Les Highlands orientaux au-dessus du château de Lochurkie
Janvier 1286
Perchée sur un énorme cheval de bataille noir et blanc, Isabail avait une vue dégagée sur le désastre. Six de ses gardes, y compris le vaillant sir Robert, gisaient sans vie sur la piste éclairée par le clair de lune. Les autres avaient été forcés à se mettre à genoux, et on les avait attachés solidement comme du bétail. Deux coffres, remplis de ses possessions, avaient été fouillés et le contenu, éparpillé. Les hommes qui avaient attaqué son groupe n’avaient rassemblé que quelques articles, surtout de simples chemises et des souliers pratiques. Les objets les plus dispendieux — ceux dont elle entendait se servir pendant son séjour à la cour du roi — se trouvaient par terre négligemment empilés et souillés de neige et de boue.
Toutefois Isabail n’éprouvait aucune tristesse pour ses beaux vêtements. La peur lui avait tellement serré la poitrine qu’il n’y avait de place pour quoi que ce soit d’autre.
Étonnamment, les attaquants n’étaient que trois. Elle avait peine à imaginer comment un si petit groupe avait réussi à vaincre la douzaine de gardes qui accompagnaient sa voiture, mais c’était un fait qu’ils les avaient vaincus. Ce qui leur manquait en nombre était compensé par leur stature — les Highlanders vêtus de fourrures qui les avaient attaqués formaient une masse indistincte de hautes tailles, de larges épaules et de membres puissants.
Leur chef, le guerrier qui avait exigé sa reddition, affichait un air si sévère que son estomac se retournait chaque fois qu’elle le regardait du coin de l’œil. Ce qui se produisait souvent parce qu’à son grand désarroi, son visage bien rasé et ses cheveux soigneusement coupés attiraient sans cesse son regard.
Les attaquants travaillaient rapidement, leurs mouvements peu nombreux et délibérés. Ils avaient ouvert tous les paquets et tous les coffres. Ils termi-
nèrent leur pillage en un rien de temps et furent bientôt en selle et prêts à partir.
Sauf le chef.
Il ramassa en une pile plusieurs vêtements colorés, prit un morceau de silex dans la poche à sa ceinture et s’accroupit, dos au vent. Avec une aisance née de l’expérience, il enflamma vite la pile. Isabail serra les doigts sur la crinière rugueuse de son cheval quand une grande quantité de ses robes de laine fine, de ses chemises de lin blanc et de ses pantoufles serties de perles disparurent dans un grand bûcher.
Si elle avait été seule, elle aurait éclaté en sanglots, mais le visage gras et pâle de sa servante était tourné vers elle, les yeux de la vieille femme l’implorant silencieusement de lui donner espoir et conseils. Isabail ne pouvait céder aux vagues de désespoir qui lui traversaient le corps. Pas maintenant. Pas alors que Muirne avait besoin qu’elle soit forte.
Le chef regarda le panache de fumée grise monter vers le ciel, puis saisit les rênes du cheval d’Isabail et, d’un mouvement fluide, il sauta derrière elle. Ses bras solides glissèrent autour de sa taille et l’attirèrent contre lui. Un petit cri s’échappa de ses lèvres avant qu’elle pût le retenir. Son instinct l’exhortait à se battre pour se libérer et s’enfuir, mais sa peur la tenait immobile. L’homme était énorme. Il pourrait la tuer d’un seul coup avec un de ces poings massifs.
Mieux valait attendre des secours.
Elle ravala la boule dans sa gorge. Ils avaient sûrement l’intention d’exiger une rançon pour elle, de la revendre à son cousin pour une petite fortune. Si elle subissait pendant un moment le contact inconvenant de cette brute, son cousin Archibald paierait la rançon, et elle serait libérée. Elle n’avait pas besoin de risquer sa vie pour s’enfuir.
Son ravisseur éperonna le cheval, conduisant son petit groupe vers l’étroite ouverture au bout du ravin. Isabail jeta un coup d’œil sur les corps terrassés et les silhouettes attachées de ses hommes, et elle ne put s’empêcher de dire :
— Vous n’avez pas l’intention de les laisser ainsi.
— Oui.
Elle sentit contre son dos la réponse froide du chef à travers sa poitrine.
— Mais il y a de grandes meutes de loups qui rôdent dans ces collines.
Il ne dit rien et se contenta d’éperonner son cheval pour accélérer le pas.
Le sentier sinueux sur le flanc de la montagne était étroit, mais ils le traversèrent à toute allure. Ils grim-
pèrent de plus en plus haut, le cheval se frayant un chemin autour des rochers et des épais buissons de bruyère. Tandis qu’ils passaient le long d’une crête abrupte, elle put voir clairement le village éclairé par la lune et le château voilé par la brume qui représentait son foyer.
Nul doute que les gens dans la forteresse en contrebas s’adonnaient à leurs tâches habituelles, ignorant la tragédie qui les avait frappés, elle et son entourage. Combien de temps allait s’écouler avant qu’on trouve les gardes survivants ? Impuissants comme ils l’étaient, n’allaient-ils pas mourir de faim ou se faire dévorer par les animaux sauvages ?
Isabail se mordit la lèvre.
Elle aperçut un des hors-la-loi barbus qui chevauchait près d’elle.
— Vous vous effrayez pour rien, dit-il. Les gens du château vont remarquer la fumée. À moins que les soldats du comte dorment à leurs postes, vos gardes seront de retour au matin.
Son ravisseur laissa échapper un petit rire moqueur.
Isabail poussa un soupir de soulagement, mais ne se détendit pas. Elle luttait pour garder sa dignité. Compte tenu de la montée qu’ils effectuaient, il lui était extrêmement difficile de rester écartée du guerrier derrière elle. Elle fit de son mieux pour conserver une posture raide, distinguée, mais chaque fois que l’énorme cheval de bataille bondissait pour grimper une pente abrupte, elle se heurtait à la solide poitrine de son ravisseur.
C’était déjà assez inconvenant que leurs hanches soient si intimement liées. Elle refusait d’abandonner davantage de sa dignité qu’il n’était nécessaire. Mais à mesure que l’air se raréfiait et se refroidissait, la chaleur régulière qu’il exsudait avait de plus en plus d’attrait. Déterminée à résister, elle serra son manteau de castor autour de ses épaules et enfouit ses mains dans la douce fourrure. Malgré cela, les heures passées en selle dans l’air glacial commencèrent à faire leur effet. Elle glissait de plus en plus dans la selle. Plusieurs fois, elle se raidit vivement quand elle réalisait que son corps s’était effondré de lassitude contre le mur de chair masculine derrière elle.
Heureusement, son ravisseur ne semblait pas remarquer ses écarts. Il se concentrait pour se frayer un chemin à travers la triste nature sauvage qu’étaient les Highlands en janvier. Peut-être parce qu’il craignait d’être poursuivi, il avançait aussi vite que pouvait le permettre le terrain.
Isabail commençait seulement à se demander jusqu’où il entendait l’entraîner loin de son foyer quand il arrêta l’énorme destrier et aboya un ordre à ses hommes.
— Dressez le camp ici.
Pendant qu’il sautait de cheval, faisant tourbillonner autour d’elle un air glacial à cause de son absence, elle jeta un coup d’œil au campement qu’il avait choisi. Elle considérait qu’elle était le fruit d’une lignée beaucoup plus endurcie que ses cousines anglaises, mais même à ses yeux habitués d’Écossaise, l’endroit semblait horriblement inhospitalier. Que des pierres nues sous une mince couche de glace et de neige. Il n’y avait qu’un énorme rocher pour les protéger du vent du nord et, au loin, un grand menhir érigé par les anciens Pictes.
Mais le manque évident de confort ne dérangeait aucunement ses hommes. Ils aidèrent Isabail et Muirne à descendre de cheval, puis se mirent immédiatement à faire un feu. Quand les briques de tourbe eurent généré un peu de chaleur, ils attachèrent les chevaux et se passèrent de maigres portions de pain et de fromage. Il était trop tard pour le souper et trop tôt pour le déjeuner, mais ça n’en était pas moins délicieux pour autant.
Isabail et Muirne restèrent seules pendant que les hommes s’activaient. Le sol glacial sous leurs bottes les incitait à demeurer immobiles, alors elles restèrent simplement debout et mangèrent. Les pensées de Muirne ne s’étaient pas apaisées pendant la longue chevauchée. Ses yeux étaient humides de sanglots retenus.
— Ils ont l’intention de nous violer et de nous tuer, murmura-t-elle.
— Comment peux-tu savoir ça ? demanda Isabail. Ils n’ont fait aucune menace en ce sens.
— Vous n’avez qu’à regarder le visage sombre de celui-là, fit-elle en pointant un doigt vers la taille impressionnante du chef pendant qu’il dessellait les chevaux, pour savoir que nous sommes condamnées.
Isabail sentit son estomac se nouer. L’évaluation de Muirne avait un certain mérite. Tout chez cet homme était terrifiant, de la largeur intimidante de ses épaules à la forme sévère de sa mâchoire carrée. Et sa servante avait raison : sa mine renfrognée n’augurait rien de bon, mais si elle avouait ses pensées à Muirne, elle ne ferait qu’augmenter ses peurs.
— La seule raison logique pour qu’ils enlèvent une noble, c’est d’exiger une rançon pour elle, fit-elle d’une voix ferme. Ils ne nous feront pas de mal par crainte de perdre leur récompense.
— Ça peut vous protéger, milady, mais ça ne me protégera pas, marmonna Muirne. Je ne reverrai plus mon Fearghus. Je peux le sentir au plus profond de moi-même.
— Tu vois un blaireau où il n’y a qu’un putois, la réprimanda Isabail. Il est encore possible qu’on nous sauve. Nous sommes encore sur la terre des Grant.
Muirne fronça les sourcils.
— Comment pouvez-vous en être certaine ? Nous avons voyagé plusieurs heures après avoir perdu de vue le château.
Isabail inclina la tête vers le menhir au loin. Il faisait trop noir pour voir les symboles pictes sculptés à sa surface, mais la forme lui était très familière.
— Je reconnais cette pierre. Nous sommes tout près de la chaumière dont mon frère se servait pour se reposer pendant les plus longues chasses.
Le visage de sa servante s’illumina.
— Oh ! Nous sommes sauvées. Nous pouvons nous enfuir là et attendre les hommes du comte.
— Non, fit Isabail d’un ton dur. Je ne vais pas risquer d’attirer la colère de ces hommes en tentant une évasion. Nous ferions mieux de simplement attendre. Ils vont nous rançonner très bientôt.
Son ton sévère attira l’attention d’un des brigands — l’homme à la forte carrure portant une barbe rêche. Il cessa d’étriller les chevaux pendant un moment et leur jeta un regard sévère. Ni l’une ni l’autre n’osa prononcer une autre parole jusqu’à ce qu’il ait repris son travail.
— Tu vois ? siffla Isabail. Ils nous observent de trop près. C’est impossible de nous évader.
Muirne inclina la tête et demeura silencieuse pendant un moment tandis qu’elle mâchait son pain et son fro-mage. Même si l’aube allait sûrement venir dans une heure ou deux, les brigands étendirent leurs tapis de couchage auprès du feu et en offrirent deux aux femmes. Isabail s’empressa de prendre sa place. Passer une nuit sous les étoiles sans une tente était déjà assez perturbant, mais en présence de trois hommes dangereux… impossible, compte tenu surtout du fait que leur chef la fixait des yeux de l’autre côté du feu. La lumière vacillante ajoutait des ombres farouches à une attitude déjà glaciale. La fermeté de son visage lui donna clairement l’impression qu’il lui en voulait, même si elle n’eut vraiment pu dire pourquoi. Elle l’avait vu pour la première fois, seulement deux jours auparavant, dans le verger. À ce moment-là, ne sachant pas que c’était un bandit et un mufle, elle avait silencieusement admiré son physique. Peu d’hommes de sa connaissance arboraient un corps si évidemment musclé, et il avait un visage plutôt beau pour une brute païenne — le genre de traits carrément masculins qu’une femme n’oublie pas facilement.
Il se leva soudain, et Isabail retint son souffle. Dieu du ciel qu’il était énorme. Sombre et puissant, une véritable force de la nature. Il écarta un pan de son manteau de fourrure, révélant une longue épée acérée pendue à son côté. Sous le manteau, elle aperçut un pourpoint de cuir par-dessus une lèine noire et des bottes de cuir grossières qui serraient ses mollets. Ses vêtements étaient assez courants, mais il y avait quelque chose de décidément inhabituel chez cet homme. Peut-être était-ce l’intensité de son regard bleu glacial — aucun des deux autres ne soutenait son regard pendant plus d’un instant. Ou peut-être la façon dont il se tenait, les épaules relâchées mais fermes, comme s’il était un descendant direct de Kenneth MacAlpin lui-même.
L’homme régnait en maître incontesté.
Il la foudroya du regard et tira son épée.
Muirne cria, et le cœur d’Isabail bondit dans sa poitrine.
Mais la brute n’avança pas. Fixant toujours Isabail, il retourna s’asseoir devant le feu et commença à polir son arme.
Il fallut un long moment pour que le cœur d’Isabail reprenne sa cadence régulière. Ils n’avaient échangé aucune parole, mais elle avait senti le poids de son reproche aussi sûrement que s’il s’était lancé dans une furieuse diatribe. Dans son esprit, semble-t-il, elle était la cause de ses problèmes.
Peut-être Muirne avait-elle raison. Peut-être n’avait-il aucunement l’intention d’exiger une rançon. Peut-être serait-il plus sage de s’évader, après tout.
Elle se glissa sous les couvertures que lui avaient fournies ses hommes et s’étendit sur le côté, dos au feu. Le tapis de couchage était peu confortable — le sol gelé lui causait des douleurs à la hanche et aux épaules, et le feu ne réchauffait qu’un seul côté de son corps. Son nez et ses doigts étaient froids, mais il n’était pas question de se retourner. Elle sentait déjà sur sa nuque le regard froid de son ravisseur. Elle ne pourrait supporter de lui faire face.
— Les femmes nous ralentissent, grogna un des hommes. À ce rythme, il nous faudra une autre journée entière pour atteindre Dunstoras.
Isabail figea. Dunstoras ?
— En supposant que les hommes du comte ne nous auront pas rattrapés avant, répliqua un autre.
— Tu t’inquiètes pour rien, fit brusquement leur chef. Les hommes du comte se trouvent à une lieue derrière nous. Ils pensent que nous nous dirigeons vers le sud. Nous allons les perdre quand nous tourne-
rons vers l’ouest et descendrons dans Strath Nethy.
Isabail sentit la nausée monter en elle. Dunstoras était le fief des MacCurran — le clan dont le chef avait cambriolé le roi et assassiné son propre frère. Le même chef qui s’était échappé du cachot de Lochurkie et s’était enfui nul ne savait où. Si l’homme assis de l’autre côté du feu était Aiden MacCurran, elle se trouvait dans une situation beaucoup plus dangereuse qu’elle ne l’avait cru. Un meurtrier qui avait trahi la Couronne n’allait pas suivre les règles implicites de la prise d’otage.
Elle resta allongée, raide et silencieuse, incapable de trouver le sommeil.
MacCurran méritait de payer pour ses crimes. John avait été un excellent homme et un bon comte — beaucoup plus noble et méritant que son père ne l’avait été. Si seulement elle pouvait s’échapper, elle pourrait s’assurer que MacCurran est poursuivi devant la justice. À partir du menhir, elle pourrait facile-
ment trouver son chemin jusqu’à la hutte de chasse — elle et John s’y étaient arrêtés une dizaine de fois au cours des années.
Le défi consistait à se libérer de MacCurran et de ses hommes. Il serait peut-être possible pour une des femmes de s’évader, mais deux ? Peu probable. Pourtant, elle pouvait difficilement abandonner Muirne. Non, si l’évasion devait se produire, elles s’enfuiraient toutes les deux.
Mâchouillant sa lèvre inférieure, Isabail passa ses choix en revue en écartant la plupart de ses idées comme étant téméraires. Elle finit par s’arrêter sur une. Elle attendit jusqu’à ce que MacCurran et l’autre garde se soient couchés pour la nuit et que des ronflements irréguliers se lèvent dans le ciel sombre. Puis elle administra un coup de coude à Muirne.
— J’ai besoin d’aller au petit coin, murmura-t-elle.
Ce n’est qu’après avoir haussé les sourcils et avoir battu exagérément des paupières pour chasser son air ensommeillé qu’elle dit :
— Oui, bien sûr. Allons-y, alors.
Elles enfilèrent leurs bottes et leurs manteaux, puis traversèrent le camp jusqu’à l’endroit où le plus âgé des brigands montait la garde. C’était un vieux guerrier avec des tresses grises à chaque tempe. Isabail indiqua du doigt le menhir qui n’était qu’une forme vague dans l’obscurité.
— Je dois répondre aux besoins de la nature. Ma servante va m’accompagner au petit coin.
Le regard du guerrier suivit son doigt, et il haussa les sourcils.
— Non, c’est trop loin. Faites votre affaire derrière ce rocher. Je ne vais pas regarder.
Isabail redressa les épaules et lui adressa son regard le plus impérieux.
— Ça n’ira pas du tout. Les femmes ne sont pas des hommes. Nous n’ouvrons pas simplement une braguette pour pisser dans le vent. La discrétion est une exi-
gence absolue pour une dame.
Il plissa les lèvres d’un air agacé.
— D’accord.
Isabail se força à réprimer un sourire de satisfaction. Elle avait gagné.
— Nous allons revenir très bientôt.
— Je n’en doute pas.
Il traversa le camp à grands pas et poussa du pied un des autres hommes.
— Réveille-toi, Graeme, murmura-t-il. Les dames doivent aller au petit coin.
— Quoi ?
— Contente-toi de te lever.
Isabail se sentit découragée quand Graeme sortit de sa paillasse et se leva à contrecœur. Tant pis pour leur grande évasion. Même avec ses yeux ensommeillés, l’énorme guerrier ne manquerait pas de les voir filer à travers la bruyère. Son plan échouait avant même d’avoir été mis en œuvre.
Elle émit un profond soupir.
Elle et Muirne s’empressèrent de faire ce qu’elles avaient à faire et retournèrent à la chaleur du feu. Graeme remplaça le vieux guerrier de garde, laissant son compagnon partir se glisser sous les couvertures et fermer les yeux. Comme Isabail devrait le faire. Mais l’idée attrayante de s’évader refusait de mourir. MacCurran était un fou. Il l’assassinerait tout aussi sûrement qu’il avait assassiné son frère — sans aucun doute en raison d’une idée farfelue de justice. Mais la destruction de son clan était de sa propre faute, et non de celle d’Isabail ou de son frère. Il avait osé convoiter le collier de rubis que le roi Alexandre avait commandé pour sa propre épouse et il avait tué une douzaine de personnes pour s’en emparer. Il était fou de reprocher son emprisonnement aux Grant.
Elle frissonna. Malheureusement, le fait d’être dans son droit ne la sauverait pas. Elle était à la merci de MacCurran. Il pouvait exercer sur elle n’importe quelle vengeance. Et avec ses énormes poings, il pourrait le faire aisément.
Elle devait faire une autre tentative. L’aube arriverait bientôt, et ce pourrait être sa dernière chance de se mettre en sécurité.
— Muirne, murmura-t-elle.
— Oui ?
— Prépare du thé pour ce garçon.
Sa servante lui jeta un regard interrogateur.
— Vous voulez que je sois gentille avec lui après ce qu’ils ont fait ?
— Il a sûrement froid. Bavarde avec lui pendant un moment ; occupe-le.
Muirne lui lança un coup d’œil rebelle, mais se leva et déposa un petit chaudron sur le feu. Les hommes avaient augmenté leur approvisionnement grâce à leur raid contre Isabail et son entourage, et le chaudron de cuivre était un des siens.
Isabail essaya d’écarter ce ressentiment pendant qu’elle parcourait le camp des yeux pour trouver une pierre convenable. Celle-ci devait être assez petite pour qu’elle puisse la soulever, mais assez grande pour assommer un homme. Toutefois, elle n’avait aucune idée de la grosseur de la pierre qu’il faudrait. Frapper un homme à la tête ne faisait pas partie des aptitudes qu’elle avait acquises à titre de châtelaine de Lochurkie, et même si ça avait été le cas, elle en aurait perdu l’habitude maintenant. La femme de son cousin Archibald avait pris la responsabilité de ses tâches après la mort de John, laissant Isabail sans but.
Ah. Il y avait une pierre qui pouvait faire l’affaire.
Le garde surveillait Muirne. Isabail attendit que la servante se soit approchée de lui avec le thé, puis, soucieuse de ne pas réveiller les hommes endormis autour d’elle, elle se glissa hors de ses couvertures. Des flocons de neige avaient commencé à tomber lentement du ciel nocturne. Se déplaçant aussi rapidement que le permettaient ses longues jupes de laine, elle attrapa la pierre des deux mains et courut jusqu’au gros rocher derrière le garde. Mais le sol gelé sous ses jolies bottes de cuir se révéla dangereux. Une seconde, elle se précipitait vers le rocher, et la suivante, elle se retrouva à plat ventre dans la neige. Sa hanche et son coude subirent le plus dur de la chute. Elle ravala un cri de douleur, mais craignit que le bruit de sa chute ait alerté le garde. Elle retint son souffle et écouta.
Muirne et le garde parlaient.
— Et comment vous appelle-t-on ? lui demanda-t-elle.
— Graeme.
— Y a-t-il un enfant qui attend votre retour, Graeme ?
Ils n’avaient pas entendu sa chute. Isabail expira lentement et silencieusement. Puis elle se releva, contourna le rocher et se glissa derrière Graeme. Apparemment, il était tout à fait captivé par la conversation de Muirne. Ce n’est qu’au moment où elle se trouva à une distance de tir qu’il pivota sur lui-même et la regarda. Mais alors, il était trop tard. La pierre avait déjà amorcé sa descente. Elle le frappa sur le crâne, et il s’effondra immédiatement contre elle, puis glissa sur le sol à ses pieds. Un peu de sang dégoulinait de sous ses cheveux, et Isabail éprouva un sentiment amer.
— Est-ce que je l’ai tué ? chuchota-t-elle.
Muirne se pencha sur lui.
— Non. Il respire encore.
Elle se sentit étourdie de soulagement.
— Dieu merci. Nous devons nous dépêcher maintenant. Qui sait quand les autres vont se réveiller.
Muirne regarda vers le feu.
— Pouvons-nous prendre les couvertures ? Et peut-être un peu de nourriture ?
Le regard d’Isabail se fixa sur la grande silhouette ensommeillée de MacCurran. La neige qui tombait s’était accumulée sur sa couche, la plus éloignée du feu.
— Nous ne devrions pas. Si l’un ou l’autre des deux se réveille, nous sommes condamnées.
— Mais les hommes du comte pourraient prendre des jours pour nous trouver.
— Mon frère gardait la hutte bien approvisionnée. Il y aura sûrement de la nourriture là-bas. Nous devons agir vite.
Elle serra fermement son manteau et sa fourrure sur son corps. La chaleur du feu lui manquait déjà.
Elles partirent de nouveau en direction du menhir, et quand elles l’atteignirent, elles tournèrent carrément vers le sud. Si ses souvenirs étaient bons, la hutte se trouvait au bas de cette colline, nichée dans les bois. Il y avait un petit cercle de pierre à une centaine de pas de la porte, et ce grand menhir solitaire pointait directement vers elle. Tout ce qu’elles avaient à faire, c’était de progresser.
Elles allèrent de l’avant à grands pas, Muirne suivant Isabail. La femme plus âgée avait du mal à avancer sur le terrain rocailleux et trébucha plusieurs fois. Pendant qu’elles traversaient la colline, Isabail regarda plusieurs fois le menhir pour garder sa direction, mais l’obscurité et une neige de plus en plus épaisse l’empêchèrent bientôt de distinguer le menhir.
À certains égards, la neige était une bénédiction.
Toute trace de leur passage se trouvait effacée par un océan de blanc. Si Graeme revenait à lui ou qu’un des autres hommes s’éveillaient, ils ne sauraient pas quelle direction les femmes avaient prise. Ils supposeraient sans aucun doute qu’elles étaient reparties vers où elles étaient venues — vers l’est et non le sud. Mais la neige représentait aussi un obstacle. Elle était épaisse et mouillée, et s’accumulait à une vitesse étonnante, rendant la marche beaucoup plus difficile.
— Ah !
Isabail se retourna brusquement.
Muirne était étalée sur le sol, la douleur sur son visage.
— Mon pied. Je me suis tordu le pied.
Isabail revint vers sa servante.
— Ce n’est plus très loin. J’en suis certaine. Tu peux te tenir debout ?
— Je ne sais pas.
— Essayons.
Déterminée à atteindre la hutte et à s’abriter de la neige cinglante, Isabail offrit son bras à Muirne.
— Lève-toi.
La vieille femme agrippa son bras et se leva sur un pied. Puis elle posa précautionneusement son autre pied par terre et grimaça dès qu’elle y mit son poids.
— Non, milady. Je ne peux pas marcher. Vous allez devoir continuer sans moi.
— Ne sois pas stupide. Je ne vais pas t’abandonner ici.
Isabail scruta la ligne des arbres à peine visibles au bas de la colline en raison de la neige. Où était le cercle de pierre ? Ne devrait-elle pas être en mesure de le voir maintenant ? La neige était épaisse, mais il semblait presque impossible qu’elle recouvre entièrement les pierres. Pourtant, il n’y avait aucun signe du cercle.
Sans un repère, le plus sage était de se diriger en droite ligne vers les arbres. Au moins, elles y seraient protégées dans une certaine mesure contre le vent.
— Un pas à la fois, encouragea-t-elle Muirne tandis qu’elles partaient.
À cause de la neige, des pierres irrégulières sous leurs pas et des frissons qui commençaient à secouer le corps de la vieille dame, elles progressaient très lentement. La température était impitoyable. Peu de gens osaient traverser les Red Mountains en hiver, et Isabail en apprit la raison d’une dure manière. Même si le ciel commençait à s’éclaircir avec l’arrivée imminente du jour, les vents s’accéléraient, et la neige se transformait de doux flocons à de durs grains glacés. Ils fouettaient leur visage et leur coupait le souffle. Inca-
pable d’enfouir ses mains dans son manteau parce qu’elle soutenait Muirne, Isabail vit ses doigts rougir, puis se mettre à blanchir. Elle ne sentait plus ses doigts ni ses orteils.
Malgré cela, elle se portait mieux que Muirne.
Le manteau de sa servante était fait d’une laine beaucoup plus mince que celui d’Isabail, et elle n’avait pas de fourrure sur les épaules. Quand elles arrivèrent à la ligne des arbres, les lèvres de Muirne avaient bleui, et ses joues habituellement roses étaient pâles comme du parchemin.
— Je ne peux pas continuer, murmura-t-elle en se laissant tomber sur les genoux dans la neige.
Isabail insista auprès d’elle.
— Tu le dois. Si tu t’arrêtes ici, tu vas sûrement mourir.
Elle regarda autour d’elle en espérant repérer le cercle de pierre, mais ne vit qu’une mer étincelante de blanc. S’était-elle écartée du sentier menant à la hutte ?
— Ce n’est plus qu’à quelques mètres, mentit-elle.
Muirne secoua la tête.
— Je n’y arriverai pas.
Épuisée et profondément découragée par la façon dont le destin s’était joué d’elle tandis qu’elle essayait de s’enfuir, Isabail se laissa tomber dans la neige près de sa servante et se blottit contre elle pour se protéger du vent.
— Ça semble plutôt injuste, n’est-ce pas ? Échapper à une mort pour en subir une autre ?
Les yeux de Muirne s’emplirent de larmes.
— Je ne vais jamais plus revoir mon Fearghus.
Isabail éprouva un serrement au cœur. Le regret le plus amer qu’avait Muirne en ce moment difficile était de ne pas voir son époux bien-aimé une dernière fois. Isabail n’avait personne à qui se raccrocher. Son frère était mort ; ses parents aussi. Et elle avait survécu à son mari, mort d’une blessure infectée une année seulement après leur mariage.
Bien sûr, elle vivait avec son cousin Archibald, mais ils n’étaient pas proches. Il allait verser sa rançon, davantage par devoir que par affection. Il l’avait autorisée à demeurer à Lochurkie quand il avait pris la responsabilité du comté en novembre, et ils s’assoyaient l’un près de l’autre à la table d’honneur pour les repas, mais elle n’aurait pu nommer sa nourriture préférée, ni lui la sienne.
Étrangement, toutefois, elle n’avait jamais pensé qu’il manquait quelque chose à sa vie jusqu’à ce moment précis.
Elle se releva péniblement et tendit son bras à sa servante.
— Viens, alors. Une autre centaine de pas pour Fearghus.
Muirne secoua la tête.
— J’ai trop froid.
— Est-ce de cette façon que tu as l’intention de le revoir dans l’Au-delà ? En lui disant que tu n’as pas pu retourner vers lui parce que tu avais trop froid ?
Elle agrippa la main de sa servante et tira fermement.
— Les actes sont plus éloquents que les mots, Muirne. Si tu l’aimes vraiment, tu vas te battre jusqu’à ton dernier souffle pour aller le retrouver. Debout, maintenant.
La vieille dame se releva en vacillant, son visage empreint d’une profonde souffrance.
— Je ne sens plus aucune partie de mon corps.
Isabail était tout aussi épuisée et gelée, mais elle soupçonnait que son étole de fourrure aux épaules la protégeait davantage que le manteau de laine de la femme. La fourrure lui revenait de plein droit en tant que femme de la noblesse, mais le désespoir sur le visage de Muirne exigeait un acte inhabituel. Un geste prati-
que qui n’était pas fondé sur le droit. Tout ce qui importait, c’était d’encourager Muirne pour qu’elle recommence à marcher.
Elle dégrafa la fourrure de castor, l’enveloppa autour des épaules de sa servante et l’attacha à sa gorge.
— La hutte est juste devant, mentit-elle à nouveau. Tu peux y arriver.
Le visage de Muirne perdit visiblement de sa tension tandis que la chaleur de l’étole s’insinuait à travers ses vêtements.
— Une autre centaine de pas.
— Oui.
Elles partirent de nouveau, boitillant à travers les amoncellements de neige. Le vent soufflait contre le manteau d’Isabail, laissant échapper le peu de chaleur qu’il lui restait. Elle soutenait le poids de Muirne, et elles progressèrent lentement et régulièrement, jusqu’au moment où elles se retrouvèrent devant un menhir enneigé. La neige trempée avait recouvert entièrement la façade grise de la pierre, la rendant impossible à voir contre l’arrière-plan des congères blanches.
Le cœur d’Isabail battit avec une ferveur enthousiaste. Elles étaient effectivement près de la hutte. Un peu vers la gauche et à travers les arbres, et elles y seraient. Elle sentit ses jambes se renforcer.
— Je peux voir la porte, Muirne. Ne t’effondre pas maintenant.
Elles poursuivirent leur chemin.
Il leur fallut plus de temps qu’Isabail aurait pu l’imaginer pour franchir la distance, mais elles finirent par atteindre la porte. Isabail l’ouvrit, et elles tombèrent à l’intérieur. La hutte était une demeure primitive d’une pièce avec un sol de terre battue et dépourvue d’un lit, mais elle regarda la pièce avec un grand sourire. Contre toute attente, elles y étaient arrivées.
Mais le combat avait épuisé les dernières réserves de Muirne. Elle s’effondra immédiatement sur le sol sans émettre un seul mot.
Isabail ferma la porte contre la tempête de neige et vérifia si Muirne respirait encore. À son grand soulagement, la femme était vivante, seulement épuisée. Elle chassa la neige de sur ses vêtements et essaya de rendre sa servante aussi confortable que possible, puis elle regarda autour d’elle.
Une table, deux chaises et un foyer en pierre des champs. Quelques couvertures et une bouilloire en fer, mais aucune nourriture ni bois. Quand son frère était comte, la hutte était bien approvisionnée parce qu’il adorait la chasse et passait tous ses temps libres sur sa selle. Archibald s’intéressait davantage aux affaires politiques et passait une bonne partie de son temps à Édimbourg, un fait qu’Isabail regrettait en ce moment.
Pas de feu, pas de nourriture, pas d’eau. La triste vérité, c’était que même si elles avaient réussi à attein-
dre leur but, il était tout aussi probable qu’elles meurent ici que dans la neige. Mais plus lentement.
Elle rassembla les couvertures et une petite pile de fourrures de lapin, puis recouvrit Muirne, en gardant deux pour elle-même. Malheureusement, la neige avait trempé ses vêtements, et elle continuait d’avoir froid malgré les couches supplémentaires. Dans l’espoir de trouver quelque morceau de nourriture oubliée, elle fouilla dans tous les recoins de la hutte, dans chaque boîte d’étain.
Rien. Pas même des miettes.
Elle s’assit sur une chaise et regarda avec fureur l’âtre vide. C’était un tour cruel du destin que d’être si désespérément près de se trouver en sécurité. Quelques bûches et un morceau de silex auraient fait des miracles.
Muirne bougea sous les couvertures et murmura quelques paroles inintelligibles. Ses joues avaient retrouvé un peu de couleur, mais le bout de son nez demeurait blanc. Isabail connaissait bien les remèdes de base, comme le thé d’écorce de bouleau contre la douleur et la menthe contre les nausées, mais elle n’avait aucune aptitude pour traiter les engelures. Elle avait le sentiment de devoir faire davantage pour sa servante, mais quoi ? Elle se sentait impuissante, et ce n’était pas un sentiment habituel pour une femme qui avait normalement trois douzaines de personnes à son service.
Elle mâchouillait sa lèvre inférieure en envisageant ses choix terriblement restreints quand la porte de la hutte s’ouvrit brusquement. Une très large silhouette couverte de neige franchit le seuil en remplissant presque la pièce avec ses larges épaules. L’homme rejeta son capuchon vers l’arrière et fixa silencieusement Isabail.
Elle déglutit.
Dieu du ciel. C’était MacCurran. Et à en juger par la colère dans ses yeux, le froid et la faim étaient le dernier de ses problèmes.