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Les filles-losophes

Danielle Dallaire

Les filles-losophes

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Dallaire, Danielle, 1957-

Les filles-losophes

ISBN 978-2-89571-276-3

I. Titre.

PS8607.A462F54 2018 C843’.6 C2017-941767-3

PS9607.A462F54 2018

Révision : Vicky Winkler

Infographie : Marie-Eve Guillot

Photo de l’auteure : Geneviève Robitaille, Photos unlimited

Éditeurs :

Les Éditions Véritas Québec

 

2555, av. Havre-des-Îles

 

Suite 315

 

Laval, Québec

 

H7W 4R4

 

450-687-3826

 

Site Web : www.editionsveritasquebec.com

© Copyright :

Danielle Dallaire (2018)

Dépôt légal :

Bibliothèque et Archives nationales du Québec

 

Bibliothèque et Archives Canada

ISBN :

978-2-89571-276-3 version imprimée

 

978-2-89571-277-0 version numérique

« Attardez-vous sur la beauté de la vie. Regardez les étoiles, et voyez-vous courir avec elles. »

Marc-Aurèle

Avant propos

Intéressée et curieuse de comprendre la Vie, je cherche depuis l’adolescence à trouver un sens à toute cette course humaine, sans oser mettre l’étiquette de la philosophie sur ma quête. Je l’ai baptisé mon appel du cœur, ce désir constant de combler le vide par des valeurs qui parlaient à mon âme, me faisant grandir en sagesse.

Comme un oiseau utilisant ses capacités d’orientation, de communication et d’innovation, j’ai voltigé sur le fil de la Vie afin d’y trouver une place, ma place.

Au cours de ma démarche, j’ai trébuché et je me suis rebellée. J’ai tenté à maintes reprises d’abandonner ma petite voix intérieure en m’étourdissant. Elle m’a toujours rattrapée. Je crois que mon investissement personnel était requis afin d’emprunter « le chemin vers soi », ce que j’ai fait, après d’inutiles détours, pour mon plus grand bonheur.

Riche des apprentissages et des rencontres, je constate aujourd’hui que rien n’est vraiment acquis. La beauté est dans le regard que tu portes; la présence t’ouvre à l’expérience de la Vie; la réponse se trouve dans l’action motivée et la vérité du cœur est toujours la meilleure à suivre.

C’est avec le cœur débordant d’enthousiasme que je vous présente aujourd’hui ma famille d’amitié, ma source d’énergie et ma plus grande découverte.

Danielle

« Tout est relié... Ce que l’homme fait à la toile de la vie, il le fait à lui-même. »

Lester Young

Préambule

Rebecca, Fanny et Justine croient en cette amitié précieuse qui se nourrit de rencontres, de confidences, de spontanéité. Elle permet à chacune de se découvrir, de faire le point, d’ouvrir ses horizons, de se redéfinir pour aller plus loin. Au-delà de l’amitié, elles partagent une chimie peu commune…

Depuis leur première rencontre, la curiosité et la tentation des grandes envolées philosophiques les passionnent. Ces amies de longue date s’amusent à « changer le monde » dès qu’une occasion se présente.

C’est dans des ambiances amusantes, chaleureuses et intenses que celles-ci partent en quête de compréhension sociale et spirituelle. Ces exploratrices nous portent à réfléchir et même à se questionner sur notre propre vie…

On dit que le Messager est parfois plus important que le message. Et si le secret de leur cheminement venait d’une autre dimension, encore inexplorée dans cet Univers…

Chapitre 1

L’éveil

« Le plus beau voyage est celui qu’on n’a pas encore fait. »

Loïc Peyron

Nous sommes samedi matin, le soleil est radieux. Je prends une longue inspiration pour faire le plein d’énergie. La journée s’annonce occupée. J’ai des courses à faire. Comme à l’accoutumé, je me rends au supermarché pour acheter les quelques emplettes que ma bonne amie Rebecca m’a demandée.

Je connais Rebecca depuis mon arrivée dans la ville de Québec. Je commençais mes études collégiales à ce moment-là et j’avais loué un tout petit appartement dans le quartier Saint-Jean-Baptiste sur la rue Sainte-Geneviève. J’avais choisi ce secteur pour la proximité de mon école et des commerces environnants : l’épicerie, le magasin général, les petites boutiques, les bars... De plus, j’avais le service de transport en commun juste au coin de la Côte d’Abraham, située à quelques minutes de marche. Rien de mieux pour moi, Fanny la petite rousse qui entamait un nouveau chapitre de vie, avec l’instinct d’une aventurière et une insatiable curiosité. Je voulais alors devenir infirmière et consacrer ma vie à soulager les personnes souffrantes de leurs maux. Et mes aptitudes premières étaient l’écoute, la compassion, la chaleur humaine qui soignent avec des mots et arrivent aussi à sauver des vies.

Mais, ouf ! Le quartier latin, quel changement pour une fille tout droit sortie de sa campagne. La densité des rues, les bâtiments soudés les uns aux autres, pas de cour gazonnée sauf des racoins derrière les vieux édifices, des balcons sales, de la poussière qui entre partout. Un apprentissage qui m’ouvre l’esprit et me transforme en observatrice. Comment vivent donc les gens de la ville ? Dans le trafic routier ou à bord d’un autobus, j’ai le temps d’écornifler, comme l’aurait dit ma grand-mère. J’avoue que ses mots d’esprit et son humour me manquent.

Les festivités qui se déroulaient pendant l’été me stimulaient. Il y avait de la musique partout dans les rues. Durant la fin de semaine, de grandes scènes présentaient des spectacles aux ambiances exceptionnelles. À ces occasions, les terrasses environnantes se remplissaient jusqu’à envahir les trottoirs.

Pendant l’hiver, les bruits ahurissants des camions de déneigement me réveillaient chaque nuit. J’allais regarder à la fenêtre et je les voyais dégager la rue en faisant vibrer leur moteur poussif. Je me recouchais en souriant. Après quelques mois, je ne les entendrais même plus. L’intégration se faisait à petite dose, surtout quand on a mille expériences à vivre dès qu’on ouvre les yeux le matin.

* * *

Rebecca est ma voisine de palier, une petite femme délicate âgée d’à peu près 53 ans et mesurant environ 4 pieds et quelques poussières. Elle a une bosse dans le dos causée par une malformation de la colonne vertébrale. Mais avec sa joie de vivre débordante et ses yeux d’un bleu très pâle, on oublie rapidement cette difformité.

Notre relation amicale a débuté dans la salle de lavage de l’édifice. Comme par hasard, elle « avait le flair » de venir pratiquement à chaque fois que je descendais à la buanderie. Elle ne semblait pas avoir toujours une brassée de lavage en cours, mais elle marmonnait et faisait du ménage ici et là comme pour tenir le temps tout en me jetant un regard occasionnel. Alors, étonnée par son attitude qui simulait la coïncidence, j’ai décidé d’entamer une conversation avec elle. Nous nous sommes présentées et avons parlé de tout et de rien.

Un bon matin, alors que je pliais mon linge, Rebecca surgit avec une pile de serviettes qu’elle déposa dans la laveuse. Elle se retourna vers moi et commença à me dire que, d’après ses observations, j’étais en quête de moi-même. Que je m’intéressais aux grandes questions de vie, à la philosophie.

Surprise par son intérêt à mon égard, Rebecca a piqué ma curiosité et j’ai voulu la connaître davantage. De fil en aiguille, nous nous sommes invitées à nos appartements respectifs afin de poursuivre ces discussions dans un environnement plus chaleureux.

* * *

Rebecca a son petit genre bien à elle. Elle a ses habitudes particulières comme bien des personnes de son âge; mais celle qui m’amuse particulièrement c’est qu’elle porte son dentier seulement dans les grandes occasions… qui sont déjà peu nombreuses. Je me suis donc habituée à ce sourire édenté, à ses petits yeux vifs et à cette main chaleureuse qui me donne une tape amicale dès qu’elle me voit. Rebecca est devenue une amie précieuse.

Bien connue, Rebecca est un peu « la risée du quartier », un genre « d’attrait public ». Son foulard orange et son chandail de laine du même ton, portés en été comme en hiver, la caractérisent bien. Du matin au soir, elle s’affaire à diverses choses sans que l’on puisse les identifier, en marmonnant comme si quelqu’un l’accompagnait. Sa marginalité suscite aussi la curiosité; plusieurs résidents du quartier l’aiment et la respectent énormément. En fait, chacun s’amuse à la saluer, à la taquiner. Ce jeu provoque chez elle une sorte de gaité naturelle, lui donnant le goût de parler. Alors on ouvre grandes les oreilles pour écouter ses propos qui font réfléchir, tel un oracle sans âge qui se met à philosopher sur la société, ses bons et moins bons côtés. Dans ces occasions, Rebecca prend un plaisir fou à répondre à chacun. Elle utilise les mots d’esprit pour discourir, y aller d’observations inhabituelles ou même de faire peser sur son public des silences exceptionnels, jouant avec les effets de ses propos pour surprendre. Parfois, ils atteignent des profondeurs surprenantes... Rebecca est devenue ma preacher à moi !

Certaines de ses envolées paraissent dures et sans pitié, d’autres tirent les larmes, parfois elle banalise le plus dramatique des événements en riant, au point que le voisinage a appris à l’écouter, à noter ses citations, à s’en inspirer. Derrière ce personnage loufoque se cache une femme tendre, sensible et beaucoup plus clairvoyante qu’on ne peut le penser à prime abord.

* * *

Je vous avoue que les êtres humains me fascinent ! Comme disait ma grand-mère : « Fanny a un regard qui lit à travers le regard des gens… » Il est vrai que depuis mon adolescence, j’aime observer les humains dans leur manière de vivre et d’évoluer. Cela m’intrigue. Juste de soulever des questions, je pose le pied sur le seuil de la philosophie : quel est le but de notre vie ? Quelles sont les raisons pour lesquelles nous sommes ici ? Qu’est-ce qui influence l’évolution personnelle ? Y a-t-il autre chose de plus grand que ce que l’on voit, touche, entend ? Est-ce que nous naissons, vivons et mourons tout simplement, sans espérer rien de plus ? Y a-t-il une grande vérité à découvrir pour être heureux ? Y a-t-il une Vérité derrière les vérités?

Afin de répondre à ces questions, je me suis mise à la méditation et la relaxation. Au cours de ces séances d’intériorisation, j’ai obtenu des informations, mais celles-ci se sont présentées sous différentes perspectives. Elles n’ont livré qu’une partie de leurs vérités, m’obligeant ainsi à m’investir davantage, placer un morceau à la fois et permettre que la compréhension s’éveille. En complicité avec mes amies, j’ai compris que la recherche de la vérité intérieure prend la forme d’une quête, celle de son identité, de sa source.

* * *

Pour moi, écouter Rebecca dans ses exposés constitue un autre moyen de poursuivre et développer plus en profondeur ma « quête intérieure ». Ses réflexions m’apportent un regard nouveau sur le monde qui m’entoure. Elle est comme une Dame de grande sagesse qui exprime, à sa manière, sa vision et ses compréhensions de la vie.

Elle a un sens de l’observation peu commun. Rebecca sait toucher les cœurs et détailler clairement les événements et les situations en les ramenant à leur plus simple expression. Elle sait rendre si évidents les impacts et les conséquences de ces gestes et ces paroles qui méritent un « Arrêt-Stop »… Parce qu’on oublie souvent de réfléchir sur nos valeurs et nos choix dans la vie. J’apprends énormément à la côtoyer et, pour moi, cela représente une sorte d’école de vie.

* * *

De retour du supermarché, je frappe trois petits coups à la porte de Rebecca. J’entre sans attendre la réponse et dépose les paquets sur sa table. Ses bras frêles comme ceux d’un enfant m’enserrent amicalement afin de me dire merci pour mon aide. Rebecca déballe les sacs avec un plaisir évident devant cette manne que constitue son capital alimentaire, pourtant très modeste. Le rangement au frigo ou dans son garde-manger se fait lentement, dans une sorte de gratitude pour la variété et l’abondance des recettes qu’elle pourra concocter.

J’aime particulièrement lorsque nous allons nous asseoir ensuite sur son balcon, car il est situé face au Nord et la vue qu’il offre est exceptionnelle. On aperçoit au loin les formes des Laurentides, qui dépassent les silhouettes des édifices de Québec. Les autoroutes dessinent des parcours qui délimitent les territoires des villes voisines. Quelques zones vertes parsèment ici et là ce grand étalement urbain. Malgré le fait que nos appartements soient en plein cœur de la Haute-Ville, le balcon de Rebecca jouit d’une bonne tranquillité et cela convient parfaitement pour nos séances de thé.

Nos banalités coutumières se poursuivent sur le balcon-promontoire, où nous savourons cet instant de pause. C’est une charmante habitude que nous avons prise pour rire et échanger sur nos perceptions de la vie et de l’évolution de la société. Elle et moi pouvons changer le monde, comme on s’amuse à le dire.

Ce matin, Rebecca affiche un petit sourire moqueur. Que manigance-t-elle ?

— As-tu passé une belle semaine ? Es-tu allé jouer aux cartes avec tes amis jeudi soir ?

— Bien oui, ma belle Fanny. Ce jeudi, les activités ont été modifiées à la dernière minute ce qui a déplu à Fred. Tu connais Fred, celui qui était propriétaire de l’épicerie du coin. Il a horreur des changements de dernière minute. On peut le comprendre, il était tellement habitué de tout gérer. Quand on n’est pas dans l’organisation, on doit apprendre à s’ajuster. Tu peux donc imaginer l’attitude qu’il avait : il a bougonné, s’est rebiffé et tu devines que ça n’a rien donné. Je trouve cela dommage qu’il se fâche pour de peccadilles. À tout âge, la vie est précieuse, le temps perdu à se frustrer ne reviendra pas. En vieillissant, on s’en rend compte de plus en plus. Savourer tous les petits instants et rire des tournures inusitées de la vie devraient être notre objectif quotidien. Les imprévus sont des occasions de rester dans l’instant présent. Moi j’aime ça !

— Je te reconnais bien dans cette attitude, lui dis-je en lui faisant un clin d’œil complice.

— Dis-moi un peu comment s’est passée ta semaine ? Quelle leçon de vie a touché mon inspirante voisine Fanny ?

Elle a toujours cette phrase « Quelle leçon de vie as-tu apprise ? » Au début, cela m’énervait complètement car je ne voyais pas le lien ou je ne croyais pas vraiment à ces clichés : il n’y a pas de hasard, rien n’arrive pour rien, c’est ton karma, tout a une raison d’être… Enfin, j’ai lâché prise et j’ai pris plaisir à embarquer dans le « jeu » qu’elle me proposait à chaque fois.

— J’ai passé une semaine étourdissante. J’avais mon cours de gymnastique mardi après-midi. Comme on est en fin de session, le professeur voulait qu’on joue un mini tournoi de badminton. Bien entendu, quand il a fait les équipes, je me suis retrouvée avec Richard, tu sais celui qui me reprend sur tout… « Ce coup-là était pour toi, avance au filet, recule dans le milieu du terrain lorsque le volant est dégagé... » et j’en passe. Tu peux imaginer comment je me suis sentie intérieurement.

— Il a une attitude contrôlante si je peux me permettre…

— Justement, au lieu de me fâcher et de l’envoyer promener comme d’habitude, j’ai suivi ton conseil et j’ai modifié mon attitude. J’ai décidé d’utiliser son besoin de gérer en le valorisant sur chacun de ses commentaires. Tu ne le croiras pas, mais il est devenu très agréable et je me suis mise à jouer avec beaucoup plus d’aisance, au point qu’on a gagné le tournoi. Il était très heureux et il a ajouté : « Je suis très fier de toi ! » Nous avons ri ensemble de notre brillante performance. J’ai donc compris qu’aller dans le sens du courant était plus facile que de le combattre. Le lâcher-prise m’a servie merveilleusement bien cette fois-ci.

— Bien, tu as retenu une belle leçon cette semaine. Passons à notre exercice : Comment changer le monde aujourd’hui ?

J’éclate de rire. Rebecca a l’œil bleu translucide et taquin. Je crois que l’idée qui mijote dans sa tête mérite toute mon attention.

— As-tu une idée toi, Rebecca ? Allez, tu as déjà réfléchi à la question, je le vois dans ton regard.

— Bon d’accord Fanny, j’ai en effet une piste intéressante. J’ai regardé mercredi soir un reportage sur le développement des grandes villes, les mégapoles. C’était très intéressant. On décrivait comment les concepts à l’origine d’un projet de développement avaient bifurqué en cours de réalisation et on démontrait les effets de ces modifications dans la vie des gens. L’as-tu vu ?

— Non, je ne regarde pas beaucoup la télévision ces temps-ci. On débute la période d’examens prochainement et je veux profiter des quelques soirées qu’il me reste pour réviser et parfois aussi me changer les idées, voir mes amis. Et quelles ont été tes réflexions ?

— J’y vais alors. Je décrirais cela un bel exemple de paradoxe. Je m’explique. Lorsque j’étais petite, ici tout autour, des champs et des forêts s’étendaient jusqu’aux montagnes. Quand la ville s’est développée, j’ai vu disparaître les arbres. Les terres en culture ont fait place aux grands édifices en béton, puis aux quartiers entiers de maisons familiales. J’observais jusqu’à quel point toute l’ardeur déployée par les travailleurs avait comme objectif de construire un milieu différent, un lieu collectif où chacun aurait un avenir meilleur. Une ville en émergence qui apporterait la facilité, le plaisir et surtout, le bonheur à tous.

— On voulait soi-disant passer de l’époque agricole au modernisme.

— Pendant toutes ces années, j’ai observé cette société qui voulait progresser à tout prix, comme hypnotisée par le changement qui la rendait plus belle et plus fière. Elle a poursuivi son élan de développement sans se rendre compte qu’elle avait changé son objectif initial. Elle a bifurqué sur une nouvelle base, celle des illusions… Qu’estu devenue, chère société ? Que t’est-il arrivé ? Le bonheur de vivre en communauté est devenu un piège de solitude, d’individualisme, de consommations effrénées, accentuant les disparités entre pauvres et riches.

Je la regarde et je ressens sa tristesse. Elle poursuit sa réflexion :

— Tu sais, si je pouvais m’adresser à la société, j’aimerais lui dire ceci :

Souviens-toi de ton idée, chère Société, tu l’as peut-être oubliée, celle de créer une société équilibrée où tout serait partagé. De toutes ces architectures et ces concepts, tant d’idées magnifiques, tant de possibilités à ta portée, qu’astu semé ?…

Tu as construit des édifices en miroir pour mieux te regarder, mais quel est ton reflet, toi, merveilleuse Société… Tu as utilisé le béton pour mieux t’isoler mais te serais-tu déshumanisée ?….

Que de maisons as-tu façonnées ? Que de nouveaux toits as-tu donnés ? Que de facilités as-tu apportées ? Que de nouveautés as-tu installées ? Mais où est rendue la pureté de tous ces gestes posés ?…

Rebecca prend une respiration, boit une gorgée de thé, se réinstalle confortablement sur sa chaise. Je profite de ce moment pour réfléchir à sa vision sur le développement des cités. Je dois dire que je ne suis pas vraiment habitué à ce genre de langage; on dirait des rimes ou des vers.

Rebecca poursuit sur sa lancée :

Tu as créé une vie où chacun peut s’exprimer et crier à la liberté, chanter et jouer sur les pavés, mais qu’en est-il en réalité ? Tu as mis sur pied des prisons pour isoler ceux qui ont abusé de leur liberté d’action, mais remplissent-elles leur vraie mission ?

Tu as autorisé la naissance d’industries et de tout un réseau de distribution pour que chacun bénéficie des produits et services à profusion, mais quelles ont été leurs réactions ?

Tu as créé un système d’éducation scolaire pour que chacun puisse trouver sa carrière, mais pourquoi y a-t-il autant de décrochage scolaire ?

Tu as confié aux dirigeants de ton gouvernement la responsabilité de l’avenir de ta cité, cela dans un objectif d’équité, mais comment ont-ils manœuvré ?

Dans ta « folie » de tout contrôler, ton souci d’œuvrer avec charité et équité est devenu un business sans âme.

Regarde, chère Société, toute la dépendance et l’irresponsabilité qui se sont installées dans ta belle cité, qui souffre aujourd’hui de ces abus de confiance…

Elle s’arrête et, comme je la connais bien, je suis convaincue qu’elle poursuit intérieurement son « dialogue ». Elle me laisse mûrir ses propos. Elle sait qu’ils raisonnent en moi comme une onde de chocs, une prise de conscience...

J’ai effectivement suivi toutes ces paroles avec attention, mais j’avoue être très étonnée. Je sais qu’elle exprime une réalité dont nous portons peu attention, en autant que nos besoins et désirs sont comblés...

Rebecca se lève et se dirige vers une autre pièce de l’appartement. Cela me ramène à l’instant présent, mais comme j’adore m’évader dans mes réflexions, je profite donc de son absence pour laisser mes pensées vaguer au-dessus de cette merveilleuse ville grouillante d’activités que j’aime et que j’apprivoise à chaque jour.

J’admire son ambiance, sa richesse, ses services. Je me trouve privilégiée d’habiter cette superbe ville à échelle humaine. Québec marie à la fois l’histoire et la modernité. Elle offre une gamme d’activités, d’attraits, de facilités de déplacements enfin, tout ce qu’une grande capitale peut avoir.

Au cours de cette évasion et d’appréciation de ma ville adoptive, les propos de Rebecca refont surface. En y réfléchissant, je commence à prendre conscience que la qualité de vie en ville s’est peut-être altérée en raison de plusieurs facteurs dont l’étalement urbain, l’accroissement majeur d’automobiles, le retrait de plusieurs espaces verts… Peut-être qu’au départ, l’objectif d’expansion urbaine était juste et souhaitable, mais qu’on a mal évalué les répercussions sur la qualité de vie…

Je pense aux hôpitaux. Un gigantesque réseau mis sur pied pour soigner les gens et offrir des services diversifiés et ce, dans un souci d’aider, de traiter, de guérir et de réconforter. Beaucoup d’efforts sont investis pour accélérer la recherche, promouvoir la santé et apporter les solutions appropriées.

Mais qu’en est-il réellement ?... Les hôpitaux débordent de patients, les erreurs médicales se multiplient, la pénurie de médecins de famille prive des milliers de malades de soins. Malgré autant d’efforts, les failles du système font mal. Même constat dans le réseau policier et le système de justice; utile pour préserver nos droits et libertés et maintenir l’ordre, mais on est devenu tellement encadré qu’on en a presque perdu la liberté d’action individuelle…

Ouf ! Que cette exploration sensibilise ! Un reflet d’une société obnubilée par l’appât du gain, du paraître, du pouvoir, du contrôle…. une société imparfaite… Comment pouvons-nous la soigner ?

À ce moment, Rebecca revient avec du thé bien chaud et cela me ramène de mes réflexions. Elle me propose de renouveler mon breuvage. J’accepte volontiers. Tout en remplissant doucement ma tasse, elle reprend la parole.

— Le désir de créer un monde meilleur, de se dépasser continue de motiver la Société. Mais comment peut-elle se réorienter sans d’abord s’arrêter, s’observer et se remettre en question ? dit-elle en regardant son magnifique décor.

— Toutes ces observations à propos de la société, je crois que c’est la même chose pour nous, n’est-ce pas ? S’arrêter, s’observer, se remettre en question sont effectivement essentiels pour repartir sur de meilleures bases. Tu sais Rebecca, t’écouter dans tes exposés nourrit ma propre réflexion et m’apporte un regard nouveau sur le monde qui m’entoure. Je t’en remercie.

— Merci à toi Fanny, j’aime bien te partager mes points de vue car tu manifestes une grande ouverture à ce sujet.

— Bon, je vais rentrer. Tu me fais signe si tu as besoin de quoi que ce soit, Rebecca, ma belle philosophe !

Je profite de mon samedi pour faire un peu de rangement. Je pense à appeler mes parents, eux qui ont choisi de vivre sans cellulaire. Ils s’inquiètent pour moi : « Tu dois te sentir bien seule… » Je les rassure car je n’ai pas une minute pour m’ennuyer. Comment leur expliquer que tout va bien dans ma vie professionnelle, que je vais devenir une infirmière qui aime vraiment son travail. J’apprécie m’être fait de bonnes amies ! C’est là que mon cœur se serre. S’il fallait qu’un beau matin Rebecca disparaisse…

Chapitre 11

La nature, ton alliée

« La nature à chaque instant s’occupe de votre bien-être.
Elle n’a pas d’autre fin. Ne lui résistez pas. »

Henry David Thoreau

Une semaine s’est écoulée depuis la visite du samedi à Rebecca. Mes études occupent tout mon temps et, avec la fin de l’année scolaire qui approche, les travaux se multiplient. Cependant, je mets tout en veilleuse pour ce rendez-vous avec ma voisine si étonnante.

Il est 10h30 lorsque je frappe à sa porte. Aucun bruit de pas, c’est curieux…. Habituellement, elle ouvre avant même que j’aie le temps de compter jusqu’à trois. J’espère qu’il ne lui est rien arrivé.

— Rebecca ? Rebecca es-tu là ?

J’écoute et je pousse un soupir de soulagement. Le bruit du loquet qu’elle tourne, puis un autre et un dernier. Bien oui, Rebecca a installé trois loquets pour barrer sa porte. Je suis accueillie par ce magnifique sourire édenté, accompagné d’un petit rire joyeux. Je la prends dans mes bras et l’embrasse sur les joues. Je sais que ma visite fait partie de ses petits bonheurs.

— Comment vas-tu ?

— Je vais très bien, entre une minute. Et toi Fanny ? La semaine s’est bien passée ?

— Oui, mais je sens la fatigue. J’ai beaucoup de travaux pour la fin de la session. Je m’en tire assez bien ! Qu’as-tu projeté comme activité ce matin ? As-tu une idée?

— Bien...

Avec son air décidé, je devine qu’elle me réserve une surprise. Rebecca enfile son chandail de laine orange et réajuste son petit foulard du même ton. Je la regarde et me dis qu’elle va suffoquer sous ce chandail en cette journée de 24 degrés Celsius…. Car, malgré que nous soyons à la mi-mai, c’est une journée exceptionnellement chaude. J’aurais donc cru qu’elle délaisserait pour une fois son foulard de laine… mais non. Charmante Rebecca !

Elle remplit le sac à dos de quelques friandises et glisse deux bouteilles d’eau. Elle vient le déposer à la porte d’entrée. Elle retourne vers l’armoire et prend une couverture à motifs bleus et verts qui est enroulée dans un sac de plastique fermé avec des sangles. Tout en se déplaçant ici et là pour rassembler le tout, je l’entends marmonner quelques mots et nous voilà parties.

Nous marchons à travers les rues de la ville à la recherche de je ne sais trop quoi. Rebecca semble savoir où elle va. Nous traversons la porte Saint-Jean, tournons à gauche et puis à droite et finalement empruntons une rue qui nous mène à un parc que je ne connais pas.

Bien qu’il ne soit pas très grand, il est paré d’arbres majestueux qui déploient leurs ramures sous un ciel resplendissant. Les feuilles nouvelles se déclinent en demi-ton en ajoutant de la luminosité, de la douceur, de la gaieté. Les oiseaux jacassent et, lorsqu’on tend l’oreille, la partition se devine : c’est le premier concert du printemps, opus amitié.

Le parc offre une vue exceptionnelle sur le Bassin Louise, l’Ile d’Orléans et en arrière-plan, la chaîne de montages des Laurentides en mauve foncé. Le fleuve Saint-Laurent veille sagement sur Québec et sur les villes riveraines qu’il baigne mollement. C’est fascinant la variété, la beauté, les couleurs qui s’offrent à nous. Quel décor ! Je comprends pourquoi Rebecca a choisi cet endroit.

Captivée par la beauté et le calme de ce lieu, Rebecca me touche le bras pour attirer mon attention et m’indique un orme imposant; il touche à la clôture qui borde le parc. Nous nous assoyons.

— Ce parc est magnifique. Je ne l’ai pas encore exploré. Comment se nomme-t-il ?

— Il y a bien longtemps que ce parc ne porte plus de nom. Il semble avoir toujours été la cible de discussions houleuses en ce qui a trait à sa dénomination; nom d’un personnage célèbre du passé historique ou d’un terme plus moderne… La valse des décideurs ! Moi je l’ai baptisé mon Jardin magique.

— Jardin magique ? Il est habité par qui ? Des magiciens !

— Oui et non… Comme l’énergie qui y règne est sereine, dense et aussi intense, elle donne l’impression que tout est magique ou peut l’être dans ces sentiers. Je m’y sens comme Alice au Pays des merveilles. J’ai le goût que tu savoures cet endroit. Au fait, as-tu déjà expérimenté l’état d’être en symbiose avec la nature ?

— Que veux-tu dire…

— Sentir que tu fais partie de la nature, qu’il y a un échange de vibrations entre elle et toi…

Je crois savoir…