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Dépôt légal — 4e trimestre 2012
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Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Proulx, Chantale
Petit traité de la vie sexuelle contemporaine : Aphrodite et l’hypersexualisation
(Psychologie)
Comprend des réf. bibliogr.
ISBN Imprimé 978-2-923705-39-2 Numérique 978-2-89721-201-8
1. Sexualité (Psychologie). 2. Hypersexualisation. 3. Aphrodite (Divinité grecque). 4. Femmes - Sexualité. 5. Hommes - Sexualité. I. Titre. II. Collection : Collection Psychologie (Éditions du CRAM).
BF692.P76 2012 155.3 C2012-942283-5
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Introduction
Les hommes ont peur de La Femme
Domination ?
Premier postulat : les sociétés archaïques, ou un âge d’or de la femme
Sans roi, ni loi. Sans reine et sans palais
Donner la vie
La fin des temps féminins
Sexualité et culpabilité
C’est l’homme qui a le pouvoir de donner la vie
Qu’advient-il de la Déesse ?
Sappho et l’Antiquité grecque
Femme chassée, sexualité obsédée
La déesse en Asie et en Afrique
Marie, l’eau et la lune
L’ange de bonté
Celle qui donne la vie peut la reprendre
Deuxième postulat : l’affectivité du début d’une vie humaine
Troisième postulat : l’archétype de la femme ou l’anima
Un avis pour l’avenir
En résumé pour les hommes...
La femme a peur des hommes
Un besoin mésestimé vieux comme le monde
Des secrets féminins
Plaire avec son corps ou mourir de rejet et de solitude
Bonté, gentillesse ou fausse représentation ?
Le phénomène Marilyn Monroe
Vit-elle un complexe d’Oedipe ?
Un panthéon féminin
La Grande Mère et Déméter
Les Grecques Héra, Hestia, Athéna
Artémis ou Diane la chasseresse
Aphrodite ou la Vénus des Romains
La déesse de l’amour
Qu’a-t-on fait d’Aphrodite ?
L’âge grec : prostituée et poétesse
L’Église enrage contre Aphrodite
De l’hystérie à la parole
Aphrodite mise à l’index
Aphrodite enragée se déculotte
Janus ou la double nature de l’archétype
Le complexe
Deux approches pour Aphrodite
L’Ombre d’Aphrodite : archétype de l’hypersexualisation
La vengeance de la belle déesse
Une jeunesse sacrifiée
À bas le féminisme
Connaît-on l’essentiel du féminin ?
Liberté ou contrainte ?
Danser ou s’exhiber ? Le corps est au fondement de l’identité
Malaise dans l’identité sexuelle
Les hommes rentabilisent
Pornographie sur le net
Pornographie et prostitution
Les femmes se posent en esclaves pour mieux les manipuler ?
Jalousie et narcissisme
Paresse et désenchantement
Le coït existe encore ?
La fellation obligée
La sodomie prisée
Égalité, hostilité et harcèlement
Quelques dysfonctions sexuelles
Chez la femme
Chez l’homme
Les amours déçues d’Aphrodite ou la dépression féminine
Le relativisme est-il une régression des valeurs ?
L’idéal chrétien
Le développement moral
Le relativisme affecte nos rapports avec les enfants
La précocité de la puberté
La subjectivité en toute chose
Un féminisme divisé et revisité
Gare au complexe d’infériorité
Une nouvelle tendance au cœur du féminisme
Les préférences adaptatives
Et la vieille école qui ébranle le patriarcat
Revisiter Aphrodite
La reconnaissance de l’ombre d’Aphrodite
Domination et irrespect envers la Terre
Les agressions sexuelles
Le fuck friend
Le faux met en veilleuse la vulnérabilité ?
Le mythe de Pygmalion
Aveu de la peur, de la rage et de la honte
Chez celui qui domine
Chez celle qui a peur des hommes
Dépasser la honte
Reconnaître la compulsion
De la pornographie
D’un réseau de rencontres
Du corps parfait
D’une déviance sexuelle
S’initier à la sexualité féminine
L’orgasme féminin
Tirésias aura le dernier mot
Cachez les couteaux
La féminité cherche à se faire valoriser
Les hommes peuvent devenir gagnants
Réduction de la sexualité
Caricature du masculin incompétent
Accompagner et valoriser la paternité
Métamorphose de la conscience
Dénoncer les violences
Devenir amis
Confronter les contenus inconscients
En route vers le Soi : évoluer avec Aphrodite
Premier stade : Aphrodite est centrée sur le corps
Deuxième stade : le charme et la séduction
Troisième stade : l’amour
Quatrième stade : la créativité
Prédestination ou liberté d’évoluer ?
Les valeureux Psyché et Éros
Vénus surprend les hommes
Réhabiliter Aphrodite
Faire l’amour
Danser, rire, bouger dans la nature
Rétablir les liens
L’espoir est dans l’éducation
Que célèbre-t-on le 14 février ?
Pour finir avec le commencement : la Déesse
Conclusion
Références
Aux trois Grâces (Charites) du cortège d’Aphrodite qui ont inspiré cet ouvrage : Ginette, Annie et Manon.
Et à mes étudiants, qui me motivent sans cesse à la recherche et à l’écriture.
Aux hommes qui sauront se reconnaître à travers ces lignes. Merci d’avoir partagé votre monde intérieur.
À toutes les petites filles déjà fécondes d’Aphrodite.
Que la déesse de l’amour et du plaisir vous accompagne dans la lecture de ces lignes.
« Aphrodite est une et multiple. Elle est une déesse marine – puisque née de la blanche écume – et partant, protège les navires et calme les vents. Elle est aussi une déesse terrestre, puisqu’elle réveille les forces de la végétation et les énergies vitales chaque printemps. Elle est encore déesse de l’amour, de la beauté et du plaisir, c’est ce que retiennent les hommes volages et insensibles. Elle peut même être la patronne des courtisanes. Cependant, elle est, avant tout, une déesse céleste. Oui, elle est une déesse de la fécondité, mais sublimée, car c’est l’âme qu’elle féconde. »
Edith Mora
La société occidentale ne possède plus de mythe central capable de la faire vivre. Cette dissolution du mythe agit sur la communauté comme un vase qu’on fait éclater, d’où s’échappe le sens perdu. L’histoire nous apprend que dans le cas d’une telle perte, des contenus primitifs et ancestraux se réactivent. Dit simplement, toute perte de contenant attire l’évolution vers le bas. Les motivations les plus élémentaires – tel que le fait d’exploiter la sexualité – s’acharnent à prendre toute la place dans la psyché, au cœur de la personnalité, nous exposant malencontreusement aux désespoirs les plus profonds. On a beau dire qu’on est libre, heureux et relativiste, il faudrait être bien naïf pour ne pas se rendre compte de l’ampleur du désordre que cause la perte d’un mythe porteur de sens. La situation est à peu près insoutenable pour l’âme humaine.
L’hypersexualisation de la société est peut-être le désajustement actuel le plus criant sur cette chute. La sexualité publique et mercantile est devenue à ce point importante qu’elle me semble agir comme un archétype, un nouveau Dieu, qui pollue nos vies et obsède nos esprits, tandis qu’on entretient avec naïveté la foi en notre libération qui passerait par la voie sensuelle. Essaie-t-on d’y trouver une base religieuse, en sacralisant l’exploitation des corps et des cultes qui s’y rapportent ?
Cette problématique hypersexuelle, qui nous concerne tous, peut s’expliquer de bien des manières. À première vue, il est évident que la visée est économique. Le sexe est payant, il fait vendre, nous dit-on, comme pour clore le problème en nous contraignant de la sorte à une définition mercantile de nous-mêmes. De ce point de vue, on serait des individus amoraux qui ont élu un dieu économique qui régnerait en maître jusque dans notre chambre à coucher, se lovant au cœur de notre intimité amoureuse en décapant nos vieux idéaux amoureux. Je ne peux me satisfaire d’une telle explication.
Dans un deuxième temps, l’hypersexualité met en relief, plus que jamais auparavant, la facilité avec laquelle on peut nous aliéner. Une telle approche sociologique nous rappelle constamment qu’on est contrôlés et manipulés. L’hypersexualisation est un parfait instrument d’abrutissement des humains. Elle contribue à la perte d’identité (rapport à soi) et d’intimité (rapport à l’autre) et rend les gens perméables aux slogans qui les portent à la consommation de biens futiles. Il apparaît clairement qu’on vit dorénavant dans un monde technologique, sans foi, et en réaction à toute vision sacrée de la sexualité, qui nous la rend mécanique et commercialisable. La sexualité fait partie des objets à consommer, de l’industrie du loisir. On a tous remarqué qu’on est envahis par des images pornographiques – très peu originales – qui ne charrient qu’un seul stéréotype pour chacun des sexes : l’homme toujours performant sexuellement et la femme ardente, toujours prête à satisfaire ses désirs. On le constate aisément : on est tragiquement manipulés par les médias de masse. De sorte que l’on collecte de plus en plus de témoignages concernant des obsessions liées aux codes de la beauté (chirurgie esthétique) ou des pressions sexuelles. Je ne ferai référence qu’à la relation entre les hommes et les femmes, et brièvement à la pornographie, mais on sait que ces images limitées qui nous bombardent au quotidien sont aussi liées à la prostitution, à la traite des êtres humains, et, dans un sens large, à l’hypersexualisation. Les fillettes sont endoctrinées avant même qu’elles commencent l’école. La poupée Bratz est un exemple de bébé sexy qui influence nos enfants avant même que leur cerveau soit complètement formé. De tous les côtés – et de manière cohérente –, nos bébés jusqu’à nos grands adolescents sont influencés par des images sexuées terriblement limitées, réduites à des activités sexuelles ou à des comportements d’hyperconsommation.
On n’arrive pas à intervenir pas sur cette aliénation sociale parce qu’on est tous victimes du même gourou, qui nous conduit à la démesure et à la perte de soi, en nous faisant miroiter un bonheur qui passerait nécessairement par le plaisir des sens : la bouffe et le sexe. La banalisation de ces souffrances vécues en lien avec la sexualité montre bien la crise des valeurs actuelles qui entourent Éros et Aphrodite, et notre difficulté à émerger du relativisme pour pointer et comprendre ces comportements extrêmes. Qui ne dit rien consent. Notre assentiment commun de ces actualités délétères montre bien notre déséquilibre social. S’indigner équivaut à se faire traiter de moralisateur, ou à ne pas être cool. On est à ce point déroutés qu’on qualifie de sensuel celui ou celle qui abuse de la sexualité ou qui a recours à des artifices de séduction ! La sexualité a perdu son caractère sacré depuis fort longtemps.
Face à cette folie hypersexuelle qui a envahi le monde adulte, les enfants auraient besoin de protection. Mais comme l’avance Boris Cyrulnik, les enfants n’ont jamais été aussi maltraités – par les États notamment. Il nous manque un effort de la part de nos gouvernements pour légiférer autour de ce culte sexuel de la jeunesse qui emprisonne nos enfants dans le regard sexuel de l’adulte. Le tiers de la pornographie concerne des enfants. On ne permettrait jamais à un enfant d’être victime de l’industrie de la mode sans la présence et le consentement de ses parents – sauf pour la fille de treize ans qui rêve de devenir mannequin et qu’on exploite aisément à outrance.
La question de notre réelle motivation à accepter le phénomène de l’hypersexualisation demeure entière. Il m’apparaît clairement qu’on ne peut se faire abrutir par les médias de masse que si on est déjà fragilisé par la frustration d’un besoin essentiel. Hitler, par exemple, a su mobiliser les Allemands parce qu’ils avaient faim et froid, parce qu’ils étaient aigris des conclusions de la Première Guerre mondiale et parce qu’on leur promettait une amélioration de leur situation économique. Les Allemands ont adopté un nouveau dieu parce qu’ils étaient disposés à le recevoir, surtout au plan psychique. Or, qu’est-ce qui nous motive à tout sexualiser ? À accepter une telle dérobade de nos valeurs au nom d’une pulsion incontrôlable ? À nous faire réduire à cette pulsion ?
Ce livre n’offrira pas toutes les réponses à ce phénomène, mais il ouvre une porte sur le continent féminin, et surtout sur la compensation de l’inconscient. Avec le point de vue de la psychologie des profondeurs, on pourrait concevoir l’histoire du monde – et celle de notre vie personnelle – comme une lutte incessante pour nous délivrer de la puissante Grande Mère ; celle à l’image de la Déesse du début de l’humanité, celle qui nous a donné la vie. C’est envers elle que l’ego ne désarme pas facilement.
L’archétype s’active en réaction à la compensation. Dans le cas actuel, je l’ai appelé Aphrodite, notamment parce que la déesse de l’amour existe dans toutes les cultures, et qu’il a toujours été de première importance de lui rendre hommage. Il me semble évident qu’un tel rejet de la beauté et de l’amour féminin trouve son exutoire dans un complexe collectif, vécu dans l’ombre, qui obtient une place d’honneur à travers les nouvelles névroses et les obsessions de toutes sortes. On a méprisé Aphrodite jusqu’à l’oublier complètement, dans la foulée d’un patriarcat absolu, canalisé tout entier dans une guerre contre les attributs et les qualités féminins. On a même poussé l’audace jusqu’à usurper la beauté de la mère pour nommer la fonction sensuelle du nom de son gamin, le jeune Éros. On est malades d’amour, et en manque du féminin, au point de confondre les grâces de la déesse de l’amour avec celles de son fils, ce petit garnement qui n’arrive pas à se contrôler et qui pollue, plus souvent qu’à son tour, nos histoires d’amour.
Il faut voir, en plus, qu’on réagit à celles qui ont récemment brisé leurs chaînes et qui ont mis sous les projecteurs le problème identitaire masculin. L’hypersexualisation est d’abord et avant tout une riposte au féminisme. Il sera donc question des besoins essentiels des hommes et des femmes et de l’évolution psychique de ces exigences. De manière manifeste, le besoin essentiel de relation qui est naturel à l’être humain se fait voir souvent chez la femme par un besoin déformé de plaire et de séduire. Chez les hommes, la difficulté à rentrer en relation s’exprime par la domination. En réaction au féminisme, et au manque de considération de la vie intérieure, s’opposent et s’épanouissent la consommation et l’objectivation sexuelle. On peut l’admettre, notre comportement est devenu totalement irrationnel. On cherche dans la société une cause et une solution à un problème qui relève d’abord de l’intérieur de nous, de notre être bafoué.
Je formule aussi l’hypothèse qu’on est en train de se dédommager et de se consoler de siècles de mésestime de la sexualité. On tente de se libérer de tous les ancrages qui ont brimé nos expansions personnelles. La première étape, illusoire, mais nécessaire, est la sexualité. La course au rajeunissement, et le visionnement de la pornographie sont devenus communs. Ces obsessions et les compulsions qui s’ensuivent sont des maladies sérieuses, d’autant plus dangereuses lorsqu’on se pense en contrôle d’une situation.
Notons bien qu’il sera plutôt question, tout au long de cet ouvrage, de masculin et de féminin que d’hommes et de femmes. On évolue dans un monde presque exclusivement masculin, sous le « pouvoir meurtrier de la lame », celui de prendre et de posséder la vie, de maintenir les dominations. L’épée, la lame et l’arme à feu sont des symboles masculins, ce qui ne signifie pas que les hommes soient violents et belliqueux, mais bien qu’on vit dans un système social qui idéalise encore le pouvoir et la violence plutôt que les modes d’être associatifs et de collaboration. L’hypersexualisation est un des nombreux problèmes qui mettent en valeur ces visées objectives et mercantiles de la sexualité, avec des valeurs de domination et de soumission.
On porte des masques, de manière inconsciente, à travers lesquels la voix des dieux chante à tue-tête. C’était une idée d’Aristote de situer la psychothérapie dans le contexte du théâtre. Je retrouve facilement les grands mythes porteurs de l’histoire de l’humanité au cœur de la psychothérapie. Ainsi vue, chaque époque crée sa maladie, et la connaissance de l’histoire1 est un moyen de cerner les phénomènes qui nous influencent. La connaissance de soi – dans le sens socratique du terme – est une autre avenue. Cela prend beaucoup de temps pour apprendre à se connaître, pour accéder à sa vérité.
Cette connaissance est pratiquement opposée à celle qui est promise par la thérapie humaniste, par exemple, qui ne tient pas compte de la puissance des complexes. Dans une réelle démarche intérieure, on est obligés, à un moment donné, de reconnaître que ces complexes ont leur corps et leur propre volonté, et qu’on est obsédés, dans ce cas-ci, par la sexualité. La thérapie humaniste nous confine à notre subjectivité, tandis qu’une introspection radicale, à la manière de Jung, pointe ces complexes délétères. Le connais-toi toi-même signifie qu’on tente de connaître l’inconscience de l’histoire, la manière dont elle travaille avec le Je. Il se peut que Je découvre que des personnages objectifs habitent et s’empare régulièrement de la psyché : nos aïeux historiques, ou les archétypes – ces grandes images immémoriales de la psyché collective.
Dans cet ouvrage, je traiterai Aphrodite comme un archétype. Il ne s’agit pas de ressusciter les déesses grecques et de reconstruire le temple d’Apollon. Je pense qu’on a perdu aussi bien nos dieux que nos mythes. Ces récits anciens pleins de sens n’inspirent à peu près plus personne. Il faut reconnaître, cependant, que les dieux nous dictent encore notre conduite. Mon choix d’Aphrodite comporte comme simple avantage d’offrir un contenant global pour aborder de nouveau, la sensualité et la rencontre amoureuse. Je pense que la perte du mythe d’Aphrodite, qui date de l’Antiquité grecque, est en lien direct avec le déséquilibre sensuel actuel. La déesse de l’amour revendique son culte et la légitimation de son règne sur tout ce qui vit.
Les dieux sont dans le monde parce qu’ils siègent en nous. Dans un langage néo-platonicien, nos complexes et nos symptômes font partie du cortège des dieux. Carl Gustav Jung disait souvent que « de ces dieux, nous avons fait des maladies »2 ou que les dieux se sont endormis, et ne s’agitent plus que dans les intestins de la terre. Zeus ne gouverne plus l’Olympe, mais plutôt le plexus solaire, et il produit de curieux phénomènes dans nos cabinets de consultation. Les dieux sont à l’intérieur de nos actes, de nos névroses, de nos pensées et de nos sentiments. Plus particulièrement, il est facile de constater qu’à peu près toutes les problématiques sexuelles auxquelles on fait face séjournent dans l’ombre de la belle déesse de l’amour. Et globalement, on est dans un tel état de saisissement et de fascination de cette ombre, que même les spécialistes (sexologues, féministes, psychologues) n’arrivent pas à se positionner avec discernement, parce qu’ils sont également aux prises avec l’obsession commune de l’hypersexualité. On verra que les motifs de consultation en sexologie révèlent les activités ou la représentation anthropomorphique de l’archétype Aphrodite.
J’espère que cet ouvrage lucide inspiré des recherches courageuses des sexologues, et de la réflexion de ceux qui s’acharnent à mieux cerner les rouages des relations humaines, jettera une nouvelle lumière sur les relations entre les hommes et les femmes, dans le but de pacifier cette quête éternelle de nous rencontrer.
« Les hommes fondent des villes, les femmes des hôpitaux, c’est dans l’ordre des choses… les femmes s’occupent du début et de la fin (elles enfantent et ensevelissent), les hommes font en sorte qu’elles ne manquent pas d’ouvrage… »
Yvon rivard
Il nous faut prendre le problème de l’hypersexualisation par un bout. Et puisqu’il est toujours pertinent de commencer par le commencement, rentrons vite dans le vif du sujet en suscitant un questionnement sur les tout premiers temps de la sexualité humaine. Au plan historique, il est assez facile de dater l’événement : la sexualité existe inévitablement depuis les débuts de l’humanité ! L’homo sapiens, inspiré par sa nature primitive, savait déjà très bien faire la chose. C’est l’évolution des mœurs concernant la manière dont les hommes et les femmes se considèrent et se comportent l’un envers l’autre qui varie selon les époques. Et concernant la préhistoire, on ne peut qu’émettre des hypothèses – dont les plus aberrantes peuvent surgir à tout moment.
Il est capital de se prémunir contre le flot d’énoncés que l’on prétend scientifiques, qui ont constamment pour but de nous ramener à notre nature génétique et à une certaine et relative évolution. Je fais référence à l’approche sociobiologique. On nous explique à l’aide d’hypothèses parfois les plus farfelues, et non fondées, pourquoi les hommes sont attirés par les femmes aux gros seins, ou par les femmes très jeunes. En vérité, on ne sait strictement rien des relations hommes/femmes de la préhistoire, d’avant le néolithique, et on ne sait pas si les femmes aux gros seins apparaissaient comme étant plus séduisantes pour le chasseur de mammouths. La sexualité et l’amour ont deux origines et deux fonctions radicalement différentes. La sexualité est en lien avec une pulsion physiologique tandis que l’amour est un sentiment ou un état intérieur qui dérive de l’attachement, ce lien fort établi avec la mère dès le début de la vie. Par ailleurs, il y a belle lurette que les êtres humains ne font plus l’amour dans le seul but de se reproduire. Et si on suit la logique soi-disant intelligente et adaptative de la loi de l’évolution, la terre est si fortement peuplée qu’on serait tentés de penser que l’évolution génétique aurait prévu que les hommes s’abstiennent de regarder les jeunes filles fertiles au profit d’un désir irrépressible pour les femmes ménopausées !
Des historiens tels que René Nelli empruntent aussi des hypothèses naturelles, mais hasardeuses, concernant les premiers rapports sexuels. Il avance que l’acte était brutal, sous l’emprise de la force masculine. La femme apparaissait comme une blessure ouverte, le sexe masculin pouvait rappeler l’épée. Apparemment, il y avait une prise de possession de la part du masculin. Soyons sérieux. On n’a rien découvert de la sorte sur les peintures rupestres (par exemple les grottes de Lascaux), ou à partir de nombreux sites préhistoriques. Notre ancêtre de 30 000 av. J.-C a gravé la vulve dans la roche de différentes manières. Et de ces traces, un premier constat s’impose : l’obsession pour les organes génitaux féminins ne date pas de l’âge de l’internet ! Entre 25 000 et 10 000 av. J.-C., la belle Vénus, souvent accroupie, exposait sa vulve hypertrophiée, prête à donner naissance. Notons cependant qu’il n’y a aucune trace d’obscénité à la préhistoire. La nudité et la vulve sont liées à la splendeur, à l’abondance, et à la multiplication de la vie.
Dans le but d’expliquer ou de justifier les violences humaines, on nous ramène souvent à notre instinct d’agression ou à notre nature animale. Or, si l’homme descend du singe, il y a très peu de chances qu’il ait commis de tels méfaits violents envers la femelle avant de s’en différencier. Comme nous le fait remarquer l’écrivain et voyageur français Sylvain Tesson : « l’homme se distingue des autres animaux surtout en ceci : il est le seul qui maltraite sa femelle, méfait dont ni les loups ni les lâches coyotes ne se rendent coupables, ni même le chien dégénéré par la domestication »3. Au risque de décevoir les tenants des rapports forcément violents entre les mâles et les femelles, il est très peu probable que l’humanité ait passé de l’état de sauvagerie – où les hommes tiraient les femmes par les cheveux pour les amener sur leur couchette – à celui de la civilisation d’hommes galants. Voyons, par ailleurs, que la galanterie risque de disparaître à tout moment de notre société !
On tente de nous faire croire, de toutes les manières, que le moteur de l’évolution est de tirer avantage de l’autre ; de justifier l’égoïsme et le capitalisme – dans une quelconque mystique génétique, ignorée même par Darwin ! Si on s’en tient à l’approche sociobiologique, l’être humain serait par nature mauvais et se limiterait à n’être qu’un investisseur de gênes. On nous dit encore que la violence est incontournable et que la sexualité est une guerre et un combat. Je pense que la domination entre les sexes n’est pas naturelle, et encore moins nécessaire. La violence peut s’amenuiser, voire disparaître. C’est notre responsabilité en tant qu’être humain de songer à des moyens d’enrayer la violence. L’être humain évolue surtout sur le plan culturel.
Qui plus est, émettre l’hypothèse de l’homme dominant en lien avec sa sexualité n’explique en rien pourquoi l’homme a besoin de dominer. Et là me semble séjourner l’essentiel questionnement. Bien entendu, la psychanalyse freudienne nous a appris que tous les êtres humains sont dotés d’une pulsion sexuelle et d’une pulsion agressive. On est destinés, au plan biologique, à se reproduire ainsi qu’à se défendre lorsqu’on est menacés. Le besoin de domination, quant à lui, a aussi été abordé par un des premiers psychanalystes – Alfred Adler – comme une tendance à la compensation d’un sentiment d’infériorité. Mais il demeure qu’il est invraisemblable qu’il existe chez l’être humain un instinct de domination.
On le constate aisément autour de soi, le monde se meurt des effets de la dominance. Ses instruments ; la dissuasion qui impose la peur en souhaitant casser la volonté de l’autre, la manipulation, et la rétribution4 ou le fait d’imposer une pensée conformiste n’est en rien nécessaire. À bien y penser, la domination s’exprime toujours dans la relation à l’autre. Serait-ce le besoin essentiel de relation, détourné, qui prend une forme perverse de contrainte ? Serait-ce, comme l’écrit le philosophe Jean Bédard, l’expression d’une rupture du lien de solidarité ? Dans cette vue des choses, la domination peut être comprise comme une tendance perverse qui dérive d’un besoin plus fondamental à l’être humain ; celui d’établir des relations avec les autres.
Le besoin d’exercer un pouvoir et de contrôler le monde extérieur ne peut s’expliquer que par la présence de la peur. Or, une question s’impose : de quoi a-t-on peur ?
Dans le domaine de la sexualité humaine, à peu près tous les sexologues ont été confrontés à cette évidence, issue de l’examen et de l’analyse de l’inconscient masculin : les hommes ont peur de la femme. J’insiste sur le singulier de La Femme parce que c’est précisément celle qui a un pouvoir affectif sur lui – sa mère, son épouse, et dans un moindre degré sa fille – qu’il craint. L’idée que la femme est un danger est au fondement même du patriarcat. Plus on a peur de sa puissance, plus on est dur envers elle.
Pourquoi diable les hommes auraient-ils peur de la femme qui lui est supposément inférieure, d’une part, et qui, de toute évidence, possède moins de force musculaire pour se défendre de ses attaques ? C’est entre autres dans le but de répondre à cette question qu’il est intéressant d’émettre l’hypothèse de sociétés matriarcales5 à l’origine du fonctionnement social humain. Et ce n’est pas qu’une idée théorique de travail. La visite des vieux sites de Çatal Höyük en Anatolie, de l’île de Malte, du sud de l’Angleterre, de l’île grecque de Crête, montre cette réalité historique. De même, l’observation du fonctionnement de vieilles sociétés comme on en trouve encore dans le sud de l’Inde, au centre ouest du Vietnam, dans le nord de la Thaïlande, et chez certains de nos ancêtres Amérindiens, montre encore de nos jours diverses traces de ces vieux modes de fonctionnement. On associe généralement le matriarcat à la transmission des noms de famille et des biens par la filiation féminine, celle de la mère.
Dans un sens, je pourrais avancer que la civilisation appartient à l’homme, mais que la base de la survie en société est féminine. Mais ceci n’est pas tout à fait juste. À mesure que l’on découvre l’ampleur des activités qui se déroulaient dans les sociétés pré-indo-européennes, on est béats de surprise. Prenons l’exemple du site néolithique de Çatal Höyük, en Turquie, ville fondée plus de 7 000 ans avant Jésus-Christ et devenue un centre important entre - 6 400 et - 5 600. Il a été découvert par James Mellaart en 1961 et depuis les fouilles (à peu près le tiers du territoire, à ce jour) ne cessent de nous étonner. Il semble que la religion qu’on y pratiquait ait été très sophistiquée, avec de nombreux temples et sanctuaires, autour d’une cosmogonie et des rituels précis liés à la fécondité. La technologie agraire était assez élaborée, permettant la culture de diverses céréales. Mais c’est sur le plan artistique que se démarquent surtout ces sociétés aux valeurs féminines. On s’adonnait au tissage, à la couture, à la gravure, à la sculpture, et surtout à la peinture.
On a découvert des traces de civilisation tout aussi surprenantes en Crête, dont la civilisation est plus récente (phase minoenne moyenne, soit de - 2 700 à - 1 200, environ). Les femmes avaient une vie sociale très élaborée. Elles possédaient de grandes flottes de navires et elles se mesuraient au taureau lors de combats légendaires. La céramique, l’architecture et la métallurgie étaient des activités quotidiennes. On faisait fondre le cuivre et on portait des bijoux sophistiqués. Au cours de l’âge du bronze, qui suit le néolithique, la marine marchande était instaurée. L’île de Crête avait un réseau de distribution d’eau, des routes pavées, des postes de guet, des abris sur les routes, des viaducs et des canalisations. En tous ces lieux, la vie quotidienne et la religion s’interpénétraient. Le culte à la nature motivait les Crétois à entretenir de grands jardins. Les peintures de l’époque montrent que les vêtements mettaient grandement en valeur les organes sexuels. Mais, à l’instar des autres sociétés matristiques, telle que l’île de Malte, c’était la femme – celle qui donne la vie – qui était l’objet de culte.
On pense que pendant plus de trois millions d’années, les humains ont vécu en petites communautés, en égalité, mais où les femmes – de par leurs capacités reproductives – détenaient un statut particulier très valorisé et respecté. L’archéologie nous montre qu’on adorait une Déesse universelle. On constate également que les gens jouissaient d’un certain bien-être matériel, distribué de manière égale. Avant l’arrivée de la chasse comme telle, et l’invention des armes, il y eut deux millions d’années de cueilleurs. C’est vite fait de ne pas en tenir compte dans notre analyse des cueilleurs chasseurs. La guerre se présente depuis seulement 10 000 ans, ce qui peut faire rougir les tenants de la violence nécessaire. Cinq à six mille ans de pouvoir et de suprématie masculine fondés sur la force, le conflit, et la domination des autres (- 3 000 à aujourd’hui), c’est très peu de temps dans l’histoire de l’humanité. Les sociétés archaïques qui honoraient la Déesse et la vie ont perduré, quant à elles, pendant des dizaines de millénaires.
En ce qui concerne les rapports entre les hommes et les femmes, l’examen des sites archaïques nous offre peu de données sur le fonctionnement quotidien ou sur les comportements sexuels comme tels, bien que l’analyse nous démontre qu’il n’y avait pas de domination entre les gens : le site de Çatal Höyük, comme les sites de la Méditerranée, ne révèle ni palais, ni château, ni grande demeure. On n’y trouve que des maisons toutes égales en grandeur et en prestige. Les murs sont entièrement peints de motifs évolués. Il semble que le système social ait été équilibré. À Çatal Höyük, comme ailleurs, la Haute Prêtresse est la figure centrale de la société.
On trouve, en Crête minoenne, ce qu’on appelle un palais (avec des colonnes, un escalier en pierre, une véranda), mais il semble que Knossos fût plutôt un sanctuaire, un lieu de prières. À cette époque, les guerres sévissaient tout autour en Méditerranée, mais en Crête, la paix dura 1 500 ans de plus6. La culture minoenne de la Déesse nous apporte une version beaucoup plus raffinée des sexes parce que la culture est aussi plus récente (l’âge du bronze). Les vestiges montrent que les rituels crétois étaient liés à la puissance des visions et de l’intuition. Pour ce faire, on élevait des serpents7. On vivait jadis dans un monde de rondeurs8 – les enceintes –, circulaire et cyclique, qui nous rappelle l’éternel retour. La femme a été le personnage central de la période néolithique jusqu’à l’âge de bronze, nous fait remarquer Badinter.
J’insiste sur cette absence possible de domination au profit de la communauté, du pacifisme, et de l’égalité, car il est trop facile pour nos esprits actuels d’imaginer que le monde matriarcal était sous l’égide d’une femme dominante et castratrice. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Marijas Gimbutas, chercheuse à Harvard, a proposé le terme matristique pour remplacer celui de matriarcat. De fait, le monde actuel ne connaît, comme mode d’être, que la domination, présente dans toutes les sphères de la vie. On est trop souvent convaincus, résultat de nos expériences quotidiennes, que l’homme est un loup pour l’homme, comme l’ont rappelé un grand nombre de philosophes. On est fortement influencés par les religions abrahamiques, où les témoignages de violence sexiste et raciste sont légion dans les vieilles traces écrites. De sorte qu’il nous apparaît utopique de rêver à un monde plus paisible.
Certains auteurs en viennent même à postuler – dans le but de rendre légitime la violence à l’égard des femmes – que les hommes se défendent contre une expérience de violence féminine à leur égard, au début des temps historiques, précisément. Il faudrait alors rapporter les sources historiques d’un tel constat. Car, malgré un grand nombre d’écrits sur ce sujet, je n’ai trouvé aucune trace de domination féminine au début de l’humanité, durant ce qu’on appelle communément le matriarcat. Il faut demeurer très prudent dans l’interprétation d’une période aussi lointaine que le néolithique. Et lorsqu’il s’agit de la puissance des femmes, on conclut sans doute rapidement qu’elles aiment le pouvoir et qu’elles ont séquestré, voire castré, les hommes. Dans le but de soutenir cette hypothèse violente, on relate bien sûr la légende des Amazones (de l’Afrique du Nord, de l’Anatolie et les rives de la mer Noire), qui a fait couler beaucoup d’encre et qui marque notre imaginaire collectif. Selon l’analyse de la mythologie et de l’histoire, ces femmes guerrières ont bel et bien existé et se sont légitimement défendues lorsque les envahisseurs ont mis en péril leur espace physique et psychique. Cependant, l’essentiel de ce mythe est falsifié ou exagéré. Les Amazones sont à l’origine d’un terrible malentendu9 qui pèse sur les femmes, qui démontrerait qu’elles sont aussi dominatrices que les hommes. Il est plus facile de justifier la violence, d’incriminer l’autre, que de faire des tentatives de changement.
La loi, le pouvoir, les classes sociales, la hiérarchie et la guerre sont des attributs masculins, et beaucoup plus tardifs dans l’histoire de l’humanité. Comme je l’ai écrit dans l’introduction, il faudra considérer le masculin et le féminin comme des caractéristiques complémentaires, qui peuvent aussi bien appartenir aux femmes qu’aux hommes. Dans cette perspective, la hiérarchie est davantage masculine et l’empathie féminine, mais ces attributs se retrouvent autant dans la personnalité des hommes que dans celle des femmes.
Le matristique doit être associé à un certain nombre de valeurs, dont la principale est la puissance de la vie. On adorait et on représentait une femme comme Déesse parce qu’elle était à l’image de la femme quotidienne qui évoquait une force certaine. La femme est en mesure de fabriquer un être humain, de le mettre au monde dans un acte intense et dramatique, et de le nourrir de son sein. Les femmes entretenaient une religiosité autour de la magie de la maternité. On trouve plus de 20 000 statuettes féminines de cette époque de par le monde, et toutes celles qui proviennent du paléolithique ont pour caractéristique commune de valoriser la maternité dans la représentation du corps de la femme (seins, fesses et ventre énormes, visages sans traits distincts). La déesse de la préhistoire est plantureuse10. On a qu’à imaginer le corps de la femme qui est rejeté de l’image publique de nos jours ; c’est exactement de ce corps dont il est question ! Aucune des sculptures de ce temps très ancien, ainsi que de toute la période du néolithique qui suivra, ne représente une déesse guerrière.
La maternité côtoie d’autres valeurs telles que la fécondité, la récolte, les passages de la vie, les cycles de la nature, l’intuition, la coopération et l’échange (le troc existait), les prophéties, la guérison, le respect et l’harmonie pour tout ce qui concerne les processus naturels de la vie. La sexualité était extrêmement valorisée et les coutumes sexuelles sacrées furent longues à disparaître, parce qu’elles étaient le moyen privilégié pour la femme de vénérer sa divinité. Il a fallu, avec beaucoup de temps, piller les temples, réprimer la sexualité, violer les femmes, s’approprier des harems, inventer des astuces pour contrôler la fidélité des femmes (ceinture de chasteté, clitoridectomie, procès pour sorcellerie). On a réussi, somme toute, à instaurer une vaste campagne antisexuelle qui date de quelques milliers d’années.
La puissance de la créativité propre à la maternité peut faire peur. Elle évoque notre dépendance à la terre et à La Femme. On aime jouir de l’illusion de la domination, et de celle de la victoire sur ces processus, écrit encore Jean Bédard. Les femmes se sont toujours occupées de protéger et de soigner la vie. Le premier pas vers l’emprunt de la domination comme mode d’être se fait par une personne qui se sent fragile par rapport au groupe, et qui décide de miser sur la force et la contrainte dans le but de compenser sa faiblesse relationnelle. Une telle personne projette son hostilité sur l’extérieur – ce qui crée le début de toute guerre.
Ce sont les grandes vagues des envahisseurs dits barbares (aryens, achéens, doriens) qui ont mis fin à cette période de l’histoire qu’on imagine, peut-être à tort, un peu idyllique. Les envahisseurs du sud de la Russie, les kourganes, possédaient des chevaux et des armes dès le mésolithique. Ils étaient de bons guerriers, structurés et hiérarchiques11. Ils adoraient un Dieu masculin. Ces invasions ont fortement contribué au changement d’esprit du temps. Le Dieu masculin a apporté, entre autres, l’institution de la royauté. Avec une culture patriarcale et nomade qui datait de 7 000 av. J.-C., ils s’opposaient à la culture gylanique sédentaire et paisible. On trouve des traces de villes archaïques qui ont été pillées et brûlées en l’espace d’une seule nuit, vers 4 000 av. J.-C, partout en Roumanie et en Ukraine. Et on sait que les habitants de Çatal Höyük faisaient des échanges avec d’autres communautés dont toutes les traces sont disparues.
Partout de par le monde, dans toutes les traditions et les langues, la femme est associée à la terre et à la vie. Par exemple, la tombe que l’on descend en terre est associée à la matrice et au ventre maternel. Or, dans l’analyse des sociétés, si la région est prospère – sur les rives du Nil, par exemple – la femme est appréciée. On remarque d’ailleurs que c’est dans le monde agricole que l’ancien principe féminin a le mieux survécu. D’autre part, des sociétés préagraires – telles celles de nos Amérindiens –, traitaient leurs femmes avec dignité. Ils vénéraient aussi la terre avec respect. Dans l’esprit russe, par exemple, affecter la terre équivalait à faire mal à sa propre mère. Dans un monde matriarcal, tout est interrelié, en interdépendance. Il n’y a pas de bonne ni de mauvaise mère, mais UNE, source de toute vie. On s’en doute, c’est contre cette dépendance que les hommes s’insurgeront. La domination repose sur la misogynie.
Il faudra aussi faire l’effort d’imaginer, pour les besoins de la cause, qu’il ait existé un temps – pas si lointain –, où les hommes et les femmes ont fait l’amour sans l’idée du péché, et donc sans culpabilité ! Il est encore à peu près impossible d’imaginer une sexualité aussi libre de contraintes morales, parce que quoi qu’on en pense, il m’apparaît évident qu’on vit encore sous le joug d’une malsaine culpabilité sexuelle. À preuve, les jeunes arrivent de moins en moins à se faire l’amour, tout bonnement dans le plaisir et la pleine sensualité, sans se faire mal, et sans la pression conformiste de le faire à tout prix. Les religions sont récentes dans l’histoire de l’humanité. Et elles prescrivent toutes des codes rigides concernant la sexualité, le contrôle de la fertilité et des activités sexuelles féminines. Elles ont largement influencé le psychisme de chacun.
Les archéologues et les anthropologues s’entendent sur le fait qu’il n’y avait pas de répression de la sexualité dans le monde préhistorique féminin. Il n’y avait pas non plus de séparation entre la mère et l’enfant. D’ores et déjà, on peut se demander, non sans pertinence : pourquoi les femmes du matristique auraient-elles été fidèles ? On peut aussi se questionner sur l’insistance du clergé à s’insurger contre la sexualité et contre les rites païens. On pourrait découvrir que la prostitution et les orgies étaient des phénomènes populaires – mais pas du tout banals –, et qu’ils faisaient partie de la vie religieuse. De fait, la vie sexuelle de la Déesse servait de modèle à la prostitution sacrée12. Dans un monde « païen », les rites de fécondité détiennent la place centrale. N’en déplaise aux plus sensibles, il y a toujours eu de magnifiques orgies partout de par le monde ; les bacchanales en l’honneur du dieu grec Dionysos (Bacchus chez les Romains) en sont un exemple issu de notre culture. Les hommes et les femmes se sont souvent rencontrés pour des fins strictement sexuelles, sans se connaître, avec pour fonction religieuse de reproduire l’union des forces du cosmos. La fête de la nativité, par exemple, est à la fin du mois de décembre parce que les bébés conçus lors des rites printaniers liés à la fécondité (fin mars) naissaient à cette période de l’année. Dans toute religion où le panthéon est anthropomorphe, la création est en lien avec la vie sexuelle. Les dieux et les déesses ont une vie sexuelle intense, afin d’assurer l’abondance de la nature et de maintenir l’équilibre cosmique. La Déesse, particulièrement, possède un vigoureux appétit charnel et ses prouesses sexuelles sont hautement respectées. On craint sa vulve magique (yoni), on l’invoque dans la poésie.