À Matt et Lilly Higgs,

les deux meilleurs admirateurs

qu’une mère puisse désirer.

Votre soutien exceptionnel

me permet de vivre en écrivant.

Je vous aime de tout mon cœur.

À Bill Higgs,

pour tout.

Chapitre 7

D’où viens-tu, ma chérie ?

Sortie de nulle part pour arriver ici.

— George MacDonald

Te voilà, Rose, dit Leana en plaçant l’enfant, encore engourdi de sommeil, dans les bras accueillants de sa sœur. Ton neveu est propre et bien nourri, prêt pour la promenade dans le village et la présentation à l’église.

Elle plaça une main sur l’épaule de Rose et fut heureuse que sa sœur ne se retire pas.

— Sois bénie d’avoir accepté de jouer ce rôle, la remercia Leana.

— C’est le bébé qui reçoit la bénédiction, aujourd’hui, pas moi.

Le doigt de Rose suivit le contour des sourcils du bébé.

— Je ne suis que la marraine.

Rose n’avait pas cessé d’observer Ian depuis son arrivée dans le petit salon où logeait Leana.

— Il a la bouche de Jamie, dit-elle en souriant.

— Oui, répondit Leana, et son beau front, aussi.

Leana dégagea la petite touffe de cheveux soyeux qui lui tombait sur le front. Comme elle l’avait fait à Jamie, quelques fois. Et Rose aussi. Bien plus souvent.

Une douleur familière oppressa le cœur de Leana. Jamie avait-il renoncé à Rose pour toujours, comme Neda le lui avait assuré hier matin ? « Voyez par vous-même, Leana », avait-elle affirmé, « vot’ sœur n’a plus l’cœur du garçon dans sa poche. »

Leana pria pour que ce fût vrai. Tomber amoureuse de Jamie avait été facile ; lui faire confiance s’avérait plus ardu. Même s’il n’avait pas amené Rose dans son lit, Jamie avait prodigué à Rose de tendres baisers et des marques constantes d’affection, mois après mois. Avait-il vraiment changé ? Leana ne souhaiterait jamais à Rose une seconde de malheur. Mais Ian avait besoin d’un bon père, et elle, d’un mari loyal. Assurément, le Tout-Puissant procurerait à Rose un autre prétendant.

Leana enveloppa sa sœur et son fils dans ses bras, pour les rapprocher d’elle. Veillez sur eux, mon Dieu, car je les aime tous les deux. Pendant un long moment, les deux sœurs restèrent immobiles, en silence, respirant l’air chargé de lait du bébé endormi entre elles.

— Le laird et les serviteurs d’Auchengray frapperont à notre porte très bientôt, dit Leana.

Elle appuya sa joue contre celle de Rose, une habitude héritée de leur enfance, puis libéra sa sœur et son fils.

— Tâchons d’être prêtes à les accueillir.

Elle avait déjà emballé quelques effets personnels que Neda avait apportés au presbytère pendant la semaine — une robe de rechange, des combinaisons de lin, des bas et autres menus articles. Leana était heureuse de pouvoir s’adonner à la tâche simple de préparer sa malle, car il était interdit à la nouvelle mère de travailler avant son retour à l’église. Une seule semaine s’était-elle écoulée depuis la naissance de Ian ? Le berceau attendait le voyage de retour, vide à l’exception d’un petit oreiller, une coutume de Galloway destinée à éloigner tout mal du bébé, jusqu’à ce qu’il soit de retour dans son lit de chêne.

— Tu seras un bon garçon pour ta tantine, d’accord ?

Leana épingla un petit sachet de sel à la couverture de Ian, une méthode de bonne femme pour tenir les sorcières à distance.

— Elle fera une merveilleuse marraine pour toi.

Rose leva les yeux et soutint vraiment son regard pour la première fois depuis son arrivée.

— Je ne suis pas mariée, dit Rose, c’était la seule exigence.

— Non, ce n’est pas vrai, répliqua Leana. Les marraines et les parrains doivent aussi porter chance.

Leana repoussa une mèche rebelle du front de sa sœur.

— Et rien n’apporte plus de chance qu’une jeune fille aux cheveux noirs comme toi.

— La chance m’accompagne ? dit Rose en faisant la moue malgré elle. C’est toi qui a un mari et un enfant, Leana.

Elle essaya de ne pas entendre la pointe d’envie dans la voix de sa sœur.

— Ce sera bientôt ton tour, Rose. Dieu y pourvoira.

Les deux sœurs se retournèrent, quand elles entendirent une voix masculine dans le couloir. On frappa à la porte. Jamie, le visage rougi par la promenade, entra dans la pièce et retira son chapeau.

— Quel spectacle magnifique ! Mon fils dans les bras de sa marraine et ma femme dans sa robe préférée.

— Avec une nouvelle ceinture, ajouta Leana sans réfléchir.

Elle porta la main à sa taille pour l’exhiber fièrement, puis regretta d’avoir attiré son attention sur le bourrelet qui se trouvait là. Aucun corset de baleine ne pouvait réparer les outrages causés par neuf mois de grossesse. Elle indiqua la porte de la main en priant pour que Jamie n’eût pas remarqué la modification de sa silhouette.

— Charge mes affaires dans le cabriolet, Jamie, lui demanda-t-elle, et nous pourrons partir ensuite.

Jamie n’était pas sitôt sorti que Neda franchit la porte en trombe, suivie par Eliza. C’était la jeune fille aux cheveux blond-roux d’une quinzaine d’années qui avait servi de femme de chambre auprès de Leana, entre ses innombrables tâches domestiques.

— V’portez que’que chose de neuf avec vot’ vieille robe, dit Neda d’un ton approbateur. Vot’ père s’ra là bientôt. Eliza, voyez c’que vous pouvez faire avec les cheveux de m’dame McKie.

Une brosse fut trouvée et l’efficace Eliza se mit au travail, lissant les mèches blondes de sa maîtresse en une seyante torsade, sans cesser de bavarder. Rose s’assit sur le coin du lit, faisant des gazouillis à Ian, tandis que Jamie jetait de la tourbe fumante dans un sac de cuir. Duncan se chargea des derniers paquets de Leana sous la direction de son père, qui manquait rarement une occasion de donner des ordres. Au milieu de ce brouhaha, Leana en était réduite à se presser une main sur l’estomac pour dompter ses nerfs.

Madame Gordon apparut à la porte, sa coiffe blanche amidonnée en place pour le sabbat.

— La cloche de l’église va bientôt sonner l’heure, annonça-t-elle. Profitez du peu de temps qui reste pour vous préparer.

Ils arrangèrent leur tenue en vitesse, puis Rose sortit la première, serrant Ian contre elle alors qu’elle se dirigeait vers l’escalier. Pour assurer au nouveau-né un avenir prospère, la tradition voulait qu’il monte trois marches dans les bras de
la marraine avant de s’aventurer à l’extérieur. Lachlan McBride était posté au pied de l’escalier, et son visage montrait qu’il prenait la chose au sérieux.

— Je suis ici pour m’assurer qu’on ne néglige aucun détail de la présentation de mon petit-fils à l’église.

— Surtout s’il s’agit d’un rituel de prospérité, murmura Leana à Jamie, qui marchaient main dans la main. Son mari répondit au commentaire par un clin d’œil et en lui pressant légèrement les doigts, un plaisir inattendu.

Ils observèrent Rose monter et descendre sans incident. Puis, ils la suivirent dans le couloir entre tous les membres de la maisonnée formant une haie le long des murs, souriant et lançant des « Que Dieu bénisse le bébé ! » pour saluer l’heureuse occasion. Après avoir franchi la porte d’entrée, le groupe se dirigea vers l’église, à quelques pas de là.

Malgré le ciel gris, Leana cligna des yeux à la lumière crue du jour. Ses yeux sensibles s’étaient accoutumés aux intérieurs obscurs et à la douce lueur des bougies pendant la semaine de son confinement. Alors que sa vision s’adaptait, elle commença à distinguer les nombreux visages qui les attendaient, la plupart familiers, d’autres non. Il semblait que tout le
village s’attardait dans la rue, les gens prenant bien leur temps pour se rendre au sabbat, afin de ne rien manquer de la cérémonie familiale.

Jamie vida son sac de tourbe encore chaude dans la rue, derrière eux, afin de tenir en respect quelque fée maléfique qui aurait voulu enlever Leana, pour qu’elle serve de nourrice à son propre bébé dans une vallée lointaine. Il frotta les cendres de ses gants, puis reprit la main de sa femme.

— Les esprits auront beau déployer tous les efforts qu’ils voudront, ils n’auront pas ma femme, déclara-t-il fermement.

Ma femme. Leana esquissa un sourire gêné en avançant, plus heureuse que jamais elle ne se rappelait l’avoir été dans sa vie.

Tout juste devant elle, Rose jouait son rôle de marraine avec ravissement, avançant la tête bien haute, offrant un hochement de tête royal aux voisins favorisés sur lesquels son regard tombait. Toute la maison d’Auchengray entama le premier des trois tours de l’église, dans le même sens que les aiguilles d’une horloge, comme il se devait. Leana faisait une prière nouvelle à chaque pas — pour la santé de Ian, pour la fidélité nouvelle de Jamie, pour le bonheur futur de Rose et pour que son père consente à les laisser partir pour Glentrool avant Yule. Jamie avait l’intention de presser Lachlan avant le dîner, afin d’obtenir sa bénédiction. Elle craignait la réponse de son père, mais n’osa pas amoindrir la résolution de Jamie.

Tout à coup, Elliot Elliot, le plus jeune frère de Suzanne, déjoua la surveillance de sa mère et courut vers Rose. Son pantalon noir, hérité d’un grand frère, était déjà trop court d’une paume, et ses poignets émergeaient bien au-delà des bords de ses manches. Du travail de reprisage en vue pour madame Elliot d’ici au prochain sabbat.

— Tu as déjeuné dans notre maison ce matin, dit le garçon doublement affublé du nom de famille.

Il tira sur la manche de Rose et secoua le bébé.

— Maintenant, dit-il, c’est à ton tour de me donner quelque chose à manger.

Leana ne put cacher sa surprise. Pourquoi Rose serait-elle allée chez les Elliot pour partager leur petit-déjeuner ? Sa sœur n’avait pas dit un seul mot de sa visite à Ingleneuk ce matin-là. Leana remarqua le frère aîné de Suzanne, Neil, qui regardait Rose, éperdu d’admiration. Voilà. L’une de ses prières était déjà exaucée.

Sa sœur se tourna, les joues aussi roses que son nom.

— Neda, aurais-tu la gentillesse de t’en occuper ?

Neda tendit au garçon impatient un gâteau sucré, aromatisé à l’arrow-root et à la vanille, ainsi qu’un petit morceau de fromage, qu’il engloutit sous le regard bienveillant de Rose.

— Et qu’est-ce qu’on dit, Elliot ?

— Que Dieu bénisse le bébé ! cria-t-il, et tous ceux qui se trouvaient à portée de voix applaudirent.

Le présent du bébé avait été offert et accepté, et l’enfant, béni, un présage de bonnes choses à venir pour le jeune Ian McKie. La famille fit le tour de l’église deux autres fois, avant d’être reçue à l’entrée par un révérend Gordon sombre, le visage aussi lugubre que le ciel.

— Madame McKie, entonna-t-il, tenant une petite chandelle. Entrez dans le royaume de Dieu.

Leana, Jamie et Rose furent aussitôt invités à l’intérieur et dirigés vers l’allée étroite. Ils allèrent prendre leur position assignée, debout devant la chaire surélevée et son escalier en colimaçon. De sa position dominante, le ministre pria longuement, appelant la bénédiction divine sur la mère et l’enfant, puis dirigea la congrégation dans la récitation des versets du livre des Paraphrases.

Mon âme et mon esprit sont remplis de joie,

Je loue mon Dieu et mon Sauveur ;

Dont la bonté a élevé sa servante

De son humble condition.

Alors que le dernier écho des voix s’évanouissait, Leana regarda Rose présenter Jamie avec le bébé, comme il convenait à la marraine de le faire. C’était le père qui verrait à ce que l’enfant soit béni par le ministre, avant de le soulever à bout de bras pour l’offrir aux regards des fidèles. Les pupilles d’ébène de sa sœur, dilatées dans le sombre sanctuaire, brillaient de larmes retenues.

— Voilà votre fils, murmura Rose, tenant Ian devant elle, comme s’il s’agissait d’une offrande.

Leana lâcha la main de Jamie avec une certaine réticence, tout en faisant un petit pas en arrière pour lui permettre de glisser ses bras sous ceux de Rose. Leana observa leurs avant-bras s’effleurer, leur contact se prolonger. Jamie était immobile. Tout comme Rose. Bien qu’elle ne pût voir le visage de Jamie, celui de Rose était aussi brûlant que de la braise que l’on vient d’attiser.

Non ! Leana baissa les yeux au sol. La bougie dans sa main trembla, répandant un peu de sa cire sur les dalles. S’il te plaît, Jamie ! Elle n’osait regarder ni son mari, ni sa sœur, ni le fils qu’elle avait mis au monde, sept jours auparavant.

Rien n’avait changé, après tout. Jamie ne pouvait être entièrement à elle. Pas tant qu’il aimerait Rose.

Que Dieu me vienne en aide, je ne peux le supporter.

Une larme coula sur le plancher et atterrit près de la cire, pendant que Leana luttait pour retrouver son sang-froid. Les paroles qu’elle avait prononcées, quand les premiers élancements du travail l’avaient projetée à genoux, revinrent la tourmenter. Jamie, je t’aime. Je t’ai toujours aimé. Comme elle avait dû paraître ridicule ! Comme elle devait avoir l’air ridicule, maintenant, incapable de lever la tête, alors que c’était son propre enfant que l’on présentait à l’église.

— Leana ?

C’était la voix de Jamie.

— Leana, qu’y a-t-il ?

Chapitre 8

Est-ce le vent vif d’octobre

Qui mouille ses yeux de larmes ?

Est-ce parce qu’il souffle si fort

Que sa respiration est haletante ?

— William Dean Howells

Leana leva le menton, essayant de ne pas trembler. Tout lui apparut comme si elle émergeait d’un rêve : Jamie qui tenait leur fils, Rose s’assoyant sur le banc familial, le révérend Gordon qui la dévisageait par-dessus la monture de ses lunettes. Leana cligna des yeux, se sentant désorientée.

— Que dois-je faire…, maintenant ? demanda-t-elle.

— Vous devez vous asseoir, l’informa le révérend. Le maître de chapelle est prêt pour le psaume de rassemblement.

Jamie indiqua d’un mouvement de la tête le banc le plus proche, et elle s’y assit lourdement, le visage rouge de honte. Qu’avait-il dû penser d’elle, d’être restée plantée là comme une statue ? Il remit Ian dans ses bras puis vint la rejoindre, s’assoyant plus près qu’il ne convenait dans un sanctuaire. Elle tenait son bébé contre sa poitrine, la tête de Ian nichée sous son menton, les pensées se bousculant dans son esprit. Peut-être s’était-elle seulement imaginé le désir qui irradiait entre Jamie et Rose. Était-ce la peur seule qui créait de telles scènes dans son esprit ?

Le service commença, et Leana fit tout ce qu’on attendait d’elle — se levant, s’assoyant, chantant les psaumes, récitant les vers —, priant pour que tout se termine rapidement. Ian s’agitait sans cesse et sa poitrine gonflée était douloureuse. Par-dessus tout, elle aurait voulu rentrer à la maison. Bientôt, se répétait-elle, puisant de la force dans la proximité de Jamie.

Lorsque la bénédiction fut prononcée, les membres de l’assemblée se levèrent pour délier leurs jambes ankylosées et sortir lentement, chaque famille cherchant un endroit convenable pour prendre le repas qu’elle avait apporté de la maison. Du bœuf mariné et des tourtes de mouton furent retirés des paniers et des seaux. Leana et les autres circulaient à travers la foule des visages sympathiques, et plusieurs tendaient la main pour toucher la couverture du bébé à son passage. Le ciel menaçant et la brise piquante étaient impuissants à abattre la bonne humeur des villageois, car un bébé en bonne santé était une occasion de réjouissances.

Alors que la nouvelle famille s’approchait du cabriolet, le père de Leana arriva à sa hauteur et jeta un regard appréciatif sur son petit-fils.

— Il s’est bien comporté, dit-il simplement.

— Oui, oncle, répondit Jamie pour les deux parents. Ma mère à Monnigaff a sûrement grand hâte de voir son petit-fils.

Leana se raidit. Pas ici, Jamie. Pas tout de suite.

Lachlan McBride fit un geste vague de la main, comme s’il jetait des graines au vent.

— Dis à ma sœur que les portes d’Auchengray sont toujours ouvertes pour les McKie de Glentrool.

Les yeux de Jamie trahirent son irritation.

— J’avais à l’esprit quelque chose de différent. Leana et moi…

— … avons bien hâte de leur rendre visite, intervint Leana.

Elle avait parlé avec tant de hâte que les deux hommes se turent pour la dévisager.

— Quand le moment sera venu, bien sûr.

Le regard de son père s’attarda d’abord sur Jamie, puis revint se poser sur elle.

— Leana, tu penses voyager jusqu’à Monnigaff, alors que tu es tout juste assez remise pour rentrer à Auchengray en calèche. Je te vois mal entreprendre la pénible expédition à travers les landes et les collines entre ici et Loch Trool.

— Peut-être ne suis-je pas prête maintenant, acquiesça-
t-elle. Mais je le serai bientôt.

— Très bientôt, intervint son mari, la voix tendue. Nous en reparlerons davantage après le dîner, oncle.

Jamie glissa une main dans le bas du dos de Leana et la guida vers l’attelage. Il ne disait mot, mais les talons de ses bottes maltraitaient le sol boueux à chaque pas.

— Jamie, je suis désolée, dit Leana.

Elle baissa la tête pour éviter la lueur de colère dans son regard.

— Je n’aurais pas dû intervenir.

— Si je dois être laird de Glentrool un jour, il faudrait d’abord que je sois maître dans ma famille, n’est-ce pas ?

Elle hocha la tête, et il se pencha vers elle pour ajouter d’une voix plus aimable :

— Je te demande de me faire confiance quand je traite avec ton père, Leana. Il n’appréciera pas ma décision, mais il apprendra à l’accepter.

Jamie tapota doucement la courbe de son dos une autre fois, puis la libéra. Sa bonne humeur revenue se communiqua à Leana.

— Viens, ma chère femme, dit-il. Willie nous attend à la voiture et Bess piaffe d’impatience de rentrer à la maison pour retrouver son sac d’avoine.

Le domestique accepta nerveusement le bébé qu’on lui confia, pendant que Jamie aidait Leana à prendre place dans le cabriolet. Elle força un sourire pour ne pas hurler de douleur. Son père avait raison : elle n’était pas en condition pour voyager jusqu’à Glentrool.

— Voilà vot’ bébé, m’dame, dit Willie en lui rendant son enfant. Ça fait bien longtemps qu’j’ai tenu un p’tit paquet aussi précieux !

Leana tint précieusement l’enfant contre elle, pendant que Jamie replaçait son tricorne et enfilait ses gants.

— Je vous suivrai de près sur Walloch, au cas où tu aurais besoin de quelque chose, lui dit-il. En ce qui concerne ta sœur…

Il regarda aux alentours, parcourant les visages des paroissiens dispersés sur le parvis de l’église. Leana le sut tout de suite, quand il aperçut Rose, car sa posture se raidit et toute trace de sourire disparut de son visage.

Rose était engagée dans une conversation avec Neil Elliot, qu’elle regardait coquettement sous la bordure de son chapeau. Riant, souriant de toutes ses dents, enroulant une mèche de cheveux autour d’un doigt — même à cette distance, Leana pouvait voir le charme formidable de sa sœur se déployer. Mais pour qui ?

Jamie observa un moment, puis se précipita dans sa direction.

— Rose ! Votre sœur a suffisamment attendu. Venez immédiatement.

Leana vit Rose s’excuser auprès de Neil, puis s’emparer de ses jupes et parader devant Jamie, le menton bien haut. Les deux n’échangèrent aucune parole en marchant vers l’attelage. À leur arrivée à la voiture, leur visage était rouge.

— Vous marcherez devant, Rose, lui rappela Jamie.

Il enfourcha Walloch au moment où Willie incitait Bess à avancer en faisant claquer son fouet. Rose dévala la rue principale de Newabbey d’un pas décidé, sans même jeter un coup d’œil derrière elle pour voir si les autres la suivaient, tandis que Jamie trottait à côté de la voiture.

— Ne te laisse pas distancer, Willie.

L’homme à tout faire rejoignit Rose avec l’attelage au moment où l’on entendait gronder le tonnerre au loin. Duncan et les autres domestiques, qui étaient partis avant eux, éviteraient le pire de l’orage. Les principaux acteurs de la cérémonie n’auraient pas un sort aussi heureux. Quand un coup de vent souleva le bord du bonnet de Willie et souffla quelques mèches de cheveux au visage de Leana, la jeune mère pria pour ne pas croiser d’âmes en cours de route. Le jour
de la présentation du bébé à l’église, la famille était tenue de
s’arrêter et de saluer tous les passants qu’elle rencontrait. Ils clopinèrent devant le champ de maïs à la sortie du village, franchirent le pont du Newabbey Pow et se dirigèrent vers Auchengray. Alors que le chemin rural devenait plus étroit et que les ornières se faisaient plus profondes, l’attelage se mit à bondir de-ci, de-là, projetant Leana sur les côtés du véhicule. Elle cria, réveillant Ian, dont les pleurs attirèrent tout de suite Jamie, qui arriva à sa hauteur en galopant.

— Que s’est-il passé ? s’informa-t-il. Est-il blessé ?

La voiture s’arrêta et Jamie regarda les traits irrités du bébé, maintenant de la couleur d’une betterave fraîchement lavée, dont les gencives nues étaient exposées comme s’il eut été à l’agonie.

— Il a seulement faim, murmura Leana, caressant de sa joue la tête duveteuse de l’enfant pour le calmer. Dès que nous arriverons à Auchengray, je veillerai à le nourrir.

Elle baissa les yeux vers son corsage étroit, lacé à l’arrière comme c’était la mode chez les gens de qualité, et se dit qu’elle aurait aimé porter une robe de paysanne, attachée à l’avant, qu’elle aurait pu ouvrir elle-même. Elle s’en confectionnerait une avant la fin de la semaine, pour la porter dans l’intimité de son foyer.

Willie venait de donner à la jument le signal de continuer, quand une silhouette se glissa entre les hauts pins qui bordaient la route. C’était une vieille femme, accoutrée d’un costume bigarré trop grand pour elle. Pas une Tsigane, car le visage sous son bonnet en loques était pâle et ses yeux, d’un bleu perçant. Leana pensa qu’elle lui était familière, le genre de femme qu’on remarque le jour du marché, s’attardant entre les éventaires, les doigts courbés par les années planant au-dessus des boisseaux de fruits frais. Remarquée, et aussitôt oubliée.

L’étrangère marcha d’un pas traînant vers la chaise, le regard dirigé vers Ian.

— Ai-je bien entendu les pleurs d’un bébé naissant ?

Le pouls de Leana s’accéléra au son de cette voix. Ce n’était pas une inconnue, en fin de compte, mais bien Lillias Brown, une excentrique — une sorcière, disaient certains — qui était encore très au courant des vieilles coutumes. Elle vivait dans un cottage en pierre, isolé au milieu des landes sauvages, au nord d’Auchengray, et ne s’aventurait que rarement sur un chemin public.

Willie agrippa les guides.

— La veuve Brown, c’est ça ?

La vieille femme haussa les épaules, sans cesser de regarder Ian.

— Les gens m’appellent Lillias.

Depuis qu’elle avait refusé de fréquenter l’église de la paroisse, Lillias n’était plus autorisée à recevoir la communion. La plupart faisaient un grand crochet, quand ils la croisaient sur la route. Leana s’éloigna du bord de la voiture et serra étroitement Ian contre elle.

Sans se laisser démonter, la vieille bique s’approcha et sourit, révélant une dentition en piteux état.

— Vous v’lez pas que j’le r’garde ?

En dépit de ses craintes, Leana ne pouvait refuser, surtout pas le jour où l’enfant avait été présenté à l’église. Lillias comptait parmi leurs voisins, peu importe ses façons extravagantes. Leana défit la couverture autour du visage de Ian et le souleva légèrement, afin que la femme puisse le voir.

Lillias le fixa et son sourire se transforma bientôt en une grimace affreuse. Elle secoua la tête, recula et murmura quelque chose en gaélique.

Leana pensa qu’elle demandait le morceau traditionnel de gâteau et de fromage.

— Nous n’avons pas de nourriture à vous offrir, j’en ai peur, s’excusa-t-elle.

— Oh ! j’les prendrais pas, même si vous en aviez.

La femme s’en retourna vers les bois et disparut à travers les branches lourdes de pommes de pin ; son départ fut ponctué d’un grondement de tonnerre de mauvais augure et d’un hennissement nerveux de Bess.

Rose, qui était restée sans voix pendant tout l’épisode, accourait maintenant au cabriolet, encore bouleversée.

— Pourquoi l’as-tu laissée regarder Ian ? dit-elle. Cette femme a le mauvais œil, tu peux en être sûre !

Leana leva la main et fut troublée de constater qu’elle tremblait.

— Chérie, il n’est pas nécessaire d’en faire un drame…

— Mais c’est un drame !

Les joues de Rose étaient colorées, sa voix stridente.

— Tu as peur, toi aussi, ma sœur, ajouta-t-elle. Ne prétends pas le contraire ! C’est une chose grave que de refuser le présent de nourriture d’un bébé, le jour de sa présentation.

— Rose, vous effrayez votre sœur, l’avertit Jamie, tout en descendant de cheval. Monte Walloch, Willie. Je ramènerai ma femme et ma cousine avec la voiture.

L’échange fut vite effectué, Jamie prenant la place du milieu, flanqué des deux sœurs McBride.

Leana aurait eu honte d’admettre combien elle était reconnaissante de sentir la forte épaule de Jamie contre la sienne alors qu’il ordonnait à Bess d’avancer en secouant les guides. Lillias Brown l’avait en effet troublée par son regard insolent, sa grimace repoussante et son refus d’accepter quoi que ce soit, même s’ils n’avaient rien à lui offrir. Selon l’usage, Lillias aurait dû faire quelques pas à leurs côtés, bénissant le bébé par cette faveur de sa part. Bien que Leana n’attachât pas trop d’importance aux vieilles coutumes, d’autres croyances étaient plus difficiles à déloger de son esprit, en particulier la crainte qu’elle puisse maudire son bébé.

— Ne t’en fais plus, dit Jamie en s’inclinant vers elle. Nous quitterons pour de bon ce voisinage dès la fin de l’automne, loin de l’influence de cette femme. Le bébé a été baptisé et présenté à l’église ; il appartient donc au Dieu tout-puissant et à personne d’autre.

— Oui, acquiesça Leana en levant les yeux vers les nuages sombres. Je m’en souviendrai.

Chapitre 9

Pourquoi une pensée rebelle

A-t-elle pris racine dans mon esprit ?

— Robert Burns

Neveu, je ne veux pas t’entendre dire que tu emmèneras mon petit-fils dans un aussi long et périlleux voyage.

Lachlan balaya l’air de la main, comme si la question était réglée.

— Auchengray est ta maison, maintenant, dit-il. Il est temps que tu acceptes ce fait.

Jamie agrippa le manteau de la cheminée, où l’horloge continuait de battre avec une monotone persistance, lui rappelant l’heure tardive. Presque dix heures. L’orage était passé, et seules quelques gouttes de pluie continuaient de tomber sur les vitres. À l’intérieur du petit salon encombré qui servait de chambre à coucher et de bureau à Lachlan, l’air confiné sentait la cire d’abeille et les vieux bouquins. Des livres de comptes avec reliure de cuir, dont le dos avait été craquelé par un usage fréquent, s’alignaient sur sa petite table de travail. Sur un plateau d’argent circulaire était déposée une carafe de whisky, intouchée ce soir-là. La moitié des occupants de la maison dormaient, maintenant. Mais pas Lachlan. Ni Jamie, qui ne voulait pas se coucher avant d’avoir exprimé clairement ses intentions.

— J’ai rempli mes obligations envers vous, oncle Lachlan. Vous-même ne pouvez le nier.

Son visage était rouge comme le feu de tourbe à ses pieds. Ah ! si seulement ses mots pouvaient être aussi pointus que le tisonnier de fer.

— Le temps est venu pour moi de rentrer à Glentrool pour m’occuper de mes affaires, déclara Jamie.

— Je suis persuadé que Rowena a les choses bien en main.

Le sourire de Lachlan était un tracé irrégulier creusé par soixante hivers écossais. Il glissait sa main d’avant en arrière sur un endroit rugueux de la table d’acajou, près de lui, tout en regardant fixement le tapis, comme s’il lui évoquait quelque souvenir.

— Ma sœur sait très bien diriger une maison, dit-il enfin.

— Oui, ainsi que tous ceux qui l’habitent.

Jamie s’éloigna du manteau de la cheminée pour
commencer à faire les cent pas dans la petite pièce. Sa mère prenait un immense plaisir à faire plier tout le monde à sa volonté — y compris Alec, son mari. Jamie s’était juré de ne jamais épouser une jeune fille aussi entêtée que Rowena McKie, et c’était en effet ce qu’il avait évité ; Leana était flexible comme une branche de saule. Il se tourna vers son oncle pour le lui rappeler.

— Ma mère m’a dirigé vers votre porte, il y a une année de cela, espérant que je reste assez longtemps à Auchengray pour épouser l’une de vos filles.

La main de Lachlan s’immobilisa, mais il ne leva pas le regard.

— Et tu t’es pratiquement retrouvé marié aux deux, dit-il. Aplanir les irrégularités a demandé du temps.

— Du temps ?

Jamie s’arrêta pour regarder fixement l’homme devant lui.

— Sept mois à m’occuper de vos troupeaux, voilà le temps que cela a pris ! Sept mois qui sont maintenant passés, oncle. Ma dette est payée et ma vie m’appartient.

— Vraiment ?

Lachlan s’adossa à sa chaise, jugeant Jamie d’un œil aussi froid que le ciel gris d’hiver.

— Duncan a eu assez confiance dans tes talents d’éleveur pour te laisser choisir les béliers. Ne désires-tu pas rester un mois de plus, afin de les accoupler aux brebis ?

Les épaules de Jamie s’affaissèrent. Seul un irresponsable s’en irait au beau milieu de la saison de reproduction.

— Je resterai jusqu’à la fin octobre, alors. Par amitié pour Duncan.

Lachlan appuya ses avant-bras sur les accoudoirs de sa chaise et rapprocha les extrémités des doigts de ses deux mains, marquant les secondes avec ses phalanges.

— Même si Leana et le bébé sont en mesure de voyager à la Saint-Martin, ce dont je doute, ton assistance nous manquerait à la foire de Dumfries, pour l’embauche des nouveaux bergers. Ainsi que celle de Leana, pour tenir mes livres de comptes.

— Mais si nous attendons jusqu’à tard en novembre, le temps…

— Oui, l’interrompit Lachlan. Une autre bonne raison de rester jusqu’au printemps.

Jamie tourna sur ses talons.

— Au printemps ?

— Après tout le travail que tu auras fait pour accoupler les bêtes, tu voudras sûrement voir les agneaux naître, n’est-ce pas ?

Quand Jamie se tut, trop abasourdi pour répondre, son oncle pressa son avantage.

— Quoi qu’il en soit, Auchengray ne peut se permettre de perdre Leana, Eliza et Rose d’un seul coup. Ces jeunes femmes sont essentielles pour le fonctionnement de cette maison, et tu le sais très bien.

— Rose ?

Jamie le regarda de biais.

— Mais elle ne vient pas avec nous.

— Oh, bien sûr que non, dit Lachlan en hochant la tête. Rose doit entrer à l’école à Dumfries en janvier. Ou l’aurais-tu oublié ?

— Non, grommela-t-il. Je m’en souviens très bien.

Jamie chercha la chaise la plus proche et s’y laissa choir ; une douleur sourde lui battait les tempes. Lachlan McBride avait une réponse à toutes les objections et se souciait très peu des désirs de son beau-fils. À sa honte, Jamie avait plié devant les manières persuasives de son oncle, auparavant, et les résultats avaient été désastreux. Il n’avait pas l’intention de
le faire maintenant. En dépit de son mal de tête, un plan
commença à germer dans son esprit.

— Admettons qu’Eliza demeure ici, à Auchengray, dit Jamie, qui s’efforçait de parler d’une voix posée, mais ferme. Quand Leana et moi partirons avec Ian, vous aurez trois bouches de moins à nourrir, et Eliza pourra se dévouer entièrement à son travail ici.

Lachlan le regarda en soulevant un sourcil, une expression qui rappelait à Jamie celle de sa mère quand elle le trouvait astucieux. Son oncle hésita avant de répondre à la suggestion de Jamie, il hocha la tête lentement.

— En effet, vous avez plus de servantes qu’il n’en faut, à Glentrool. Eliza peut très bien rester avec nous.

— Vous voyez ? Notre absence se fera à peine sentir, dit Jamie en essayant de dissimuler son soulagement.

Ils pourraient partir au lendemain de la Saint-Martin et arriveraient avant le sabbat. Si gris qu’un ciel de novembre puisse être, il n’était pas encore chargé de neige. Se sentant soudain généreux à cette perspective, Jamie ajouta :

— Mère vous écrira sans aucun doute dans les quinze jours qui suivront notre arrivée, vous implorant de la libérer de notre présence…

— Cela me rappelle justement…

Lachlan palpa son gilet, comme s’il cherchait quelque chose.

— Rowena t’a envoyé une lettre, dit-il, et il retira de sa poche quelques feuilles pliées, qu’il secoua afin de les ouvrir. Comme tu peux voir, l’un des domestiques a brisé le cachet de cire par mégarde, mais la lettre est intacte.

Jamie tendit la main pour prendre la missive, sa bonne humeur maintenant disparue.

— Comment pourriez-vous le savoir, oncle, à moins de l’avoir lue ?

Tenant sa colère en respect, Jamie parcourut les mots de sa mère qui couvraient chaque page de tourbillons d’encre noire.

À James Lachlan McKie

Mercredi 7 octobre 1789

Mon cher fils Jamie,

Nous nous réjouissons de l’heureuse nouvelle de la naissance de Ian. Je souhaite de tout cœur que Leana se porte bien, ainsi que son bébé.

Les doigts de Jamie agrippèrent la lettre.

— Comment peut-elle être au courant de la nouvelle ? Avez-vous écrit à ma mère avant moi ?

Lachlan haussa négligemment les épaules.

— Elle est ma sœur, après tout. C’était mon droit de lui écrire pour lui annoncer la naissance de mon petit-fils.

— Bien sûr, marmonna Jamie, et de vous assurer qu’elle soit livrée par un courrier plutôt que par la poste, afin d’être le premier à connaître sa réaction.

Quel qu’ait été le contenu de la lettre de Lachlan, elle ne devait pas avoir pavé le chemin de son retour à la maison.

Hélas, ici, à Glentrool, ton père a développé une toux inquiétante. Abriter ton fils nouveau-né sous le même toit ne serait pas avisé, j’en ai peur.

PuisquEvan se cherche une terre du côté du Wigtownshire, le printemps serait sans doute un meilleur moment pour ton retour à Glentrool. Lorsque ton père se portera mieux à nouveau, et que ton frère et Judith se seront installés loin dans le sud, toi et ta famille recevrez un accueil chaleureux, ici…

Jamie regarda Lachlan, dont le visage demeurait de glace. Il était évident que Lachlan en avait lu le contenu et savait
déjà comment leur discussion de ce soir allait se terminer :
les McKie seraient forcés de rester à Glentrool jusqu’à la
naissance des agneaux.

Mon Dieu, faites que l’hiver soit court. Jamie se leva, déterminé à porter un dur coup au point le plus vulnérable de Lachlan : sa cassette. Bien que le petit coffre ne fût pas en vue, il ne quittait jamais l’esprit de Lachlan.

— Si nous nous attardons ici jusqu’à l’agnelage du printemps, oncle — et je vous préviens que nous ne resterons pas une journée de plus —, il serait juste que vous augmentiez mon salaire.

Lachlan se redressa sur sa chaise, le visage bien éveillé en dépit de l’heure tardive.

— Ça semble raisonnable.

Un éclat brilla dans ses yeux, comme celui de pièces
d’argent exposées au clair de lune.

— Admettons que je t’offre tant de shillings pour chaque brebis qui survit à l’hiver, et tant d’autres pour chaque agneau qui naît en bonne santé. Que penses-tu de cela, mon neveu ?

Jamie pouvait difficilement accepter une offre exprimée si vaguement.

— Combien de shillings ?

— Allons, dit Lachlan en levant les mains pour protester de sa bonne foi. Sans mes livres de comptes ouverts devant moi, je ne peux te donner un chiffre exact, Jamie. Nous négocierons un arrangement à l’amiable avant la première neige. Pour l’instant, entendons-nous sur le principe que toi et ta famille séjournerez ici jusqu’au printemps.

Lachlan ne présenta pas sa main pour sceller le marché, mais il se leva plutôt et se tourna vers son lit, pour signaler la fin de leur discussion.

Jamie quitta la pièce sans ajouter un mot. Si son oncle n’était pas lié par leur entente, il ne l’était pas non plus. Il était déjà tombé dans le piège d’un vil jeu de mots de sa part à la Saint-Martin précédente ; en effet, lorsqu’il avait demandé la main de Rose, Lachlan lui avait alors répondu qu’il « pourrait » l’avoir. Ah ! la fourberie de cet homme. Plus tard, il avait brandi un doigt dans sa direction, en disant : « “tu pourrais” ne constitue pas une promesse formelle ». Le souvenir de
l’affront était encore marqué dans sa chair.

— Alors, nous pourrions rester jusqu’au printemps,
murmura-t-il sous cape, martelant les marches sans se soucier des dormeurs dans la maison, la lettre de sa mère froissée dans la main gauche.

Il ouvrit la porte de sa chambre, l’envoyant presque voler contre le mur, puis la referma en s’assurant d’entendre un plaisant claquement.

— Jamie ?

La voix de Leana flotta dans la pièce sombre.

— Quelque chose ne va pas ?

— Et comment !

Puis, il lança la lettre et son gilet sur une malle en cuir. Hugh rangerait ses vêtements le lendemain matin. Pour l’instant, Jamie ne désirait rien d’autre que le réconfort de son lit. Il cligna des yeux, s’adaptant à la lumière de l’unique chandelle, et respira profondément le léger parfum de lavande de la chambre, un changement bienvenu après toutes ces heures passées dans l’atmosphère étouffante du petit salon.

— C’était pire encore que je ne l’avais envisagé, dit-il. Ton père s’imagine que nous resterons jusqu’à la fin du printemps.

Elle eut un hoquet.

— Le printemps ?

Sa réaction était si semblable à la sienne qu’il en sourit presque.

— S’il n’y avait que l’opinion de ton père dans la balance, j’affronterais son déplaisir et nous partirions avant Yule.

Il arracha ses bottes et les laissa tomber sur le plancher, puis il retrouva la lettre et la tint bien en évidence.

— Hélas, dit-il, ma mère abonde dans le même sens.

Leana se glissa vers le bord du lit et approcha la bougie.

— Allez, lis-la-moi.

Les pieds nus de Leana luisaient faiblement contre le plancher de bois. L’ourlet dentelé de sa chemise de nuit était encore plus blanc. Comme il serait bon de partager son lit à nouveau, se dit Jamie. Près du foyer, Ian dormait dans son berceau, à quelques pas de la mère. Il se demanda pourquoi leur bébé devait dormir si près d’eux. N’allait-il pas les réveiller à toute heure ? N’auraient-ils plus jamais un seul moment d’intimité ?

Quand Jamie s’assit près d’elle, les planches du lit gémirent.

— Tu regretteras le matelas moelleux des Gordon, dit-il.

— Non, il ne me manquera pas.

Elle glissa la main dans le creux de son coude et appuya la joue contre son épaule. Ses cheveux déferlaient autour de son visage comme des vagues d’or.

— C’est mon mari qui m’a manqué, murmura-t-elle.

Mon mari. Jamie ravala sa honte. Avant la naissance de Ian, il n’avait rien eu d’un mari attentionné pour elle.

— Pourquoi ne pas remettre la lecture de cette lettre à demain ?

Laissant tomber les feuillets sur la table de chevet, il passa un bras autour de Leana, l’attirant plus près jusqu’à ce que la tête de son épouse se love sous son menton. Elle soupira doucement, quand il baisa le sommet de sa tête, puis il la renversa vers l’arrière pour lui embrasser le front également. Lorsqu’il le fit, la douceur oubliée de sa peau le bouleversa. Leana. Des souvenirs de leur première semaine de vie maritale lui revinrent à l’esprit, éveillant un désir négligé depuis trop longtemps.

— Jamie, dit-elle en se redressant.

Elle écarta une mèche de cheveux tombée sur ses yeux, mais sans chercher le regard de l’homme.

— Tu sais que je ne peux…

Bien sûr qu’il le savait. Le croyait-elle aussi rustre ?

— N’en parle plus, Leana.

Il s’étira suffisamment pour placer la bougie sur la haute armoire. Sa faible flamme ne dérangerait pas leur sommeil, mais elle éclairerait leurs pas, si Ian avait besoin de leur attention. Se glissant sous les couvertures, Jamie regarda sa femme s’installer dans une position confortable et résista à l’impulsion de toucher ses cheveux, la délicate courbe de son épaule, le creux de son cou.

— Dors bien, murmura-t-elle, sa voix déjà lourde de sommeil.

Il resta étendu, immobile dans la noirceur, à la fois éveillé et épuisé, les mains enfouies derrière la tête. Être le mari de Leana et le père de Ian exigeait de lui une patience qu’il n’était pas certain de posséder. « C’est comme s’occuper d’la brebis et d’l’agneau qui vient d’naître », lui avait expliqué Duncan pendant la semaine. « Y faut pas être brusque ni pressé dans tes mouvements. Sois sûr qu’les deux auront la chance de bien faire connaissance. Peu importe l’heure du jour ou d’la nuit, s’ils sont fatigués, laisse-les dormir. »

Il écouta la respiration lente et régulière de Leana, qui glissait peu à peu dans le sommeil.

Alors, fais de beaux rêves, chère femme.

Jamie s’éveilla à la lueur pâle et grise de l’aube qui filtrait à travers les rideaux. Leana s’était agitée toute la nuit, mais elle était maintenant profondément endormie contre lui, et Ian était blotti sur elle. En les regardant, il comprit ce qu’il devait faire : tandis que Leana veillerait sur son fils, il ferait de même avec les brebis, s’assurant qu’elles seraient bien nourries et bien traitées. C’est uniquement le devoir qui l’attacherait à Auchengray jusqu’au printemps — pas les ruses de son oncle, ni les préoccupations de sa mère. Chaque matin, au réveil, il se le répéterait avant d’aller rejoindre Duncan dans les pâturages, au lever du soleil.

Les jours gris-bleu d’octobre vinrent et s’enfuirent, chacun plus court que le précédent. Jamie travaillait dans les parcs à moutons, revenant à la maison à l’heure du dîner, les vêtements souillés, les muscles rendus douloureux par le dur travail dans l’air froid et humide. Leana s’assurait toujours qu’un bain chaud ainsi qu’une chemise propre l’attendaient. Les cernes noirs sous ses yeux et les tremblements de ses mains trahissaient toutefois les tensions d’une mère dont le bébé était en proie à des coliques.

— Je dormirai la nuit lorsqu’Ian le fera, promit-elle un soir, son regard fatigué tourné vers le berceau auprès du feu. Ses coliques ne dureront pas éternellement. Pas plus de trois ou quatre mois, m’a affirmé Neda.

Elle caressa la joue de Jamie.

— Il est peut-être préférable d’attendre au printemps avant de partir pour Glentrool, dit-elle.

Il hocha la tête, mais ne dit rien. Une sourde irritation grimpait en lui comme un liseron sur le mur du jardin. Partir maintenant. C’était vers cette pensée que tout convergeait. Un sentiment d’urgence l’envahissait. Partir maintenant. Fuir à Glentrool. Bien sûr, ce n’était ni possible ni faisable, une idée ridicule, en fin de compte. Sa place était ici, à Auchengray, pour seconder Duncan. Pour soutenir sa femme. Tout en évitant Rose, qui ne parlait plus que de Neil Elliot, mais qui continuait à battre des paupières quand elle le regardait, dès que Leana avait trop à faire avec Ian pour le remarquer.

Jamie essayait d’ignorer Rose, bien qu’elle semblât devenir plus jolie chaque jour qui passait. Duncan disait que Jamie avait choisi le bon chemin. N’avait-il pas plutôt été choisi pour lui ? Par sa mère, par son oncle, par Leana, par le bébé ? Non. De telles pensées étaient stériles. Le travail acharné était son seul espoir, son devoir et son unique salut. Il travaillerait comme un berger ordinaire, comptant les heures et les jours jusqu’au retour du printemps à Galloway et, alors, il serait libre — libre de quitter Auchengray et ses travaux sans fin, libre de la constante tentation que représentait la charmante et fraîche Rose, libre d’aimer sa femme sans l’ombre d’un regret.