Chapitre 7

La culpabilité est une chose terrible.

— Ben Jonson

Jamie, tu ne gagneras rien à te laisser ronger par les remords.

Il lança à sa mère un regard glacial.

— Qui devrais-je blâmer, alors ? Vous ? Le Dieu tout-puissant ?

Jamie enveloppa sa main ensanglantée dans un chiffon propre, tout en secouant la tête de dépit.

— Je suis aussi coupable que le péché. Et qui plus est, un homme mort.

— Baisse la voix, fils.

Sa mère l’attira loin de la porte du petit salon, où son père était assis en train de se remettre de sa déception avec un doigt de whisky.

— Je parlerai à ton père. Il changera d’avis, peu à peu. Entre-temps, j’ai l’intention de t’envoyer à une distance sécuritaire de la lame d’Evan. J’ai un petit plan.

— Pas un autre…

— Oui, siffla-t-elle. Qui nous permettra d’arriver à nos fins.

— Oh ! dit-il en jetant le chiffon imbibé de sang sur le plancher. À vos fins, c’est cela que vous voulez dire.

— Non, Jamie, je parle de toi.

— Ah oui ?

Il avança son visage tout près du sien.

— Comment pouvez-vous savoir ce que je veux ? demanda-t-il en marquant chaque mot.

— Assez !

Elle leva la main, mais il fut trop rapide pour elle. Saisissant son poignet en plein vol, il le retint un moment, laissant son cœur se calmer, sa colère s’apaiser. Il croisa son regard, notant la ligne sévère formée par ses lèvres, puis attira lentement sa main vers son visage. Délicatement, il pressa sa joue contre la paume, comme une sorte d’appel silencieux.

Cela eut exactement l’effet qu’il souhaitait. Les yeux de sa mère s’adoucirent et son menton projeté vers l’avant se détendit.

— Je suis désolée, Jamie.

— Pas autant que moi, confessa-t-il. Je sais que vous voulez toujours ce qu’il y a de meilleur pour mon avenir.

— Et pour celui de Glentrool, ajouta-t-elle, retirant sa main et reculant d’un pas. Et c’est pourquoi tu dois faire ce que je te dis.

— Et qui est…

— Pars à l’instant même te réfugier chez mon frère Lachlan, à Auchengray.

— Oncle Lachlan ? Je connais à peine cet homme !

— Peu importe, c’est un membre de la famille. Lachlan t’accordera le gîte et le couvert aussi longtemps qu’il faudra pour qu’Evan oublie ce que tu lui as fait…

— Ce que je lui ai fait ? Ce que nous lui avons fait, vous voulez dire.

Elle balaya sa protestation de la main, comme un grain de poussière.

— Nous savons tous les deux que la colère de ton frère ne dure jamais plus de deux semaines. Je t’enverrai un
message pour que tu reviennes, dès que je serai sûre que tu es de nouveau bienvenu à Glentrool.

Laissant échapper un grand soupir, elle ramassa le chiffon jeté au sol et en étudia les taches, le regard triste.

— Aujourd’hui, continua-t-elle, en vous regardant vous entredéchirer, j’ai cru que j’allais vous perdre tous les deux.

Jamie tira doucement sur le linge ensanglanté pour le reprendre de ses mains.

— Vous vous inquiétez trop. Ce n’est pas Evan qui me préoccupe. C’est père.

Il croisa son regard, jaugeant son humeur.

— Arrangerez-vous les choses entre nous ?

Elle redressa légèrement les épaules.

— Il a toujours su que c’était toi qui étais destiné à hériter du domaine, Jamie. Ne le lui ai-je pas dit des milliers de fois ? Maintenant, il est temps de lui rafraîchir la mémoire.

Elle se tourna et frappa doucement à la porte tout en la poussant pour l’ouvrir, assurée que son mari ne refuserait pas sa compagnie.

— Alec ?

Rowena laissa la porte ouverte et se glissa dans la pièce où le laird de Glentrool était assis, la tête penchée au-dessus de son verre vide, attendant que quelqu’un vienne lui dire que tout cela n’avait été qu’un affreux cauchemar.

— Alec, nous devons parler.

Elle s’assit gracieusement sur une chaise et la glissa près de la sienne, tendant la main pour passer ses doigts effilés entre ceux arthritiques de son mari. Il était tard maintenant, et le feu dans l’âtre n’était plus qu’une faible lueur émanant des braises mourantes.

— Cette… cette créature qu’Evan a prise pour épouse me rend folle avec ses exigences et ses récriminations.

Jamie observait la scène de la porte, incrédule. Pourquoi diable parlait-elle de Judith ? N’y avait-il pas eu assez d’événements désastreux dans la soirée, sans ressasser en plus les vieilles histoires ?

Au fond de la pièce, son père acquiesça simplement de
la tête.

— Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse, Rowena ? Elle vient du sud, oui, c’est une jeune femme querelleuse à la langue acérée. Mais elle est aussi notre belle-fille.

— Tu as raison, évidemment, dit-elle, et ses douces paroles ne trahissaient encore rien de ses intentions. Il n’y a pas grand-chose à faire de ce côté-là. Et c’est pourquoi nous devons nous assurer que Jamie ne répète pas la même erreur.

— Jamie, maugréa son père, en secouant la tête. Toujours le jeune Jamie. Tu ne penses jamais à personne d’autre dans cette maison, femme ?

À la mention de son nom, le pouls de Jamie accéléra. Son père ne pouvait remarquer sa présence indiscrète à la porte, tant sa vue était faible. Sa mère lui ferait-elle signe d’entrer ? L’inclurait-elle dans la conversation ? Jamie fit un pas discret pour s’approcher, tendant l’oreille pour ne pas rater un seul mot de l’échange.

— Je ne pense qu’à toi, Alec, dit-elle d’une voix charmeuse, en lui tapotant la main. À tes futurs petits-fils et à l’avenir de Glentrool. Tu sais aussi bien que moi que le Dieu tout-puissant lui-même a promis cette terre aux enfants de tes enfants. Aux enfants de Jamie, Alec. Pas à ceux d’Evan. Ne le vois-tu pas ?

— Non, je ne vois pas ! répondit-il brusquement, la bouche déformée par une moue amère. Mes yeux m’ont trahi misérablement, aujourd’hui, et c’est comme ça que Jamie est arrivé à voler la fierté d’un vieil homme et la bénédiction de son frère aîné, à l’aide d’un seul plat de nourriture.

— Plusieurs plats, le taquina-t-elle, à en juger par le peu qui est revenu à la cuisine.

Elle jouait avec un bord usé de son plaid, cherchant manifestement ses mots afin de produire le meilleur effet. En dépit de la tension qui régnait dans la pièce, Jamie ne pouvait s’empêcher de s’émerveiller devant l’adresse de sa mère à tourner la situation à son avantage. Une avocate de grand talent, cette Rowena McKie. Et une adversaire formidable aussi, ce que son père savait sûrement déjà.

— Alec, ta bénédiction n’a pas été volée, dit-elle d’un ton qui était chaleureux, mais ferme. Elle a été sollicitée légitimement, peu importe ce qu’en dit Evan. Laissons ces décisions au Tout-Puissant, cher mari, et faisons de notre mieux pour aider Jamie à préparer son avenir. Je pense qu’il est préférable qu’il quitte Glentrool à l’instant. Qu’il voie un peu Galloway avant de s’établir. Qu’il trouve une fiancée digne de porter ton petit-fils.

Jamie avala quasiment sa langue. Une fiancée ? Elle
n’avait jamais parlé de mariage, auparavant. Depuis quand cela faisait-il partie de leur plan ?

Les sourcils de son père se froncèrent, trahissant ses doutes.

— Je n’ai pas le goût de jouer au marieur, si c’est ce que tu penses.

— Oh ! je sais à quel point fleureter te fait peur !

Un sourire narquois apparut sur ses traits.

— Ton père n’a-t-il pas envoyé l’un de ses serviteurs afin d’explorer l’est de Galloway pour trouver une femme en ton nom ?

— Oui, et il en a trouvé une très belle, admit-il. Bien que j’eusse aimé être le premier à poser les yeux sur toi, ce jour-là, sur les rives du lac, près d’Auchengray.

— Tu n’as pas tardé à me voir, quand j’ai fait mon entrée à Glentrool en chevauchant, pour venir rejoindre mon futur époux.

Il hocha la tête lentement.

— Une belle reine d’Écosse sur sa jument alezane. J’étais sorti, ce soir-là, pour aller « songer », comme aurait dit ma mère.

— Mon cher Alec, dit-elle en passant la main sur sa joue parcheminée. Méditant sur la montagne, comme un saint homme.

Alec produisit une sorte de gargouillis en guise de rire.

— Pas un saint du tout, j’essayais simplement de remettre mes idées en place. Car, qui devait apparaître au crépuscule, sinon ma promise et ses servantes, descendant du paradis tels des anges au cœur des landes ?

Les joues de Jamie rougirent, en entendant ces murmures sentimentaux. On lui avait souvent raconté l’histoire d’amour inhabituelle de ses parents. Mais pas de cette façon. Pas dans le langage poétique employé maintenant par le vieil homme. Il voulut se diriger vers la cuisine, espérant s’échapper, quand sa mère leva les yeux, croisa son regard, et lui fit discrètement signe de rester.

Elle reposa les yeux sur son mari et se pencha plus près.

— Alec, dit-elle, et son ton était celui de l’innocence même, une autre belle jeune fille vit à Auchengray, aujourd’hui. Une femme qui conviendrait très bien à ton héritier.

Le ton de Rowena se fit soudain plus persuasif.

— Mon frère Lachlan, le jeune homme qui reçut la dot généreuse de ton père, et qui m’envoya vers toi, il y a si longtemps, a eu deux filles qui ont grandi, maintenant : Leana et Rose. Tu te souviens d’elles, n’est-ce pas ?

— C’est vrai, dit Alec en hochant lentement la tête, une grimace s’imprimant sur son visage. Le pauvre homme a élevé deux jeunes filles sans mère. Elles doivent avoir atteint l’âge du mariage, maintenant, je suppose.

— Oui, murmura-t-elle, assurément.

Jamie les observait tous deux en train de comploter au sujet de son avenir et sa colère se ranima. En ce jour misérable, tout allait de mal en pis. Maintenant, on lui demandait non seulement de fuir sous le couvert de la nuit, mais en plus de prendre femme et d’engendrer un héritier. Ses sombres réflexions se bousculaient dans sa tête, mêlées aux vagues souvenirs de deux petites cousines qu’il avait rencontrées une fois, lors d’un voyage en compagnie de ses parents, une douzaine d’années auparavant. L’une avait le teint pâle, l’autre, foncé. Mais si jeunes ! Des gamines, pas des fiancées.

— Leana n’a pas vu plus de vingt étés et Rose encore moins, et elles ont plusieurs années de maternité devant elles. Les deux sont jolies, me dit Lachlan dans ses lettres.

Le sourire de Rowena brilla à la lueur de la chandelle.

— Et elles ne sont pas anglaises.

— Très bien, alors ! dit Alec McKie, convaincu.

Frappant sa chaise d’un poing tremblant, il déclara :

— Appelle Jamie. Faisons la paix tous les deux avant de l’envoyer à la chasse d’une fiancée.

— Appeler Jamie, dis-tu ?

Sa mère fit un clin d’œil dans sa direction.

— Mais, je sais où le trouver.

Chapitre 8

Puis vient la brume et une triste pluie,

Et la vie n’est plus jamais la même.

— George MacDonald

Ne laisse pas le cheval quitter le sentier, l’avait avisé Rowena. Et fais attention aux marécages.

Des mots bien inutiles, quand la bruine blanchâtre était si dense qu’il pouvait à peine voir plus loin que les naseaux de son cheval hongre. L’air de la nuit semblait ramper vers lui comme une chose vivante, et il se sentait sur le point d’étouffer. Sa chemise trempée lui collait à la peau, ses cheveux s’échappaient sous le rebord de son chapeau tricorne en vagues rebelles. Pas étonnant qu’Evan avait l’air aussi effrayant en rentrant de la chasse. Une éducation de gentilhomme n’était pas de taille pour affronter le climat automnal féroce de Galloway.

Jamie plissait les yeux dans le brouillard, luttant pour voir ce qu’il y avait devant. La piste étroite le long des eaux du Trool, vers l’ouest, le mènerait à l’auberge House o’ the Hill, sa première étape et son gîte pour la nuit. Une heure auparavant, il avait copié une carte de l’atlas de son père, et sa version grossière était maintenant pliée en sécurité dans sa petite sacoche de voyage. Deux chemises de batiste neuves et une poignée de pièces d’or se pressaient contre la carte, de même qu’une lettre brève, mais vitale, de Rowena à son frère, Lachlan McBride, accordant la bénédiction des McKie à un mariage. Il avait aussi emporté quelques bannocks et du fromage dur, pour tenir au moins une journée ou deux. Non pas qu’il croyait en avoir besoin. Après une courte nuit de sommeil, il prendrait son petit-déjeuner et se dirigerait au sud, vers Monnigaff et
Creetown, bifurquerait vers l’est en direction de Gatehouse
et Carlinwark, puis pousserait jusqu’à Newabbey et la ferme de son oncle, à quelques jours de là. C’était la route la plus longue, mais de loin la plus fréquentée. Des auberges pour voyageurs et des tavernes l’attendaient à chaque jonction. Que son frère dorme dans les marais et chasse pour son dîner. Jamie, lui, avait l’intention de dormir la tête sur un oreiller et de manger dans un plat d’étain.

Avançant péniblement dans la brume, il consulta sa montre cachée dans la poche de son gilet et maugréa. Minuit, et déjà ses jambes le faisaient souffrir. Plaise à Dieu, d’ici la fin de la semaine, il serait établi à Auchengray. Cela lui faisait tout drôle de penser qu’il vivrait ailleurs qu’à Glentrool, ne serait-ce que quelques semaines. Il avait déjà hâte de retourner à ses grands livres, avec leurs longues colonnes de chiffres bien alignés. Bien que son père l’eût envoyé à l’université pour en faire un pasteur, c’était l’administration de la terre et l’élevage des
moutons qui l’intéressaient plus que tout. Il était revenu d’Édimbourg pour devenir le superviseur du cheptel des McKie. Henry Stewart, le chef des bergers de Glentrool, avait enseigné à Jamie tout ce que ses livres ne lui avaient pas appris.

Est-ce que son oncle d’Auchengray avait des moutons ou seulement des champs de céréales et deux filles ? Jamie essaya à nouveau de s’imaginer à quoi ses cousines ressemblaient, maintenant qu’elles avaient grandi, mais seules de vagues images lui vinrent à l’esprit. Serait-ce Leana ou Rose qui porterait le nom de McKie ? Au moins, il y en avait deux entre lesquelles choisir ; on devrait tenir compte de son opinion, ici.

Jamie ouvrait et fermait les doigts, essayant de chasser la douleur de la blessure du coup de poignard qui lui avait labouré la paume, quand une branche craqua avec un bruit sec derrière lui. Il s’immobilisa, tous les sens en alerte. Est-ce qu’Evan l’avait suivi, dans l’intention de lui planter une épée dans le dos ? Très lentement, Jamie abaissa sa main droite vers le poignard niché dans sa botte. En la refermant sur la garde, il se sentit beaucoup plus confiant. Il se redressa et tira brusquement sur la bride de Walloch, faisant faire un rapide demi-tour à sa monture, puis lança un appel dans la bruine tourbillonnante.

— Montre-toi, homme.

Aucune voix ne se fit entendre, aucune silhouette ne parut. Mais la sensation d’une présence invisible, quelque part dans le brouillard, persistait. Jamie ravala sa peur et parla encore, plus fort cette fois-ci, et avec plus de conviction.

— Si tu es venu pour finir ce que tu as commencé, Evan, je suis prêt à faire de même.

Il pressa ses jambes sur les flancs de Walloch pour le
faire avancer.

— Sors, et montre-toi à ma vue.

Silence.

L’appréhension, comme un doigt glacé, se mit à courir sur l’échine de Jamie. Si ce n’était pas son frère, qui était-ce ? Jamie n’avait aucun ennemi, ni dettes impayées, ni querelles à vider avec un voisin ou un cousin. Des gitans vagabonds, que l’on voyait souvent à Galloway, s’aventuraient rarement loin des grandes routes. Qui d’autre pouvait le suivre la nuit dans les terrains marécageux, et pourquoi ? Il attendit, à l’affût d’un bruit de pas, d’un cliquetis de harnais, d’un claquement de cravache. Aucun son ne vint frapper son oreille, si ce n’est ceux des vaguelettes qui clapotaient doucement sur les rives du Trool et des moutons bêlant sur les pentes. Se sentant ridicule, il remit le cap à l’ouest, bien décidé à ne plus penser à son frère à la tignasse rouge. Il ferait ce que son père lui avait conseillé :

— Prie Dieu et marche droit devant.

Bientôt, les rapides devant lui devinrent plus bruyants, plongeant et tourbillonnant dans les chutes escarpées autour de rochers de granit. La Minnoch, d’un froid glacial après son périple dans les hauteurs du Merrick, se jetterait bientôt dans le Trool, un passage périlleux à traverser, même par temps
clément ; au cœur de la nuit, dans un épais brouillard, il pouvait être fatal. Walloch connaissait bien le gué et plongea courageusement dans l’eau, les faisant passer de l’autre côté sans autre désagrément que de mouiller la culotte de Jamie. C’était sans importance. Les clients de la House o’ the Hill le remarqueraient à peine. C’était un endroit rude, fréquenté par les contrebandiers se dirigeant vers l’est en provenance de
Portpatrick. Un bol de ragoût bien chaud et un matelas de bruyère étaient tout ce qu’il demandait.

— Voilà une vue agréable, murmura Jamie, donnant avec soulagement de petites tapes amicales sur l’encolure
du cheval, quand l’auberge, avec ses quatre petites fenêtres illuminées par le feu d’un foyer, apparut au sommet d’une
colline. Il dirigea Walloch vers un groupe d’écuries à l’abri du vent. Les enclos étaient remplis de chevaux de somme appartenant aux contrebandiers, les
lingtowmen, ainsi nommés en raison de la corde, ou lingtow, qu’ils s’enroulaient autour des épaules pour attacher la marchandise dont ils faisaient le trafic à l’intérieur du pays. Jamie était heureux de n’avoir qu’une sacoche de cuir à transporter. Ses épaules et ses jambes lui faisaient mal, son siège était engourdi, et toutes ses pensées s’étaient réduites à une seule : dormir.

Un jeune garçon échevelé vêtu d’une chemise en loques se précipita dehors pour l’accueillir. Il regarda le cheval, puis fit un grand sourire révélant une dentition mal alignée.

— V’z’allez passer la nuit, m’sieur ?

— Oui, c’est mon intention.

Jamie descendit de cheval en étouffant un grognement. La seule mention d’une nuit de repos, peu importe la minceur du matelas, lui avait fait plonger la main dans sa bourse à la recherche d’un penny de cuivre pour payer le garçon, afin qu’il s’occupe du cheval.

— Je partirai demain à la première heure. Tu le bouchonneras, le nourriras et lui remettra sa selle, d’accord ?

Le garçon sourit en glissant la pièce dans sa poche.

— Ça s’ra fait, m’sieur.

— Et ton nom, garçon ?

Le garçon baissa subitement la tête. Par timidité, ou simplement parce qu’il était à moitié endormi, Jamie n’aurait su le dire.

— George, confessa-t-il enfin.

— Comme le roi lui-même, c’est ça ? Très bien, George. Je te donnerai une autre pièce demain matin, si je vois sa robe reluire. Sommes-nous d’accord ?

Le sourire aux dents saillantes réapparut.

— Oui, m’sieur. Comment j’l’appelle ?

— Walloch.

Le garçon regarda ses sabots.

— Y danse, pas vrai ?

— Oui, il danse. Allez, ouste, maintenant. Avec un peu de chance, il y a un lit vide qui m’attend à l’intérieur.

Convaincu que Walloch était entre bonnes mains, Jamie lança sa sacoche par-dessus son épaule et marcha péniblement vers l’auberge, dont les murs de roche basaltique lui promettaient au moins un abri sec. Il était déjà venu à cet endroit des douzaines de fois, pour partager une grosse bouteille ou deux avec ses amis, mais n’avait jamais dormi sous son toit incliné. Étrange, de devoir chercher refuge si près de chez soi. Jamie poussa la vieille porte de chêne, faisant une pause pour laisser ses yeux s’ajuster à la trouble clarté ambiante. À peine quelques têtes à l’intérieur de la pièce aux poutres basses se levèrent, tant les conversations allaient bon train. Des bancs étroits s’étiraient le long de tables grossièrement rabotées et encombrées de bouteilles, pleines et vides. Des chaises dépareillées, mais d’allure massive étaient groupées autour du feu ardent dans le coin éloigné, où un ragoût mijotait sans surveillance. Le long des murs, un buffet de bois, qui avait vu de meilleurs jours, étalait une rangée de plats et de bols d’étain, dont l’un, espérait Jamie, contiendrait bientôt son souper.

Il fit quelques pas à l’intérieur, examinant les deux pièces contiguës à la recherche d’un endroit convenable pour
s’asseoir, quand son regard s’arrêta brusquement. Une chevelure familière, aussi rouge que des charbons ardents, se détachait dans la masse.
Evan. Son frère était assis là, bien en évidence, sur sa chaise rapprochée du feu, son large dos, enveloppé d’un tartan, face à la porte. Jamie se glissa dans un coin sombre, son cœur battant à tout rompre dans sa poitrine. Qu’est-ce qu’Evan fabriquait, dans cette auberge ? Jamie n’avait soufflé mot de son itinéraire à quiconque. Evan l’avait-il suivi, en fin de compte ? Où n’était-ce que de la malchance, rien de plus ?

Une voix masculine retentit dans la pièce.

— McKie ! Où étais-tu passé ?

Instinctivement, Jamie se tourna dans la direction de la voix. Imité par Evan. Dans une demi-seconde, son frère allait se retourner et le découvrir — seul et piètrement armé. Jamie se dirigea vers la porte, l’ouvrit, puis la referma derrière lui aussi silencieusement qu’il le put, la respiration saccadée, le visage en feu. Est-ce qu’Evan l’avait vu ? Surgirait-il dehors, suivi de ses douteux amis ? Jamie sortit rapidement le poignard de sa botte, le regard rivé sur la porte de l’auberge, tout en s’éloignant à reculons vers les écuries. Glentrool lui appartenait et Evan ne pouvait rien y changer.

Sauf le tuer.

Chapitre 9

À cette auberge noire, la Tombe !

— Sir Walter Scott

M’sieur, vous n’avez pas aimé l’ragoût d’Meg ?

Jamie se retourna vivement pour voir le garçon d’écurie s’approcher de lui, l’étonnement se lisant sur son visage crasseux.

— J’en ai mangé, de c’te ragoût, et j’l’ai trouvé bon, affirma-t-il.

— Fiche-moi la paix, avec ton ragoût, siffla Jamie. Où est mon cheval ?

Le garçon fixa la lame dénudée du poignard de Jamie et commença à se balancer d’un pied à l’autre.

— M’sieur, j’viens juste d-d’commencer à l’frotter. S’cusez de vous l’dire, mais avant de l’sortir à nouveau, y faut l’nourrir.

— Très bien.

— Y est tout mouillé, m’sieur, et…

— Très bien, j’ai dit !

Jamie enfouit son poignard dans sa botte en grognant
de frustration. Ou bien Evan ne l’avait pas vu, ou bien il attendait patiemment à l’intérieur de l’auberge en le laissant souffrir dehors.

— Ne fais pas attention, George, murmura Jamie, en commençant à marcher de long en large. Avant tout, occupe-toi du cheval. C’est pour cela que je t’ai donné une belle pièce d’un penny.

Il renvoya d’un geste le garçon à son travail, car il voulait prendre quelques minutes pour penser à ce qu’il ferait des prochaines heures. Il avait faim, mais les provisions dans sa sacoche suffiraient. Et, bien qu’il tombât de sommeil, il était hors de question de dormir sous les chevrons de la House
o’ the Hill, sachant qu’Evan rôdait juste au-dessous. Pire encore, il aurait fallu qu’il passe devant Evan et ses comparses sans être vu, ce qui était presque impossible.

Jamie se dirigea vers le garçon d’écurie, qui était en plein travail, brossant la robe noire de Walloch avec de longs mouvements sûrs.

— Dis-moi, garçon, as-tu une couverture que tu pourrais me louer pour la nuit ?

— Une couverture ?

Ses sourcils se contractèrent.

— Pourquoi voudriez-vous ça ?

— Pour me réchauffer, répondit Jamie en produisant une autre pièce. Et voilà pour te dédommager.

— Pas d’problème, m’sieur.

Le garçon disparut dans l’une des stalles et revint avec un grand morceau de laine en lambeaux.

— Ça f’ra l’affaire ?

— Il faudra bien, et Jamie plaça le vieux plaid qu’il lui présentait. Sous aucun prétexte, nul ne doit partir d’ici avec mon cheval, peu importe ce qu’il te raconte ou les shillings qu’il t’offre. Me fais-je bien comprendre ?

George fit oui de la tête.

— Vot’ monture s’ra ici quand v’viendrez la prendre en personne, m’sieur.

— Brave garçon, dit Jamie en passant la main dans les cheveux de George. On se revoit à l’aube.

Avec le plaid sous le bras et sa sacoche remise en place, Jamie arriva face au chemin, regardant dans une direction, puis dans l’autre, soupesant ses options. Evan escomptait
sûrement qu’il chevauche vers le sud, en direction de
Monnigaff, l’itinéraire qu’il avait d’ailleurs planifié. Jamie se dirigerait donc au nord, ne serait-ce que pour la nuit, vers
la propriété de leur oncle Patrick, à Glencaird. C’était le dernier endroit où Evan le chercherait, et pour cause : deux cairns — des chambres mortuaires remontant à la nuit des temps — s’élevaient des pâturages de Glencaird, et Evan était extrêmement superstitieux. Qui sait quel esprit maléfique logeait entre les pierres tombales ? « On ne doit pas badiner avec les morts, Jamie, l’avait un jour averti son frère, les yeux dessillés par la peur. Retiens bien mes paroles. »

— Je les ai retenues, frère, annonça Jamie à l’air brumeux du soir, allongeant le pas alors qu’il atteignait le pied de la colline. Il irait au cairn le plus proche. Une pierre plate ferait un lit acceptable, lui épargnant l’humidité malsaine du sol. Il escalada la muraille de pierres sèches qui entourait la propriété de l’oncle Patrick et se dirigea vers une plantation de sorbiers montant la garde près du site cérémonial, très conscient de la crainte diffuse qui montait en lui.

Il ralentit le pas en parcourant le sol inégal jusqu’à ce que sa botte heurte l’une des pierres rondes entourant le cairn. Plus vieille que le roi David d’Écosse, plus vieille que le roi David de la Bible, l’ancienne ruine avait perdu plusieurs de ses éléments au cours des siècles, exposant une grande chambre mortuaire où gisaient des rochers éventrés. Placée transversalement à son sommet, se trouvait une plaque massive de granit, trop lourde pour être déplacée par les paysans locaux en quête de matériaux. En dessous étaient enterrés les restes d’hommes méconnus de l’histoire, dont les os étaient depuis longtemps retournés à la poussière. Jamie déglutit avec difficulté, embrassant du regard la scène de désolation. Le jour, le cairn n’était rien de plus qu’un amas de rocs. La nuit, les pierres murmuraient les mystères non dits et les rêves oubliés de ceux qui y avaient trouvé leur dernier repos.

Rassemblant son courage, il se dirigea vers la tombe. Même si Evan le découvrait endormi, son frère n’aurait jamais le cran de pénétrer à l’intérieur du cercle sacré. Jamie secoua le plaid qui sentait le moisi, se préparant à l’étendre sur la plaque de roc, quand sa botte frôla une grappe de baies accrochées à une tige robuste et violacée. Les fleurs étaient fanées, mais ses grappes de fruits noirs et luisants étaient toujours là. Quelque chose à ajouter à sa maigre collation avant d’aller au lit, peut-être ? Il se pencha, arracha les baies de bonne taille et les porta à ses lèvres, puis grimaça à leur goût désagréable et les recracha. « Contente-toi du bannock », murmura-t-il, jetant les baies au loin et se frottant les mains. Il s’installa sur sa couverture improvisée et se contenta des provisions de son sac, essayant de ne pas penser à la chope de bière qu’il aurait bue à l’auberge ni au doux matelas de bruyère sur lequel il aurait pu dormir. Ni à la tombe rocheuse sous sa tête.

Il pensa plutôt aux terribles événements de la journée, au visage de son père alors qu’il servait au vieil homme de la viande de chèvre au lieu du gibier. Avant de partir, Jamie avait scellé avec son père une trêve fragile, et ce dernier l’avait béni une deuxième fois — volontairement, cette fois-là. Mais les plus belles paroles du monde ne pouvaient effacer celles qui avaient été dites précédemment : « Tu as jeté la honte sur
Glentrool, James McKie. » Encore maintenant, la honte pressait sur les épaules de Jamie, comme un bouclier ennemi qui l’aurait écrasé au sol.

Il n’osait pas prier. Comment aurait-il pu demander au Dieu tout-puissant d’écouter la prière d’un pécheur comme lui ? Un autre charbon ardent à ajouter à ses souvenirs douloureux : l’heure de prière familiale n’avait pas eu lieu, ce soir-là, pas après que lui et son frère eurent transformé la cuisine en champ de bataille. Tous les soirs, sauf celui-là, la table familiale était débarrassée et la Bible familiale était sortie de sa boîte, usée par les années, à côté du foyer. « Rendons grâce à Dieu », disait le plus âgé des McKie, et son ton était solennel, ses intentions claires. Les serviteurs de la maison se joignaient à eux, venant silencieusement prendre place sur les bancs de bois le long du mur opposé. Lorsque son père lisait les psaumes l’un après l’autre, de sa voix monotone, ils répondaient à l’unisson les mots familiers du psautier : « Heureux celui qui a le Dieu de Jacob à ses côtés afin de l’aider, celui dont l’espoir est dans le Seigneur, son Dieu. »

L’espoir. Il ne restait que peu d’espoir à Jamie. La menace d’Evan n’était pas vaine. Son frère brûlait de le tuer et très bientôt — avant que Jamie puisse se marier et produire un fils qui pourrait hériter de Glentrool à sa place. Partir était une nécessité, de même que son mariage précipité.

Le Seigneur des hôtes est parmi nous. La prière favorite de son père tirée du psautier trouvait écho dans le cœur de Jamie. Le Dieu de Jacob est notre refuge.

Refuge. Un lieu pour se cacher entre les rochers, en fuyant pour sauver sa vie ; un endroit incongru pour le fils nouvellement béni du laird. Il n’y avait rien d’autre à faire que dormir et espérer que le matin du lendemain apporterait un certain soulagement à sa culpabilité. Jamie déboutonna sa veste et enfouit sa sacoche dans sa large chemise pour la mettre en sûreté, puis s’enveloppa dans le plaid, son chapeau à cornes placé à côté de lui pour la nuit. Il dormirait peu, son intention étant de partir avant l’aube.

À moins qu’Evan le trouve d’abord.

Avec une pierre en guise d’oreiller, sous les regards d’une chouette, qui hululait d’un arbre voisin, Jamie chercha pendant quelques secondes une position raisonnablement confortable sur le matelas de granit. « Que je dorme du sommeil du mort », murmura-t-il alors que ses yeux se fermaient et que son corps s’assoupissait. Au-delà du sombre cercle de pierres, une branche de sorbier se cassa en deux avec un petit bruit sec.

Chapitre 10

Tout comme les anges, dans certains rêves lumineux,

Rendent visite à l’âme de l’homme endormi,

D’étranges pensées transcendent nos songes habituels,

Qui entraperçoivent la gloire.

— Henry Vaughan

Que Dieu me vienne en aide !

Jamie bondit sur ses pieds, éveillé en un instant, son cœur battant à tout rompre. Il pressa une main sur sa poitrine pour le calmer et reprendre haleine. Qu’est-ce qui l’avait ainsi réveillé en sursaut ? Un rêve, décida-t-il, s’efforçant d’en reconstituer le fil.

À l’est, le soleil du matin n’avait toujours pas montré son visage au-dessus des collines, mais l’horizon était déjà pâle. Jamie se frotta les yeux et secoua la tête, essayant de se défaire de l’emprise d’une étrange vision sur son imagination. Mais le rêve — si c’était un rêve — refusait d’être chassé. Un escalier y apparaissait, plus haut que toutes les montagnes de
Galloway. Non pas un escalier d’acajou, comme celui de
Glentrool, car celui-là était lumineux et brillait comme la pleine lune dans un ciel de minuit. Des créatures ailées montaient et descendaient le long des marches. Et la voix qu’il avait entendue ! Elle avait roulé comme le tonnerre et rugi comme la mer.

Encore maintenant, il frémissait en se rappelant les images si réelles et les mots prononcés : « La terre sur laquelle tu dors, à toi, elle sera donnée, et à ta descendance. » C’était vrai ; toutes les terres des McKie seraient siennes, un jour, même celle de l’oncle Patrick, qui n’avait pas d’héritier. Mais qu’en serait-il de sa propre descendance, l’enfant que l’une de ses cousines — il ne savait pas encore laquelle — porterait ? Était-ce la bénédiction de son père, réentendue dans la nuit, ou quelque chose d’autre ?

Une brise légère lui retroussa les poils de la nuque, faisant courir un frisson dans son dos, le réveillant un peu plus. Dans un moment, le songe se serait dissipé pour de bon. Il ferma rapidement les yeux et tâcha de s’éclaircir les idées. Tel un refrain, une promesse entendue dans son rêve lui revenait à l’esprit, aussi vraie et réelle que si elle avait été rédigée sur un document : « Vois, je suis avec toi où que tu ailles, et je te ramènerai au foyer. Je ne t’abandonnerai jamais. »

Qui serait avec lui ? Était-ce la voix d’Alec McKie, dont il aurait entendu l’écho dans son sommeil ? Non. Les mots n’étaient pas les siens et avaient été prononcés par une voix qui lui était inconnue. Ouvrant lentement les yeux à nouveau, Jamie leva le regard vers les sommets du Merrick et le ciel baigné d’étoiles, au-dessus. « Qui est-ce ? » murmura-t-il au ciel. « Qui est celui qui ne m’abandonnera jamais ? »

Ce n’était pas son père, condamné à quitter ce monde très bientôt.

Ce n’était pas sa mère, qui avait presque quarante ans de plus que lui, et qui vieillissait d’heure en heure.

Ce n’était pas son frère, qui le tuerait s’il en avait l’occasion.

Qui ? Qui ne l’abandonnerait jamais ?

Et c’est alors que Jamie comprit. Cet éclair le jeta à genoux sur la pierre dure. Ce n’était pas un rêve ordinaire. Le Tout-Puissant, le Divin, était venu à lui au cœur de la nuit. Dans une prière, dans un rêve, dans une vapeur, l’Auteur du Ciel et de la Terre était descendu à son chevet, sur le rocher. Il était venu pour veiller sur lui — lui, James Lachlan McKie —, pour protéger et bénir un fils ingrat, qui avait trompé son père et volé l’héritage de son frère.

L’esprit de Jamie travaillait à toute allure, ses yeux versaient des larmes. Comment était-ce possible ? Personne ne méritait moins la faveur divine que lui. Personne. Éperdu, il tâtonna le rocher, essayant de s’imprégner de la stupéfiante vérité : le Dieu tout-puissant se préoccupait encore de son âme misérable. Le Père de la miséricorde et Dieu du pardon ne l’avait pas puni pour ses péchés. Il était plutôt venu veiller sur lui pendant la nuit, afin de lui offrir de l’espoir pour l’avenir.

— Merci ! murmura-t-il aux anciennes pierres. Que Dieu soit remercié.

Et il était reconnaissant. Reconnaissant d’avoir échappé à la vengeance de son frère, d’avoir traversé cette nuit pour voir un autre jour se lever. Pouvait-il exprimer sa gratitude en paroles ? La dire à l’Être qui lui avait parlé dans la nuit ? Jamie s’assit sur ses talons et commença à parler, comme si Thomas Findlay ou toute autre âme amicale était assise en face de lui, à la table de la salle à manger de Glentrool. « Si tel est votre souhait, soyez avec moi, Père miséricordieux. Montrez-moi le chemin jusqu’à Auchengray et celui pour rentrer à la maison. Donnez-moi du pain chaque jour et des vêtements pour me couvrir. »

Jamie ressentit un certain embarras, quand il se rendit compte qu’il n’avait jamais prié ainsi auparavant, avec autant de ferveur qu’en ce matin du sabbat. Oserait-il demander ainsi son pain quotidien, sans faire quelque promesse en retour ? Il saisit la pierre qui lui avait servi d’oreiller et l’éleva dans les airs. « Que cette pierre soit mon témoin. Si vous faites ce que je vous demande, une part de tout ce que je possède maintenant, et posséderai dans les années à venir, vous appartiendra. » Habité par un nouveau et peu familier sentiment de dignité, il plaça la pierre au sommet du cairn et se leva, tout en se frottant les mains pour enlever la poussière.

Autour de lui, l’air devenait plus clair et le ciel tenait plus du gris gorge-de-pigeon que du bleu marine. Comme s’il venait tout juste de se réveiller et voyait les choses pour la première fois, il remarqua son plaid emprunté en tas à ses pieds, apparemment jeté là pendant son sommeil agité. Son cheval hongre, Walloch, l’attendait ailleurs, en pension à l’étable de l’auberge. Au moins, il n’avait pas rêvé qu’il perdait sa monture pendant qu’il dormait au milieu des plantes et des rochers. Il passa sa main tachée de jus de baie sur son visage barbu.

— Tu étais un homme fatigué, Jamie McKie, pour prendre une pierre comme oreiller, dit-il à voix haute.

— Oui, répondit une seconde voix masculine bourrue, derrière lui. Et ben fou, aussi.

Jamie virevolta sur ses talons et se pencha pour saisir son poignard, mais il demeura paralysé, tous ses rêves oubliés, quand ses doigts se refermèrent sur le vide.

— Y t’manque que’que chose, garçon ?

Un vieux Tsigane était debout, à un jet de pierre, les bras croisés sur la poitrine, un sourire narquois déformant ses traits rudes.

— Y avait-y aut’ chose, dans ta botte, qu’ta culotte et tes chaussettes ? demanda-t-il.

Jamie se leva, sa nouvelle sérénité envolée, en colère contre lui-même. C’était déjà déplorable de sa part de ne pas avoir entendu l’homme approcher. Il n’avait rien senti non plus quand ses doigts agiles avaient retiré le poignard de sa botte pendant son sommeil. À défaut d’avoir une arme, Jamie s’assura que ses mots seraient bien coupants.

— Je présume que vous savez où se trouve ma lame.

Le visage de l’homme âgé s’assombrit sous la bordure
de son bonnet.

— Non, j’sais pas où qu’elle est. Tout c’que j’sais, c’est qu’en chemin vers Monnigaff, j’suis tombé su’ un jeune homme fou qui s’parlait tout seul, d’bout su’ une vieille tombe. Et pas juste fou, mais impoli aussi, parce qu’y m’accuse d’avoir volé son poignard.

Le Tsigane baissa les bras comme s’il n’avait peur de rien, redressa lentement les épaules et réduisit la distance qui les séparait en avançant de deux pas confiants. Il avait un torse solide, bien planté sur de courtes jambes, et de larges bras témoignaient de sa grande force physique. Quoique ses vêtements fussent ordinaires, l’argent sur ses bottes brillait dans la nuit. Tout comme l’éclat peu rassurant de son regard.

— Seul un fou oserait causer sur c’ton-là, quand y a pas d’lame, pas d’cheval, et pas d’ami autour.

Jamie comprit enfin son erreur, et ce n’était pas trop tôt.

— Je crains de vous avoir mal jugé.

Il ne put se résoudre à ajouter « monsieur ». Pas pour un bohémien au visage buriné par le soleil, un itinérant dormant dans une tente crasseuse au bord des routes, faisant de la contrebande ou Dieu sait quel autre trafic. Jamie pouvait néanmoins chercher à le flatter.

— Vous savez comment marteler l’étain et aiguiser les lames, n’est-ce pas ? On ne se donne pas la peine de voler quelque chose qu’on peut mieux faire soi-même.

— Ouais, j’peux forger un bon couteau, si j’m’y mets.

Comme par magie, un mince poignard apparut dans la main du Tsigane. Ses yeux noirs s’attardèrent sur la lame mortelle et cessèrent momentanément de regarder Jamie. Quelques secondes s’écoulèrent avant que l’étranger parle à nouveau, d’une voix basse, mais pas vraiment sinistre.

— J’vais pas t’ouvrir, garçon. J’suis bohémien, pas assassin.

Il fit mine de trancher quelque chose dans l’air avec son couteau, en souriant énigmatiquement. Il ajouta ensuite :

— Comme l’destin t’a volé ton poignard, y t’en faudra un neuf.

Soudain, le Tsigane pinça la lame entre son pouce et son index et tendit le manche d’os sculpté à Jamie, un geste de confiance inattendu.

— T’as sûrement un shilling d’trop, garçon ?

Jamie hocha la tête immédiatement, et poussa un faible soupir de soulagement.

— Bien sûr.

S’il le fallait, il rachèterait son propre couteau pour se débarrasser de cet homme étrange.

— Ici, dans ma sacoche de cuir, précisa Jamie.

Il palpa sa chemise, surpris quand sa main ne sentit que la batiste et son épiderme.

— Un instant, elle doit être dans mon plaid.

Il se pencha pour secouer le morceau d’étoffe, déçu de constater qu’il ne s’en échappait que des brindilles et de petites poussières. Sa sacoche était-elle tombée entre les rochers, pendant qu’il s’agitait et se retournait dans ses rêves ? Une sourde crainte commença à prendre naissance en lui alors qu’il entamait ses recherches. Elle devait être là. Il le fallait. Il enfouit sa main dans chaque fissure, évitant la vérité aussi longtemps qu’il put.

— T’as pas perdu ta bourse, non ?

Jamie se leva finalement, réprimant un juron.

— Il semble bien.

Furieux, il donna un coup de pied à son matelas de pierre, puis essaya d’ignorer la douleur vive qu’il s’était infligée. La sacoche de cuir était introuvable. Il pouvait se passer des
chemises et du
bannock, mais sans pièces d’argent ni billets
de banque, son voyage était terminé avant d’avoir commencé. Et dire qu’il avait déjà dédié une partie de sa richesse à Dieu ! Que le Tout-Puissant trouve son propre argent. En ce qui concerne la bénédiction reçue au cœur de la nuit, Dieu pouvait en faire ce qui lui plaisait. Manifestement, ces grandes paroles n’avaient pas amélioré d’un iota le sort de Jamie. De laird d’un domaine, il était passé à la condition de vagabond sans le sou en quelques heures à peine.

La bourse égarée ne présentant plus d’intérêt, le bohémien fixa le lit de pierre de Jamie.

— Ne m’dis pas que t’as dormi au milieu d’ces baies ?

Jamie n’était pas d’humeur à entendre des légendes tsiganes.

— Et puis après ? demanda-t-il de mauvaise humeur.

— Tu connais pas c’te plante, garçon ? C’est la belladone.

— La belle… quoi ?

— Les nobles sont tous aussi crétins !

Le gitan leva les mains au ciel et piétina le sol pierreux comme un possédé, avant de s’expliquer.

— Tu t’es installé dans un buisson d’plantes qui peuvent te tuer !

— Me tuer ? dit Jamie.

Il fit un pas en arrière pour jeter un coup d’œil aux baies écrasées sur son plaid.

— T’es chanceux d’avoir perdu qu’ta bourse.

Le Tsigane, qui n’en revenait toujours pas, s’approcha encore de Jamie.

— Fais voir tes yeux, dit-il. Approche donc ; j’te ferai pas d’mal. Est-ce que j’t’ai pas offert une lame, quand moi, j’en avais pu dans l’aut’ main pour m’défendre ?

Avec réticence, Jamie laissa l’étranger lui abaisser le menton et examiner ses yeux, ignorant l’haleine fétide du Tsigane et ses mains crasseuses.

— Mais que cherchez-vous ?

— C’que je viens juste d’trouver. Le milieu d’tes yeux
est noir comme l’charbon. Dans une minute, quand l’soleil
s’lèvera, tu vas les fermer dur, à cause d’la douleur. J’suis même étonné qu’tu sois capable de parler. L’plus souvent, c’est la voix qui part en premier.

— La voix ? demanda Jamie, en retirant son menton de la main du gitan. Que voulez-vous dire ?

— T’as jamais entendu parler des douces-amères ?

Jamie en avait sûrement entendu parler. Bien qu’il ne fût pas un expert en plantes médicinales, il connaissait bien l’histoire de l’Écosse.

— Les soldats de Macbeth ont empoisonné l’armée danoise avec la belladone. Chaucer en parle aussi, dans ses contes.

— Oui, les Écossais y donnent un aut’ nom : l’échelle d’Jacob.

Se penchant au-dessus de la plante funeste, le bohémien la piqua de son poignard.

— On dit, reprit-il, les bonnes femmes racontent que
c’lui qui goûte les baies d’la belladone — ou d’la douce-amère ou le nom que l’sieur Chaucer lui donne — dormira du sommeil d’la mort. Pas étonnant qu’t’aies pas senti qu’on t’volait ton poignard pi ta bourse.

Le Tsigane leva les yeux, car une question lui brûlait maintenant les lèvres.

— On dit aussi qu’les baies donnent des rêves de gloire. C’est-y vrai ?

Jamie hocha la tête lentement, remarquant pour la première fois ce matin-là à quel point il se sentait étourdi et vacillant sur ses jambes. Les rêves de la nuit qui s’achevait — la lumière, la voix, les paroles, les anges, la chose brillante qu’il avait vue — n’avaient-ils été que l’effet de la belladone, se jouant de son cerveau endormi ? Comme tout cela avait semblé réel ! Et comme il était déçu, maintenant, à l’idée que ce n’était qu’une illusion.

— J’ai rêvé… commença-t-il, et sa voix était mal assurée, chevrotante. J’ai rêvé que je parlais à Dieu.

— L’Dieu tout-puissant, parler à q’qu’un comme toi ? Ha ! ha !

Le gitan se mit à tourner en rond, caquetant comme une vieille bique tout en faisant de grands gestes avec ses bras. L’étain poli des boutons de sa veste réfléchissait les premiers rayons du soleil.

— Personne t’a jamais dit, garçon, qu’on doit jamais mentir, l’jour du sabbat ?