« Pour ma famille que j’adore,
qui m’a aidée et encouragée tout au long de mes trois ouvrages et surtout pour ma chère belle-mère
qui n’en aura jamais connu la fin. »
Isabelle se sentait excessivement excitée. Elle replaça sa robe en esquissant un sourire qu’elle ne put retenir malgré la tristesse de l’éventuelle séparation qui approchait. La jeune femme ne pouvait s’empêcher de donner libre cours à l’immense joie qui montait en elle. Elle allait revoir Thomas sous peu. Du moins, elle pouvait se permettre de l’espérer.
La période de grande noirceur, annoncée par Victoria, se trouvait derrière elle. Isabelle avait raté sa chance avec le Thomas qu’elle avait vu le mois dernier à Arcachon. Elle avait pleuré sur lui, imaginé les pires scénarios sur l’aboutissement de sa vie amoureuse, s’était posé maintes questions pendant des jours, croyait avoir perdu sa chance à jamais. C’était à cette noirceur, à cette tempête dans laquelle s’emmêlaient plusieurs sentiments, des incertitudes que Victoria avait fait référence. Et bien sûr, ignorant la réelle signification de cette parabole, énoncée par Victoria dans un élan de lucidité trompeuse sur son lit de mort, les habitants du village, connaissant les habiletés de la vieille dame, avaient paniqué.
Isabelle osait à présent croire que l’éclaircie annoncée arrivait enfin. Des réponses à ses questions, des explications sur l’étrange aventure qu’elle expérimentait depuis un an, ne tarderaient pas. Elle le savait, le sentait au plus profond de son être. Assise dans la calèche à côté de Marie-Sophie, elle souriait encore, les yeux fermés, seule avec ses pensées. Malgré son décès, la mère Victoria continuait de bien la guider vers son but, et Isabelle lui en était infiniment reconnaissante.
La calèche, conduite par Benitio, les amenait maintenant au port d’Arcachon. Sa tante, installée aux côtés de son fils aîné, bavardait avec lui dans un mélange de français et d’espagnol ou lui prodiguait mille recommandations pour le reste de son séjour. Pedro, silencieux, regardait défiler le paysage qu’il ne reverrait pas avant longtemps, les bras appuyés sur la bordure du chariot et songeant aux multiples jeux et taquineries qui avaient occupé ses vacances en compagnie de ses cousins.
Marie-Sophie, adossée à la malle de sa tante Sofia, fixait sa sœur et souriait légèrement en devinant ce qu’elle devait ressentir, heureuse qu’un peu de joie s’installe enfin dans son cœur. L’aînée lui souhaitait tellement de connaître un amour pareil à celui qu’elle partageait avec Jean de Castelnau.
Tante Sofia cessa son bavardage, et on n’entendit plus que le grincement du chariot, parfois secoué par les bosses que Benitio ne pouvait éviter. Bercés par le roulis de leur voiture, les occupants se laissèrent porter en silence pendant un moment.
Isabelle leva les yeux vers le ciel. D’un bleu limpide, il était agrémenté de quelques nuages blancs qui ne menaçaient nullement le temps clément qui régnait depuis quelques jours. Le voyage s’effectuerait donc au sec et sans tracas, pour le soulagement des voyageurs.
Isabelle inspira, savourant le moment présent, le silence tranquille qui les entourait. Les adieux avec ses parents s’étaient déroulés de façon très émouvante à leur départ. L’émotion leur était passablement restée en travers de la gorge, et tout avait été dit au cours des derniers jours. Voilà probablement pourquoi personne n’osait plus parler.
Ils avaient quitté la résidence assez tôt ce matin-là. Margarita, qui aurait dû être du voyage, avait jugé qu’il était préférable de demeurer à la maison afin d’aider son mari. Le travail d’une de leurs chèvres, qui ne devait pas mettre bas avant deux ou trois semaines, avait débuté vers la fin de la nuit, et la naissance du petit s’annonçait difficile.
Comme les époux auraient certainement besoin de bras d’homme au cours de cette journée, il avait été décidé, non sans lamentations, que les jumeaux resteraient également à Villandraut. Henri permettait cependant ce jour de congé à ses aînées pour les remercier de leur aide précieuse sur la propriété.
Pour leur part, les sœurs espagnoles furent effectivement déçues de la tournure des événements, mais s’étreignirent longuement en se promettant de s’écrire et de rapprocher leurs visites, ce qui calma un peu les trois jeunes garçons, furieux de devoir se séparer plus tôt que prévu.
Le bon air, le léger balancement du chariot et le silence prolongé eurent raison des occupants assis à l’arrière et qui ne tardèrent pas à s’endormir. Il faut dire que le sommeil agité des derniers jours et le réveil trop matinal, provoqué par le hurlement de la chèvre en travail, les prédisposaient aisément à cette somnolence.
Isabelle fut réveillée la première par les cris et les rires d’enfants qui se rapprochaient. Elle reconnut l’entrée du village et se souvint de la bande d’enfants jouant avec une poignée de cailloux qu’ils avaient croisés devant une des premières maisons du village lors de leur premier voyage. Elle étira son bras pour toucher l’épaule de sa sœur.
Marie-Sophie ouvrit les yeux et vit Isabelle qui lui souriait. Mais ce n’était pas que ses lèvres qui lui parlaient. Tout dans son visage lui souriait. Elle lui répondit avec un léger pincement au cœur, doutant pour la première fois de la bonne suite des événements depuis qu’Isabelle s’était confiée à elle sur la colline, le jour où elle l’avait rejointe à cheval. Marie-Sophie souhaita sincèrement que ses soudaines appréhensions ne deviennent pas réelles et qu’Isabelle ne soit pas déçue.
Tout comme la dernière fois, l’odeur saline de la mer emplit les narines d’Isabelle. Elle le fit remarquer à sa sœur, qui acquiesça après avoir inspiré profondément. Pedro, qui s’était également réveillé, se prêta aussi au jeu.
Sur une petite place dallée, sise à leur droite à l’entrée du village, quelques fillettes couraient en riant pour se sauver d’une blondinette qui tentait de les attraper. Un peu plus loin, quatre garçons d’une dizaine d’années entouraient un oiseau écrasé sur le sol et s’extasiaient sur le sort du pauvre volatile.
Une femme, vêtue d’une ample robe brune et d’un bonnet blanc, passa près des enfants, les bras chargés de vêtements mouillés, et leur ordonna de ne pas toucher au pauvre malheureux. Elle contourna une maison pour probablement aller étendre sa brassée dans la cour arrière. Elle ne fut pas sitôt hors de vue que les garçons retroussèrent leurs pantalons et s’accroupirent près de l’oiseau mort.
Isabelle et Marie-Sophie, qui avaient vu la scène, secouèrent la tête, devinant ce que les petiots s’apprêtaient à faire. Mais elles n’en surent pas davantage, car le chariot avait continué d’avancer et se trouvait déjà loin. Le petit groupe ne tarda pas à atteindre le but de leur voyage.
Une animation identique à celle de son premier voyage régnait sur le quai. Toutefois, il sembla à Isabelle que plus de gens frôlaient les dalles grises de la grande place du quai d’Arcachon. Instinctivement, elle chercha des yeux les petits édicules qui avaient attiré son attention le mois dernier.
L’attelage s’arrêta non loin de la grande place, et tous s’empressèrent de sauter sur le sol. Isabelle avait quitté des yeux l’objet de sa recherche pour aider à sortir les malles des voyageurs. Pedro prit la sienne des mains d’Isabelle en la remerciant, et Benitio fit glisser la plus grosse, qu’il déposa un moment sur le sol, avant de la reprendre fermement.
Sofia avait déjà délaissé le véhicule qui les avait transportés, cherchant des yeux le bateau sur lequel elle devait embarquer. Elle le repéra rapidement et se dirigea vers lui.
Celui-ci se dépêcha de la rejoindre. Sofia s’arrêta non loin du majestueux navire et se retourna dès que son plus jeune fils fut à ses côtés. Elle lui caressa la nuque puis, les larmes aux yeux, elle ouvrit les bras pour étreindre son fils aîné. Celui-ci la serra tendrement et lui ordonna de ne pas s’en faire.
» Je sais que tout ira très bien. Tu es entre bonnes mains, tu t’amuseras avec tes cousins et cousines et tu apprendras beaucoup en leur compagnie. Mais tu me manqueras tout de même.
Sofia lui sourit tendrement, puis enlaça longuement ses deux nièces. Isabelle, qui ne pouvait s’empêcher de jeter un regard ici et là, se concentra sur sa tante, le temps des adieux.
Pedro fut aussi chaleureusement inclus dans les adieux des demoiselles. Le petit promit de leur écrire pour leur démontrer tout le français qu’il avait appris au cours du dernier mois.
Sofia et Pedro lui emboîtèrent le pas, en saluant de la main les filles. Dès qu’ils furent suffisamment éloignés, Marie-Sophie cogna doucement son épaule contre celle d’Isabelle.
Là où, le mois dernier, se trouvait la rangée de commerces, Isabelle remarqua une longue corde nouée à des pieux du quai à laquelle étaient attachés plusieurs chevaux. Un vieillard à barbe blanche, qui criait que ses bêtes étaient à vendre un peu plus tôt, discutait avec un jeune fermier. Isabelle voyait bien l’écriteau de l’auberge, mais pas l’ombre du vendeur tant espéré.
Le vendeur de marrons se tenait toujours à la même place, des navires longeaient le quai, des marchands de poissons vantaient leurs prises du jour et, derrière eux, deux violonistes tendaient leur chapeau aux passants après la pièce qu’ils venaient de jouer. Mais Isabelle ne voyait pas Thomas ni aucune trace des marchandises qu’elle voulait tant montrer à Marie-Sophie. Elle secoua la tête, mais poursuivit sa recherche, persuadée que si le bazar n’avait pas lieu ce jour-là, Thomas pouvait tout de même errer quelque part en bordure du quai.
Voyant le sourire d’Isabelle tomber à mesure qu’elle inspectait le port, Marie-Sophie se mit réellement à craindre ce qui lui avait effleuré l’esprit un peu plus tôt, en entrant au village, et s’étonna silencieusement d’avoir deviné juste.
» Là, dit-elle soudain, en voyant s’écarter les gens qui s’étaient regroupés autour des musiciens.
Isabelle regardait bêtement les chevaux alignés devant l’auberge La boucherie en se maudissant encore une fois de ne pas avoir remarqué l’enseigne au bon moment lors de son dernier passage en ces lieux. Elles n’en seraient pas là, à désespérer de trouver Thomas, songea-t-elle en se retournant dans la direction que Marie-Sophie pointait du doigt.
En se dispersant, les hommes et les femmes attroupés autour des violonistes pour assister à leur concert, à présent terminé, laissaient voir plus loin le sommet des petits commerces de bois qu’Isabelle voulait tant longer. Apparemment, les marchands ne s’installaient pas toujours au même endroit.
Elles se frayèrent un passage parmi la foule et parvinrent rapidement à destination. Le cœur battant à tout rompre, Isabelle prit une grande respiration afin de se calmer, puis entreprit sa promenade devant les étalages colorés.
Négligeant momentanément l’objet de leur recherche, Marie-Sophie s’extasia devant la beauté des tissus du premier commerce. Isabelle approuva les commentaires de sa sœur, mais, impatiente, lui rappela rapidement le but de cette démarche.
L’aînée s’excusa, puis lâcha l’objet de sa convoitise en haussant les épaules devant le vendeur déçu. Elles passèrent devant le commerce de chaudrons et de bols en cuivre, toujours présent, puis devant un étalage de coffret à bijoux, nouveauté pour Isabelle.
Cette dernière retint son souffle lorsqu’elles parvinrent au dernier édicule, se demandant si Thomas la reconnaîtrait. Elle faillit hurler lorsqu’elle aperçut les lacets, bottes et autres objets en cuir sur le comptoir, derrière lequel un jeune blondinet se tenait. À peine plus âgé qu’elle, il s’empressa de vanter la qualité de sa marchandise. Sans l’écouter, Isabelle regarda une fois de plus autour d’elle. La jeune femme, abattue, ne voyait aucun étalage de chapeaux, et il n’y avait pas davantage la preuve de la présence de Thomas.
Isabelle sentit ses jambes ramollir. Au bord de l’évanouissement, elle chancela. Marie-Sophie la rattrapa à temps. Elle la conduisit en direction de la mer, où il y faisait plus frais. L’air marin et la foule moins dense favoriseraient le retour de sa sœur à un meilleur état d’esprit.
Marie-Sophie aida Isabelle à s’asseoir en bordure du quai, puis s’installa à son côté, l’assurant que c’était l’endroit idéal pour reprendre son souffle. Elle dénoua le bonnet d’Isabelle, que cette dernière avait laissé pendre sur son dos, puis s’en servit pour éponger le front couvert de sueur de la malheureuse.
Isabelle prit la main de sa sœur, qui lui tamponnait toujours le visage, et l’écarta, soudain agacée.
Isabelle soupira. Ça ne devait pas être commode de tenir compagnie à une jeune fille qui n’arrivait pas à rencontrer l’homme qu’elle aimait et qui se décourageait à chaque insuccès.
Marie-Sophie la rassura en lui affirmant qu’elle comprenait sa réaction et qu’elle ne lui en voulait pas. Elle regarda ensuite par-dessus l’épaule de sa sœur et aperçut Benitio devant la passerelle du navire dans lequel sa mère et son frère devaient monter. Ils discutaient toujours tous les trois. Elle en fit la remarque à Isabelle.
Les yeux d’Isabelle s’illuminèrent.
» La Boucherie !
Le bonnet d’Isabelle, qu’elle avait lâché sur ses genoux et oublié, tomba par terre. Un coup de vent l’emporta à quelques pas d’elles, le long des quais. Marie-Sophie lui cria de le rattraper. Isabelle, le voyant se faire balayer allègrement, courut derrière.
Celui-ci, par une pause du vent, s’immobilisa à quelques pas devant Isabelle. Sa propriétaire allait mettre la main dessus quand, sous l’emprise du vent qui reprit, il s’envola un peu plus loin. Marie-Sophie la suivait rapidement, ne pouvant s’empêcher de rire de l’incident. Le même manège se produisit une seconde fois, mais lorsque le chapeau s’envola à nouveau, il atterrit sur la passerelle d’une goélette, amarrée non loin du navire que devait prendre la tante Sofia.
Isabelle suivit son couvre-chef, poussé à nouveau par le vent marin, et franchit la passerelle. Elle dut effectuer quelques pas sur le pont du bateau avant de pouvoir enfin mettre la main sur son bonnet.
Marie-Sophie, qui riait en même temps qu’elle courait, s’était laissé distancer. Elle parvint bientôt au bas de la passerelle et patienta, une main sur son flanc endolori, le temps qu’Isabelle redescende. Elle devinait bien que, protégé du vent par les hauts garde-corps du bateau, le chapeau ne tarderait pas à s’immobiliser. Ainsi, sa sœur la rejoindrait aussitôt, son bonnet entre les mains. Après quelques minutes, comme Isabelle ne revenait pas, Marie-Sophie, soucieuse et malgré une quelconque incertitude, franchit la passerelle à son tour afin de pouvoir constater ce qui retenait sa sœur.
Parvenue de l’autre côté, elle effectua quelques pas en cherchant Isabelle des yeux. Elle l’avait effectivement vue franchir la passerelle qui menait à ce bateau. Toutefois, rien ne laissait présager que sa sœur était montée sur ce pont. Devant et autour de Marie-Sophie, il n’y avait pas âme qui vive. Le pont était complètement désert.
Déconcertée, Marie-Sophie promena de nouveau, plus lentement cette fois, son regard tout autour d’elle, mais ne vit aucune trace d’Isabelle ni de son chapeau. La dame de Castelnau se dit que, si elle était certaine d’avoir vu monter Isabelle, celle-ci pouvait bien être descendue par une autre sortie. À la fois confuse et perplexe, elle allait redescendre et chercher au sol l’autre issue qu’aurait pu emprunter sa sœur lorsqu’elle constata, avec effroi, que la passerelle avait été retirée et que le bateau s’éloignait déjà du quai. Plus loin, sur le devant de ce même bateau, Isabelle s’accroupit et ferma finalement la main sur son chapeau. Deux souliers noirs à boucle dorée, d’où sortaient de longs bas blancs, apparurent brusquement dans son champ de vision. Elle se releva lentement, inquiète que le propriétaire du bateau n’apprécie pas avoir été dérangé.
Une fois debout, Isabelle se trouva pratiquement nez à nez avec un homme pas très grand, mais plutôt imposant, aux longs cheveux noirs et hirsutes. Il possédait de grands yeux, noirs aussi, ainsi qu’une barbe très fournie, toujours de la même couleur, dans laquelle ressortaient quelques poils gris. Vêtu de culottes moulantes ainsi que d’une longue veste noire sur une chemise beige, il la regardait, la tête légèrement penchée de côté. Ses lèvres s’étirèrent en un large sourire.
Un frisson la parcourut, sans qu’elle sache exactement pourquoi. L’homme souriait, mais Isabelle n’aurait pu jurer de la sincérité de cette humeur. Une chose était sûre, l’homme l’impressionnait grandement. Et elle ne pouvait certifier que cette impression soit positive.
La pointe d’une lame se glissa sous son menton. L’inconnu avait sorti de sa housse un long sabre qu’elle n’avait pas vu venir. Le sourire de l’inconnu avait disparu. Le ton de sa voix changea, et l’homme se fit menaçant.
L’homme, coupant court à son bavardage hésitant, saisit son poignet délicat et, la lame froide toujours apposée sous son menton, ne lui laissa aucun répit.
Désespérée, effrayée, tremblotante, Isabelle se tut. Si elle parlait ou bougeait trop, le méprisable et mécontent n’hésiterait sûrement pas à enfoncer davantage la lame. La brute lui faisait mal, mais elle n’aurait pas osé le lui dire. Il fallait pourtant qu’elle se sorte de là, qu’elle trouve quelque chose pour le distraire. L’homme n’avait évidemment aucune envie de jouer. La jeune femme n’arrivait plus à réfléchir. Tout ce qui lui venait en tête était qu’elle s’était mise dans ce pétrin pour un vulgaire bonnet. Elle n’arrivait pas à croire que cette effrayante situation survenait réellement, que son bonnet pourrait l’avoir menée vers sa mort. Elle maudit intérieurement Thomas et son édicule pour ne pas s’être trouvés le long des quais.
Isabelle songea ensuite à Marie-Sophie. Cette dernière, fort heureusement pour elle, semblait ne pas l’avoir suivie. Si la jeune femme désirait bénéficier de son aide, elle ne souhaitait absolument pas que sa sœur chérie se retrouve dans cette situation qui comportait un risque pour sa vie. À l’heure qu’il était, Marie-Sophie devait s’inquiéter de ne pas la voir descendre sur la passerelle. Peut-être qu’elle viendrait avec Benitio ? Cette idée l’épouvantait. La seule pensée qu’il pourrait leur arriver malheur, à eux aussi, s’ils la cherchaient jusque-là accentua la nausée qui montait dans sa gorge.
Isabelle sentait toujours le plat de la lame se presser sur sa peau pendant que l’homme, sa grosse main velue enserrant toujours la sienne, insistait une fois de plus pour rencontrer le capitaine du navire. Pourquoi ne se montrait-il pas, celui-là ? Et où se trouvait l’équipage ? Seraient-ils les deux seules âmes à bord de ce bateau ?
En attendant que celui que son assaillant recherchait daigne enfin venir à son secours, la jeune femme essaya de se dégager de la main de l’homme sans trop lui montrer qu’il lui faisait mal. Elle aurait aimé pouvoir crier à l’aide, mais elle se rappela à l’ordre. Elle savait que ce n’était pas la meilleure solution. Celui qui lui enserrait le bras aurait certainement mis la situation à son profit. Isabelle avait vu rapidement qu’elle n’était pas de taille. Il lui fallait réfléchir à autre chose.
Il lui fallait éviter toute mauvaise conduite. Tout ce qu’elle dirait ou ferait serait sans doute considéré comme telle par la brute qui l’agrippait. Si l’abject et vil individu se sentait provoqué, Isabelle ignorait jusqu’où il pourrait aller, imaginant tout de même le pire. Et comme pour confirmer ses sombres pensées, l’homme promena lentement la lame sous son menton en la menaçant d’aller plus loin si elle ne lui révélait pas où se cachait le capitaine. Bien sûr, étant impuissante à le renseigner, il fallait étirer le temps, détourner son attention. Elle avala péniblement sa salive, tout en cherchant la meilleure réponse à donner devant l’insistance de l’affreux barbu.
Impuissante, toujours accoudée au bastingage, Marie-Sophie scrutait le port à la recherche d’Isabelle. Comme elle ne la trouvait pas, elle garda espoir que sa sœur se trouve à bord du bateau avec elle. Marie-Sophie repéra Benitio sur le quai. Il regardait en tout sens, certainement à leur recherche. Il se dirigeait vers le navire sur lequel elle se trouvait. Celui de sa tante avait également levé l’ancre et, les voiles levées, sillonnait déjà la mer devant eux. Encore à proximité du quai, elle effectua de grands gestes et cria le nom de son cousin pour attirer son attention.
Celui-ci ne tarda pas à la remarquer et leva les bras d’incompréhension. Marie-Sophie mit ses mains autour de sa bouche, en porte-voix, et lui expliqua rapidement qu’elle avait suivi sa sœur qui, courant après son bonnet emporté par le vent, avait dû monter sur ce navire. Avant qu’elles n’aient eu le temps de redescendre, le vaisseau avait quitté le port. Et il ne semblait plus avoir moyen de revenir sur la terre ferme.
Marie-Sophie, n’ayant toujours pas vu sa sœur sur le bateau, préférait s’en tenir à la possibilité qu’Isabelle se trouve quelque part sur cette goélette, mais de cela, elle jugea bon de ne pas en aviser son cousin.
La jeune épouse intima Benitio de retourner chez ses parents et de les rassurer. Leurs filles débarqueraient au prochain port et se débrouilleraient pour revenir le plus vite possible. Dès qu’elles le pourraient, elles donneraient des nouvelles.
Comme il ne semblait pas y avoir d’autres solutions, impuissant, Benitio lui promit de faire ce qu’elle demandait et lui recommanda d’être prudente. Ce qu’elle lui assura. Il lui envoya ensuite un baiser avec ses mains et lui fit un salut. Il lui cria encore quelque chose, mais Marie-Sophie ne l’entendit pas. Elle se contenta de hausser les épaules et de répondre de la main à ses salutations.
Elle se disait qu’il lui faudrait partir à la recherche de sa sœur. Toutefois, elle demeura accoudée au bastingage. Rassurée par la vue de Benitio qui lui adressait toujours de grands signes, Marie-Sophie ne le quittait pas des yeux.
Le quai s’éloignait, et la foule amassée près de la rampe du quai rapetissait à vue d’œil. Bientôt, elle ne distingua plus son cousin. Il avait dû quitter le quai et devait se diriger, la mort dans l’âme, vers l’endroit où ils avaient laissé l’attelage à leur arrivée, sans se douter alors qu’il reviendrait à Villandraut tout seul.
Marie-Sophie avait également la gorge nouée à cette pensée, mais elle ne pouvait rien y faire. À cause d’un foutu bonnet, que sa sœur avait malencontreusement laissé tomber et abandonné au vent, elle se trouvait sur ce navire et y resterait jusqu’à ce que son propriétaire daigne le faire accoster.
Elle écrasa une larme au coin de son œil et renifla. Ce n’était pas le temps de s’abandonner à son triste sort ; il fallait se mettre à la recherche d’Isabelle. Celle-ci ne se montrait toujours pas, malgré que le vaisseau naviguât allègrement, les grandes voiles presque complètement hissées. Marie-Sophie effectua un pas par en arrière afin de s’écarter de la rambarde, les yeux toujours fixés sur les minuscules personnes entassées sur le quai, dans l’espoir de voir une dernière fois les bras de Benitio s’agiter. Mais bien sûr, il n’en fut rien.
L’inconnu qui venait de s’adresser à elle n’aurait pas eu à lui interdire quoi que ce soit. D’elle-même, avant même qu’il le lui demande, Marie-Sophie avait cessé tout mouvement. Le canon du pistolet qu’elle ressentit dans son dos pouvait la dissuader de bien des choses.
—
C’est moi que tu cherches, brigand ! fit une voix derrière Isabelle avant même qu’elle n’ait trouvé la riposte adéquate. Alors, laisse-la partir.
L’horrible individu cracha sur le pont, puis abaissa lentement son arme. Il empoigna plus fermement le bras de la demoiselle et la projeta contre le muret intérieur du navire, non loin d’une entrée, ouverte sur une pièce sombre. Son épaule droite heurta le mur de bois, puis elle s’affaissa par terre.
Soulagée de cette aide providentielle, mais pestant tout de même contre ce capitaine qui s’était fait attendre, Isabelle se savait néanmoins loin d’être sortie du pétrin. Saisissant tout de même cette chance, elle se déplaça le plus vite qu’elle put sur ses genoux jusqu’à l’entrée de la pièce. Une douleur intense lui traversait l’épaule, mais la jeune femme l’ignora, ne désirant que se mettre à l’abri. Parvenue au seuil de la pièce, elle enjamba la séparation de bois qui délimitait le pont de la pièce et se cacha dans un coin. Adossée sur une large latte du mur de bois, elle se recroquevilla entre le mur et ce qu’elle pensa être un petit secrétaire. Isabelle se sentit momentanément en sécurité et ne put réprimer un soupir de soulagement en songeant à la situation à laquelle elle venait d’échapper.
Il régnait une noirceur presque complète dans la pièce. Les yeux de la jeune femme, habitués à la lumière du jour, peinaient à transpercer l’obscurité. Tout en promenant son regard autour d’elle, Isabelle se massa l’épaule droite, meurtrie par sa chute forcée contre le mur qui ceinturait cette pièce. La douleur semblait vouloir diminuer.
À part le bureau, près duquel elle s’était glissée, elle put en distinguer un autre vers le fond. Plus grand, celui-là était entouré de quelques chaises en bois vieilli. Sur le dessus, Isabelle compta trois rouleaux de papier et crut distinguer un encrier, dans lequel trempait une plume. Elle déduisit donc qu’elle se trouvait dans une salle de travail. Le bureau du capitaine, probablement.
Elle n’avait pu voir l’homme qui l’avait sauvée de la lame du brigand, mais elle savait qu’il était également armé. Isabelle avait entendu le bruit qu’avait fait la lame de l’épée lorsqu’il l’avait dégainée devant le méprisable personnage. Une chaude lutte allait commencer entre les deux hommes, avait-elle deviné en se faufilant dans le bureau sans demander son reste.
À l’entendre, c’était le capitaine du navire, mais, pour l’instant, la jeune femme n’en avait cure. Tout ce qui lui importait était de rester à l’abri pendant qu’elle réfléchirait à un moyen de se sortir de ce cauchemar. Le bruit des lames de métal qui s’entrechoquaient ainsi que les cris que leurs propriétaires poussaient par intervalles atteignaient ses oreilles.
Au-dessus de sa tête, sur le mur contre lequel elle s’était blottie, Isabelle remarqua un interstice entre deux planches de bois. Elle se leva avec lenteur afin de ne rien bousculer qu’elle ne pouvait voir dans son mouvement. Elle avança la tête vers la faible lumière du jour et risqua un coup d’œil en direction des combattants. La fente n’était pas bien large, mais suffisamment grande pour permettre à son œil d’observer ce qui se passait à l’extérieur. Son regard s’arrêta bien au-delà des combattants. Elle eut un choc et recula aussitôt. Elle respira rapidement.
Isabelle jeta un nouveau coup d’œil. Sur la droite des adversaires, par-dessus le bastingage, elle distingua le minuscule quai, mais surtout le village au loin, dans le creux que formait le bassin où s’amarraient les navires. Ce capitaine avait fait lever l’ancre ! Le bateau avait quitté Arcachon, et elle ne s’était aperçue de rien ! L’abattement et le découragement la gagnèrent. Elle resterait seule sur ce navire, sans savoir où il se dirigeait, sans connaître le sort qui l’attendait. Seule, loin de sa sœur et de Benitio, qui devaient être tous deux morts d’inquiétude.
Elle avait vaguement ressenti que le bateau bougeait, mais trop bouleversée par les récents événements, elle ne s’y était pas arrêtée. Son idée avait plutôt été que les vaguelettes aux abords du quai s’étaient renforcées sous la poussée du vent qui s’était quelque peu intensifié, faisant ainsi davantage valser le navire.
À présent, elle se dirigeait en pleine mer, loin des siens, parmi des gens qu’elle ne connaissait point, des individus malfaisants. Ce capitaine l’avait momentanément sauvée des griffes du brigand barbu, mais rien n’était certain qu’il démontre l’éventail de sa gentillesse envers la passagère clandestine qu’elle était devenue, pourtant bien malgré elle. Isabelle n’avait que peu d’espoir de s’en sortir. Elle se sentait désespérée. Pour une fois, son imagination lui faisait défaut, et elle ne voyait aucune façon de rejoindre sa sœur et son cousin.
Elle songea à la rencontre qui aurait pu avoir lieu si ce n’avait été de l’envol de son bonnet. Étrangement, elle ne pouvait dire ce qui lui faisait le plus mal : se trouver dans cette situation ou n’avoir pu se rendre à l’auberge afin de s’asseoir à la même table que Thomas. Car c’était à cet endroit qu’il l’attendait, elle en était convaincue.
Ce bonnet, qu’elle tenait toujours froissé dans sa main, l’avait entraînée dans une histoire sans fin, lui sembla-t-il, qui l’empêcherait une fois de plus de se jeter dans les bras de l’homme qu’elle aimerait. Si cette histoire se terminait mal pour elle, Isabelle n’aurait jamais eu la chance d’entrer dans l’auberge pour y croiser l’homme qui lui était prétendument destiné.
Une larme coula sur sa joue. Pourquoi n’avait-elle pu se blottir dans ces bras aimants au lieu de se trouver face à cet exécrable individu à la barbe mal taillée. Ce capitaine l’avait sauvée de la lame de la brute, certes, mais pouvait-elle tout de même lui faire confiance pour la suite des événements ? À supposer qu’il sorte vainqueur du combat qui se déroulait près d’elle ! Que lui arriverait-il si l’ignoble barbu gagnait le combat ? À cette issue, la blonde Isabelle préférait ne pas y songer.
Dans le cas contraire, si le capitaine de ce vaisseau remportait le duel, la ramènerait-il saine et sauve à Arcachon ? Les pirates étaient dotés d’une mauvaise réputation. Peut-être le chef et ses hommes, si autres hommes il y avait à bord, exigeraient quelque chose d’elle en retour ? Cette option semblait décidément plus envisageable, mais loin de paraître idéale.
Isabelle essuya la larme qui perlait à son œil. Elle se sentit brusquement plus motivée. C’en était assez. Elle s’en sortirait et finirait par revoir ce Thomas, comme Victoria l’avait prédit. La vieille dame lui avait promis qu’elle finirait par le trouver. Isabelle devait y croire. Elle trouverait une solution. La clémence du capitaine jouerait en sa faveur, et elle disposerait d’une autre chance de rencontrer Thomas à l’auberge La Boucherie. Bien sûr, elle semblait loin la prochaine fois qu’elle pourrait y entrer, et le jeune homme ne s’y trouverait peut-être plus. Mais la jeune femme préféra ne pas y penser, car, pour l’instant, elle ne pouvait rien y faire.
Isabelle noua son bonnet à son cou, décidée à ce qu’il ne lui cause plus d’ennuis. Ce faisant, elle effleura son menton et son cou afin d’évaluer sa blessure et regarda ses doigts. Sa peau lui parut légèrement égratignée par la pression exercée par la lame, mais il ne semblait pas qu’elle l’ait fait saigner. La douleur à son épaule était pratiquement disparue.
En attendant de trouver la réponse idéale pour mettre fin à ses ennuis, elle remit son œil dans la fente du mur. Les épées s’acharnaient l’une contre l’autre. Le duel persistait. Le bruit de pas lourds s’amenait, en même temps que des cris d’encouragement s’élevaient. Sans les voir, Isabelle devina que des subordonnés arrivaient afin d’encourager leur capitaine. Alors, il y avait un équipage à bord de ce navire ! Mais où se trouvait-il donc quand elle en avait eu besoin ?
Décontenancée, Isabelle se remit à la surveillance du duel. À travers la mince fente, elle ne pouvait voir que de petits détails à la fois. Les mains tenant les armes s’agitaient habilement. Des bras s’élevaient et s’abaissaient pour porter ou contrer les coups. Parfois, un coup s’avérait efficace ; une pièce de vêtement était déchirée, un cri de douleur s’élevait. Elle apercevait des pieds qui avançaient ou se repliaient dans une danse répétitive, selon celui qui effectuait l’assaut le premier. Parfois, des exclamations de victoire provenaient du petit groupe d’hommes qui semblait se tenir à distance respectueuse des combattants.
La jeune femme dirigea son œil vers eux. Elle aperçut un groupe, probablement une douzaine d’hommes. La plupart d’entre eux portaient sur leur tête un foulard rouge, blanc ou noir, noué à l’arrière. Certains étaient tête nue, quelques-uns arboraient un bicorne. À l’image du capitaine, ce qu’elle en distingua en tout cas, plusieurs étaient vêtus d’une blouse à jabot et d’un pantalon court flottant. Tout comme leur chef et le brigand, elle compta deux ou trois marins qui portaient une vareuse, ample et longue veste couvrant leur chemise. Noire ou marine, nota mentalement Isabelle. D’autres arboraient une veste sans manches. Leurs pieds étaient chaussés de larges bottes de cuir, repliées dans le haut, ou de souliers à boucles.
Isabelle aperçut le tricorne marine du capitaine gisant sur le pont du bateau. Il avait dû tomber pendant le combat. Le capitaine était habillé d’une vareuse bleu ciel, sur laquelle un long foulard de soie rouge et bleu tombait. Noué sous son bras gauche, il lui passait par-dessus l’épaule droite. À bouger pendant le duel, le capitaine et son ennemi s’éloignaient peu à peu du lieu où se cachait Isabelle. Ils s’approchaient de la proue.
Il lui était impossible de bien distinguer leur visage ainsi que les grimaces que les adversaires devaient répéter, mais elle pouvait constater qu’au contraire de l’homme qui l’avait menacée, le capitaine ne portait pas de barbe. Le soleil dardait ses rayons sur sa tête dénudée, et Isabelle remarqua ses cheveux pâles.
L’ignoble individu qui l’avait si méchamment accueillie avança d’un pas et étira son bras. Le capitaine tenta de l’esquiver, mais ne put éviter le sabre complètement. L’arme, déchirant son pantalon, atteignit le capitaine à la cuisse.
Isabelle se mordit la lèvre inférieure, espérant qu’il tînt bon. Le blessé émit un faible son, mais poursuivit sa lutte acharnée. Leur danse les ramena vers le lieu où se terrait Isabelle, et celle-ci put entendre leurs paroles.
Probablement plus jeune que le fameux Barbe-Noire, le capitaine semblait manier l’épée avec plus d’agilité. À son grand étonnement, ce combat impressionnait Isabelle et l’intéressait plus qu’elle l’aurait cru. Elle se surprit à espérer vivement que son sauveur gagne ce duel. Bien sûr, il l’avait sauvée de la lame de Barbe-Noire et représentait pour elle un sauveteur inopiné. Cependant, si Isabelle doutait qu’il s’en prenne à sa vie, elle se remémora qu’elle ignorait quel sort il lui réserverait pour être clandestinement monté à bord de son vaisseau.
Isabelle désirait qu’il sorte vainqueur, pas seulement pour l’avoir sauvée de ce Barbe-Noire, mais aussi parce qu’il lui semblait être le meilleur des deux adversaires. Aussi, elle pressentait au fond d’elle-même qu’il était une bonne personne. Elle voulait, avec un élan, une fougue nouvelle, dont elle ignorait la provenance, qu’il gagne et devienne son allié.
À bien y penser, c’était peut-être bien parce qu’il l’avait délivrée d’une mort possible, mais aussi parce qu’elle souhaitait se faire admettre par ce touchant petit groupe qui l’encourageait. Après tout, elle allait probablement effectuer un bout de voyage avec eux.
À la suite de la riposte du capitaine, Barbe-Noire émit un rire guttural et baissa légèrement, presque imperceptiblement la garde, certain qu’il s’en fallait de peu à présent pour qu’il gagne. Profitant de cet instant, à peine une seconde d’inattention, le capitaine, d’un geste habile, transperça l’estomac du ricaneur. Surpris, celui-ci figea. Le sang coula de l’entaille que l’épée tueuse venait de libérer. Barbe-Noire laissa tomber son sabre, puis chancela. D’un coup de hanche bien placé, le capitaine l’envoya valser sur le garde-corps, puis le poussa par-dessus bord.
Une plainte, un borborygme sortit de la bouche du pirate, puis le bruit d’un corps qui tombe à l’eau suivit un bref silence. Des cris de joie fusèrent. L’équipage accourut auprès du gagnant et l’entoura afin de le féliciter. De ce dernier, Isabelle ne pouvait apercevoir que le tricorne qu’un de ses subalternes avait ramassé afin de le remettre sur la tête de son propriétaire.
Lentement, les jambes flageolantes et le dos endolori par sa position légèrement accroupie, Isabelle choisit ce moment pour sortir complètement de sa cachette. Il lui faudrait bien le faire un moment donné, de toute façon. Elle s’immobilisa devant l’embrasure afin de reprendre contenance et pour regarder l’équipage en liesse entourer le capitaine, lequel fixait la mer par-dessus le garde-corps.
Isabelle s’apprêtait timidement à enjamber la sortie lorsqu’une femme aux longs cheveux foncés attira son attention. Elle se détachait du groupe, pour le laisser célébrer l’événement qui venait de se produire et se rapprochait ainsi de l’endroit où Isabelle se trouvait.
Celle-ci se retourna et vit Isabelle qui sortait de la pièce. Les deux sœurs se tombèrent dans les bras.
» Tu vas bien ? Tu t’es liée d’amitié avec ces pirates ? questionna Isabelle en pointant du menton le groupe attroupé autour du capitaine.
Marie-Sophie lui raconta en détail ce qui s’était passé, de sa montée sur le bateau jusqu’à ce qu’elle ne voie plus son cousin sur le quai, en n’omettant pas le fait qu’elle lui avait demandé de rassurer leurs parents.
Marie-Sophie commença son récit en exprimant la peur qui l’avait paralysée quand elle avait senti la pointe du fusil dans son dos. Le corsaire qui le tenait lui avait demandé la raison de sa présence en ces lieux. Réalisant qu’elle ne constituait aucune menace pour eux et leur navire, il avait vite abaissé son arme et lui avait expliqué la raison de ce départ précipité.
Un pirate, surnommé Barbe-Noire, pour la raison que l’on devine, aurait fait irruption sur leur bateau. Ennemi juré du capitaine, qui l’avait pris en embuscade à quelques reprises afin de récupérer des biens volés, souhaitait sans aucun doute se venger.
Isabelle avait écouté attentivement le récit de sa sœur. Elle avait compati et s’était exclamée selon le rythme de l’histoire de Marie-Sophie et les bonnes nouvelles qu’elle apportait. Mais à présent que les effusions de joie autour du vainqueur étaient terminées, quelque chose d’autre, ce silence sans doute, attira son attention. Isabelle en ressentit toute la lourdeur, ce qui l’empêcha de détromper sa sœur, car le capitaine connaissait son existence, et de répondre à sa question.
Elle vit le groupe se disperser, chacun prenant probablement le chemin qui l’amènerait à sa tâche respective. Mousses, cuistots, hommes de main, tous quittèrent le capitaine, non sans lui avoir une dernière fois tapé l’épaule ou le dos pour le féliciter d’avoir vaincu l’ennemi.
Tous, sauf deux. Probablement ses hommes de confiance. Ceux-ci demeuraient un peu en retrait, sans doute prêt à réagir au moindre claquement de doigts de leur supérieur. Isabelle pressentait son heure arrivée. Marie-Sophie avait mentionné la gentillesse des autres occupants du bateau, mais que dirait, que ferait le responsable à une passagère clandestine qui lui avait, de surcroît, causé des ennuis ? Ce silence, qui semblait vouloir s’éterniser, ne suggérait rien de bon pour elle.
L’homme qui l’avait sauvée de Barbe-Noire demeura un instant immobile, les mains sur les hanches. Il fixa Isabelle intensément, puis s’avança vers elle, sans la lâcher des yeux.
D’abord craintive du traitement que le capitaine lui réserverait, Isabelle, intriguée par cet examen dont elle était l’objet, ne tarda pas à modifier l’expression sur son visage. Marie-Sophie, n’ayant toujours pas obtenu de réponses à sa question et inconsciente de ce qui se déroulait derrière elle, la répéta. Cependant, elle vit bien qu’Isabelle ne l’écoutait plus. La bouche ouverte, elle regardait droit devant elle. Ignorant ce qui l’impressionnait à ce point, Marie-Sophie se tourna donc vers l’objet de sa fixation.
L’homme ne se trouvant plus sous les rayons du soleil, Isabelle put mieux l’observer. Il s’arrêta à deux ou trois pas d’elles. Il retira son tricorne et le posa sur son cœur. Ses cheveux, qui lui avaient paru pâles au soleil, étaient en fait plus foncés. Le vent souffla sur quelques mèches, et ses lèvres s’étirèrent pour lui sourire sincèrement.