Guy Saint-Jean Éditeur
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Dépôt légal – Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Bibliothèque et Archives Canada, 2018
ISBN: 978-2-89758-433-7
ISBN EPUB: 978-2-89758-434-4
ISBN PDF: 978-2-89758-435-1
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Imprimé au Canada
1re impression, janvier 2018
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Rue du Couvent, modeste et tranquille est ta vie Ombragée par les poussières des mines et de l’ennui Souvenir cousu de blanche dentelle et trop peu de nuits Ecume cruelle des flots du lac Vert, ce voleur de mari Mais, le sentiment épris, plus fort que la mort, ressurgit Amour vivace suspendu comme jardinière à ta galerie Y voir la lumière quand chaque jour l’espoir refleurit
CARMEN OSTIGUY
À ma fille Mélissa Tousignant
que j’aime de tout mon cœur.
TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE 1:Rose-May
CHAPITRE 2:Le VictoRose
CHAPITRE 3:La famille Cédilotte
CHAPITRE 4:Une visite imprévue
CHAPITRE 5:Le temps des réjouissances
CHAPITRE 6:Un voyage pour Flora
CHAPITRE 7:Woodstock
CHAPITRE 8:Dis-lui que tu l’aimes
CHAPITRE 9:Pâques
CHAPITRE 10:L’enterrement de vie de garçon
CHAPITRE 11:Un chapelet sur la corde à linge
CHAPITRE 12:Mont-Laurier
CHAPITRE 13:Les vergers du mont Saint-Hilaire
CHAPITRE 14:Les nouveaux voisins
CHAPITRE 15:Femme en détresse
CHAPITRE 16:Des nouvelles de Flora
CHAPITRE 17:Hôpital Douglas
CHAPITRE 18:Un cadeau empoisonné
CHAPITRE 19:Un repas en famille
CHAPITRE 20:Naissance d’un ange
CHAPITRE 21:Évangeline
CHAPITRE 22:Adaptation
CHAPITRE 23:Une amitié renouvelée
CHAPITRE 24:Le retour de Jacques
CHAPITRE 25:Verdun
CHAPITRE 26:Un malaise pour Rose-May
CHAPITRE 27:Rosario
CHAPITRE 28:Victor
CHAPITRE 29:Une bonne nouvelle
CHAPITRE 30:La nouvelle année
REMERCIEMENTS
CHAPITRE 1
Rose-May
Enfin! Une journée chaude et agréable, où l’astre de feu déployait ses doux rayons pour réchauffer le cœur des Labellois. Le temps était venu d’ensemencer les potagers, de sortir les meubles de jardin et de garnir les parterres de fleurs odorantes.
Il était à peine 10 heures et Rose-May avait déjà retiré sa veste de laine pour retourner la terre de son potager sis devant la vieille clôture de bois aux planches branlantes. Après avoir travaillé durant quelques heures, elle se retourna et fut satisfaite du résultat de son labeur. Tout devait être terminé aujourd’hui, car le lendemain, son amie Flora arriverait de bon matin pour la randonnée que les deux filles projetaient de faire au lac Labelle et elle était très fébrile de la retrouver.
La demeure de Rose-May avait été érigée en septembre 1905 sur la rue du Couvent, car, l’année précédente, une assemblée avait eu lieu entre le conseil scolaire et la communauté des Sœurs de Sainte-Croix pour l’aménagement de ladite rue en vue de l’édification du futur couvent, à proximité.
Coiffé de mansardes et lambrissé de briques, le bâtiment des Sœurs de Sainte-Croix comptait trois étages et un soubassement, où l’on enseignait aux élèves de la 1re à la 9e année.
La femme de 38 ans se souvenait bien de sa neuvième année, passée au couvent en 1946. Elle avait alors 15 ans. À l’époque, ses parents, ses sœurs et son frère demeuraient au village de La Conception.
Rose-May songeait avec nostalgie au couvent de sa jeunesse:
«C’était grand comme bâtiment! On aurait dit que les plafonds rejoignaient le ciel! À gauche de l’entrée, il y avait le bureau de la sœur supérieure et sur la droite, le parloir, une pièce froide qui me glaçait le sang. J’aimais bien me retrouver au réfectoire avec mes camarades de classe pour discuter de nos fins de semaine passées chez nos parents. Les soirs, on se réunissait au dortoir pour chuchoter durant des heures. Il était meublé de 50 lits blancs et tables de nuit. Un lundi matin, une nouvelle pensionnaire est arrivée et les sœurs l’ont installée dans un nouveau lit. Elle s’appelait Flora et on est devenues les meilleures amies du monde. Il y avait aussi une salle de musique, qui était rehaussée d’une minitribune, où étaient tenus des représentations de pièces de théâtre, des spectacles de chant ainsi que la journée de la remise des bulletins. Le départ pour les vacances estivales de cette année-là avait constitué mon moment préféré. La semaine précédente, les sœurs nous avaient demandé d’apporter des chaussons de laine. Le dernier jour d’école, on avait sorti les vieux bas de nos pères pour les enfiler pardessus nos souliers et polir les parquets avec de la cire en pâte. Ça sentait le propre!»
— Frimousse! cria sa maîtresse en prenant la petite féline blanche pour la coller sur son cœur. Arrête de gratter la terre, je viens juste d’y semer des graines! Allez, on va ranger les outils de jardinage sous la galerie, ma belle!
Malgré que Rose-May ait les mains souillées de terre et les cheveux attachés négligemment, elle était magnifique. Sa beauté ne se révélait pas dans les vêtements qu’elle portait ni dans la façon dont elle coiffait ses longs cheveux noirs comme la nuit. C’était au fond de son regard aux iris d’un bleu profond qu’il fallait s’attarder, là où se trouvait le reflet de son âme. Elle était grande, élancée, son visage ovale était encadré de cils foncés rehaussés de sourcils obliques, et son nez droit et discret se jumelait bien à ses lèvres rosées.
À la suite du départ de son mari Victor, en 1949, elle avait simplement cheminé en exprimant sa gratitude à la Providence d’avoir placé sur sa route cet homme si doux qui l’avait aimée sans condition.
— Ah! Qu’il est joli, le mois de Marie! s’exclama Rose-May, en empoignant ses outils de jardinage pour les remiser sous l’espace fermé de la galerie peinte en gris.
Une tulipe avait éclos et les oiseaux gazouillaient leurs rituelles mélodies du printemps. Dans la cour arrière, aux abords du potager, lentement, le tremble s’habillait de vert tendre et l’astre lumineux réchauffait la terre en éveil.
Le lendemain matin, alors que Rose-May déjeunait tranquillement avant de finaliser son départ pour le lac Labelle, son père était passé pour lui laisser des livres, des couvertures chaudes et de petits plats préparés, comme seule sa mère savait les cuisiner.
À 10 heures, la jeune femme attendait l’arrivée de son amie d’enfance pour remplir le coffre arrière de sa voiture et prendre la route pour s’installer à nouveau à son chalet à l’orée du lac, un site magnifique où il faisait bon se reposer et profiter de la quiétude durant la saison estivale.
Flora Frodet demeurait dans la municipalité de La Minerve, située à 12 milles de Labelle. Fille d’un père charbonnier travaillant aux fours de charbon de bois situés à proximité de la gare du chemin de fer de L’Annonciation, l’amie de Rose-May vivait toujours dans le célibat.
En août 1946, elle s’était retrouvée pensionnaire au couvent des Sœurs de Sainte-Croix, à Labelle. Sa mère Évangeline avait remis son âme au Seigneur en donnant naissance à sa petite sœur Yolande, ce poupon devenu un ange du paradis après avoir été victime de l’épidémie de poliomyélite, à laquelle des milliers d’enfants ne survécurent pas. Flora fut très éprouvée par le départ de ces deux êtres qu’elle affectionnait particulièrement. Elle aurait aimé bercer Yolande, la câliner et la protéger de tous les malheurs qu’elle aurait vécus dans sa vie de petite fille.
Il y a environ un an, son père lui avait raconté comment sa mère était sereine, juste avant de partir pour un meilleur monde, et cela sans trop souffrir.
— J’ai toujours eu peur de la mort, mais ta mère m’a appris comment on meurt, ma fille, avait glissé le père de Flora. Pis c’est pour ça que j’ai été capable d’y tenir la main jusqu’à ce qu’elle respire plus. Elle a toujours eu peur de mourir en couches, peur de se retrouver dans un «après» inconnu et très inquiète que ses proches disparus lui gardent pas une place au ciel. Avec un air calme pis sa tite voix douce, elle m’a dit avant que ta sœur se montre le bout du nez: «Parle-moi encore, mon mari… ta voix me fait du bien chaque fois que j’ai une douleur. Dis à ma belle Flora que je l’aime de tout mon cœur et que j’ai toujours été fière d’elle. Si je meurs, je veux pas que tu pleures à mes funérailles. On a eu une belle vie ensemble. S’il m’arrivait quelque chose, je veux que tu dises à Flora que je veillerai sur vous deux à chaque instant.»
Flora se présenta chez son amie, toute souriante.
— Bon matin, Rose-May!
— Enfin, te voilà! J’avais tellement hâte que t’arrives!
Flora s’approcha pour déposer un baiser sur la joue de son amie et lui lança:
— T’as l’air inquiète, ma belle! Je te sens impatiente…
— C’est pareil chaque printemps, Flo. J’ai si hâte de me retrouver au bord du lac! Tu sais, j’ai pris une décision pendant que je rentrais les boîtes que papa m’a apportées tantôt.
— Sa voiture devait être bien remplie, à remarquer tout ce qu’il y a ici dedans! constata Flora en désignant les boîtes éparpillées sur le plancher.
— En effet! Il m’a fait bien rire, il pensait pas que j’avais autant de bagages en voyant ce fouillis. Cré papa, si je l’avais pas, je serais bien mal prise! Il faudrait que je me décide à passer mon permis de conduire, un de ces jours. J’aurai pas toujours mes parents pour me venir en aide. Ils prennent de l’âge et malgré leur bonne santé générale, leurs corps vont plus aussi vite que lorsqu’ils avaient 30 ans.
— Ils sont si gentils! Je suis jalouse de voir que quoi qu’il arrive, ils sont toujours là pour toi. Chanceuse, va! C’est vrai que ce serait bien accommodant pour toi d’avoir ton permis. Tu pourrais t’acheter une belle petite voiture pour tes déplacements au lac et tes sorties de tous les jours, suggéra Flora, en acceptant la tasse de café que son amie venait de lui offrir.
— Oui, tu as raison, je vais y penser sérieusement.
Installée à la table de la cuisine, Flora croisa ses longues jambes hâlées jusqu’au bout des orteils.
— Tu imagines, lui dit la jeune institutrice, le mois de juin approche et je serai en vacances pour deux longs mois!
— Tes petits élèves vont quand même s’ennuyer de toi durant les vacances scolaires.
— Je suis pas inquiète, La Minerve est pas une grande ville et je les rencontrerai à l’occasion durant l’été. De quelle décision parlais-tu, tantôt, mon amie?
— Je reviendrai pas sur la rue du Couvent les dimanches soir comme l’an passé. Je suis tellement bien, au chalet! Ce site me comble de bonheur. Je désire en tirer profit au maximum et savourer chaque instant.
— Tu souhaites t’installer au chalet pour tout l’été? Flora se leva pour s’emparer du sucrier sur le comptoir.
— Qu’est-ce que tu fais? T’as pas encore bu une gorgée de café? À l’heure qu’il est, on devrait déjà avoir quitté la maison.
— Je mets du sucre dans mon café, pardi! Tu me laisses me réveiller? Le feu est pas pris, on a toute la journée devant nous! Inquiète-toi pas, dans 10 minutes on sera parties, la rassura son amie en s’assoyant.
— OK. Dix minutes, pas plus! la prévint Rose-May en souriant.
Rose-May portait un vieux jean délavé et ses cheveux noirs étaient noués en une haute queue de cheval. Au sortir du lit, à 6 heures, elle avait pris soin de se faire un léger maquillage et avait emballé ses cosmétiques dans une pochette à glissière décorée de petites fleurs vertes.
— Donc, tu veux passer presque cinq mois au lac, sans revenir à Labelle?
— Non! Je vais rentrer à la maison toutes les trois ou quatre semaines pour ma lessive, mon épicerie, l’entretien des plates-bandes, et pour tondre le gazon, qui en aura bien besoin. Pour le lait, le beurre et le pain, le dépanneur Terreault est bien accommodant.
— Tu te nourriras pas seulement avec des conserves et des pâtes, quand même! Les viandes, les fruits, les légumes…
— Ma gentille copine m’apportera tout ça quand elle me rendra visite. Dis, tu viendras me porter des vivres pour pas que je crève de faim? supplia Rose-May en éclatant de rire.
Puis, elle empoigna une boîte cartonnée remplie de cassetêtes et de livres, et la déposa près de la porte, où un soleil radieux perçait à travers le rideau blanc de la fenêtre.
— Ha! Ha! Tu sais bien que oui! Oublie pas de rédiger une liste d’emplettes durant la semaine, je te rappelle que t’as pas le téléphone au chalet. Je pourrai pas deviner tes besoins de nourriture et je pourrais t’apporter des aliments que tu as déjà dans ton frigo.
— Tu es bonne pour moi, fit Rose-May en regardant son amie avec douceur. Allez, viens, le lac nous attend!
— Oui, on part! Mais je te trouve pas prudente de rester seule au chalet si longtemps. S’il t’arrivait un accident…
— Arrête de faire la mère poule, Flora!
— D’accord, je me tais. Mais quand même, pas de téléphone, pas d’électricité…
— C’est pas nécessaire de te tourmenter!J’adore l’éclairage tamisé de la lampe à huile et mon vieux poêle au propane. Changement de sujet: as-tu donné suite à ton rendez-vous avec Lionel?
— Pas question! Il est trop tranquille, ce gars-là! Il ressemble à un curé. J’aime les hommes qui montrent leurs sentiments et qui ont pas peur de faire les premiers pas le premier soir d’une rencontre.
— Qu’est-ce que tu as à reprocher aux hommes respectables, toi? demanda Rose-May à son amie, d’un air sérieux.
— Ils sont gentils, mais ils m’attirent pas, conclut cette dernière en se levant pour déposer sa tasse sur le comptoir bleu de la cuisine. Tu sais, si je me suis pas encore réellement attachée à un gars, c’est parce que je peux pas m’imaginer en train de fricoter des pâtés chinois, des macaronis et moucher des petits nez morveux. Je veux pas d’enfants ni être condamnée à faire l’amour avec le même homme toute ma vie! glissa Flora en s’emparant d’une boîte pour la déposer dans sa voiture.
— T’es sérieuse? Même si je respecte tes choix, je peux pas m’empêcher de te conseiller un peu, ma chérie. Tu es mon amie et tu devrais pas courir après les hommes afin d’assouvir tes pulsions sexuelles, ici et là. Un jour, tu pourrais te retrouver dans des situations embarrassantes que tu pourrais regretter. Les hommes sont pas tous honnêtes, tu sais. Et pense à moi, j’aurais trop de peine de te voir souffrir!
— T’es trop fine, toi. Ça aurait pu marcher avec Bertrand, il était gentil…
— Qu’est-ce que tu veux dire? s’inquiéta Rose-May, qui s’affairait à baisser les toiles des fenêtres.
Après avoir placé les boîtes, les valises et les glacières dans la voiture de Flora, Rose-May retourna verrouiller la porte de sa maison et rejoignit son amie dans le stationnement, pour poursuivre la conversation.
— Je veux dire s’il avait pas été marié…
— Tu as couché avec un père de famille? Est-ce que tu as pensé un seul instant à sa femme et ses enfants? Est-ce que tu espérais qu’il quitte sa famille et qu’il s’éloigne de ses habitudes, juste pour être avec toi? Cet homme s’était construit une vie, Flora! Fais attention à pas tout faire basculer pour une simple histoire d’un soir!
— Il a pas d’enfants, Rose-May. Il m’a dit qu’il avait plus de relations sexuelles depuis des mois, affirma la femme aux mœurs légères, en fermant le coffre arrière de la voiture.
— OK. Au moins, il fera pas souffrir des petits. S’il aime ta compagnie, c’est peut-être qu’il est pas heureux avec sa femme, que la routine est ancrée dans leur couple depuis trop longtemps. Sois vigilante dans tes affaires de cœur, mon amie, je serais bien triste de te voir malheureuse. Pour l’instant, on part pour le VictoRose. Je veux qu’on s’amuse ce week-end. Allez!
Les années avaient passé et Flora savait qu’elle ne serait pas la femme d’un seul homme. À 18 ans, elle avait vécu une aventure avec un garçon bien élevé et attentionné, mais malheureusement, ses pulsions sexuelles s’étaient amplifiées et Donald n’avait pu suffire à ses demandes, malgré l’amour profond qu’il avait pour elle. S’était ensuivie une déchirante rupture et la jeune femme s’était promis de ne plus fréquenter aucun homme «à long terme».
— T’as rien oublié, Rose-May?
Flora pointait son regard vers la maison.
— Je pense pas… Oh non! Frimousse! Comment est-ce que j’ai pu laisser ma petite féline à l’intérieur?
Rose-May retourna rapidement dans la maison et partit à la recherche de son animal de compagnie.
Décorée de lucarnes-pignons, la modeste demeure de Rose-May dégageait une atmosphère paisible et chaleureuse. Elle avait été érigée en clins de bois, coiffée d’un toit pointu à deux versants recouvert de «tôles baguettes» et percé d’une cheminée.
— Frimousse! Où tu te caches ma belle?
Rose-May grimpa à l’étage et découvrit la petite chatte dans la chambre d’amis meublée simplement d’un lit à deux places, d’une commode et de deux tables de nuit dépareillées. Frimousse était cachée sous la couverture, comme si elle craignait de laisser son petit nid de la rue du Couvent.
— On y va, Flora! cria-t-elle à son amie en ressortant de la maison, avec sa féline dans les bras. Elle souriait tandis qu’elle prenait place du côté passager dans la vieille Ford 1955.
Pendant que la route défilait devant elle, Rose-May rêvassait aux doux moments passés au creux des bras de son prétendant qui était devenu son mari, jusqu’à ce que la mort de ce dernier les sépare. Le vide causé par le décès de Victor avait engendré pour elle des mois douloureux, que ce soit au moment de traverser les Fêtes sans lui, de voir passer la journée de son anniversaire, d’écouter leurs chansons préférées sans pouvoir se blottir l’un contre l’autre, de revoir les endroits cachés où ils se rejoignaient pour s’aimer tendrement. Après le départ de son mari, les membres de sa famille avaient représenté pour elle des étrangers. Elle n’arrivait pas à réaliser qu’elle ne reverrait jamais son époux. Elle n’avait pu vendre la maison ni donner ses vêtements à une œuvre de charité, mais elle s’était départie de la voiture, qu’elle ne pouvait utiliser, car elle ne possédait pas de permis de conduire. Certains matins, sa raison la guidait à l’église de Labelle, où elle demandait à Dieu de lui enlever la douleur profonde qui lui traversait le cœur lorsqu’elle posait son regard sur l’oreiller inoccupé de l’homme disparu. «Je le vois partout, même quand j’essaie de balayer son image de ma tête! Je pourrai plus le toucher, sentir son odeur et me lever avant lui pour courir préparer son café…», songeait-elle avec grande tristesse. Ce geste que Victor avait apprécié seulement à deux reprises avant que le ciel ne le forçât à déménager de son paradis terrestre.
— Tu es dans la lune, ma belle!
— Oh, je pensais à Victor, aux beaux souvenirs… Je vois qu’on approche du chalet et je suis anxieuse. J’ai bien peur de le trouver dans un état lamentable. Chaque année, des surprises m’attendent. Comme le printemps passé, tu t’en souviens? On avait dû stationner la voiture plus loin à cause des branches qui barraient le chemin en terre battue. Sans compter qu’on avait été obligées de marcher dans la boue pour nous retrouver avec des espadrilles complètement fichues.
— Arrête de t’en faire, Rose-May, tu dis ça chaque année. Mais, c’est vrai que le terrain aura besoin d’une bonne coupe et le bord de la grève sera sûrement envahi de déchets et de branches inutiles.
— J’y pense: je me souviens pas d’avoir barré le chalet l’automne dernier! Je me rappelle être descendue sur la grève et, normalement, le dernier geste que je pose est de vérifier la porte. Il y a tellement de vols durant la saison hivernale, les meubles doivent tous avoir disparu!
CHAPITRE 2
Le VictoRose
Àla radio, une chanson de Nana Mouskouri rappelait de nombreux souvenirs à Rose-May.
«Tous les arbres sont en fleurs et la forêt a ces couleurs que tu aimais. Les pommiers roses sur fond bleu ont le parfum des jours heureux, rien n’a changé1…»
— Nostalgie, Rose-May? devina Flora, qui garait la voiture dans la venelle de gravier à droite du chalet, sous un gros chêne centenaire.
— Oui, mais que de doux moments passés auprès de mon Victor! Tu imagines, Flo? En août, ça fera 19 ans qu’il est mort.
— Tu as raison. Les années ont filé à la vitesse de l’éclair. Il était beau et gentil, ton Victor. Dommage que le Bon Dieu te l’ait pris si jeune… Vingt-deux ans, pardi! On vient pas chercher un homme qui vient de se marier et qui désire fonder une famille, voyons! Des fois, je me demande s’il y a une justice ici-bas!
— C’était son destin. Tu sais, je me pose sans arrêt la question: est-ce qu’il a été emporté par le courant ou bien est-ce qu’il a essayé de s’agripper à la vie en empoignant une branche ou une roche? Mon beau-père avait retrouvé son porte-monnaie avec ses cartes d’identité et sa casquette des Alouettes de Montréal sur les rives du lac. Il venait d’acheter ses billets pour assister à la rencontre du 25 août 1949 contre les Stampeders de Calgary au stade De Lorimier. Il est mort dix jours avant. Je suis convaincue que d’en haut, il a vu la partie du 26 novembre de cette année-là, quand son équipe préférée a gagné la Coupe Grey. Si les autorités avaient retrouvé sa dépouille pour que j’arrête d’attendre son retour et que je puisse enfin faire mon deuil, la vie aurait peut-être été plus simple pour moi. Mais bon, la vie continue et j’ai envie de la savourer chaque jour.
— Tu l’as attendu des années, ma cocotte… Mais je suis contente que tu prennes du bon temps pour toi maintenant. Il était temps!
— Je l’ai espéré durant cinq ans. Je me souviens de la journée de sa mort comme si c’était hier… Il faisait canicule. La veille, ses chums à la mine de graphite lui avaient demandé d’apporter son maillot de bain et quelques bouteilles de bière, pour qu’une fois leur journée de travail terminée, ils puissent se désaltérer et plonger dans le lac pour se rafraîchir. Victor savait pas nager. Aucun collègue s’est aperçu qu’il s’était éloigné de la berge. Comprends-tu pourquoi j’ai si peur de l’eau? Depuis qu’il est mort, je suis pas montée une seule fois dans une chaloupe et j’ai pas nagé dans le lac.
— Oui, ma pauvre petite. Avant, tu étais la première à sauter à l’eau.
— Tu imagines comment ça a dû être terrifiant pour lui? De s’être débattu comme un fou pour rester en vie? Mon ancien beau-père, qui est médecin, m’a expliqué que quand une personne se noie, elle avale de l’eau et une partie de ce liquide se loge dans les poumons, ce qui provoque une asphyxie. Arrivé en phase terminale, celui qui lutte fait une syncope à cause de l’absence d’oxygène et c’est à cet instant qu’il décède.
— Si les hommes avaient fait preuve d’un semblant de sens des responsabilités, ils se seraient pas enivrés et auraient vu qu’un de leurs collègues manquait à l’appel. Est-ce qu’ils seraient arrivés à temps pour le sortir de l’eau et lui prodiguer les premiers soins? On le saura jamais. Maudite boisson!
— Les fouilles pour retrouver Victor ont duré des mois! Les résidents se présentaient au lac Vert au chant du coq pour reprendre les recherches là où elles avaient été interrompues la journée précédente. L’atmosphère était si lourde!
À cette époque, Rose-May avait parlé au lac Vert tous les jours en l’implorant de lui rendre le corps de son mari pour qu’elle puisse enfin vivre son deuil et suivre le chemin d’une nouvelle vie, qu’elle s’était refusée chaque jour. Tous les soirs, elle rentrait chez elle, épuisée, les yeux rougis et gonflés.
— Par chance, ta famille était auprès de toi, ma belle! reprit Flora avec douceur.
— Oh oui! Ma mère, Marthe ou Maria dormaient à la maison. Ça me faisait le plus grand bien quand on se retrouvait devant un café à évoquer les moments passés en famille où Victor les faisait rire. Certaines souriaient et d’autres pleuraient.
— Ouf! Regarde le terrain, Rose-May. Il a besoin d’amour, je pense, dit Flora en souriant.
— Ha! Ha! Vite, on a aussi un peu de travail à faire à l’intérieur du chalet!
Le VictoRose, d’allure rustique, dégageait une ambiance chaleureuse et confortable. VictoRose, c’est ainsi que le jeune couple avait baptisé le chalet du lac Labelle, lorsque Victor l’avait reçu de ses parents en guise de cadeau de mariage. Au début, le jeune amoureux voulait lui donner le nom de Rose-May, mais elle avait refusé, car selon elle, il devait porter les deux prénoms.
L’habitation rustique était située à quelques enjambées du plan d’eau, où on pouvait observer les poissons plonger dans l’eau claire. Avec les années, Rose-May avait paré le terrain boisé de grands peupliers, de conifères et de feuillus, et y avait installé des refuges pour les oiseaux, un foyer en pierres et une mini-plate-bande fleurie de tulipes multicolores.
Les deux amies entrèrent dans le chalet, les bras chargés de sacs et de boîtes.
— Tu vois! La porte était bien verrouillée, et rien a été déplacé, la rassura Flora en déposant la boîte de livres sur la petite table d’appoint près du divan.
— Ouf! s’exclama la propriétaire, soulagée. Je vais ranger la nourriture dans le frigo, puis démarrer le propane et je vais mettre de l’eau à chauffer pour laver les vitres. Pendant ce temps-là, je vais balayer le plancher et le nettoyer.
— As-tu entendu une voiture arriver, cocotte?
Flora se rendit à la fenêtre pour écarter le rideau de teintes multicolores.
— Bien oui! Ça doit être mon frère Normand avec sa femme Lorraine. Ils étaient au courant qu’on venait aujourd’hui.
Flora sortit et descendit les deux marches de la véranda. Puis, elle se retourna en interpellant son amie:
— C’est ton père!
— Déjà! s’écria-t-elle en ouvrant la porte. Il m’a offert son aide ce matin pour ouvrir le chalet, quand il est venu me porter de la nourriture et des couvertures, mais je pensais pas le voir arriver si vite! Je viens te rejoindre, je dois sortir Frimousse de sa cage. Elle doit avoir hâte de courir dans les bois.
— Bonjour, monsieur Cédilotte! cria Flora, souriante, alors qu’elle marchait vers lui en sautillant comme une fillette.
— Bonjour, ma belle Flora! lança gaiement Urgel, qui descendait de sa voiture. Comment tu vas? Ça fait un bout, hein?
— Je vais très bien. Vous avez l’air en pleine forme, vous!
— C’est pas si pire. Y a des journées plus dures que d’autres. Es-tu clouée sur la galerie, ma fille? lui cria son père, en se dirigeant vers l’arrière de sa voiture.
— J’arrive, papa!
Le père de Rose-May ouvrit le coffre arrière de sa voiture, ficelé d’une corde, et en sortit la tondeuse à gazon, la pioche, le râteau et le sécateur. Urgel avait 60 ans et il les assumait difficilement depuis qu’il souffrait de rhumatismes. Sa femme Rita lui suggérait constamment de faire de l’exercice pour être en meilleure forme physique, mais il remettait toujours le début d’un programme d’entraînement à plus tard. Son corps s’affaiblissait avec les années et son système vasculaire n’était plus ce qu’il était lorsqu’il avait 20 ans. Il répétait souvent avant de s’endormir: «Ça y est! Demain matin, je vais prendre une marche pour aller chercher mon journal, au lieu de prendre mon char. En revenant, je vais sortir le vieux vélo du hangar pis je vais pédaler une bonne demi-heure avant le déjeuner.» Or, il remettait toujours ces sages résolutions au lendemain, car il craignait de tomber en raison de ses pertes d’équilibre. «Les exercices que vous m’avez donné à faire pour guérir mes douleurs dorsales, docteur, ben, ça me convient pas pantoute! avait-il indiqué à son médecin. Maudite scoliose, de mes deux!J’ai la colonne faite comme un S, bâtard! Ça se redresse pas comme on veut, hein?»
Rose-May les rejoignit, ravie de revoir son père si tôt.
— Je t’attendais pas avant le milieu de l’après-midi, papa! Viens, je te prépare un café. Est-ce que tu préfères une boisson gazeuse? J’ai du Coke et de l’orangeade Crush.
— C’est bien aimable, mais plus tard, ma fille. J’ai apporté ma tondeuse à gazon pis mes ciseaux pour nettoyer ton terrain qui en a ben besoin.
— OK. Mais vas-y à ton rythme. Je voudrais pas que tu te fasses sermonner par maman à cause d’un lumbago.
— Inquiète-toi pas! Je ferai attention pour pas aggraver mon mal de dos. J’ai averti ta mère que je rentrerais juste dans la veillée. Tu vas pas lever le nez sur l’aide que je t’offre, quand même?
— T’as bien raison, je serais sotte de pas en profiter, accepta avec joie sa fille.
— Au travail, maintenant! Pendant que je redonnerai une petite beauté au terrain, vous aurez le temps de laver et de tout ranger, ici dedans.
À l’heure du souper, Rose-May convia son père à la table pour le repas, composé d’une salade, de crudités et d’un pâté à la viande.
— Miam, ça sent le temps des Fêtes!
— Viens t’asseoir à côté de Flora, papa, je vais te servir. Merci infiniment pour tout le travail que tu as fait! Le terrain est impeccable!
— Ça me fait ben plaisir, ma fille!
En regardant à nouveau la table bien garnie, le père de Rose-May s’exclama:
— Comment tu veux que je surveille mon poids avec tout ce bon manger sur la table? C’est ça qui s’est passé avec ta mère quand on s’est mariés: elle faisait trop ben la cuisine. Aujourd’hui, la ceinture me serre la taille à longueur de journée, bâtard!
Les deux amies s’esclaffèrent.
Après s’être installé sur la chaise devant la table en bois ovale, Urgel se retrouva sur le dos, les quatre fers en l’air.
— Sainte pivoine! Es-tu correct, papa?
Rose-May s’agenouilla et demanda l’aide de sa copine pour relever son paternel.
— Force pas, on va t’aider!
— Laissez faire, je peux me remettre debout tout seul!
— Comme tu veux, répondit sa fille en reculant. Je suis désolée, je savais pas que la chaise était brisée.
— C’est ben correct, Rose-May. Bon, on mange-tu là? J’ai une faim de loup!
Urgel avait dégusté le repas avec appétit et avait volontiers accepté une pointe de tarte aux pommes, garnie de crème fraîche.
En enrobant sa tasse de ses mains délicates pour tenir le thé aromatique au chaud, Flora poursuivit:
— Si on allumait un feu, maintenant? Vous partez pas tout de suite, monsieur Cédilotte?
— Pas de danger, Flora! J’aime trop m’installer devant les flammes pis écouter les bruits de la campagne, ça me rappelle mon jeune temps.
Rose-May s’empara des assiettes vides pour les déposer dans un plat rempli d’eau chaude savonneuse et invita son père et son amie à sortir sous le ciel miroitant.
Le ciel s’assombrissait et un voile blanc dansait sur le lac endormi.
Après quelques heures passées autour du feu, Rose-May s’exclama:
— On devrait signer une pétition pour que ce soit l’été à l’année! lança la jeune femme, en scrutant les étoiles éclairant le firmament. Vous savez, la venue du printemps représente pour moi un grand cadeau. Je suis toujours impatiente de revenir dans mon coin de paradis. C’est si agréable d’écouter crépiter le bois et d’entendre les oiseaux chanter à nouveau. J’ai tellement hâte de voir toute ma famille réunie, demain! Papa, tu apportes pas tes outils de jardinage, hein? Le terrain est nettoyé et il reste juste des petites tâches à faire à l’intérieur du chalet. Tu viens avec maman pour passer la journée en famille et te reposer. Tu feras rien, seulement te laisser servir et t’amuser. Papa? insista sa fille, assise sur une chaise en toile, près des flammes entremêlées de couleurs chaudes.
Flora, qui refermait le sac de guimauves, chuchota à l’oreille de Rose-May:
— Hi! Hi! Il roupille.
— Papa, tu dors? l’interpella doucement sa fille.
— Réveille-le pas, Rose-May. Il a l’air si bien.
— J’ai pas le choix! Maman va s’inquiéter de son retard
sinon.
— Tiens! Il ronfle, maintenant, murmura Flora. Rose-May se leva et caressa doucement son bras.
— Oh! Excusez-moi! C’est si reposant, je pense que je me suis endormi, reconnut le paternel en s’éveillant.
— Oui, tu dormais profondément, papa.
Urgel se leva avec difficulté et alla ranger ses outils dans le coffre arrière de sa voiture. Le sexagénaire trébucha sur les rondins de bouleau cordés près de sa chaise.
— Rien qu’à regarder, on voit ben qu’à la noirceur, on voit rien pantoute, bâtard! En tout cas, je vais voir demain si je suis pas trop courbaturé. Si oui, j’ai ben peur de pas être capable de revenir pour le souper familial. Ouch!
— Papa! Tu peux pas me faire ça! Prends tout ce qu’il faut comme antidouleur en arrivant à la maison. Il faut absolument que tu sois en forme demain.
— On verra ben. Bon, je vais y aller. Merci pour le souper, c’était ben bon, les filles.
— Soyez prudent sur la route, monsieur Cédilotte, l’enjoignit Flora en prenant son bras pour l’accompagner jusqu’à sa voiture.
— Merci encore, papa! Je t’aime.
— Moi aussi, ma fille!
Le lendemain matin, le lac stagnant brillait sous le soleil naissant et le chalet auréolé d’un voile transparent paraissait endormi depuis des années. Une brise s’était levée durant la nuit et faisait danser les tulipes saupoudrées de perles translucides. Rose-May s’était levée avec un mal de dos. «Ouf! Le lit est moins confortable que celui de la rue du Couvent. Je vais faire une petite attisée, l’humidité nous transperce la peau, songea la propriétaire des lieux. J’ai l’impression que mes côtes sont faites sur le long, tellement j’ai de la difficulté à me pencher! Allez! Secoue tes plumes et va chercher les bûches, Rose-May!»
Alors qu’elle s’affairait dans la cuisine, son amie apparut dans la pièce en bâillant.
— Bonjour!
Flora était vêtue d’un vieux chandail de laine à carreaux et d’un pantalon en coton molletonné gris.
— Allo, Flo. As-tu bien dormi?
— Comme ci, comme ça. J’ai entendu des sons bizarres cette nuit. J’espérais que roupiller au chalet me ferait le plus grand bien.
— Tu vas t’habituer à ces bruits. Moi, je dors comme une bûche. Il fait si noir!
— Pour la noirceur, je te l’accorde. Mais je t’avoue que j’ai commencé à avoir froid après minuit. J’ai essayé de chercher mon sac de couchage et je me suis cogné l’orteil sur le coin du bureau, misère!
— Je t’avais laissé une deuxième catalogne au pied de ton
lit.
— Je sais bien, mais mon sac de couchage est plus chaud.
— On va profiter d’une douce chaleur en restant ici une vingtaine de minutes, si je peux mettre cette sacrée bûche dans le poêle! Papa m’a dit les avoir fendues, mais elles sont pas mal grosses! Quand mon frère arrivera, je lui demanderai de les couper encore, indiqua Rose-May, en se dirigeant vers le comptoir pour casser les œufs au-dessus du cul-de-poule.
— Pourquoi tu souris comme ça, Rose-May?
— Je revoyais mon grand-père quand il cuisinait une omelette. Hi! Hi! Il prenait l’œuf et le cognait sur son front. C’était le spectacle du matin, à son chalet.
— Oh la la! De beaux souvenirs!
— Oui, mais je t’avoue que j’étais plus proche de mes grands-parents paternels. Mon grand-père Émeric est un vrai clown! Dommage que ma grand-mère Léda soit décédée il y a cinq ans. Depuis ce temps, il sourit à peine…Je soupçonne qu’il aimerait la rejoindre.
— Où était situé leur chalet? demanda Flora qui prenait place à la table avec un café.
— Tout près d’ici, au lac Bastien.
— Ah bon! Combien de personnes tu attends aujourd’hui?
— Mon frère Normand devrait arriver en fin de matinée. Ma sœur Marthe avec son mari Rock et leurs enfants, Denis et Jeanne, arriveront plus tard. Mes parents, ils me donnent jamais l’heure de leur arrivée.
— Denis et Jeanne sont encore célibataires?
— Bien oui. À leur âge, ils devraient avoir quitté le nid pour voler de leurs propres ailes. Que veux-tu? Ils collent à la maison.
— Denis est toujours aussi charmeur? La dernière fois que je l’ai croisé, c’était à Pâques.
— Oh, que oui! Il est pas pressé de se marier, mon neveu! Il se présente jamais deux fois avec la même fille. Casanova, va!
— C’est bien dommage que j’aie 38 ans et lui 22!
— Flora! Que je te voie pas lui faire les yeux doux! répliqua Rose-May, avec un petit sourire au coin des lèvres.
— Tu me sous-estimes, mon amie.
Déçue, Flora baissa la tête.
— Fais pas la moue, je te connais, Flora Frodet! Dès qu’un homme pose son regard sur toi, tu rougis comme une adolescente et tu voudrais immédiatement défaire les couvertures de son lit.
— J’aime le sexe, est-ce que c’est mal?
— Non. J’aime ça autant que toi, c’est juste que le bon moment s’est pas encore présenté. Tu sais, j’ai pas fait l’amour avec un autre homme depuis que Victor est mort.
— Je te comprends, mon amie.
— J’ai envie d’être aimée, qu’un homme me touche, me caresse, m’embrasse et me transporte dans un monde féerique. Mais je désire pas coucher avec un gars seulement pour en récolter du plaisir, tu comprends? J’aimerais tout partager avec lui! Je veux pas de ces moments d’intimité qui se déroulent derrière la porte de la chambre à coucher si après, il reste juste à dire: «À une prochaine fois, quand ça adonnera.» Je conviens que le sexe est un moment agréable entre deux êtres qui en ressentent le besoin, mais il doit y avoir des affinités, de la complicité et du respect pour que ça fonctionne à long terme.
— Tu as bien raison, approuva Flora.
— Le couple doit être assez solide pour passer au travers des épreuves de la vie, poursuivit Rose-May. Victor et moi, on a pas eu le temps de traverser les années, il est parti trop tôt, malheureusement. On s’adorait, mais on était jeunes au début de notre relation. Quand les gens heureux avancent en âge, ils ont pas le choix d’affronter les peines et les souffrances de leurs proches.
— Tu aurais peur qu’après plusieurs années de vie commune ton mari te laisse tomber si tu étais malade?
— Peut-être, supposa Rose-May, incertaine. Ni toi ni moi connaissons notre destinée sur Terre. L’être humain change tous les jours. J’aurais pu devenir alcoolique ou sénile, comme Victor aurait pu se montrer violent en vieillissant.
Rose-May posa sa main sur celle de son amie.
— Toi, t’as jamais pensé te rendre au pied de l’autel?
— Oui, j’y ai pensé, j’en ai même rêvé.
— Alors pourquoi…?
— … je couche avec le premier venu, au lieu d’entretenir une relation stable avec un homme avec qui je passerais le reste de ma vie? compléta Flora. Je t’explique. Quand j’étais jeune, je m’amusais avec les petits voisins à côté de chez moi. Un gars et une fille.
— Le père de ces enfants a abusé de toi? interrogea Rose-May, inquiète.
— Non, mais il était violent. Sa femme était douce, même très belle, mais elle avait le corps marqué d’ecchymoses.
— Pauvre elle!
— Elle en faisait pitié. Un soir, je suis allée rejoindre Michèle et Alfred pour jouer. Le père m’a renvoyée chez moi, sous prétexte que sa femme était malade et alitée, et qu’il fallait pas faire de bruit. Le lendemain, j’y suis retournée et j’ai vu madame Chevrette avec un poignet plâtré. Michèle m’avait montré des points de suture au-dessus de son œil droit.
— Mon Dieu, c’est effrayant! s’écria Rose-May en posant la main sur son cœur.
— Elle tremblait de tous ses membres, reprit Flora. Quand je lui ai demandé si la blessure venait de la main de son père, elle s’est mise à pleurer et plus aucun son était sorti de sa bouche.
— Et tu as été marquée par cette violence, ma belle Flo?
— Oui, à vie. Tu sais, mon père a jamais levé la main sur ma mère, mais il l’a pas ménagée pour autant, surtout du point de vue psychologique.
Flora prit une pause.
— À entendre parler ton père, il aimait beaucoup ta mère.
— Oui, à sa façon, je te dirais. Papa était doux et attentionné avec maman, mais parfois, il avait un tempérament bouillant et colérique. Il souffrait intérieurement.
— Comment ça?
— Après le décès de ma mère, il a consulté son médecin et il a reçu le diagnostic: il est bipolaire. Mais depuis ce temps, il est médicamenté et ça le rend plus calme.
— Pauvre lui! Écoute, ma belle, on doit croire en la vie. Il y a sûrement un grand bonheur qui nous arrivera un jour. Mais ni toi ni moi sommes au courant de la journée où il se présentera.
— Il est mieux de pas trop tarder! lança Flora en souriant. On est plus des petites jeunesses, ma vieille!
Rose-May sourit tendrement.
— Il y a pas d’âge pour s’aimer, ma cocotte. Rose-May se leva pour déposer sa tasse sur le comptoir de la
cuisine et se tourna vers son amie, qui venait de la rejoindre.
— J’apprécie ces moments de tranquillité, où on se confie l’une à l’autre, sans retenue. Je te remercie, Flora, tu es précieuse à mes yeux.
— C’est ça, les vraies amies! fit cette dernière en prenant Rose-May dans ses bras pour la serrer contre son cœur. Allez! On va laver la vaisselle du déjeuner et tu me diras ce que je peux faire pour t’aider. On a pas mal d’ouvrage devant nous avant que les invités se présentent.
— On a presque tout préparé hier.
— OK alors! Tu m’as dit que toute ta famille sera présente, mais tu m’as pas parlé de ta sœur Maria. Elle viendra pas? s’informa Flora, qui versait du liquide à vaisselle dans l’eau chaude de l’évier.
— Peut-être demain. Mon beau-frère Bobby essaie de la rassurer en lui disant qu’il y a pas de souris dans le chalet, mais elle refuse quand même de dormir ici.
— Elle attend pas du nouveau, Maria? Elle voulait un quatrième bébé.
— Non. Elle m’a avoué chez mes parents qu’elle et son mari ont pris la décision de plus en avoir. Tu sais, elle est rendue à 40 ans, ma sœurette.
— Ah non? Pourtant, elle aime tant les enfants!
— La vie est ainsi faite.
Flora s’empara d’un linge à vaisselle pour aider son amie.
Un bruit inquiétant à l’extérieur du chalet brisa la quiétude matinale. Alarmée, Flora s’était retournée vers Rose-May:
— Hé! C’était quoi, ce bruit?
— T’es nerveuse, Flo! La détonation vient de chez monsieur Carbonnier. Regarde sur ta droite, il est en train de brûler des tas de feuilles mortes sur son terrain.
— Je vois la fumée, mais c’est pas le crépitement du feu qu’on vient d’entendre.
— Inquiète-toi pas. La pétarade vient de ses petits-fils, Paul et Michel. Ils chauffent des roches sur la braise et les font éclater dans le lac. Mon père le faisait avec Normand quand on était jeunes.
— Ça ressemblait à un coup de fusil, misère!
— Calme-toi et viens m’aider à façonner les boulettes de viande hachée pour le souper.
1Tous les arbres sont en fleurs, chanson interprétée par Nana Mouskouri, 1968.
CHAPITRE 3
La famille Cédilotte
En après-midi, alors que tous les invités étaient arrivés, les environs du chalet étaient animés d’anecdotes. Chaque adulte voulait avoir la parole et les enfants de Marthe, la sœur de Rose-May, les écoutaient à peine.
Marthe habitait avec son mari Rock sur la rue de l’Église, à Labelle, et le père de famille était mécanicien au garage Machabée, situé à l’angle de la rue du Pont et du boulevard Curé-Labelle.
Rose-May s’approcha de sa sœur et de son beau-frère pour leur offrir une consommation, mais ces derniers étaient plongés dans une discussion houleuse. «Oups… je reviendrai plus tard», songea-t-elle, mal à l’aise.
— Voyons Rock! s’interposa sa femme. Comment on ferait pour se rendre au théâtre de Quat’Sous à Montréal? On a pas de voiture!
— J’ai demandé un char à mon boss. Il va m’en prêter un pour la journée du 20 juin.
— Ah oui? C’est surprenant! constata sa femme, sceptique.
— C’est pourtant vrai! confirma l’homme corpulent aux cheveux bruns frisottés. C’est écrit dans le ciel que je raterai pas l’occasion d’assister à L’Osstidcho! Il y aura Robert Charlebois, Louise Forestier, Mouffe pis Yvon Deschamps. Y faut pas manquer ça, Jupiter!
— Chanceux! Et nous? s’écrièrent leurs enfants.
— Tu as calculé la somme qu’il faudrait débourser pour quatre billets, Denis? interrogea la mère de famille. Un seul coûte deux piastres et demie! On a pas les moyens d’y aller toute la famille. Je suis désolée, mais c’est comme ça!
Marthe rejoignit son conjoint assis sur une chaise, près de la balançoire, une bière à la main.
— C’est pas mon genre de musique, tu le sais bien!
— C’est quoi ton style de spectacle? s’impatienta son mari.
Rock fouilla dans la poche de sa chemise pour sortir son
paquet de cigarettes.
— Laisse tomber, mon mari. J’ai pas envie de m’obstiner en cette belle journée.
— Aweye, dis-le!
Lasse d’entendre la conversation négative qui avait cours entre sa sœur et son mari, Rose-May se réfugia dans le chalet pour nettoyer la salade qui accompagnerait les viandes et les pommes de terre en robe des champs et laissa ses pensées émerger. «Si j’étais encore en couple avec Victor, jamais on en serait venus à nous disputer comme ça pour une simple histoire de billets de spectacle. Sainte pivoine, que les gens profitent pas du bonheur qui s’offre à eux! Eille, la sœur puis le beau-frère! Attardez-vous donc aux plaisirs de la vie, au lieu de vous chamailler comme des enfants!»
— À qui tu parles, ma fille?
— Je jasais avec moi-même, comme on dit. Le soleil te fatigue? Je peux te sortir un parasol, si tu veux.
— Le soleil me dérange pas du tout!Je veux te donner un coup de main pour le souper.
À 65 ans, Rita Cédilotte était bien jolie sous sa tignasse noire parsemée de fils argentés. Dès son union avec Urgel, en octobre 1928, ils s’étaient installés sur une terre agricole dans la municipalité du Canton Clyde, qui, depuis 1946, portait le nom de La Conception. Comme le répétait son mari depuis la naissance de leurs enfants: «Moi pis ma femme on est nés dans ce coin de pays reculé par le tonnerre, pis c’est dans ce patelin qu’on sera mis en terre, bâtard! Cette terre qui nous a vus naître et que j’ai labourée toute ma vie.»
— J’ai terminé, maman. Qu’est-ce que tu dirais d’un café bien corsé, comme tu l’aimes?
— As-tu du thé dans ton armoire?
— Certain! Est-ce que papa va bien? Il me semble fatigué ces temps-ci. J’ai eu peur qu’il vienne pas, à cause de la besogne qu’il a faite sur le terrain du chalet hier. Il est parti courbaturé en fin de soirée.
— Écoute…
La mère de famille baissa son regard.
— Quoi? insista Rose-May, l’air inquiet. Il est malade?
— Ton père me défend de parler de ses petits bobos.
— Tu crois pas que les problèmes de santé de notre père nous concernent tous?
— Il songe à vendre la terre, la forme y est plus. Le matin, il a bien beau s’efforcer de cacher le mal qui le tenaille dans le corps, je suis pas niaiseuse. Je le vois grimacer quand il marche et quand il s’installe dans sa chaise berçante. Je devine qu’il aimerait y rester assis toute la journée au lieu de se lever de peine et de misère pour se rendre à l’étable voir au train.
— Pauvre papa!
Rose-May releva sa chevelure noire, pour y pincer une barrette.
— De quoi il souffre? Est-ce qu’il a vu un médecin?
— Il a passé des tests. Le docteur croit qu’il a un début d’arthrose, l’informa sa mère, avec les yeux tristes.