Tome II : La reine des nymphes
Brigitte Aubé
Tome II : La reine des nymphes
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Aubé, Brigitte, 1962-
Le secret de la pomme d’or
Sommaire : tome 2. La reine des nymphes.
Pour enfants de 8 ans et plus.
Également publié en format électronique.
ISBN 978-2-89571-285-5 (vol. 2)
I. Aubé, Brigitte, 1962-. Reine des nymphes. II. Titre.
PS8601.U22S42 2017jC843’.6C2016-942554-1
PS9601.U22S42 2017
Révision : Sébastien Finance et Vickie Wringler
Infographie : Marie-Eve Guillot
Éditeurs : |
Les Éditions Véritas Québec |
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Dépôt légal : |
Bibliothèque et Archives nationales du Québec |
Bibliothèque et Archives Canada |
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ISBN : |
978-2-89571-285-5 version imprimée |
978-2-89571-286-2 version numérique |
De la même auteure
Kany et son frère Colin grandissent avec un sens de l’observation qui plait particulièrement à leur grand-mère, une femme un peu mystérieuse. Pendant que le jeune Colin se passionne pour l’environnement comme un biologiste chevronné, son côté espiègle irrite sa soeur qui profite de ses sorties d’explorateurs pour discuter seule à seule avec sa mamie. Un jour de grande tristesse, les yeux tournés vers le verger du voisin, la grand-mère lui raconte comme une confidence la légende de la pomme d’or. Même si Kany ne croit pas à cette histoire de cinq pommes magiques aux pouvoirs extraordinaires, elle s’étonne lorsque la raconteuse lui remet une bille de verre ressemblant étrangement à un œil de crapaud. Pas n’importe quel oeil de crapaud… en plus de sa couleur bleu-azur, il scintille ! Au moment où Kany prend la bille dans sa main, elle voit apparaître sur sa surface lisse un visage hideux, déclenchant pour elle et son frère le début d’une surprenante aventure.
Installée à l’intérieur du petit submersible de Farment, Kany réfléchissait aux derniers événements. Elle croyait encore rêver, comme au temps où sa grand-mère nourrissait son imagination avec ses histoires de vergers et de pommes magiques. D’un tempérament calme, elle préférait écouter les contes de sa mamie que vivre de folles aventures. La témérité était plutôt du ressort de son jeune frère Colin.
Kany se souvenait de l’émotion de sa mamie lors de son dernier récit, surtout lorsqu’elle parla d’une pomme rouge, capable d’exaucer les vœux, offerte par Cédron, son grand-père disparu. À ce moment-là, Kany comprit que cette histoire était différente des autres déjà entendues. Elle avait écouté sa grand-mère lui raconter le secret d’un vieux pommier caché dans la forêt, une légende sur une pomme d’or aux pouvoirs extraordinaires et son attirance pour une pomme écarlate. Même après avoir vu une belle lumière bleutée éclairer une grosse bille qui ressemblait à un œil de crapaud et l’apparition d’un visage hideux sur sa surface, Kany croyait encore à un conte fantastique. Or, son esprit s’éclaira lorsqu’une élève de son école se plaignit d’un mal étrange identique à celui de sa mamie et qu’elle vit de ses yeux l’enlèvement de son jeune frère.
Pour retrouver ses parents et sa grand-mère enlevés par Sylphide et Marguerite, des nymphes venues chercher le précieux pépin de la pomme rouge gardé par sa grand-mère, Kany devait agir ! Aussi, elle se lança à la recherche d’un personnage qu’on surnommait le Maître de l’œil de crapaud. Avant même d’apprendre par la bouche de monsieur Pépin, son voisin, que les nymphes étaient des créatures malveillantes, vaniteuses et jalouses, Kany se méfiait de Marguerite autant que d’une vipère. Quant à Garcia, la sœur acariâtre de monsieur Pépin, Kany ne l’avait jamais appréciée. Lorsqu’elle apprit que la jalousie de celle-ci envers sa grand-mère l’avait amenée à conclure un marché avec les nymphes pour causer la disparition de son grand-père, Kany se mit à la considérer comme une ennemie de sa famille, rien de moins.
Studieuse, Kany savait qu’oublier un détail important pouvait faire la différence entre la réussite et l’échec. Elle ne connaissait rien aux aventures périlleuses, mais elle faisait confiance à sa grand-mère et à monsieur Pépin. Toutefois, sa situation précaire l’obligeait à redoubler de prudence et à considérer tous les faits, même les plus anodins. Confortablement installée dans le siège d’invité du petit sous-marin de Farment, un drôle de personnage au caractère changeant, Kany profitait d’un moment d’accalmie pour énumérer en silence, les éléments qui avaient marqué ses jours depuis celui où sa mamie lui avait raconté la fameuse légende de la pomme d’or : une ouverture dans un vieux chêne, « Ouache ! à la simple pensée des insectes autour de l’arche, j’en ai des frissons partout… », la flèche d’émeraude utilisée par Cédron pour détruire la pomme rouge, les statuettes de cristal de Farment… et ainsi de suite, jusqu’à ce que le sommeil eût raison de sa détermination.
À une époque lointaine, les nymphes, créatures naïves et vulnérables, vivaient en harmonie avec la nature. Craintives, elles fuyaient le monde extérieur et menaient une vie de recluses. Par-dessus tout, elles évitaient les êtres humains. Elles purent ainsi rester longtemps invisibles à leurs yeux et ne représenter rien d’autre que des personnages mythiques peuplant les récits qu’ils se transmettaient de génération en génération. Parfois, l’un ou l’autre affirmait avoir aperçu, dans un endroit reculé, loin de toute civilisation, une jeune fille d’une beauté sublime et d’une grâce infinie. Mais les multiples recherches qui s’ensuivaient se révélaient toujours infructueuses. Au fil du temps, même les plus fervents admirateurs de ces merveilleuses beautés finirent par ne plus croire en leur existence.
De leur côté, les nymphes trouvaient les humains hideux et sanguinaires. L’une d’elles cependant, nommée Trystine, se distingua de ses sœurs par la fascination qu’elle entretenait pour le monde des hommes et par sa soif de pouvoir. Encore toute jeune, elle imaginait un royaume de cristal où elle règnerait sans partage et où sa beauté durerait toujours. Il n’était donc pas étonnant que cette nymphe singulière trouvât fort insatisfaisante la vie isolée et remplie de méfiance qui avait toujours été la sienne.
Trystine passait des journées entières à écouter les récits que le vent et la pluie lui rapportaient du monde des humains. Lorsqu’elle voyait la pluie servir à nettoyer le sang répandu durant les nombreuses guerres qu’ils se livraient, Trystine trouvait dans cette monstruosité l’expression d’une volonté de puissance à l’état pur. Toutefois, même si elle ressentait, comme ses sœurs, une répulsion intense à l’égard des humains, l’admiration qu’elle vouait à leur besoin insatiable de domination était plus grande encore. Ainsi, un jour qu’elle cueillait des fruits sauvages près d’un lac et qu’elle entendit le vent lui chuchoter qu’un homme s’approchait, au lieu de s’enfuir avec ses sœurs dans la verdoyante forêt, Trystine resta près du point d’eau.
Réputé plus grand magicien de son temps, l’homme qui allait changer à jamais le destin des nymphes et dont Trystine guettait l’arrivée s’appelait Davirius Villarior. Cet homme, capable de comprendre le langage des oiseaux, intercepta un de leurs messages au sujet de la jeune Trystine et il en fut captivé puis étonné. À travers leurs piaillements, les oiseaux chantaient la beauté divine de la petite nymphe qu’ils comparaient aux plus radieux rayons du soleil. Toutefois, ce qui attisa la curiosité du vieux magicien, ce fut de les entendre pépier que le cœur de cette nymphe avait la noirceur et la froideur d’une nuit sans étoiles. Davirius, en grand érudit qu’il était, veillait à se tenir informé de tout ce qui avait trait aux êtres vivants. Or il croyait que les nymphes, au-delàde leur beauté sans égale, possédaient une personnalité insipide, aussi peu exaltante qu’un glaçon au printemps. Pouvaient-elles être autrement ? Lorsqu’il comprit à quel point Trystine se distinguait de ses sœurs, le grand mage, que la grâce seule n’avait pas réussi à toucher, s’intéressa, pour la première fois de sa longue vie, à une nymphe. Il résolut alors d’utiliser tous les moyens possibles pour faire sa connaissance.
Habituellement, Davirius veillait à ne pas effaroucher les nymphes en prenant la forme d’un hanneton ou d’une corneille quand il voulait les observer. Mais en écoutant piailler les oiseaux, il avait appris que cette nymphe espérait rencontrer un humain. Il décida par conséquent de garder son apparence naturelle, d’autant plus qu’il souhaiterait parler avec elle pour mieux comprendre sa personnalité et ses pensées. En temps normal, il aimait bien l’effet que produisait sur les autres sa physionomie hideuse. Son visage recouvert de verrues et sillonné de rides profondes, ses lèvres trop minces, ses longs cheveux gris et ses yeux perçants troublaient tous ceux qui promenaient sur lui leur regard. Toutefois, Davirius craignait que son aspect répugnant éteigne l’intérêt de la petite nymphe envers les humains et la fasse fuir.
Seule une soif de connaissance poussait Davirius vers la nymphe. Il avait vécu pendant des siècles et des siècles, exploré la plupart des lieux connus ou secrets de plusieurs mondes et recueilli une quantité phénoménale d’informations, mais il avait cependant la certitude qu’un savoir important lui échappait. Avide de combler cette lacune, il s’intéressait à tout ce qui sortait de l’ordinaire. Le fait qu’un être aussi reclus et craintif qu’une nymphe soit attiré par les humains était de nature à piquer sa curiosité. Trystine lui offrait donc une occasion unique d’accroître ses connaissances. Et c’est ainsi que Davirius fut amené à revêtir l’apparence la plus apte à exciter et maintenir l’intérêt de la nymphe : celle d’un noble et beau jeune homme.
Il existait une telle osmose entre les nymphes et leur environnement que certaines arrivaient à obtenir du vent qu’il se transforme en une brise fraîche ou de la pluie qu’elle éteigne un feu en train de ravager une forêt, mais Trystine pouvait manier la nature avec plus de facilité encore. L’air et l’eau demeuraient ses éléments préférés. Grâce à des bulles d’air qu’elle plaçait autour d’elle au fond d’un lac, elle parvenait à rester immergée aussi longtemps qu’elle le désirait. Elle prenait plaisir à se délasser sous l’eau, d’où elle contemplait le ciel à travers le liquide limpide. Elle s’imaginait devenir la reine d’un majestueux domaine avec, au centre, un château d’un blanc aussi pur et clair que du cristal.
Mais pendant que Trystine guettait l’arrivée de l’homme qui s’approchait, elle rêvait surtout de connaître les humains et de percer le mystère de leur féroce ambition. Blottie dans les profondeurs du lac, miroitant sous un soleil radieux, elle le voyait s’approcher. Grand et tout de noir vêtu, il se tenait juste au-dessus d’elle. Lorsque son visage, tout à coup, lui était apparu, elle avait sursauté. Puis, troublée par l’intensité avec laquelle il l’observait, elle avait failli détourner les yeux. Mais sa curiosité l’emporta et elle lui retourna son regard. Un sourire se dessina alors sur les lèvres de l’homme.
Trystine s’était souvent demandé si elle ressentirait de la frayeur lorsqu’elle se retrouverait pour la première fois en face d’un humain. Et maintenant que ce beau visage illuminé par la réflexion du soleil se tenait devant le sien, elle ressentait uniquement son cœur qui battait plus vite dans sa poitrine. Jamais auparavant elle n’avait éprouvé une émotion aussi intense. Mais son émoi, elle en était sûre, n’avait rien à voir avec la peur. Même si les nymphes ne connaissaient pas l’amour tel que le vivaient les humains, l’homme aux yeux gris acier, au sourire étincelant et à la chevelure lisse comme le pelage d’un vison faisait naître en Trystine des sentiments qui s’en approchaient étrangement. D’ailleurs, lorsqu’elle le vit se retourner comme s’il s’apprêtait à partir, elle ne put réprimer un soupir de déception.
En s’approchant du lac, Davirius, pourtant doté d’un sens aigu de l’observation, crut d’abord que la nymphe ne s’y trouvait pas. Déçu, il allait s’en retourner lorsque les ondes produites par les battements de cœur de Trystine vibrèrent jusqu’à ses oreilles. Le vieux mage se pencha alors au-dessus de l’eau et aperçut, sous le reflet de son propre visage étonnamment jeune, la nymphe assise au fond du lac à l’intérieur d’une énorme bulle d’air. Même s’il savait que les nymphes possédaient un certain pouvoir sur la nature, il ne se serait pas douté qu’elles la maniaient avec autant de finesse. Il avait alors souri sans le vouloir. Mais comme la nymphe n’avait pas répondu à son sourire, il crut qu’elle avait eu peur. Ne voulant pas brusquer les choses, il jugea préférable de revenir le lendemain et commençait à s’éloigner lorsque des bruissements se firent entendre et le firent se retourner.
Une silhouette féminine, dont la grâce dépassait tout ce que Davirius aurait pu imaginer, jaillit soudain hors de l’eau. Jamais au cours de sa longue vie il n’avait ressenti un tel émerveillement pour un être vivant ! Vêtue d’une vaporeuse robe blanche, elle semblait glisser sur la surface de l’eau avec la même légèreté que des pétales de fleurs. Sa longue chevelure claire et soyeuse qui voltigeait autour d’elle, telle une auréole de fils de soie, éveilla dans le vieux cœur endurci du sorcier des émotions profondément enfouies. Il resta là, pantois, et mit du temps à comprendre que les sons articulés par la jolie bouche rosée de la nymphe correspondaient à des mots qui lui étaient adressés :
— Ne partez pas, l’implora Trystine, je suis désolée de vous surprendre, mais vous êtes le premier humain que je rencontre et j’ai tant de questions à vous poser. J’aimerais en savoir plus sur votre monde.
— Ne vous excusez pas, finit par répondre Davirius en essayant de se donner une contenance, ma surprise n’est due à rien d’autre qu’à votre grâce qui, je dois l’avouer, surpasse tout ce que j’ai pu voir sur cette terre. Ma rencontre aujourd’hui avec une nymphe d’une telle splendeur est le plus merveilleux cadeau qu’ait pu me donner la vie. Alors, soyez assurée, belle demoiselle, que répondre à vos questions sera pour moi un plaisir inestimable.
Et le magicien se courba en une élégante révérence.
— Vous m’étonnez, lui dit Trystine après quelques secondes d’hésitation et avec beaucoup d’émotion dans la voix, je croyais que les hommes ignoraient l’existence des nymphes.
— Pour la majorité d’entre eux, vous avez raison, les nymphes font l’objet de mythes, mais, je vous l’avoue bien humblement, j’ai toujours fait preuve de plus de clairvoyance que les autres humains. Je puis même vous promettre, belle nymphe, que grâce à mes connaissances, et si vous me laissez un peu de temps, le monde des hommes n’aura bientôt plus aucun secret pour vous. C’est donc avec un immense plaisir que je répondrai à toutes vos questions.
* * *
La première rencontre entre Davirius et Trystine fut suivie de plusieurs autres. Le mage sentait s’opérer un envoûtement dont il ne cherchait pas à se libérer. Un doux sentiment de bien-être, quand il se trouvait en compagnie de Trystine et une douloureuse sensation de vide lorsqu’il s’en séparait, l’incitaient à se rendre sur les rives du lac de plus en plus souvent, tant et si bien qu’un jour, toujours caché sous l’apparence d’un beau jeune homme, il demanda à la nymphe de venir vivre avec lui. Trystine, attirée par les pouvoirs qu’elle avait décelés chez lui, accepta. Alors, malgré les protestations de ses sœurs, elle quitta pour la première fois la forêt où elle avait vu le jour et où elle ne reviendrait, avec des aspirations de conquérante, que quelques années plus tard.
Davirius avait maintes fois observé les ravages que pouvait causer un amour intense, mais il n’avait jamais fait lui-même l’expérience d’aimer. Et voilà qu’auprès de Trystine, il se retrouvait prisonnier d’une passion insensée. Il acceptait, avec facilité, de combler tous ses désirs, chaque jour plus impérieux. Mais au grand étonnement de Trystine, nullement habituée à se voir refuser quoi que ce soit de la part de Davirius, ce dernier opposa une résistance opiniâtre à ses tentatives répétées pour connaître le secret de la jeunesse éternelle. En fait, Davirius avait compris dès le début que les sentiments affectueux de la nymphe à son égard n’étaient pas totalement désintéressés. Craignant qu’elle l’abandonne, il avait décidé d’utiliser, pour la retenir auprès de lui, le désir qu’elle caressait avec le plus d’ardeur, celui de conquérir la jeunesse et la beauté éternelles et de devenir immortelle. Aussi refusa-t-il de lui en révéler le secret tout en s’efforçant d’entretenir chez elle l’espoir qu’un jour, ce mystère lui serait dévoilé.
Trystine, croyant toucher de l’aile son rêve démesuré, trouva auprès de Davirius beaucoup de ce qu’elle recherchait. Ainsi, il lui enseigna les fondements de base de la magie. Peu douée, elle maîtrisait difficilement la plupart des sortilèges, sauf celui de la métamorphose. Rares étaient les magiciens qui possédaient cette habileté et, après avoir montré à Trystine comment se transformer en libellule, il fut surpris de la facilité avec laquelle elle y arrivait. Mais pour Trystine, ce don exceptionnel constituait avant tout un moyen lui permettant d’étudier la nature dominatrice des êtres humains. Dès qu’elle pouvait le faire à l’insu de Davirius, elle revêtait l’apparence d’une libellule et allait épier les dirigeants de ce monde. Au long des mois, Trystine apprit ainsi tout ce qu’elle souhaitait sur les humains et sur les stratagèmes qu’ils utilisaient pour conquérir des pays et dominer leurs semblables.
Une nuit, en revenant d’une escapade, Trystine vit un vieil homme pénétrer dans la cabane derrière la maison où elle habitait avec Davirius. Outre la jeunesse éternelle, cette cahute était le seul autre sujet que Davirius refusait d’aborder avec elle. Plusieurs fois, elle avait essayé d’en franchir le seuil sans succès. Ne se désintéressant pas pour autant de la cahute, la nymphe cessa, au bout d’un certain temps, de presser Davirius de questions pour savoir comment y entrer. Mais lorsqu’elle vit le vieillard s’introduire avec une facilité déconcertante dans cet endroit qui lui était inaccessible, elle sentit pour la première fois de sa vie une fureur bouillonnante se déverser en elle. Cachée dans un buisson, elle était entièrement subjuguée par cette nouvelle émotion, en en oubliant presque la source, lorsqu’elle vit la porte de la cabane s’ouvrir à nouveau et laisser apparaître le jeune Davirius. Étonnée, elle le regarda traverser la cour arrière et quand, à mi-chemin, il s’arrêta, se retourna et scruta la nuit sombre, elle comprit que son bel ami magicien et le vieillard constituaient en réalité une seule et même personne.
Davirius pouvait non seulement sentir la présence de Trystine, mais aussi percevoir ses émotions. La nymphe le savait, mais décida néanmoins de ne pas bouger et de ne pas se montrer. C’est ainsi que le sorcier, ses yeux perçants fixés sur les buissons derrière lesquels se cachait Trystine, assista sans le vouloir au tournant décisif de la vie de sa bien-aimée. Après avoir connu la fureur, elle fit la rencontre de la haine, une haine qui fusa lorsqu’elle comprit le stratagème employé par Davirius pour l’attirer auprès de lui. Même si l’affection que Trystine éprouvait pour Davirius ne se comparait nullement à l’ardeur amoureuse de celui-ci envers elle, la supercherie qu’il avait utilisée à son endroit lui apparut comme une amère trahison qui empoisonnerait à jamais leur relation. Cette nuit-là fut semé, dans le cœur de la future reine des nymphes, le germe de la rancœur et, à côté de son désir de domination, se mit à croître une immense soif de vengeance.
Davirius attendait Trystine dans la maison lorsqu’elle y entra à son tour.
— Ma chérie, lui dit-il en s’avançant vers elle, je ne voulais pas te leurrer. Au début, je craignais que ma laideur te fasse fuir et je voulais retarder le moment où je me révélerais à toi tel que je suis. Je l’aurais fait depuis longtemps si je ne t’avais pas aimée autant.
— Non, Davirius, ne te fais pas de reproches. Lorsque tu m’as trouvée au fond du lac, j’étais naïve, mais maintenant c’est différent. J’ai appris à te connaître et les hommes ne me font plus peur, désormais. Alors, je te demande pardon pour les sentiments que j’ai ressentis ce soir. Grâce à toi, j’ai beaucoup appris sur le monde des hommes, sur la magie et sur l’amour, et tu ne méritais pas ma colère. Je t’aime Davirius et je vais t’aimer tel que tu es.
Davirius savait que Trystine mentait, mais il était si aveuglé par son amour et si effrayé de perdre sa bien-aimée qu’il se cachait à lui-même tout ce que ses dons lui révélaient. Alors, en la prenant dans ses bras, il lui dit :
— Oh, Trystine ! Promets-moi de ne jamais me quitter. En retour, je te dévoilerai tous mes secrets et t’offrirai la jeunesse éternelle.
Trystine prit le visage de Davirius entre ses mains de manière à ce que ses yeux plongent dans les siens. Ouvrant son esprit au sorcier, elle lui répondit :
— Regarde bien mes pensées, Davirius, et vois combien mes paroles sont vraies. Aussi longtemps que mon corps reflétera la jeunesse et la beauté, je vivrai auprès de toi.
C’est ainsi que la poursuite d’un savoir qui lui échappait, et auquel il avait souhaité avoir accès dès qu’il avait entendu parler de Trystine, allait conduire le vieux mage à sa perte, certes, mais aussi, à la découverte de ce qu’il avait cherché toute sa vie : le sens réel du mot « espoir ».
Tout de suite après leur conversation, Trystine aurait voulu connaître les secrets de Davirius, mais celui-ci prétexta l’heure tardive et l’épuisement dû à l’excès d’émotions de la journée, et il lui demanda d’attendre quelques heures encore. Il lui promit d’exaucer tous ses désirs avant l’aube du surlendemain. En réalité, Davirius mesurait toutes les conséquences des gestes qu’il s’apprêtait à poser. Impossible pour lui de revenir sur sa promesse; il réalisait toutefois l’importance de ce à quoi il s’était engagé. Les anciens l’avaient élu gardien de la pomme de cristal. Il savait que cette pomme de cristal offrait la vie éternelle, mais qu’elle pouvait aussi détruire les barrières du temps qui séparaient les mondes. Il connaissait son devoir de la protéger et savait aussi les risques de la présenter à sa bien-aimée. Cependant, il avait la conviction que le destin de la pomme blanche était lié à celui de Trystine. Aussi Davirius passa-t-il la journée entière et une bonne partie de la nuit suivante à chercher une façon d’assurer la protection de la pomme de cristal tout en gardant Trystine à ses côtés. Lorsqu’il sortit de la cabane, ses appréhensions avaient presque entièrement disparu.
Durant de longues heures, Trystine était restée seule, sans entrer en contact avec Davirius. Très tôt le matin, elle l’avait vu traverser la cour arrière et pénétrer dans la cabane. Quand elle s’endormit, le soir venu, il n’en était toujours pas ressorti. Dès l’aurore, elle se leva et revêtit sa robe blanche à broderies de fleurs nacrées. Elle avait piqué, dans sa longue chevelure blonde, un bouton de camélia, au parfum délicat. Davirius, qui n’avait pas réussi à fermer l’œil de la nuit, avait enfilé une cape violette, celle-là même qu’il portait le jour où il avait fait serment de protéger la pomme de cristal. Il se rendit à la cuisine où Trystine l’attendait et, lorsqu’il posa les yeux sur elle, toutes ses inquiétudes de la nuit se dissipèrent pour laisser place à un ravissement infini.
— Un petit déjeuner, Davirius ? demanda Trystine.
— Non, ma chérie. Allons tout de suite dans la cabane pour que je te révèle le secret de la beauté éternelle.
D’un pas lent et solennel, Davirius conduisit Trystine jusqu’à la cabane en la tenant par la main. Quiconque les aurait croisés à ce moment-là aurait cru voir deux jeunes amoureux le jour de leurs noces. Cependant, une fois devant la porte de bois sur laquelle étaient gravés deux reptiles entrelacés de façon à former un huit, le mage s’arrêta et prononça une incantation dans une langue qui semblait venir d’un monde plus ancien que celui des hommes. La porte hermétique se détacha du chambranle dans un bruit de succion qui surprit la nymphe. Lorsque Davirius fut sur le point d’amener sa bien-aimée en ce lieu tenu secret jusque-là, il se tourna vers elle et lui murmura :
— Es-tu prête à recevoir la beauté éternelle ?
— Oui, Davirius, je suis prête à vivre éternellement auprès de toi.
Sur ce, le sorcier, rempli de joie, serra encore un peu plus la main de sa belle et la fit entrer. Au début, Trystine fut incapable de distinguer quoi que ce soit et l’obscurité lui sembla parfaitement opaque. Mais dès que Davirius ferma la porte, la pièce s’éclaira d’une douce lumière ambrée grâce aux mèches enflammées de chandelles accrochées aux murs. Étonnamment, l’intérieur de la cabane avait pris la forme d’une vaste salle ronde aux parois recouvertes de pierres grises. Trystine s’approcha du monticule qui se trouvait au centre et sur lequel reposait une statuette. Celle-ci, au désarroi de la nymphe, représentait un énorme crapaud d’une laideur répugnante.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Trystine avec un accent vibrant qui ne laissait aucun doute sur ses sentiments d’effroi et de dégoût.
— C’est le gardien d’un objet inestimable, lui répondit Davirius.
— Et qu’est-ce qu’il garde au juste ?
— Il garde une pomme magique, une pomme merveilleuse, qui va non seulement t’offrir la vie et la beauté éternelles, mais qui possède aussi le pouvoir de manier le temps.
— Je ne comprends pas !
— Attends, je vais te montrer. Mais auparavant, tu dois promettre de ne pas toucher à cette pomme.
Trystine en fit la promesse, mais la fermeté de son ton de voix parut suspecte au mage. Toutefois, celui-ci comptait avant tout sur la laideur du crapaud pour décourager tout désir qu’aurait pu avoir Trystine de s’emparer du précieux trésor. Davirius poursuivit donc et, s’approchant de la statuette, il déposa majestueusement la main sur son crâne plat, ce que Trystine accueillit par une moue dédaigneuse, puis il prononça quelques paroles incompréhensibles. La gueule du crapaud s’ouvrit alors, laissant apparaître une pomme éblouissante, d’un cristal aussi pur et aussi clair qu’un diamant.
Subjuguée, Trystine se précipita vers la pomme de cristal. Avant même que Davirius ait eu le temps de réagir, elle tenait déjà à deux mains le bel objet. Après l’avoir retiré de la gueule de pierre du crapaud, la nymphe qui vit le crapaud s’animer en émettant un affreux son guttural recula en titubant. Effrayée par la laideur et la grosseur de la bête, Trystine, qui serrait le fruit de cristal contre sa poitrine, fixa les yeux bleu azur de l’énorme créature. D’un bond, l’animal s’élança vers la nymphe. Saisie d’angoisse, celle-ci écrasa son dos contre la porte d’entrée et repoussa, affolée, le crapaud qui s’agrippait à sa robe.
— Arrête-le, Davirius !
— Tu dois lui remettre la pomme.
— NON ! Je la veux !
— Trystine, remets-la-lui avant qu’il ne soit trop tard !
— Trop tard ?
— Avant que le sort qu’il t’a jeté devienne irréversible !
Le geste de Trystine, que Davirius avait tout fait pour éviter, jeta celui-ci dans le désarroi le plus total et il observa, muet, les effets du sortilège que le crapaud avait déclenché. Sous ses yeux horrifiés, la peau de sa bien-aimée se desséchait et se recouvrait de taches brunes !
Et quand l’animal agrippé à sa robe arriva à la hauteur de sa taille, Trystine vit sur la surface luisante de la pupille du crapaud le reflet de son propre visage couvert de rides et de ses cheveux devenus ternes, clairsemés et blanchâtres.
— Qu’est-ce qui m’arrive ? cria-t-elle.
— Remets la pomme de cristal au crapaud, lui répondit Davirius terrifié.
— NON ! s’écria Trystine. Je veux cette pomme ! Tu m’entends, Davirius, je la veux !
Chaque seconde qui passait faisait vieillir la nymphe de dix ans. Malgré tout, il lui restait encore suffisamment de vigueur pour lever bien haut le fruit translucide.
— Si tu ne fais pas quelque chose immédiatement, lança-t-elle au sorcier en lui jetant un regard de défi, je vais fracasser cette pomme de cristal contre le mur et tu nous perdras toutes les deux.
Tout aurait pourtant dû bien se dérouler, songeait le sorcier. Il avait consulté les étoiles et elles lui avaient prédit une longue vie aux côtés de sa nymphe dotée d’une jeunesse éternelle. Maintenant, au contraire, le sort de Trystine l’inquiétait et, en comparaison, ce qui risquait d’arriver à la pomme blanche ne le préoccupait guère. Alors, pointant l’index vers le gros amphibien, Davirius jeta sur lui un maléfice. En une fraction de seconde, le crapaud retrouva sa forme inanimée et redevint de pierre. Trystine le repoussa et il alla se briser en mille miettes sur les grosses roches plates à leurs pieds. Soulagée, elle voulut contempler la pomme de cristal qu’elle tenait toujours entre ses mains et ce fut à nouveau l’horreur : sa main décharnée était recouverte de veines bleuâtres et de taches couleur de terre !
— Davirius ! Tu m’avais promis la jeunesse éternelle et me voilà devenue une vieille femme. Vite, renverse le sort que ce crapaud m’a jeté ! Je t’en prie, fais intervenir les pouvoirs de la pomme de cristal !
— Ce n’est pas aussi simple, je n’ai aucun contrôle sur la magie que ce crapaud a utilisée. Quant à la pomme de cristal, elle peut arrêter le vieillissement, mais elle ne peut pas le faire reculer.
— Mais, tu es redevenu jeune, toi !
— C’est temporaire et toujours à recommencer. J’ai beau enfermer ma vieillesse dans le cristal, au bout de quelques jours elle finit par me rattraper.
— Tu veux dire que je suis condamnée à retrouver ma vieillesse encore et encore ?
— Oui, à moins de réussir à la retenir à l’intérieur du cristal.
— Bien, alors enferme ma vieillesse dans cette pomme !
— Pour cela, tu dois la déposer sur le monticule.
Entourant le précieux joyau de ses mains frêles et tremblantes, Trystine jeta un regard méfiant au sorcier.
— Qu’est-ce qui me dit qu’il ne s’agit pas d’une ruse de ta part pour me l’enlever ?
— Trystine, mon amour, j’ai promis de t’offrir la jeunesse éternelle et je vais tenir ma promesse, mais tu dois me faire confiance.
Après quelques secondes d’hésitation, Trystine s’approcha du monticule et y déposa la pomme translucide.
— Bien. Maintenant, reste là, face à la pomme, et surtout ne bouge plus. Pendant qu’elle retirera de ton corps toute trace de vieillesse, tu te sentiras attirée par une force inouïe. Il faudra lutter pour résister à son pouvoir d’attraction.
— Et si j’en suis incapable ?
— Si tu cédais à cette force, tu deviendrais prisonnière de la pomme et je ne pourrais changer le cours des choses. Mais je ne permettrai pas qu’une telle chose arrive, je vais t’aider à résister, n’aie crainte. Maintenant, tiens-toi prête.
Davirius prononça quelques incantations et Trystine vit la boule de cristal se remplir d’un nuage qui se mit à tournoyer. Au bout de quelques secondes, le tourbillon s’échappa et entoura la nymphe avec une vitesse et une violence effarantes. Elle était sur le point de s’envoler et dut déployer toutes ses forces pour ne pas être aspirée.
— Tiens bon, ma chérie, nous allons y arriver, tout sera bientôt terminé ! lui cria Davirius.
Puis, à travers la blancheur du tourbillon apparurent des milliers de particules sombres qui s’échappaient du corps de Trystine et allaient se fondre dans la pomme blanche. À mesure que s’envolait cette poussière, la nymphe voyait ses cheveux, qui virevoltaient devant elle, et la peau de ses bras et de ses mains, retrouver peu à peu la douceur et l’éclat de leur jeunesse.
— Davirius ! Aide-moi, c’est trop dur ! s’écria Trystine qui avait cédé d’un pas ou deux face à la forte attraction de la pomme de cristal.
— TRYSTINE ! NON, N’AVANCE PAS ! lui cria Davirius en lui tendant la main.
Alors Trystine, saisissant la main tendue, attira son protecteur vers elle et vers le nuage, puis elle le poussa violemment dans la direction opposée. Pris par surprise, Davirius fut happé par le tourbillon et entraîné à l’intérieur du cristal.
— Trystine, qu’as-tu fait ? s’écria Davirius, prisonnier de la boule de verre.
— J’ai fait en sorte de tenir ma promesse.
— Tenir ta promesse ?
— Aussi longtemps que mon corps reflétera la jeunesse et la beauté, tu pourras les admirer et je vivrai auprès de toi. Mais si, par malheur, tu laisses la vieillesse m’atteindre, je détruirai la pomme de cristal et tu disparaîtras avec elle.
C’est ainsi que Trystine, grâce aux pouvoirs de la pomme de cristal et aux incantations magiques de Davirius, réalisa tous ses rêves. Elle fit ériger un château de cristal dont les murs lui renvoyaient sans cesse le reflet de sa jeunesse, et où elle ne se lassait pas de s’admirer. Puis elle décida que son château avait besoin d’un royaume. Elle offrit donc la jeunesse éternelle à ses sœurs et, en échange, celles-ci lui jurèrent fidélité. Devenue reine des nymphes, Trystine put assouvir à loisir son goût de domination et semer la terreur partout où elle en avait la possibilité.
Davirius fut condamné à contempler, jour après jour, la beauté de sa nymphe, en comblant ses moindres caprices. Le seul contact avec le monde extérieur que lui autorisait Trystine se réduisait à lire des présages dans les étoiles, certaines nuits où elle le souhaitait. Mais au cœur même de cette vie solitaire et captive, Davirius allait acquérir la connaissance importante qui lui avait jusque-là douloureusement fait défaut. Car le jour où l’extraordinaire beauté de Trystine n’éveilla plus en lui qu’une profonde lassitude, il put enfin accéder à la notion essentielle qui lui avait toujours échappé. Il comprit que sans une étincelle d’espoir capable de faire vibrer le cœur, une vie n’avait aucun sens. Et la source de l’espoir qu’entretenait le grand mage résidait dans un tout petit objet.
* * *