Château de Lochurkie
Aberdeenshire, Écosse
Novembre 1285
Le gardien malodorant partit se coucher en emportant avec lui la dernière torche dans le cachot sans fenêtres. L’obscurité se déversa dans la pièce, absorbant chaque particule de lumière. La disparition des marques laissées par ses prédécesseurs dans le mur de boue séchée aurait dû la soulager, mais un léger sentiment de panique s’empara d’Ana. L’espace étroit autour d’elle se rapprocha, et l’air devint épais et difficile à respirer.
« Dieu du ciel. » Elle ne voulait pas mourir dans ce trou obscur, complètement oubliée.
Pourtant, cette issue était incontournable.
À peine capable de bouger dans les limites de l’ancienne oubliette, elle posa son front sur la terre humide qui entourait son corps, laissant se détendre les muscles fatigués de son cou. Deux jours sans eau ni nourriture l’avaient affaiblie. Ses jambes tremblaient de fatigue, sa langue était sèche comme du vieux cuir, et son cœur battait à une cadence rapide dans sa poitrine. Elle pouvait attribuer une partie de ses souffrances au lieu — la douleur terrible dans ses genoux et le goût rêche de la poussière dans sa bouche, par exemple — mais elle était surtout causée par le manque d’eau.
Ses geôliers ne s’attendaient pas à ce qu’elle survive au-delà du troisième jour — en fait, ils avaient fait des paris à ce sujet. Certains êtres malchanceux supportaient l’oubliette pendant aussi longtemps que cinq jours, mais Ana était frêle. Ses crampes au ventre occasionnées par la faim avaient depuis longtemps cessé, et elle éprou-
vait maintenant une vague nausée. L’envie d’uriner ne l’avait pas accablée depuis des heures. Elle pouvait sentir la peau de son visage s’amincir, les os de ses joues et de ses mâchoires devenir plus proéminents. En tant que guérisseuse, elle connaissait les signes d’une mort imminente. Celle-ci n’allait pas tarder.
Si elle avait été en meilleure santé avant le procès, peut-être qu’elle aurait pu survivre un jour de plus, mais le fait de prendre soin du comte de Lochurkie pendant dix-huit heures de suite avait eu un effet néfaste.
Elle grimaça.
Parler de procès, c’était donner à la procédure une légitimité qu’elle ne méritait pas. Tous ceux à qui il était arrivé qu’un seau de lait surisse ou qu’une mauvaise récolte surgisse d’un champ s’étaient portés témoins contre elle. Toutes les blessures qu’elle avait guéries au cours des dernières années, chaque vie qu’elle avait sauvée, avaient été oubliées. Une adepte de la magie noire, avaient affirmé en criant ses accusateurs. De mèche avec les fées, disaient certains. Une sorcière. Évidemment, la preuve la plus accablante était venue de la sœur du comte, Isabail. La description précise qu’elle avait faite de la façon dont son frère était rapidement tombé malade après avoir bu une tisane que lui avait préparée Ana avait scellé son destin. Après, le murmure dans la pièce parlait de poison. Une affirmation avec laquelle Ana était d’accord — mais ce n’était pas elle, l’empoisonneuse.
Elle serra les poings. Tuer quelqu’un était absolument contraire à sa vocation.
Épuisée même par ce minuscule mouvement, elle se laissa aller contre le mur, ses genoux meurtris et enflés absorbant le choc. Il ne lui avait servi à rien de protester de son innocence. Elle avait été condamnée à mourir dans cette oubliette ou par la potence. Personne ne s’était rangé de son côté, pas même ceux, peu nombreux, qu’elle considérait comme ses amis. Elle allait crever seule dans ce misérable trou.
Elle sentit les larmes lui monter aux yeux, mais elle les réprima.
Le fait de perdre ses fluides corporels ne ferait qu’accélérer la fin.
Curieusement, même si cette fin était inévitable et qu’une douleur fulgurante traversait son corps à chaque mouvement, elle voulait retarder aussi longtemps que possible ses derniers moments. Malgré tout ce qui lui était arrivé, elle voulait vivre à tout prix. Même pendant quelques minutes de plus.
Quand elle mourrait, cette mince branche de la lignée des Bisset s’éteindrait aussi, et avec elle, le rêve d’un foyer.
Sa mère — une guérisseuse comme elle — avait rejoint son Créateur presque dix ans auparavant, et son père — un marchand ambulant — était tombé raide mort à la barre de son long chariot l’hiver dernier. Mais depuis aussi longtemps qu’elle pouvait se souvenir, les détails de la maison qu’ils posséderaient un jour avaient fait partie de leur rituel de soirée. Une vraie maison et non un tapis de couchage à l’arrière d’un chariot. Une maison avec un toit de paille nichée dans un vallon profond, près d’un ruisseau sinueux… avec un âtre en pierres des champs et un grand jardin débordant de plantes médicinales.
Ana ferma les yeux. Posséder une maison aurait pu demeurer pour toujours un rêve, mais il aurait quand même été possible de semer un jardin.
Un cliquetis de lourdes chaînes et un faible grognement se répercutèrent à travers la grotte.
Le seul autre occupant du cachot était un homme terriblement battu enchaîné au fond de la pièce du dessus. Les gardiens l’avaient appelé MacCurran, mais personne ne portait ce nom à Lochurkie. C’était un étranger. Un étranger qui recevait régulièrement de la nourriture et de l’eau.
Elle essaya de lui en vouloir, mais en vain.
On pouvait endurer les raclées, mais non le manque d’eau.
Un autre bruit brisa le silence de la nuit — un faible grognement accompagné du glissement d’une botte de cuir sur le sol de terre battue.
Ana ouvrit les yeux vers l’entrée du trou. La lueur tremblotante d’une torche éclaira le toit au-dessus de sa tête. Quelqu’un venait voir MacCurran. À cette heure ? Après que le gardien fut allé au lit ? Un très étrange événement.
— Il y a quelqu’un ? cria-t-elle.
Sa bouche était si sèche qu’elle ne put émettre qu’une sorte de croassement, alors elle se lécha les lèvres et essaya de nouveau.
— Il y a quelqu’un ?
Un brusque échange de murmures se fit entendre quelque part hors de sa vue, puis plus rien.
Personne ne répondit à son appel.
Des chaînes cliquetèrent puis tombèrent sur le sol avec un bruit mat. Puis, d’autres bruits de pas traînants et un autre grognement de la part du prisonnier, plus fort cette fois. La lueur de la torche s’atténua en s’éloignant lentement mais régulièrement. Les visiteurs partaient. L’obscurité dense du milieu de la nuit allait bientôt la reprendre à la gorge.
Un humble plaidoyer s’échappa des lèvres d’Ana, mû par un désespoir brut.
— S’il vous plaît, ne partez pas.
Le cercle de lumière au plafond continua de s’éloigner.
— Je vous en prie.
La lumière de la torche s’immobilisa. Un autre échange brusque de murmures eut lieu qui se termina par un ordre bref, sans réplique. Puis le cercle de lumière s’agrandit et devint de plus en plus brillant. Ils revenaient. Sa lèvre inférieure tremblant de reconnaissance, elle se protégea les yeux de la lueur aveuglante et attendit de voir un visage humain.
Une silhouette au visage masqué se pencha dans l’ouverture de l’oubliette. Un homme, d’après sa taille imposante et ses larges épaules. Son visage était dans l’ombre, la couleur de son manteau invisible dans cette noirceur. Il se tint au-dessus d’elle pendant un moment, comme s’il se demandait quoi faire, puis lui jeta une corde.
— Attachez ça à votre taille.
C’était la voix de quelqu’un qui n’acceptait aucun refus. Douce comme le miel, mais avec une pointe de dureté.
Elle fixa la corde qui pendait. Elle n’avait pas songé à échapper à son destin — tout ce qu’elle avait espéré, c’était apercevoir une autre personne et avoir une conversation avant que la mort ne vienne la chercher. Mais cet homme lui offrait la liberté. La possibilité d’un avenir. La vie.
Même dans un pareil état de faiblesse, comment pouvait-elle refuser de saisir cette occasion ?
Ana empoigna la corde de chanvre tressé et l’ajusta rapidement autour de sa taille. Elle eut plus de mal à faire le nœud — ses doigts étaient raides et refusaient de collaborer, et ses cheveux détachés lui nuisaient, mais après quelques essais maladroits et un grognement de désapprobation provenant de son libérateur, elle réussit à la nouer.
— C’est fait.
Il ne répondit pas, se contentant de déposer la torche dans un support contre le mur, et il commença à la remonter avec une douceur étonnante. Malheureusement, le soin qu’il prenait n’atténua en rien la remontée. Quand ses jambes s’étirèrent et que son sang se remit à circuler librement, chaque centimètre de sa peau s’enflamma, et mille couteaux minuscules s’enfoncèrent dans sa chair. Un cri lui monta à la gorge, mais elle le contint en mordant sauvagement sa lèvre inférieure.
Quand elle approcha du sommet, il lui saisit un bras et la souleva par-dessus le rebord.
Gisant le visage contre terre, Ana éprouva une terrible nausée. Refusant obstinément de vomir, elle tendit une main, agrippa la manche de l’homme et s’appuya sur son corps solide pour s’asseoir. Faible comme elle l’était, elle n’aurait probablement pas pu y parvenir si son sauveur ne l’avait pas aidée.
— Doucement, dit-il.
Il posa fermement une main sur le dos d’Ana, puis retira avec ses dents le bouchon de liège de son outre de toile cirée et le porta aux lèvres d’Ana. Il versa un peu d’eau dans sa bouche. Le goût de l’eau froide était paradisiaque, et elle avala avec empressement.
Le mince filet ne suffisait pas. Ses lèvres sèches et craquelées exigeaient davantage, mais il avait raison — si elle buvait trop rapidement, ça la rendrait malade. La lente cadence des gouttes pénétrant sa bouche représentait quand même un pur soulagement. Elle ferma les yeux et savoura chacune d’elles. Avec chaque précieuse goutte, sa langue lui donnait moins l’impression d’être constituée de coton.
Elle avait encore terriblement soif quand il remit le bouchon en place, mais elle ne dit rien. Comment aurait-elle pu lui en vouloir, de toute façon ?
— Levez-vous, maintenant.
Il glissa ses mains sous ses bras et, d’un mouvement aisé, il la mit sur pied. Une douleur intense transperça la plante de ses pieds et elle gémit. Elle se tint droite pendant un moment, les cuisses tremblantes, puis ses genoux lâchèrent.
— Plus vous allez bouger, plus la douleur va s’atténuer, fit-il tandis qu’elle s’effondrait contre la poitrine chaude et dure de l’homme.
— Niall !
Son sauveur jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.
— Oui ?
— Nous sommes prêts. Les gens de la cuisine vont se lever bientôt pour commencer à cuire le pain. Allons-y.
Il se tourna une fois de plus vers elle, son long nez droit étant le seul trait de son visage qu’elle pouvait vraiment voir. Le reste était caché par le masque et ne laissait qu’une vague impression de lèvres sévères et d’un menton carré.
— Plus un son, sinon tout ça n’aura servi à rien.
La peur de le décevoir l’envahit. Son corps transi de douleur réclamait du repos et de la nourriture, mais elle acquiesça de la tête.
Il passa les bras d’Ana autour de son cou, la serra contre sa hanche et partit. Il avait laissé la torche derrière lui, la seule lueur dans cette obscurité.
Ana trébuchait à côté de lui, à peine capable de poser un pied devant l’autre. S’il ne l’avait pas soutenue, elle n’aurait pas fait trois pas. Son bras était puissant et chaud, et il la soulevait à chaque pas qu’il faisait, même le long des marches de pierre couvertes de vase. Les douleurs aiguës dans ses jambes lui faisaient oublier les saccades occasionnelles sur ses cheveux pendant qu’ils bougeaient. Ils franchirent en un temps étonnamment court la distance jusqu’à la poterne du château de Lochurkie.
Une demi-douzaine d’hommes attendait au portail, deux d’entre eux soutenant MacCurran, le prisonnier battu dont la tête pendait mollement. Tous portaient des tuniques sombres et le même style de manteau. Dans les ténèbres d’avant l’aube, elle n’arrivait pas à voir les couleurs.
Ils franchirent le portail et refermèrent silencieusement la lourde porte derrière eux. Tête baissée, ils filèrent à toute allure à travers les longues herbes sèches du champ jusqu’à l’orée de la forêt, puis ils s’arrêtèrent.
Son sauveteur l’appuya contre un ormeau. Il prit son outre et la lui tendit avec un petit morceau de pain.
— C’est ici que nous devons nous séparer.
Les mains d’Ana se serrèrent sur le tronc de l’arbre. La réticence de l’homme à la conduire plus loin était compréhensible — elle représentait un fardeau. Elle tourna les yeux vers le château. Maintenant, des torches avaient été allumées à plusieurs endroits et il s’écoulerait peu de temps avant qu’on découvre leur évasion. Quand les gardes se lanceraient à leur poursuite, il serait pratiquement impossible d’éviter d’être capturée, mais ces brefs moments de liberté et l’espoir qui avait envahi son cœur constituaient davantage que ce qu’elle avait une heure auparavant.
— Je vous suis profondément reconnaissante de m’avoir amenée jusqu’ici.
Il détourna les yeux et demeura silencieux pendant un moment.
— Restez dans la forêt et n’arrêtez pas d’avancer.
Ses hommes se tournèrent pour partir, mais il hésita. Tirant sa dague de sa ceinture, il la lui présenta par le manche.
— Au cas où vous en auriez besoin, ajouta-t-il.
Elle prit l’arme. La poignée en corne de cerf était étonnamment confortable dans sa main. L’acier poli brilla sous le clair de lune. Avait-il en tête qu’elle tue un attaquant ou qu’elle se suicide si les choses tournaient mal ? Elle ne pouvait en être sûre.
— Bon voyage, jeune fille.
Puis il partit, sa forte carrure avalée par l’obscurité des bois.
Ana fixa l’endroit où il avait disparu, incapable de bouger. Où devait-elle aller ? Comment pourrait-elle survivre ? Il lui était impossible de distancer une troupe d’hommes en bonne santé. Seulement quelques minutes plus tôt, elle se serait soumise à son triste sort en n’éprouvant rien d’autre qu’une tristesse douce-amère, mais maintenant elle était terrassée par la peur.
Un cri se répercuta dans la nuit en provenance du château. Les gardes avaient été alertés. Elle fit glisser l’outre autour de son cou et rangea le pain dans sa chemise. La situation était sur le point de devenir beaucoup plus difficile.
« Cours. »
Elle se redressa en ignorant la douleur qui fusait le long de ses jambes. À n’en pas douter, les possibilités qui s’offraient à elle étaient minces, mais avec un peu de chance elle pouvait survivre. Personne ne connaissait ces bois mieux qu’elle. Elle les avait parcourus maintes fois à la recherche d’ail des bois, d’écorce de prunellier, de sorbes et d’autres plantes. Elle savait quel sentier menait au ruisseau et elle savait que celui-ci représentait sa meilleure chance si elle voulait déjouer les chiens de meute.
Elle lâcha l’arbre et fit un pas hésitant.
Ses genoux tremblèrent de manière inquiétante et son cœur se mit à battre à la vitesse des ailes d’un colibri, mais elle atteignit l’arbre suivant avant de s’effondrer. L’écorce rude égratigna la peau de ses paumes, et sa respiration siffla entre ses dents serrées. La douleur signifie que tu es vivante, Ana. Combien de fois sa mère lui avait-elle dit ça ? Davantage qu’elle pouvait s’en souvenir.
Être vivante, c’était bien. Il valait la peine de préserver cette vie.
Elle franchit d’un pas mal assuré les racines couvertes de mousse jusqu’à un autre arbre, puis un autre. Elle avait du mal à voir les arbres dans le noir et elle se fraya un chemin autant avec ses mains qu’avec ses yeux. La douleur dans ses jambes s’atténua, soit en raison de ses mouvements réguliers ou de son entêtement à l’ignorer ; elle ne le savait pas. Tout ce qui pénétrait ses pensées, c’était le bruit des chiens qui aboyaient. La chasse avait commencé.
Ce serait idiot de sa part d’espérer que les gardes suivent la piste de son mystérieux bienfaiteur et de ses hommes. Ils étaient convaincus qu’elle avait assassiné leur seigneur. Même si elle était une femme, elle ne pouvait s’attendre à aucune indulgence. Elle aperçut les trois bouleaux morts sur sa gauche et les reconnut. Le sentier qui menait au ruisseau se trouvait à une centaine de pas, et le ruisseau lui-même à une autre cinquantaine plus loin. Elle progressait trop lentement. Elle devait à tout prix accélérer. Elle devait quitter la sécurité des arbres et prendre le sentier de terre battue.
En avait-elle la force ?
Peut-être pas, mais les chiens gagnaient du terrain sur elle. Avec en tête l’image horriblement claire de sa chair déchirée par des crocs, elle s’élança sur le sentier. Le bruit de ses pas sur la terre couverte de feuilles lui semblait terriblement fort, mais ça ne servait à rien de s’y attarder. Son objectif était le ruisseau. Elle ne pouvait se permettre de penser à quoi que ce soit d’autre. Jusqu’à ce qu’elle puisse avancer dans l’eau et que le courant emporte son odeur, elle n’avait aucun espoir de survie.
Non loin derrière elle, quelqu’un cria. Un poursuivant avait repéré sa piste.
Quelques instants plus tard, les chiens s’étaient tournés dans sa direction en aboyant encore davantage.
Son cœur battait follement contre ses côtes, et sa respiration sifflait à travers ses lèvres desséchées, mais elle ne s’arrêta pas. À l’embranchement du sentier, elle tourna vers la gauche, portant une main à sa poitrine comme si elle pouvait l’empêcher d’exploser. Elle avait l’impression que ses jambes ne lui appartenaient plus, et son corps s’épuisait. Sa langue s’épaissit, et l’envie de s’arrêter pour prendre une gorgée de l’outre devint presque insupportable.
Mais elle continua de courir.
Le ruisseau n’était plus qu’à une trentaine de pas. Si sa respiration n’avait pas été si laborieuse, elle aurait pu entendre maintenant son joyeux gazouillis.
Une branche tombée gisait sur son chemin, mais elle n’avait pas la force de bondir par-dessus, alors elle en fit le tour. C’était du temps qu’elle ne pouvait se permettre de perdre. Les aboiements s’étaient rapprochés au point où elle n’entendait plus le martèlement de son cœur. Elle était certaine que d’un moment à l’autre un chien furieux enfoncerait ses crocs dans sa jambe.
Ana aperçut l’abaissement du terrain qui marquait la route sinueuse jusqu’au ruisseau et elle plongea à travers un buisson de noisetiers et se retrouva dans le courant. L’eau glacée remplit ses bottes et trempa ses jupes de laine. Le lit inégal du ruisseau rendait chaque pas périlleux, mais elle continua d’avancer — à travers une toile d’araignée, par-dessus un rocher glissant, couvert d’algues, sous un sapin incliné. Ses jupes tiraient sur ses jambes, l’épuisant jusqu’à ne plus rien sentir, mais elle poursuivit.
Sa botte glissa sur une roche, sa cheville se tordit douloureusement, puis elle trébucha dans l’eau et faillit tomber. Elle ne réussit à se tenir debout qu’en se projetant instinctivement vers la droite, mais son coude frappa une branche d’arbre brisée, le bois acéré perçant sa peau et coupant le peu de souffle qui lui restait. Sa main s’engourdit, et elle faillit laisser tomber la dague.
À ce moment, la tentation d’abandonner et de se laisser tomber sur les genoux aurait pu l’emporter, sauf pour une chose — juste au-dessus des branches noueuses des arbres de la fin de l’automne, le ciel s’illuminait. Il n’était plus noir, mais d’une teinte profonde d’indigo. Le soleil luttait pour atteindre l’horizon, impatient de voir un autre jour, et elle ne pouvait faire moins.
Ana écarta sa longue chevelure de son visage. Elle saisit son coude écorché, pressa la blessure avec ses doigts pour arrêter le saignement et continua sa course à travers le ruisseau. Elle haletait de plus en plus, et chaque respiration lui brûlait la gorge.
Peu après qu’elle soit entrée dans l’eau — une éternité, lui sembla-t-il —, les chiens arrêtèrent soudain d’aboyer. L’un ou l’autre le faisait de temps en temps, mais le bruit constant d’une meute suivant une odeur claire s’éteignit.
Elle savait par expérience que plus longtemps elle demeurait dans le ruisseau et prenait soin de ne toucher ni la terre ni des broussailles, plus elle avait de chance de s’en tirer. Mais elle ne pouvait rester dans l’eau pour toujours parce qu’elle la ralentissait et qu’un bon chien renifleur pouvait retrouver de nouveau sa piste plus loin en aval, surtout s’il captait l’odeur de sang qu’elle avait laissée sur la branche. À un moment ou l’autre, elle devrait quitter le ruisseau et se frayer un chemin à travers les bois.
Près de la chute, peut-être. Il y avait une piste accidentée menant le long de la falaise jusqu’à la rivière.
Avec cet objectif en tête, elle trouva une nouvelle réserve de force. Son dos se redressa, ses genoux se firent plus fermes et elle pataugea vers l’avant en franchissant un lit de pierres rondes et lisses. Si elle parvenait à la rivière, elle serait en sécurité. Contrairement à la plupart des gens, elle savait nager. Si elle se débarrassait de ses longues jupes et plongeait, l’eau la mènerait à la liberté. Elle pouvait le faire.
Malheureusement, son cœur refusa de collaborer. Au moment où elle prenait son rythme, il sauta quel-
ques battements, puis commença à s’agiter contre ses côtes d’une manière totalement insatisfaisante et effrayante. Une faiblesse s’empara de ses membres, et elle eut l’impression qu’ils étaient deux fois plus lourds que quelques instants auparavant. Elle se sentit étourdie, sa respiration se fit plus courte et la peur de mourir l’assaillit soudain.
Ana s’arrêta de courir.
Elle se tenait debout dans l’eau glaciale, ses bras ramenés contre son corps, frissonnante, essayant de reprendre son souffle, essayant de ne pas s’évanouir. Elle ferma les yeux et se força à respirer par le nez plutôt que par la bouche et lutta pour freiner les battements frénétiques de son cœur.
« Ralentis, cœur affolé. Je ne vais pas mourir ici. Pas si près d’être en sécurité. »
De longs moments s’écoulèrent ainsi, à seulement respirer et frissonner. Finalement, à son grand soulagement, son cœur ralentit soudain et reprit son rythme lourd mais plus naturel. Elle ouvrit les yeux, prête à reprendre sa fuite.
Le visage grimaçant d’un garde casqué de Lochurkie la fixait des yeux. Il saisit son coude indemne, ses doigts épais s’enfonçant dans sa chair.
— Je t’ai, sale gosse.
Ana réagit instinctivement. La seule pensée qui lui tournait dans la tête était la vague promesse de la liberté. Elle frappa le garde avec le couteau de chasse.
La lame traversa sa manche de coton et la chair de son bras avec une facilité quasi égale. Le sang jaillit, le garde hurla, et elle éprouva un goût amer dans la bouche. Elle, qui avait juré solennellement de guérir et de préserver la vie, avait volontairement et consciemment blessé un autre être. Mais quel autre choix avait-elle ? Il était tellement plus grand et fort qu’elle. Et ne méritait-elle pas de vivre ? Elle déglutit avec difficulté et lutta pour reprendre sa liberté. Elle dégagea son coude, repoussa le garde et courut en direction de la falaise.
La rivière était si proche.
Il ne restait que quelques dizaines de mètres, et elle pourrait se laisser glisser le long du sentier.
Une grosse ronce lui fouetta le visage en passant, mais elle ne songea pas aux lacérations profondes qu’elle laissa derrière. Son regard était fixé sur l’écorce grise d’un pin sylvestre directement devant elle. Il se trouvait au sommet du sentier.
Le garde appela ses compagnons et se lança à sa poursuite. Des pas lourds et des promesses de châtiment la suivirent à travers les broussailles. Elle courait beaucoup plus lentement que lui, sa force encore diminuée par rapport à la sienne. Elle pria pour atteindre le bord de la falaise avant qu’il ne l’attrape.
Et elle faillit réussir.
Elle n’était plus qu’à un pas du sentier accidenté descendant la falaise quand une main épaisse attrapa sa longue chevelure et la tira vers l’arrière. Complètement épuisée par sa tentative d’évasion, elle n’avait aucun espoir de maintenir son équilibre. Elle tomba lourdement, frappant le sol de sa hanche, puis de sa tête qui heurta un objet dur — une pierre ou une racine d’arbre — et des points noirs envahirent sa vision. Le garde bondit sur elle et elle eut à peine le réflexe de se laisser rouler de côté.
Mais c’est ce qu’elle fit. Par-dessus le rebord de la falaise.
Elle essaya de saisir une des racines du pin pendant qu’elle glissait et la rata. La main du garde était encore emmêlée dans sa chevelure, mais sa poigne n’était pas suffisante pour soutenir son poids. Des mèches commencèrent à se libérer et, tout à coup, elle tombait.
La dernière image qu’elle vit fut celle du garde grimaçant qui tenait à la main une poignée de cheveux roux.
Puis elle sentit l’obscurité l’avaler.