-elle su ça ?

— Par des policiers de son secteur. Qui eux l’ont su de policiers des autres secteurs. Veux-tu que je te fasse un dessin ?

Bernie venait de tout comprendre. Enfin, presque tout.

— Voyons Guy, si tu parles du fait qu’on voit ma Corvette autour des bars et qu’on m’aperçoit jasant avec des filles, tu sais bien de quoi il s’agit. Tu es le seul à le savoir, d’ailleurs. Le seul à qui j’ai confié mon plan.

— Ah oui, tu m’as parlé des filles ? Excuse-moi, je n’ai sûrement pas dû bien comprendre. Peut-être que j’avais de la cire dans les oreilles ?

— Oui. Bien non. Écoute, je ne pense pas que je t’ai parlé des filles. Je t’ai parlé de mes calepins et des renseignements que j’y inscrivais.

— Mais, évidemment, tu ne m’as pas parlé des noms de filles et de leurs numéros de téléphone qui s’y trouvent.

— Quoi, tu es au courant de ça aussi ?

— Oui, je suis au courant. Ce qui est un demi-mal. Qui mérite explications. Mais Line aussi est au courant.

— Line est au courant ! Mais là, il va falloir qu’on éclaire ma lanterne.

Guy lui raconta alors l’accident de sa fille avec sa Corvette, la découverte du petit carnet, leur récente rencontre dans le restaurant ci-dessous et le sang de cochon qu’elle se faisait depuis.

— Réalises-tu, continua-t-il, dans quel embarras tu m’as mis ? Je t’avais promis de ne rien révéler de tes escapades nocturnes parce que je te croyais sincère. Parce que, quand tu m’as confié tes ambitions, j’ai vu cette lueur qui ne ment pas dans tes yeux. Tu m’as convaincu, comprends-tu ?

— Oui, oui, je comprends, ces escapades nocturnes, je te les avais expliquées.

— Pas vraiment ! Tu ne m’avais pas parlé des filles.

— C’est exact, je ne t’en avais pas parlé, mais…

— Mais quoi ?

— Ce sont seulement des filles à qui je parle. Point à la ligne.

— Ah oui ?

— Voyons Guy, tu sais bien que j’aime Line.

— Et cette blonde sulfureuse avec qui on te voit régulièrement au restaurant Chez Luigi ?

— Ah, tu es au courant pour elle aussi ?

— Oui, garçon ! Cela ne vient pas de ma fille. J’ai quand même des contacts dans cette ville, moi.

— Cette fille, elle s’appelle Shirley Graham. C’est une copine depuis mon enfance dans Rosemont. Elle a eu le malheur de se marier très jeune avec un de mes amis qui a mal tourné et qui purge une peine de 15 ans de pénitencier pour vol à main armée. Elle a une petite fille de sept ans qu’elle élève, seule. Elle travaille comme barmaid dans une brasserie de mon ancien coin, la Brasserie Montrose, parce que c’est plus payant que le poste d’aide comptable qu’elle avait à l’époque et qu’elle veut rester fidèle à son mari malgré ses longues vacances. J’avais besoin que quelqu’un m’accompagne quand je vais manger Chez Luigi. Je la sais discrète, elle s’ennuie, et je savais qu’elle adorait la vie jet-set quand « Pogo », c’est son mari, vivait à l’air libre. Je savais qu’elle ne sortait pas beaucoup malgré les propositions quotidiennes qu’elle reçoit parce que c’est tout un pétard. Elle sait que je suis devenu policier, sans plus. Mais elle a toujours eu confiance en moi parce que je n’ai jamais tenté de la séduire. Alors, je lui ai proposé de m’accompagner, aux frais du prince, le prince étant évidemment moi, quand je devais sortir par affaires.

— En somme, elle est devenue ta « secrétaire » ? Dis donc, me prends-tu pour une valise ? de s’exclamer, rouge comme une tomate mûre à point, le lieutenant déjà sanguin de nature.

— Ne te moque pas de moi, Guy. Elle a accepté de m’accompagner comme si on était comme les deux doigts de la main, sans jamais poser de questions indiscrètes. Tout en étant au courant du fait que je suis en couple avec Line.

— Monsieur veut-il me dire à quoi riment exactement ces soirées de restaurant avec escorte personnelle ?

— Parce que Shirley a toutes les allures des filles qui fréquentent le Milieu interlope, elle ne jure pas dans le décor. Parce qu’elle est tournée à faire frissonner les statues, elle attire l’attention.

— Tu me fais marcher ?

— Non, elle attire l’attention sur elle, sur notre table et conséquemment sur moi.

— Dans quel but magnanime exactement ?

— Dans le but de me faire connaître du personnel du restaurant, de côtoyer ses tenanciers, puis éventuellement de connaître personnellement tu sais qui …

— Luigi Costello ? Le Parrain ?

— Oui, je te l’ai déjà laissé entendre entre les lignes.

— Mais tu es malade. Tu joues avec le feu. Le réalises-tu au moins ?

— Oui, et mon plan est d’ailleurs bien avancé. Il me reste à approcher les chefs des autres gangs, puis enfin lui, le numero uno.

— Au restaurant, on te traite comment ?

— En client privilégié. Parce que nous y allons régulièrement et mangeons toujours la même chose, les salades de fruits de mer et les penne arrabiata extra piquantes du chef Lucio. Nous buvons toujours le même vin, le Corvo rouge. Nous laissons toujours de gros pourboires. Pur coup de chance, je connaissais déjà, depuis la salle de billard de Rosemont que l’on fréquentait adolescents, Aldo Martini, le gérant, qui, soit dit en passant, n’a jamais bu d’alcool malgré son nom.

— Monsieur fait son chemin pas juste un peu !

— Eh oui ! malgré ton sourire narquois, je t’annonce que, grâce à Aldo, je suis maintenant en bons termes avec la plupart des gens qui y travaillent et plusieurs clients de marque du restaurant.

— Mais pas avec le vrai gratin, c’est ça ?

— Pas encore, Guy, mais cela va venir tout naturellement, car, tu dois le savoir grâce à tes informateurs, Luigi et ses lieutenants ne fréquentent jamais la salle principale du restaurant. Ils ne mangent, s’amusent et discutent que dans un luxueux salon privé qui se trouve au sous-sol où j’espère un jour mettre les pieds.

— Tête de cochon. Tu es vraiment une tête de cochon. Ça doit être pour cela que tu vas être un fameux bon enquêteur. Si tu restes honnête, cela s’entend. Ce qui reste à voir.

Au grand étonnement de Bernie, Guy commanda alors deux cognacs, porta un toast et déclara :

— J’ai pris une décision et, quand Le Patriarche prend une décision, il n’y revient pas. Tu commences lundi matin au poste 52 comme enquêteur. Tu te rapporteras au lieutenant Steve Martin, un dur de dur. Ne lui rappelle surtout pas qu’on est des amis depuis notre temps de patrouille sur La Main. Tais-toi et marche au pas. Mais en attendant, Mike Hammer, qu’est-ce qu’on dit à Line ?

— Merci, Guy, tu ne le regretteras pas.

— Laisse faire les remerciements. Il y a énormément de chances que je le regrette, mais ça, c’est mon affaire. Notre souci majeur pour le moment, c’est ma fille. Ta conjointe. Je ne te le dirai pas deux fois, t’es mieux de sortir un lapin de ton chapeau, et vite, avant de la perdre…

– 9 –

Bernie quitta le club privé, laissant Guy en train de conter fleurette à la barmaid, une blondinette à la poitrine plantureuse d’au moins 10 ans de moins que lui. Il était tout à l’envers. À la fois excité par sa promotion-surprise et tiraillé par l’incident de la Corvette. Surtout inquiet de ses éventuelles conséquences. Il n’avait pas remarqué les égratignures sur sa Corvette bien-aimée, mais il avait quand même fini par constater que son deuxième chauffeur avait été plutôt tiède à son endroit ces derniers temps. Rendu rue Notre-Dame, où était garée la Corvette, il examina évidemment le pare-chocs. Vraiment pas de quoi fouetter un chat, à peine quelques éraflures. Il prit la direction est vers le boulevard Saint-Laurent, décidé à aller se montrer le portrait dans quelques bars du bas de La Main. Il s’arrêta d’abord dans la rue Larivière. C’est une petite ruelle parallèle au boulevard René-Lévesque qui aboutit sur les bâtiments de l’Université du Québec à Montréal (l’UQAM) sur la rue Saint-Denis.

Quand il allait dans le bas de La Main, il stationnait toujours la Corvette à cet endroit parce que c’est à un jet de pierre des bars de l’ancien district Red Light. Mais surtout à cause de Bernie et Johnny, deux clochards qui avaient élu domicile dans la ruelle. On les voyait quotidiennement assis sur un amoncellement d’ordures en train de vider tous les contenants de tous les alcools qu’ils pouvaient se payer grâce à leur chèque d’aide sociale et aux aumônes qu’ils recueillaient quand ils avaient la force de quêter. Ces gros sacs d’ordures verts leur servaient de matelas le soir quand ils croulaient sous l’effet de l’alcool. Ils y passaient la nuit sans n’être jamais importunés. Même pas par les policiers. Bernie le savait ; quand il patrouillait sur La Main, il ne les dérangeait jamais. Parce qu’ils ne nuisaient à personne. Ils n’étaient pas violents. Ils ne volaient pas, du moins à sa connaissance, et n’importunaient pas les gens. Il avait connu celui qui s’appelait Bernie lors de ses premiers jours de travail dans le coin. Ils s’étaient liés d’amitié parce qu’ils portaient le même nom. Bernie, c’était le diminutif de son vrai nom. Pour lui, c’était sûrement un faux.

Bernie stationnait toujours sa voiture à cet endroit parce que de là il pouvait se rendre à pied dans à peu près tous les débits de boisson qui étaient sous le giron du Parrain Luigi Costello. Mais aussi parce que Bernie et Johnny voyaient à ce que personne n’y touche. Pas seulement parce que Bernie le considérait comme son ami, mais parce que chaque fois, il lui refilait un billet de 10 dollars pour être certain qu’il jouait à la police comme il faut.

Ce soir-là, Bernie fit une tournée de trois ou quatre bars du secteur de la Main. Il s’arrêta même quelques minutes à celui de son ami Costas, Chez Aphrodite, rue Sainte-Catherine. Mais le cœur n’y était pas. Il était tout excité de songer qu’il ne serait plus un simple patrouilleur. Il avait les nerfs à fleur de peau en songeant que le week-end écoulé, sa nouvelle vie commencerait. Mais c’est surtout à Line qu’il pensait. Qu’est-ce qu’il allait lui dire ? Comment lui expliquer ? Comment ne pas lui faire mal ? Surtout, est-ce qu’il allait vraiment tout lui dire ? Il tournait et retournait ces questions dans son cerveau quand, arrêté dans une ruelle sombre pour libérer sa vessie de son trop-plein, il ressentit soudainement un violent choc à l’arrière du crâne. Il vit des étoiles de toutes les couleurs et se réveilla, 10 heures plus tard, à l’urgence de l’Hôpital Saint-Luc. À quelques pas seulement de l’endroit où il avait stationné sa Corvette la veille. Qui l’attendait toujours bien docilement à cet endroit. Du moins, il l’espérait. « Il faudra que je donne un 10 dollars de plus à Bernie pour ses heures supplémentaires quand je sortirai d’ici », pensa-t-il tout bêtement en ouvrant les yeux. Puis il tenta de se rappeler ce qui s’était passé…

– 10 –

Line n’avait pas dormi de la nuit. Bernie n’avait pas donné signe de vie, et le matin s’était déjà pointé depuis longtemps. Ses pires craintes se confirmaient, car il n’avait jamais découché. Au contraire, il avait l’habitude de l’avertir au moindre petit retard… avant. « Ne panique pas ! » ne cessa-t-elle de se répéter une fois sortie du lit et sous la douche en prenant de profondes respirations. C’était une technique qu’on lui avait enseignée à l’école de police devant une situation stressante. Mais le cœur n’y était pas et, durant tout le trajet de métro la conduisant à son travail, elle ne cessa de s’imaginer les pires scénarios possible. Elle voyait constamment son Bernie endormi dans les bras d’une pétasse blond platine ramassée dans un bar quelconque. En arrivant au métro qui la conduisait de l’est de Montréal au centre-ville, puis du centre-ville vers le nord, elle attrapa au vol comme chaque matin le journal 24 heures distribué gratuitement dans les stations. Elle le mit sous son bras et, prise dans le tourbillon de ses pensées noires, elle l’oublia. Quand elle s’en rendit compte, elle se mit à le feuilleter négligemment, question de se changer les idées. De penser à autre chose. Le choc ! En page 5, sur une toute petite colonne, le titre la fit vaciller. Policier agressé sur la Main. Sans lire plus loin, elle pensa tout de suite à Bernie et elle ne s’était pas trompée. L’article ne disait pas grand-chose. Mais assez pour lui faire tourner les méninges à la vitesse d’une Formule Un. Assez pour lui donner des remords sur la pétasse blond platine.

« Un jeune policier montréalais, l’agent Bernard Matte, matricule 3699, a été retrouvé inconscient dans une ruelle du secteur de La Main hier soir. Transporté d’urgence à l’Hôpital Saint-Luc, il s’y trouvait toujours au moment de mettre sous presse où on nous assurait que sa vie n’était pas en danger. Selon les renseignements glanés sur les lieux, il aurait été assommé avec un objet contondant pour des raisons inconnues. L’enquête se poursuit sur cette mystérieuse affaire. »

« Papa, papa. Il faut que je l’appelle. Il doit en savoir plus. Il va me dire quoi faire. » C’est tout ce à quoi elle pensa, complètement affolée, en arrivant à la course au poste de police où elle était affectée. Comme elle allait composer son numéro, elle aperçut sur son bureau le Journal de Montréal laissé ouvert à son intention sur un reportage qui en disait un peu plus long :

mystérieux attentat contre un policier

« Bernard Matte, un jeune policier de Montréal qui vient tout juste d’accéder au rang d’enquêteur et qui n’était pas en service, a été mystérieusement attaqué, tard hier soir, alors qu’il se trouvait dans une ruelle du secteur de La Main, tout près du bar de danseuses Chez Aphrodite. Selon nos renseignements, il aurait été frappé à la tête à une ou deux reprises par-derrière. Pourquoi ? Toutes les hypothèses sont bonnes puisque l’enquête démontre qu’on ne lui a rien volé. Au moment de mettre sous presse, il gisait toujours, inconscient, à l’Hôpital Saint-Luc où l’on ne craignait pas pour sa vie. »

Le lieutenant-détective Guy Lacasse n’en savait pas plus sur ce qui était arrivé à Bernie au moment où Line réussit à le joindre. Il venait tout juste d’entrer au travail, passablement froissé après s’être endormi dans les bras d’une vraie pétasse blond platine, celle avec qui il se trouvait quand Bernie l’avait quitté la veille au club de la police. Il faut dire qu’il était veuf depuis quelques années et ne se gênait pas pour en profiter. Il lisait justement le Journal de Montréal quand son téléphone sonna.

— Lieutenant Lacasse à l’appareil.

— Papa, qu’est-ce qui est arrivé à Bernie ?

— Je ne sais pas encore, Line, je viens tout juste d’entrer au travail. Personne ne m’a avisé. Je suis en train de l’apprendre par le journal.

— Mais pourquoi s’attaquerait-on à lui ? Parce qu’il est policier ?

— Euh…

— Qu’est-ce qu’il faisait dans ce coin-là de la ville, dis-moi ?

— Euh…

— Je te l’avais bien dit qu’il courait les bars et les filles…

— Non, Line. Non. Ne t’énerve pas. Attends qu’on sache. Il y a sûrement une explication.

— Une explication à toutes mes angoisses ? Qui n’étaient pas sans fondement, me semble-t-il, maintenant. C’est en tout cas ce que me dit mon petit doigt.

— Écoute, ma fille. Les p’tits doigts et l’intuition féminine, c’est des histoires de grand-mère. Je ne peux te renseigner sur ce qui s’est passé hier. Je n’en sais rien pour le moment. Je vais m'informer et je t’en donne des nouvelles le plus rapidement possible.

— D’accord, je vais me contenir. Je vais attendre. Mais je ne peux toujours pas comprendre ce qu’il faisait à cette heure-là dans un secteur de bars malfamés comme il y en a à tous les coins de rue dans ce bout-là.

— Je te promets de tout démystifier, Line

— Tu ne pourrais pas être plus encourageant ? Au fait, qu’est-ce que c’est que cette histoire de promotion au grade d’enquêteur ? Une invention de journaliste ? Je n’en ai jamais entendu parler.

— Euh… je ne sais pas si cela te rassurera d’apprendre que…

— Apprendre quoi ? Dis-le-moi, on verra.

— Hier soir, Bernie était avec… moi !

– 11 –

Line et Guy Lacasse n’étaient pas les seuls à lire l’entrefilet du Journal de Montréal ce matin-là. Au poste 52 dans l’est de la ville, le lieutenant Steve Martin à qui Bernie devait se rapporter le lundi suivant était l’un d’eux.

— Ça commence bien ! se mit-il à répéter à ses enquêteurs, ses futurs confrères, à mesure qu’ils entraient au travail.

Oui, ça commençait bien en effet.

À quelques rues de là, dans son bureau du Resto-bar de l’Est, Norm Giguère faisait la même constatation. Avec beaucoup moins de retenue que le lieutenant Martin.

— Tiens, tiens, l’écornifleur s’est finalement étiré le nez un peu trop ! fit-il remarquer à ceux de ses principaux lieutenants qui n’avaient pas trop fêté la veille pour être à l’heure, c’est-à-dire trois sur cinq.

— Il a eu ce qu’il mérite. Mais qui a fait ça ? Je me le demande. On ne s’était pas mis d’accord pour ne pas y toucher ?

Dans une arrière-salle du Bar-café du Nord où il jouait déjà aux cartes avec des fumeurs de cigares, Gerry Jarry ne comprenait pas lui non plus qu’on se soit attaqué à Bernie.

— Ça doit être une histoire de femmes, décida-t-il devant ses adversaires. Ces maudits beux-là, ils sont tous pareils. Des coureurs de chattes comme il s’en fait plus !

Même son de cloche chez Joe Horvath qui prenait le petit-déjeuner avec ses deux gardes du corps dans une gargote qui lui appartenait dans l’extrême-ouest de l’île de Montréal où son gang, aux trois quarts constitué d’Irlandais, trônait. Ce sont eux qui lui avaient amené le journal francophone. Mais le même genre de nouvelle se trouvait aussi dans un entrefilet de première page du journal anglophone The Gazette. Il l’avait lu en se réveillant puisqu’il le recevait chez lui.

— J’espère, souhaita-t-il, que ce ne sont pas les gars de l’est ou du nord qui ont fait le coup. Qu’ils n’ont pas passé outre aux ententes conclues à la réunion. Parce que si c’est le cas, Don Luigi va rager. Vous le connaissez. Il va sévir. Puis pas avec des gants blancs.

Profitant d’un faible soleil d’automne pour procéder à la fermeture pour l’hiver de la piscine extérieure de son luxueux domaine de ville de Léry, une banlieue chic au sud de Montréal, le chef motard Pop Savard était abasourdi par la nouvelle que lui avait rapportée un de ses sbires sur un de ses nombreux cellulaires. C’est que Pop ne le disait à personne, surtout pas aux gars du Milieu, mais il connaissait Bernie très bien. Parce qu’ils avaient été élevés dans le même quartier, mais aussi parce qu’il était le meilleur ami de son frère Louis. Il avait le plus grand respect pour les deux, les considérant comme des… citoyens. Pop était allé deux fois en prison et il savait sa vie normale terminée à cause de son casier judiciaire. Il l’avait accepté et avait décidé de vivre en marge de la société à vie. Dans ce monde de rejetés, comme lui, qui a ses propres lois, ses propres coutumes et son propre code éthique. Aussi étrange que cela puisse paraître, il y existe une loi non écrite qui doit être suivie : ne pas toucher aux enfants, aux femmes et ne pas impliquer d’honnêtes citoyens dans leurs manigances. Dans le langage propre aux bagnards, un citoyen c’est justement quelqu’un qui n’a pas fait de prison et ne fait donc pas partie du Milieu interlope. Un citoyen, c’est un gars clean. Un gars propre. Selon lui, Bernie était devenu policier ; donc il avait réussi. Son frère était informaticien ; donc il était quelqu’un. Parce qu’ils avaient pris des moyens honnêtes pour y arriver. Dans la vraie société. En évitant la population carcérale. Pop aussi avait réussi. Mais dans sa société pas propre à lui. Par tous les moyens, honnêtes ou pas. À coups de pied et à coups de poing. Même plus quand il le fallait. Pop ne se fiait à personne sur terre. Ni à sa mère, ni à sa conjointe depuis 15 ans. Encore moins à ses associés et partenaires de « business » comme il disait. Mais pour des raisons incompréhensibles pour un dur comme lui, il se confiait régulièrement à Louis, le frère de Bernie. Il en avait fait son unique confident et lui racontait régulièrement sa vie, même les bouts pas racontables. Les deux s’étaient liés d’amitié dans la rue. Ils avaient fait les quatre cents coups ensemble et s’étaient souvent refilé les mêmes filles qu’ils surnommaient les chevreuils et qu’ils abordaient toujours avec cette entrée en matière que leurs petites cervelles d’oiseau trouvaient géniale : « On n’est pas beaux, mais on est fins, puis on est propres ! » Le pire, c’est que ça marchait presque à tout coup. Ils étaient les coqueluches du quartier.

Louis et Pop avaient été complices en tout, au point d’être traduits ensemble devant la cour qu’on appelait à l’époque la Cour juvénile au lieu du Tribunal de la jeunesse comme aujourd’hui. On les avait surpris à suspendre des chats par la queue aux cordes à linge de leur quartier. Ils s’en étaient tirés avec des tapes sur les doigts. Ils en avaient bien ri avant de passer aux crimes proprement dits : vols à l’étalage, cambriolages de domiciles, vols d’autos. Jusqu’au soir où, après s’être introduits dans la maison d’un richard et avoir déclenché l’alarme, s’était produit un événement qui avait changé le cours de leur vie à jamais. À tous les deux. Ils avaient réussi à déguerpir juste avant l’arrivée de la première auto-patrouille. Ils s’étaient cachés dans des bosquets tout près. Mais quand les premiers policiers avaient demandé du renfort et qu’ils avaient vu arriver deux autres voitures de patrouille, ils avaient paniqué. Pop — on l’appelait déjà comme cela parce qu’il avait des allures de pépère malgré son jeune âge — était sorti de sa cachette et avait pris ses jambes à son cou. Brave jusque dans la moelle des os, il avait pris le risque de faire courir les policiers et de gagner la course. Mais il avait perdu son pari. Ils l’avaient repris au bout de quelques minutes de poursuite, lui avaient passé les menottes, et il s’était retrouvé en prison. Pas celle des jeunes délinquants. La vraie, celle des adultes. Le frère de Bernie, plus trouillard de nature, était resté caché dans les bosquets. Tremblant comme une feuille, il avait vu les policiers s’approcher de sa cachette avec leurs lampes de poche. Il fit alors un geste dont il allait se souvenir durant toute sa vie et qui le mit sur le droit chemin d’un coup sec. Un chemin sur lequel il jura de rester jusqu’à ce qu’il se retrouve, sans l’aide de personne, six pieds sous terre et avec la seule compagnie des vers et des clous de cercueil. Alors qu’ils étaient en train de fouiller la maison, Louis avait mis la main sur un Magnum 357 caché dans un tiroir. Il l’avait rapidement enfoui dans sa poche arrière de jeans. Lorsqu’un policier passa à quelques pieds de sa cachette, il sortit l’arme volée instinctivement et il se mit en position de tir. Il était prêt à tirer. Il avait le doigt sur la gâchette et était bien décidé à ne pas se laisser prendre quand, tout à coup, il entendit une radio de police crépiter à tue-tête. Les policiers venaient de recevoir un appel d’urgence pour un grave accident de la route tout près. Ils déguerpirent en vitesse, sirènes hurlantes, laissant sur place un seul agent pour attendre l’arrivée des enquêteurs. Louis venait de se faire servir la chance de sa vie sur un plateau. Il n’eut qu’à ramper jusqu’à un champ voisin, prendre ses jambes à son cou, courir jusqu’au domicile de ses parents et s’enfouir sous sa douillette pour tenter d’effacer de sa mémoire ce qui venait de se passer. Mais il n’allait jamais oublier cette mésaventure, car le 357 volé était chargé à bloc ! S’il avait fallu qu’il tire ! Cela mit fin d’un coup sec à sa vie de gangster en devenir. D’autant plus que Pop, en ayant pris pour 3 ans au pénitencier alors qu’il n’avait que 17 ans, lui détailla à sa sortie la vie en prison avec sa loi de la jungle, ses coutumes barbares, ses initiations cruelles et surtout le sexe entre hommes. Après cela, Louis se mit sérieusement aux études. Pop, pour sa part, se hissa lentement dans la hiérarchie du monde interlope, passant des petits vols aux vols armés, aux prêts usuraires et au commerce qui allait le rendre riche et terriblement craint, le trafic de drogue. Malgré leurs cheminements diamétralement opposés, leur amitié ne se démentit jamais. À tel point qu’ils se parlaient régulièrement des hauts et des bas de leur vie d’adulte. Sans ménagements, sans cachettes. Louis, de ses bons coups. Pop, de ses mauvais coups, qu’il appelait ses bons coups. C’est en partie grâce à cela que Bernie était régulièrement mis au courant de ce qui se tramait dans le Milieu interlope montréalais. Par exemple, l’importation massive concoctée à la réunion de Chez Aphrodite dans laquelle Pop avait investi trois millions de « bills du Dominion » comme d’aucuns appellent les dollars canadiens.

Le frère de Bernie ne lui rapportait pas tout ce que le chef motard lui confiait. Ce n’était pas du tout son genre d’être un panier percé. Il était une véritable tombe pour garder un secret. Il mettait Bernie sur certaines pistes, mais sans plus. Pour protéger son bon ami, il évitait la plupart du temps de lui dire de qui ses informations privilégiées provenaient. Bernie savait qu’il pouvait se fier à la discrétion de son frère, les yeux fermés. Il était d’ailleurs le seul qu’il tenait au courant de ses escapades nocturnes dans le Milieu et du contenu de ses petits calepins secrets. Son frère Louis était en fait sa carte cachée…