De l’Inde à l’Indonésie en passant par l’Indochine
Patrick Bélanger
De l’Inde à l’Indonésie en passant par l’Indochine
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Bélanger, Patrick, 1977-
L’Asie live : de l’Inde à l’Indonésie en passant par l’Indochine
ISBN 978-2-89571-272-5
1. Bélanger, Patrick, 1977-- Voyages - Asie du Sud-Est.
2. Bélanger, Patrick, 1977-- Voyages - Asie méridionale.
3. Asie du Sud-Est - Descriptions et voyages. 4. Asie méridionale - Descriptions et voyages. I. Titre.
DS522.6.B44 2017915.904’54C2017-941200-0
Révision : | Sébastien Finance |
Infographie : | Hélène St-Cyr |
Photos de l’auteur : | Élisabeth Gagnon |
Éditeurs : | Les Éditions Véritas Québec |
© Copyright : | Patrick Bélanger (2018) |
Dépôt légal : | Bibliothèque et Archives nationales du Québec |
ISBN : | 978-2-89571-272-5 version imprimée |
À Charlie et Thomas
qui ont passé les douanes
de l’amour inconditionnel à notre retour.
Mes deux amours avec qui je vais voyager.
Que ces aventures puissent
inspirer les vôtres, quelles qu’elles soient.
Voici un récit que j’ai écrit sur les routes de l’Inde et de l’Asie du Sud-Est durant six mois, en 2011 : des épisodes partagés par courriels à mes proches pour leur relater cette grande aventure que je savourais aux côtés de ma douce Mélissa.
En juillet 2012, un an après notre retour, est arrivée dans nos vies une charmante petite fille, Charlie. Puis, vingt mois plus tard, un mignon petit garçon, Thomas. Deux billets allers simples pour le plus fabuleux des voyages, celui de guider deux petits curieux dans le bain de ce vaste monde.
Entre les naissances de ces deux petits trésors de la vie, en janvier 2013, j’ai entrepris de relire mes épisodes pour me replonger dans cette expérience qui avait décanté tout doucement. Pendant mes lectures, par-ci, par-là, des images sont venues se préciser, des impressions se sont consolidées et j’en ai laissé quelques-unes se glisser entre les lignes de ce que j’avais écrit jusque-là. Quelques souvenirs se sont aussi imposés, insistant pour faire partie eux aussi du récit. Je leur ai parfois permis de s’épanouir et de se regrouper en paragraphes pour prendre leur place dans le fil des évènements.
Bien que j’aie vécu cette belle aventure aux côtés de mon amoureuse qui est pour beaucoup dans le bonheur que j’ai eu à voyager, je présente ici un récit bien personnel : le regard que j’ai porté sur la beauté des gens, la richesse des rencontres, la grandeur des lieux, la magie des moments. C’est le regard que l’on porte sur les choses qui détermine l’empreinte qu’elles laissent en nous.
Bon voyage !
C’est à trop mesurer la portée que l’on s’empêche de jouer les plus belles notes…
Billet aller simple pour Delhi acheté en octobre 2010, bail de location de la maison pour six mois à partir de janvier signé en novembre, départ le 28 décembre. Rendus là, peu importait que des contres aient été négligés et des pours surestimés; les deux roues de l’avion avaient déjà quitté la piste. Il n’était pas question pour nous de se perdre dans le pourquoi du quoi et de condamner notre sac à l’obscurité et à ses fragrances de boules à mites plus longtemps. Surtout que depuis notre retour de six semaines en Thaïlande en 2007, chaque fois que j’allais chercher l’aspirateur dans le débarras, nos sacs étaient là, accrochés à l’idée d’un prochain départ.
Pour le reste, on n’est jamais complètement prêt à partir, disons-le. L’Inde allait d’ailleurs nous le confirmer. Autant lever les feutres sans trop se questionner.
* * *
Maintenant de retour, lorsque je réfléchis au scénario de ce départ, il pourrait avoir toutes les allures d’une urgence, d’une cavale précipitée ou d’une intention de fuir. Et pourtant !… Mais si tel était le cas, l’intention est morte asphyxiée dans le chaos de Delhi après cinq minutes. Nous venions de basculer dans l’aventure la plus sublime, en plein bout du monde.
Le bout du monde. Ai-je voyagé au bout du monde ou du bout du monde suis-je parti ? Peut-être vivons-nous tous sur le même bout d’un monde duquel on ne peut s’enfuir. À quoi bon. Plutôt voyager; s’offrir une retraite de tous les bals, les masques bien rangés, aller faire le plein de différences, aller danser la vie autrement. Y aller léger, vide de bourrasques, sensible aux vents qui font changer de direction, chaussé d’esprit de bottines pour absorber les gros cailloux. Un sac au dos avec le nécessaire d’environ quatre jours, des médicaments, de la curiosité, de la joie, quelques tubes d’humilité et beaucoup de respect, quelques sachets de naïveté et de prudence. J’ai laissé une poche de côté bien vide pour ramasser les brins de sagesse qui traînaient en chemin, l’autre débordait de sourires. Si un passeport permet de franchir les frontières, le sourire est un visa pour tous les arrière-pays du monde.
* * *
C’est avec un étrange sentiment de rentrer à la maison, à l’étranger, que j’ai quitté mon chez moi, loué à des étrangers. Puis, c’est en revenant que j’ai quitté un peu de moi, rapportant quelques chez moi de plus à la maison.
J’ai siroté l’Asie comme on tète un bon thé, lentement, pour goûter tout ce qu’elle offre en propriété. Je l’ai laissée me transfuser, m’injecter de tout ce qu’elle croyait bon pour moi. Je l’ai prise telle quelle et m’y suis abandonné. Depuis, la nostalgie me berce toujours un peu chaque jour. Que la digestion des souvenirs soit lente…
Avec le recul, tout indique que je n’aurais pas pu mesurer toute la portée et que je ne trouverai probablement jamais un galon qui soit de taille.
S’il était une certitude pour moi le jour de mon départ, c’est que j’avais en tête deux hémisphères. Mais c’était sans me douter que je reviendrais, avec au cœur, deux continents.
C’est dans un mélange de bruine et de smog que nous venons juste d’atterrir à New Delhi. Un temps hors de la normale pour la saison, nous dit-on. L’avion se dirige vers la porte de débarquement, tandis que le hublot m’offre le premier coup d’œil sur une réalité encore inconnue. Un hublot qui me coupe cependant de quelque chose que j’ai curieusement hâte de découvrir, de valider; l’odeur de l’Inde. Je savais que l’Inde était un grand fournisseur de goûts, d’arômes et d’odeurs au plan culinaire, mais le tableau périodique des odeurs, que les multiples lectures et témoignages me brossaient, n’avait rien d’appétissant. Le plus inquiétant, c’est qu’il m’était impossible de dégager une moyenne des différentes définitions. Aucune possibilité de projection et de conditionnement inhalatoire avant le départ.
* * *
En effet, dès la sortie de l’aéroport, une odeur envahit les narines et fait friser les quelques poils censés les protéger. Je ne porterais pas cette fragrance ambiante au quotidien, mais il n’y a cependant pas de quoi en faire une syncope nasale. Je pourrais la décrire comme suit : un mélange d’effluves de pots d’échappement, d’odeur de soudure, de boucane de feux, d’encens et d’urine, mais davantage de métal brûlé. C’est comme se retrouver dans l’atelier d’un soudeur hindou qui, cigarette au bec, urinerait sur sa torche pour l’éteindre à la fin d’une grosse journée de travail… sueurs acides en sus.
C’est donc dans ce voile de brume douteuse qui nous enveloppe et qui ne fait qu’ajouter aux mystères que nous réserve la planète Inde que nous vivons nos premiers instants.
Le taxi zigzague dans le dense chaos de Delhi à la recherche de petits interstices pour s’y faufiler. Et croyez-moi, dans un chaos, il y en a des interstices. Cependant, le labyrinthe s’ouvre et se referme à la vitesse de l’éclair, obligeant les usagers de la route à l’opportunisme et à la rapidité, tout en respectant le seul règlement routier qui me paraisse prévaloir ici, soit l’absence de règlements.
Pour chaque dépassement, une montée d’adrénaline. Chaque virage à 180 degrés m’excite. Je n’ai aucune idée de l’endroit où nous nous dirigeons, mais le désordre dans lequel on circule m’enchante de plus en plus. Au milieu de ce bordel fascinant, les vaches. Elles trottent un peu partout au rythme lent d’un touriste qui marche le long d’une plage. Leur présence dans la mêlée sert-elle à maintenir l’équilibre, ou plutôt à provoquer continuellement le chaos pour le réorganiser simultanément ?
Après « l’effet papillon » où l’on s’interroge à savoir si son simple battement d’ailes peut provoquer une tornade à l’autre bout du monde, j’évoque, après seulement une demi-heure en sol indien, la théorie de la « sieste bovine au carrefour » qui a pour effet de dévier la trajectoire de millions d’indiens jusque dans les entrailles du plus gros bidonville de Bombay.
* * *
Nous voilà arrivés dans le quartier de Paharganj (main bazar). Et disons-le, le mot bazar peut être utilisé ici au sens propre comme au figuré. Même que, « au propre », dans le cas présent, appartient exceptionnellement au domaine du figuré…
Paharganj est un quartier réputé malfamé qui ne fait pas l’unanimité auprès des voyageurs, mais pour sûr, on débarque dans l’authenticité d’une Inde déjà vue en photo, une Inde qui ne semble pas avoir évolué, sale et débridée. Nous y passerons deux nuits.
C’est avec curiosité et une certaine prudence que l’on se lance, une fois les sacs déposés, dans l’exploration des moindres recoins disponibles aux alentours, question d’absorber au maximum l’ambiance et de s’offrir dès le départ, en quelque sorte, le traitement choc, celui qui devra être vécu tôt ou tard. Certains voyageurs s’aventureront après quelques jours enfermés dans leur chambre. Le choc peut aussi se traduire comme ça.
Paharganj.
Difficile de dormir, décalage oblige. Dehors, tout semble désert. Le bruit somnole sur le trottoir avec les sans-abri allongés cà et là. La rue ne vit que par les meutes de chiens qui investissent la nuit, faisant leur loi pour quelques heures. Je les entends de ma chambre depuis une bonne demi-heure. Je ne les vois pas, mais j’imagine la scène; une meute jappe sans cesse sous ma fenêtre pour intimider une vache. Pour une centaine d’aboiements, seulement deux beuglements. Deux beuglements nonchalants, mais suffisants pour rappeler aux cabots qu’elle est chez elle, maîtresse des lieux, sacrée et vénérée de tous. L’intimidation se poursuit quelques instants mais la vache triomphe de la non-violence.
Malgré cette victoire, je ne peux toujours pas dormir. Je descends au lobby pour fumer une cigarette, entouré de quatre gardiens de nuit qui m’observent écrire tout en regardant des vidéoclips bollywoodiens. Des chorégraphies qui n’ont absolument rien à voir avec la réalité de la majeure partie des Indiens; la danse de leur quotidien. Dehors, la poussière retombe tranquillement et difficilement après le tourbillon anarchique de la journée. Même une averse de pluie ne parvient pas à venir en aide à cette poussière qui aspire à revenir sur terre. Et au moment où le dernier grain de poussière tentera de se poser, le grand coup de vent humain l’en empêchera, soulevant par le fait même ses frères, leur rappelant que leur place est en suspension avec des milliards d’autres particules. Même la poussière n’a pas de répit à Delhi. L’ambiance n’en demeure pas moins fascinante, prenante, et on se laissera emporter nous aussi, poussières étourdies.
Aujourd’hui, nous faisons connaissance avec notre sympathique guide K.D. Singh, un indien originaire de la province de l’Himachal Pradesh, au nord du pays. Il parle non seulement le français, mais avec un accent bien québécois (K.D. guide uniquement des québécois depuis onze ans). Il se fait d’ailleurs un plaisir à me faire redécouvrir quelques blagues bien de chez nous dont j’avais perdu la trace, quelque part dans le folklore. Un personnage incroyablement drôle qui porte fièrement une casquette des Canadiens de Montréal. K.D. nous accompagnera durant les trois premiers jours de notre séjour en Inde (un jour à Delhi et deux jours à Rishikesh). Il nous aidera à assimiler et à décoder quelques parcelles culturelles de cette planète désorganisée.
Nous partons donc en moto rickshaw, ou tuk tuk, direction Old Delhi, quartier où nous attendait le vrai dépaysement. C’est ensuite à bord d’un vélo-rickshaw que nous circulons dans les ruelles étroites et tortueuses d’Old Delhi, ruelles encombrées, truffées de bazars et surpeuplées d’échoppes hétéroclites. Ce n’est pas sans me questionner que je suis monté derrière ce vélo conduit par un jeune Indien qui se démène à se tailler une place pour gagner son pain pendant une heure pour un maigre salaire de 200 roupies, soit 4 dollars 50.
Comme l’espace ne s’invente pas dans Old Delhi et que la vitesse de croisière de notre véhicule se fait de plus en plus lente, nous donnons congé au chauffeur. Je me permets un pourboire en supplément au prix de la course. K.D. s’adresse au jeune homme avec sévérité, sur le ton d’un père moralisateur. Ce dernier dodeline de la tête à la manière d’un « bobble head », l’air de dire non, sans être trop certain. Est-ce un non frondeur de gamin ? Est-ce le mi-oui de celui acculé au pied du mur que l’on prend en défaut, piteux et incertain ? Non, c’est un oui typiquement indien. K.D. vient de lui recommander fortement de faire bon usage de cet argent. Malheureusement, me dit K.D., le jeune chauffeur utilisera probablement cet argent pour boire ou bien se payer une prostituée. Dommage.
Nous poursuivons à pied cette traversée de la densité mouvante où chacun fait ses choses à deux poils de l’autre, sans se préoccuper de l’un, ou de l’autre. Chacun va et vient tout en s’évitant de justesse, dans un bordel orchestré que seul un touriste comme moi peut perturber en faisant un face à face avec un cycliste qui m’avait pourtant averti de sa présence avec sa clochette.
J’ai réussi à perturber le chaos... Faut le faire ! À croire que je ne distingue pas encore un son précis dans un océan de bruits.
Donc, impossible pour moi de me repérer au son, ni de m’orienter à l’oreille. Restent les odeurs. Encore faut-il toutes les connaître. D’autant plus que les couleurs sont de la partie depuis le début pour brouiller mes sens. Suivre le filet d’une odeur intrigante peut nous faire tourner en rond, nous amener à s’égarer ou nous faire heurter l’arrière-train d’une vache qui broute dans un tas de déchets. Heureusement, le filet que nous suivons en est un agréable. Une trame bien épicée. Quelles épices au juste ? Aucune idée ! Elles sont toutes là, sublimes et juxtaposées, au point de se confondre en un masala digne des plus fins currys. Il faut faire vite si nous voulons trouver la source avant de devenir insensible à ce mélange relevé et ne plus rien sentir, engourdis de la narine. Mais les espoirs sont minces. En plus de ma gorge violentée, comme rabotée par les émanations, plusieurs cellules ont éternué depuis le début de cette filature et il en reste peu pour nous indiquer le chemin à suivre. Par chance, K.D. nous permet de déboucher sur la rue Khari Baoli, cette mer d’effluves, sale et bondée. Khari Baoli est reconnu comme étant le plus grand marché d’épices, de noix, de riz, de thés et d’herbes d’Asie. On y transige d’énormes quantités autour des centaines de charrettes éparpillées et les discussions se font animées.
C’est dans ce brouhaha que nous déambulons tranquillement, curieux et ravis, embaumés. Au bout de cette rue qui grouille depuis le 17e siècle se trouvent les marchands de fleurs, les marchands de couleurs. Apaisement des sens, évasion ponctuelle dans cette cohue olfactive.
* * *
En route vers Raj Ghat Park, j’assiste à des scènes de pauvreté insoutenables, montées de toute pièce par la pauvreté elle-même. Comme cette fillette âgée d’environ dix ans, au regard vide, tenant dans ses bras un garçon d’à peine trois ans, avec le regard tout aussi vide, qui vient quémander, alors que l’on attend à l’un des très rares feux rouges de la ville. Mon guide ne m’encourage pas à aider ces enfants qui sont souvent drogués et envoyés pour prendre d’assaut les intersections dangereuses et y mendier. Cet argent servira probablement à acheter du lait, des couches ou autres articles qui seront revendus plus chers. Les enfants ne toucheront rien de cette situation malheureuse pour laquelle ils ne deviennent que les marionnettes d’un traficoteur mal intentionné.
Je réalise ma chance. Évidemment, je n’avais pas besoin de venir jusqu’ici et assister au triste spectacle de la pauvreté pour la réaliser. Mais c’est en voyant des familles qui n’ont pour maison qu’un petit espace à ciel ouvert sur un terre-plein d’à peine deux pieds de large au beau milieu du trafic, autour d’un feu improvisé alimenté de déchets, que l’on reçoit au cœur le coup de fouet qui fait le plus mal.
Le rickshaw roule toujours alors que mes yeux se perdent dans la dureté du décor. Je me rappelle avoir lu quelque part, dans un article ou un témoignage (j’en ai oublié la source), que : Delhi était cette vieille folle, cette indomptable. Eh bien, je trouve que l’image est juste ! Delhi est en effet une vieille folle vêtue de lambeaux avec, au visage, quelques feux sauvages. Une vieille indomptable avec qui j’avais assurément un blind date le jour où j’ai acheté mes billets d’avion pour venir à sa rencontre. Une vieille folle avec laquelle je me suis uni dans le cadre d’un mariage que j’ai moi-même arrangé (traditions indiennes obligent). Mais malgré sa brutalité, sa précarité, Delhi me touche et m’est attachante. Elle semble savoir se faire aimer. Je ne crois pas pouvoir la dompter, ça c’est clair, mais le processus d’adoption suit son cours, comme le rickshaw semble suivre celui de la rivière Yamuna.
Raj Ghat Park est le lieu d’incinération de Gandhi. Un grand parc aux abords de la rivière Yamuna. Le seul espace vert et calme que nous visiterons afin de respirer un peu et surtout, pour digérer et réfléchir. Je fais un tour sur moi-même pour mesurer à nouveau l’immensité du parc, impressionnant, mais je ne crois pas qu’il soit à la grandeur de l’œuvre de l’Homme.
Scène de rue, Delhi.
Sur le chemin du retour vers Paharganj, K.D. me raconte qu’Old Delhi était autrefois fortifiée et, que maintenant, il ne reste que les portes encore bien en place pour témoigner de son histoire.
Serait-ce qu’Old Delhi a fourmillé au point de régurgiter le trop-plein ? Une chose est sûre, les murs sont tombés, Old Delhi a débordé et, à regarder le tableau, on ne peut que penser à une indigestion qui ne s’est jamais résorbée. De là serait née New Delhi, cette immense toile sur laquelle une infinité de couleurs se mélangent et se confondent constamment depuis des lustres. Chaque être humain est un pinceau, mais aucun ne semble savoir peindre. Le résultat n’en sera probablement pas décevant au final, mais la peinture ne semble pas vouloir sécher. Entre-temps, on marche dans les coulisses.
Fermez vos yeux. Répétez le mot à plusieurs reprises et vous entendrez le son d’une tambourine. Si vous entendez des maracas, recommencez jusqu’à ce que votre lecture « s’hippitifie », que vos cheveux poussent, que votre corps se moule au rythme. Ajoutez des clochettes et Krishna vous apparaîtra, se trémoussant dans ses gougounes. Rajoutez-moi une barbe, un Tilak (point rouge au front), une toge blanche, un bâton de pèlerin et je deviens votre gourou pour les prochaines lignes. Aucune contribution de votre part n’est exigée… simplement me suivre et s’ouvrir.
Rishikesh, capitale mondiale du yoga, est une ville sacrée bien installée aux pieds de l’Himalaya. Dès mon arrivée, je déniche un petit nid bien blotti dans le creux du gros orteil, pas très loin de l’index de pied. Entre les deux coulent lentement les cheveux bleus émeraude de Shiva, soit le Gange, qui prend sa source à quelque 300 km de là. Une teinte émeraude qui se ternira d’ici au Golfe du Bengale, où le Gange terminera sa course, bruni par des millions et des millions de péchés lavés quotidiennement. Pour traverser ce fleuve mythique et atteindre l’une des deux rives de cette chevelure liquide et purificatrice, il n’y a qu’à emprunter le Lakshman Jhula, ce magnifique pont suspendu.
Mais avant d’entreprendre cette traversée, je me joins à un groupe composé de touristes et de gens locaux qui se tiennent par la main, les yeux bien fermés, en cercle, s’apprêtant à expulser en chœur le Om sacré, le son à l’origine de l’univers :
Ooooooooooommmmmmmmmmm...
Que l’on soit croyant ou non, habité d’une spiritualité ou non, il y a une énergie puissante qui émane de l’exercice. Et pour des raisons qui me sont inconnues, j’ai le sentiment que Rishikesh m’en réserve en abondance. Le ton est donné. Le temps m’appartient. Mon séjour peut bien s’étirer comme autant de : Oooommmmmm…
Ensuite, il faut traverser le Gange en véhiculant en soi le culte hindouiste de la Mother Ganga, celle à qui l’on doit respect. J’entame donc doucement la traversée de ce fleuve sacré en me recueillant avec respect, live, ici et maintenant, en lui laissant le soin de prendre en moi ce qui pèse, afin d’atteindre l’autre rive, léger et purifié. Au milieu du pont, je m’arrête, tête en bas, le regard plongé dans le Gange, pour me perdre dans le reflet du ciel. Premier constat, bien que très peu révélateur au plan spirituel, un bleu émeraude qui reflète un bleu roi donne un bleu canard... Perdu, hypnotisé, je fais fi de la foule, des quelques klaxons de motos et des nombreux macaques qui reluquent le potentiel contenu dans mon sac à dos. Même une vache sacrée qui tente de se frayer un passage parmi les pèlerins joue des fesses contre les miennes sans même que je m’en formalise. C’est pour dire !
* * *
Le pont traversé, une larme versée. Quelque chose s’est passé et il ne s’agissait pas de fatigue. Tranquillement, une certaine connexion s’est refaite en moi. Une connexion avec ma nature, une connexion avec la nature. Une sorte de retour aux sources. Seulement être. Ouvert, libre et disposé. Peut-être que le mélange des bleus avait quelque chose de spirituel en bout de ligne !!!
Pont Lakshman Jhula et le Gange bleu, Rishikesh.
……………............... mmm…
Aujourd’hui est le dernier jour passé avec K.D., notre adorable guide. Les vapeurs du matin se dispersent tranquillement, les rayons pointent, la journée s’annonce magnifique. Ensemble, nous déambulons au rythme des lieux, d’une boutique à l’autre, d’un thé chai à l’autre. Celui que je tiens entre mes mains vient juste de m’être servi. Une gorgée de délice. L’anis étoilé brille sur mes papilles. Je suis au centre d’une magnifique boutique. Autour de moi, les pierres précieuses de l’Himalaya reposent sur des étagères de vitre immaculées. L’endroit est bondé de bijoux, de statuettes de divinités et autres bols chantants tibétains. Un tremblement de terre et on est enseveli de gemmes.
L’endroit respire la mystique. Je prends un bol chantant, un bol méditatif, le place dans une main et, à l’aide d’un petit bâton au bout feutré, je frappe les parois de cet objet façonné à la main, rompant le silence qui régnait jusqu’ici dans la boutique. Comme on le ferait avec notre doigt humide sur le bord d’une coupe de vin, je glisse le bâton en rotation, maintenant un rythme circulaire. Les ondulations augmentent en intensité, occupent l’espace, engourdissant ma main. Hypnose. Le cœur ajuste sa percussion, harmonie de vibrations. J’abandonne le mouvement pour les laisser mourir dans le creux de ma main dans un fade out qui n’en finit plus.
Les étagères sont remplies, mais c’est sur le comptoir du tenancier qu’une statuette de Bouddha semble vouloir attirer mon attention, bien assise sur le velours. Je demande à la voir de plus près. Allons-y honnêtement : une sorte de coup de foudre. Non pas avec violence, mais dans un crescendo qui rappelle le bol chantant d’il y a quelques instants. Le tenancier, Mélissa et K.D. assistent en silence à cet étrange échange entre la statuette et moi. Le prix tombe, le temps s’arrête, c’est un pensez-y bien. Je suis d’abord entré dans cette boutique par curiosité, avec une porte ouverte aux trouvailles, mais sans plus. Qui écouter : mon portefeuille et la raison ? L’impulsivité du envoye donc ? Une demi-heure de sueur jusqu’à ce que le visage du tenancier pâlisse. Je suis son regard qui pointe en direction de la porte : un couple fait son entrée, la statuette dans la mire. Mon cœur s’arrête. « Nous la prenons ! » dit la femme du couple.
K.D. demande en Hindi au tenancier de ne pas forcer la vente, mais en vain. Ce couple était en réflexion depuis très tôt en début de matinée, le tenancier avait oublié de me le mentionner. Me voilà bien déçu. Aucun intérêt à rester plus longtemps sur place. Nous sortons.
Dans un petit restaurant, ma bonne humeur bien rangée au placard, je me sens lourd comme la statuette. K.D. tente de me ranimer, m’expliquant qu’elle n’était probablement pas pour moi, ajoutant que la magie qui a opéré entre nous était unique et qu’il est fort probable que j’aie absorbé en grande partie l’énergie qu’elle avait à offrir, ne laissant que quelques miettes aux heureux propriétaires. En terme hindouiste, me dit-il, j’ai pris le Darshan de cette statuette; c’est-à-dire une expérience spirituelle qui peut avoir lieu au contact de l’idole d’un dieu, d’un avatar, d’un maître ou sa représentation. Une expérience intériorisée déclenchée par les émotions du moment qui laisse planer le sentiment d’avoir vu autrement, d’avoir ressenti quelque chose de positif, de bienfaisant, de béni. Ça doit être ça, puisque mon expérience s’inscrit dans le domaine de l’indicible. Je retiens cependant que, sur cette séquence, ma raison a parlé plus fort que mon coeur qui lui, se croyait vainqueur. Il a simplement tardé à le proclamer. Ainsi les opportunités passent. Heureusement que K.D. et Rishikesh m’apaisent.
En fin d’après-midi, quelque chose me pousse à franchir à nouveau le seuil de cette boutique. Pourquoi ? Le tenancier m’aperçoit, laisse en plan ses clients, me fait signe d’approcher et disparaît dans l’arrière-boutique. Il revient avec un objet enveloppé dans du papier bulle. Il se fond en excuses me disant qu’il a senti toute ma lourdeur en sortant de sa boutique ce matin. Il m’explique être allé chercher ceci dans son autre boutique de l’autre côté du Gange, un objet qu’il réserve aux collectionneurs.
Je ne me considère pas ainsi, mais regardons toujours. Il enlève le papier bulle avec parcimonie pour me présenter une sublime statuette de Bouddha. Dans une posture qui symbolise l’éveil, l’illuminé est splendide avec son diamant encastré au front. Les vibrations du bol chantant reviennent tourbillonner en sourdine, quelque part dans ma poitrine. Il m’informe qu’il s’agit d’une œuvre d’art faite à la main par un moine tibétain, dans un but méditatif, qu’il s’agit d’un alliage de huit métaux et qu’une statuette comme celle-là peut prendre jusqu’à sept mois à réaliser. Et je le crois puisque j’ai déjà lu sur le sujet. J’en déduis que cette magnifique statuette a probablement été pillée par les Chinois au Tibet, puis vendue aux Indiens. Et si j’achète, j’endosse la désacralisation du Tibet et sa culture millénaire demeurée longtemps isolée du monde, enfermée dans le mysticisme des hauts plateaux ?
Me voilà de nouveau happé par la réflexion… longue réflexion… Dilemme du consommateur ? Puis le cœur tranche : un premier amour reste un premier amour, mais la vie en a toujours un à nous présenter, et des plus profonds. Et j’en ai un là, bien assis sur le velours. Dans ma tête, je remercie quasiment le couple de ce matin d’être venu chambouler ma matinée. Et si c’était dans l’ordre des choses ? Cette fois-ci, aucune chance de laisser filer. Cette œuvre méditative fera le voyage jusqu’à mon humble demeure.
Si l’histoire qui est attribuée à cette statuette est véridique, je ne cautionne pas les Chinois, mais si ce n’est pas moi qui l’adopte, ce sera un autre. Pour être franc, j’aime y croire. Bouddha déposera son doigt sur ce meuble que j’ai en tête, la paix accrochée au rictus de son visage parfait, dans son silence méditatif rempli de secrets. Le prix est élevé mais ne représente pas la valeur de cet objet inestimable. Autant lui assurer une véritable reconnaissance; le respect et le confort, tout en tentant de le déconcentrer une fois par semaine, avec mon plumeau.
* * *
C’est le cœur serré qu’en fin de journée notre chemin se sépare de K.D. Une rencontre inspirante, un grand frère indien qui nous a introduits à son Inde et qui maintenant nous laisse marcher seuls vers d’autres trésors.
………………............ mmm…
Les jours passent et se ressemblent. Et pourtant, chacun me fait oublier l’autre. Pendant ce temps, je me fais de plus en plus maître dans l’art de l’oisiveté. Être oisif dans la tête est une chose, l’être de tout son être, difficile de ne pas s’y plaire. Alors je flâne. L’oisiveté et la contemplation marchent souvent à proximité l’une de l’autre. Je le sais, je les suis depuis le début. Je les espionne jusque dans les moindres recoins. Je les ai même surprises à cultiver la légèreté ensemble. À chaque fois, un émerveillement.
………………………. mmm…
Depuis combien de temps est-ce que je suis assis sur ce petit banc de béton, un peu à l’écart de l’action ? Peut-être une heure ? Une heure qui se voulait peut-être juste cinq minutes au départ ? Aucune idée. Trop absorbé par les teintes nuancées de ce vieux mur de pierre peint en vert et défraîchi par le temps, cherchant à comprendre comment un peintre pourrait en arriver à un tel résultat. Et ce Langur sacré à longue queue, adorable singe aussi appelé Entelle d’Hanuman… depuis quand partage-t-il le même banc que moi ? Était-il là avant moi ? Faudrait le lui demander. Je le regarde et je le soupçonne de se poser la même question. Bref, nous partageons le silence et demeurons contemplatifs sur ce petit banc de béton. On espérait bien voir le temps passer, mais en vain, c’est la noirceur qui est venue nous en rappeler la notion.
……………………..... mmm…
Le jour, le soleil nous chauffe un peu la couenne, en ce mois de janvier, mais en soirée, les degrés ne courent pas les rues. Parfois, ils ne sont que cinq. Ce soir, ils ne doivent pas être plus de trois. Alors j’entre dans une petite boutique pour me procurer cette couverture de laine que beaucoup utilisent pour se couvrir la tête et les épaules la nuit venue. Et je me mets en route pour la longue marche qui me mènera jusqu’à ma chambre, de l’autre côté du pont.
Dans la rue, absence de lumière… dans ma chambre, ma lampe frontale... au loin, comme seul repère, le puissant réverbère qui éclaire le pont Lakshman Jhula. J’enfile ma couverture de laine sur ma tête, celle qui me procure l’anonymat d’une silhouette fantomatique déambulant dans la nuit d’une époque médiévale. L’excitation me gagne à chaque pas, comme si j’étais cet espion qui ne sort que la nuit venue et qui espère ne pas se faire reconnaître.
Quelques feux improvisés bordent ma trajectoire. Je marche tête devant, un peu apeuré. J’oublie qu’avec ma couverture de laine sur la tête je suis n’importe qui. Comme si Harry Potter avait oublié qu’il déambulait sous sa cape qui le rend transparent. À mi-chemin, je traverse le pont. De l’autre côté, c’est le noir total. J’emprunte cette petite ruelle étroite qui grimpe entre les bâtiments en une série de marches qui extraient de mes mollets les dernières vitamines disponibles. Noyé dans l’obscurité, je monte à tâtons ce même petit chemin que j’emprunte depuis quelques jours et que je croyais pourtant familier. Eh non ! Je n’y vois rien ! Mais je sens des présences. Le jeu des ombrages m’offre une partie de « cherche et trouve » dans les ténèbres. Et comme je n’ai pas ma lampe frontale pour percer le noir foncé qui enveloppe la ruelle, j’espère que la partie sera de courte durée. Je gagne finalement, tout en haut, une rue plus conventionnelle où m’attendait la menace de quelques chiens errants intimidants. Au loin, un autre feu. J’accélère le pas pour ne pas trop séjourner dans le territoire hostile de ces chiens. Lorsque je passe près du feu, les silhouettes qui s’y réchauffent ne bougent pas, le silence non plus. Je tente un regard et ne croise que des yeux de tison qui m’observent, me scrutent, et je choisis de passer. J’ai froid. J’aimerais aussi me réchauffer un peu, mais je continue. Feeling. Regrets. Je rebrousse chemin et m’approche.
— Namah Shivaya ! me lance un sâdhu en harmonie avec l’ambiance méditative.
— Namah Shivaya Babaji ! que je lui réponds grâce à K.D. qui m’a informé des formules pour saluer avec respect un sâdhu.
Puis, le silence reprend ses droits. Un singe se tient en retrait, deux chiens présentent leur dos aux flammes. Je m’assois avec eux en me demandant quelles paires d’yeux j’ai croisées il y a quelques instants; celles du singe, des chiens ou d’un sâdhu ? Peu de temps après, une vache s’approche du foyer pour aller étendre son cou au-dessus des braises. Partage muet d’un moment fantastique, très loin de mon ordinaire. Une expérience qui se déroule à des milles de chez nous, en pays étranger et dans lequel je sens avoir une place. Dans une communion silencieuse, les êtres vivants se lient pour répondre à un besoin de base, celui de se réchauffer. Impossible de se comparer entre nous; les chiens, le singe, la vache, les sâdhus et moi appartenons tous ce soir à la même caste, celle des vagabonds qui errent tard le soir.
S’abandonner, s’ouvrir.
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Les vibrations sont bonnes. Suffit de les déceler, de les considérer, ne pas les sous-estimer, les saisir au vol. S’abandonner, s’ouvrir, écouter nos intuitions. Être sensible au magnétisme des autres fait de soi une personne magnétique. En allant vers toi, les gens vont vers eux, et aller vers eux fait en sorte que l’on se rapproche souvent de soi.
Puis les rencontres s’enchaînent. Une de ces rencontres m’a amené, de fil en aiguille, à être le tenancier d’une échoppe tout l’après-midi d’hier. J’avais quelques colis à poster vers le Canada : ma fameuse statuette, un bol chantant tibétain, des tablas, de même qu’un instrument monocorde dont j’ai échappé le nom en plein trafic de Delhi, sous les roues d’un chauffeur fou, alors que je me concentrais à sauver ma propre peau du chaos, encombré de mon caisson de tablas… c’était lui ou moi…
Ne sachant comment procéder, je me suis dirigé vers cette boutique de linge pour m’informer auprès du vendeur avec qui j’ai partagé le chai la veille. Après plusieurs autres thés chai, je me suis retrouvé dans l’arrière-boutique de Naveen et de sa famille, une pièce grande de huit pieds par huit pieds où vivent cinq personnes. Une pièce, une maison. Au milieu, un lit à partager, au plancher, un tapis à acheter.
Naveen, sa femme et sa mère se sont affairés à coudre pendant trois heures les enveloppes de tissu qui doivent légalement recouvrir mes boîtes avant de quitter le pays. Alors que Naveen et sa famille refusaient tous mon aide à coup de sourires et de thés chai – par respect j’ai dû en boire une dizaine –, je suis resté sous le porche de la « pièce-maison » tout l’après-midi. Ce même porche donne directement sur la rue, soit dans l’échoppe improvisée de Naveen (colliers, bracelets, pipes de toutes sortes, etc.). La « pièce-maison » devenait donc, en ce sens, l’arrière-boutique. Un porche, plusieurs interprétations. Tout dépend de quel côté de ce porche on se place. Installé sous le porche en question, j’étais à la fois dans la maison et dans l’échoppe, simultanément ! À moins que je n’étais ni dans l’une, ni dans l’autre. Je me rapprochais de Dieu, tranquillement; être nulle part et partout à la fois… Que voulez-vous, c’est comme ça, je n’avais que ça à faire moi, philosopher sur un porche par un bel après-midi ensoleillé !
Une touriste m’a demandé le prix d’un petit bracelet. J’ai demandé le prix à Naveen qui a négocié par intermédiaire avec son client, du fond de sa « pièce-maison ». J’ai complété la transaction, mystifiant à la fois touristes et autres commerçants des environs.
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Ce soir, je fus à la fois, pour trois personnes différentes : la lumière, Dieu et un ange. La lumière parce qu’en faisant mon entrée dans un café, l’électricité est revenue, et le tenancier de s’exprimer : « You are the light ! » Dieu, car la femme qui me succédait espérait que je n’utilise pas le seul poste Internet disponible. Elle s’est enthousiasmée : « Thanks God ! » en me flattant le bras. À ma sortie, cinq minutes plus tard, un vieil homme, barbe blanche et guitare au dos se prénommant Luck, m’a demandé une touche de cigarette. Je lui en ai offert une. Nous avons sympathisé et nous avons marché ensemble jusqu’à l’Ashram de Prem Baba, un gourou brésilien dont il est adepte. Intriguant. Il m’a fait visiter les lieux. À la sortie, il m’a présenté à un groupe de musiciens comme étant un ange qu’il venait de rencontrer.
Évidemment, je ne suis pas devenu fou pour autant avec le cumul des titres de « lumière », « Dieu » et « ange ». Et non, je ne vous annoncerai pas en primeur l’ouverture d’un futur Ashram, mais ça fait du bien de croire qu’il est possible d’être tout ça en même temps, d’être « un » finalement. Que de bonnes vibrations à Rishikesh ! J’ai rendez-vous à l’Ashram demain matin.
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Six heures du matin. De micro faisceaux lumineux transpercent l’épaisse brume de nuit qui tarde à se dissoudre dans l’air. Des traînées de gouttes dorées cristallisées, comme de fines cordes de marionnettiste desquelles je m’attends à voir descendre en rappel une équipe de sentinelles célestes. Ouf ! Est-ce que c’est ça, méditer ? Passer par quatre chemins pour parler des premiers rayons de soleil qui piquent une tête dans le Gange pour officialiser le jour ? Décidément, je suis dans l’ambiance pour une séance à l’Ashram de Prem Baba. Ça doit être l’expérience du pont qui me secoue encore. Et que ça perdure !
J’enlève mes souliers et les abandonne aux côtés de centaines d’autres qui se font griller la semelle en cette matinée splendide. J’entre avec humilité. Une fine musique méditative vient me prendre par la main et m’accompagne jusqu’à l’intérieur où mon ami de la veille me souhaite une bienvenue plus que cordiale. Sur place, une centaine d’occidentaux assis au sol, les yeux fermés, en pleine méditation. Une guitare, une flûte traversière et des tablas épinglent des bijoux de mélodies aux oreilles de ceux qui veulent bien les entendre.
Le silence se fait et tous se lèvent pour accueillir, avec un immense respect, Prem Baba. Je dois avouer qu’il me fait drôle de me lever pour cet homme qui m’est complètement étranger. Je le fais davantage pour ce qu’il représente aux yeux des adeptes sur place, soit un homme de grande sagesse.
Installé sur un podium, Prem Baba entame un discours parsemé de réflexions, de constats et d’enseignements que l’on porte probablement déjà en soi, mais qu’il propose en d’autres mots, consciemment ou non. Du reste, j’écoute à peine, occupé à observer, à me sentir bien et à emmagasiner de l’harmonie. À la toute fin, mon ami vient me chercher afin de me présenter personnellement à Prem Baba. Je tente d’esquiver les présentations, mais il insiste. Je le suis donc jusqu’au trône de Prem Baba, devant les autres, un peu gêné, avec, à la limite, un petit sentiment d’imposteur accroché à mon chignon, puis je dois m’agenouiller devant lui. Ne sachant comment me comporter, déstabilisé et un peu maladroit, je laisse mon ami diriger la scène. Prem Baba me gratifie d’un chaleureux sourire en me souhaitant la bienvenue. Je le remercie et me relève pour quitter les lieux devant les autres qui attendent leur tour afin d’aller remettre à Prem Baba quelques réflexions gribouillées sur papier. Croissance personnelle.
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Dehors, le soleil inonde le paysage. Le ventre creux, je vais casser la croûte avant de reprendre quelques errances devenues coutumes depuis mon arrivée à Rishikesh.
L’expérience de ce Ashram aura été intéressante, relaxante et apaisante, mais sûrement pas au même niveau que tous ces occidentaux venus du bout du monde pour vénérer leur gourou et passer plusieurs mois à ses côtés. Il est fascinant de voir quelques-uns d’entre eux, dont la spiritualité est admirable, s’habiller en Jésus ou en berger. Je les imagine habillés ainsi pour aller chercher du lait au dépanneur dans leur pays, leur ville, mais la scène serait inusitée alors qu’à Rishikesh, ils viennent vivre pleinement leur spiritualité, déguisés, comme d’autres vont vivre leur homosexualité, au village, déguisés. Croissance personnelle.
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Le soleil se couche pour une énième journée à Rishikesh et ce soir, je le regarde se coucher d’un point de vue divin. Je le regarde se dissoudre derrière l’immense et superbe statue de Shiva qui fait dos au Gange. Je devais rester trois jours et voilà déjà neuf jours que je flâne ici. Shiva médite toujours devant moi, immobile, les yeux fermés, avec aux lèvres la subtilité d’un sourire méditatif qui n’est pas sans me rappeler celui du Bouddha. Un sourire devant lequel on passerait l’éternité. L’éternité... L’éternité semble elle-même s’être accroché les pieds à Rishikesh. Comme j’ai encore beaucoup de chemin à faire, il serait sage de quitter sous peu. Je me donne encore deux jours, sinon c’est l’enracinement. Et comme je risque de faire la découverte d’autres lieux tout aussi fascinants dans les prochains mois, autant partir à leur rencontre pour ne rien louper.
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Les sentiers. Ces petits passages le long du Gange qui m’offrent de petites croisées des chemins. Parfois, c’est un chien errant qui me fait bifurquer à droite, la fois suivante, c’est une odeur qui me fait prendre à gauche pour m’amener à la rencontre de ce jeune sâdhu assis sur un rocher au bord de l’eau. Ce sâdhu a tout pour lui : la jeunesse de ses 21 ans, la liberté, la sagesse d’être conscient de tout. Il dit avoir été ingénieur, guide et enseignant. Il prétend avoir « trekké » le Ladakh, les Annapurnas et autres contrées himalayennes. Il semble avoir tout, et à l’écouter parler, il en a du bon. Je refuse poliment… Oui oui !
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Les sens. Les sens s’enivrent d’un rien. Au bout d’une petite rue, un sentier de terre prend le relais. Comment est-ce que je me suis retrouvé au bout de cette rue ? La mélodie d’une flûte. Celle de cet homme qui joue, bien adossé à un petit muret, côte à côte avec sa jambe artificielle. Parfois une odeur, parfois un son. Je fume une cigarette à ses côtés, puis je me relève, intrigué par le sentier de terre qui semble mener dans la montagne.
Le flutiste, Rishikesh.
En s’éloignant sur ce sentier, on trouve une communauté de sâdhus qui ont fait des ruines d’un Ashram leur domicile. Moyennant une obole de cinquante roupies, ils te laissent pénétrer la forêt cachée derrière deux grandes portes en fer forgé. Je grimpe tranquillement dans la montagne, pleinement seul et dans un profond silence, passant d’un ermitage à l’autre. Le silence est tel qu’il doit être la somme de tous les silences qui ont été observés sur place au fil d’un nombre incommensurable d’années de méditation. Même le bruit n’oserait pas s’aventurer ici, tellement le calme est présent, imposant. Les décibels manqueraient d’oxygène. Un calme aussi apaisant et pesant qu’une grosse doudou chaude sortie de la sécheuse. Aucune inquiétude à y avoir avec le bruit, je suis certain qu’il n’a pas en poche les cinquante roupies pour payer l’entrée et venir tout gâcher…
Me voilà à faire le tour d’un vieux bâtiment abandonné. J’y entre pour visiter les pièces. Soudainement, comme une hallucination, j’entends les premières notes d’Ob-la-di, Ob-la-da ! Je touche mes oreilles pour m’assurer que je n’ai pas mon Ipod, puis, je réalise que je suis à l’Ashram du Maharishi Mahesh Yogi, là où John et sa bande étaient venus se recueillir en 1968. Les graffitis qui mettent de la couleur sur les murs de la pièce sombre dans laquelle je me trouve m’en donnent une bonne idée. J’avais entendu parler de cet Ashram, mais j’espérais le trouver au feeling. C’est ce qui est arrivé.
Delhi a aiguisé mes sens; à Rishikesh, je les ai laissés s’emporter.
Na na na na life goes on!
Il est un poète indien du nom de Kabîr qui racontait la légende du musk deer, ou cerf porte-musc; le nombril de ce chevreuil produisait un musc d’une odeur sublime. Il gambadait sans cesse dans la forêt à la recherche de cette odeur et partout où il allait, il la trouvait sur son chemin. Le cervidé aurait consacré sa vie entière à chercher la source de cette odeur et serait mort sans savoir qu’il en était lui-même la source.
C’est sur les notes parfumées de cette légende que j’ai fait du pouce durant mon séjour à Rishikesh. Dans une société qui nous indique souvent, et de plus en plus, le chemin de l’individualisme, une société de paradoxes qui parallèlement nous défend bien de se prendre pour le nombril du monde, il devient important de ne pas perdre de vue qu’on en a tous un nombril, et qu’il fait bon parfois de s’y connecter. Après tout, si nous sommes, c’est qu’un jour le courant est passé par là. Le courant d’une source inestimable.
Et comme il y a encore du courant, il ne faut pas oublier aussi de se connecter là où le drainage se fait, là où ça bat parfois vite, parfois lentement, là où il fait parfois froid, parfois chaud. Là où se cultive notre jardin secret. Ce jardin qui peut devenir une terre tellement fertile. Cette « patate » que l’on écoute trop peu. Là où il est possible de créer en toute liberté, libre d’être Dieu.
Peu importe la religion, la race, la classe sociale, le niveau d’éducation ou de spiritualité, chacun possède cette prise de courant d’où l’on a reçu le même voltage au jour un.
Alors, branchez-vous sur vous… sur votre cœur !
C’est votre gourou qui vous le dit !
Maintenant, sortons les Tam Tams et dansons !
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Bourgade de McLeod Ganj, avec en arrière-plan la chaîne du Dhauladhar, Dharamsala.
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