À mes lectrices et lecteurs, nombreux et fidèles, qui ont accueilli l’épine et la rose… votre prince est arrivé.
La malhonnêteté est toujours plus facile que la vertu,
car elle prend des raccourcis à tous les détours.
— Samuel Johnson
Lachlan McBride planta son regard sur la poitrine du garçon, le défiant de rester. Aimait-il donc être humilié publiquement, ce sien neveu ?
— En fait, oncle, mes agneaux sont tous marqués.
La mâchoire de Jamie se contracta, lorsqu’il parla.
Ah, mais ses poings n’étaient pas fermés, nota Lachlan. Jamie manquait de nerfs pour se battre. Lachlan relâcha sa prise sur les deux frères, sans quitter son neveu des yeux.
— Combien de moutons t’appartiennent ? Les as-tu comptés ?
— Je l’ai fait, répondit Jamie d’un ton tranchant. Vingt vingtaines d’agneaux portent ma marque.
— Quatre cents, donc ?
Lachlan s’efforça de ne pas sourire en regardant les pâturages voisins.
— Ceux dont le cou semble saigner ?
— Vous savez que la peinture s’effacera avec de l’eau chaude et du savon. J’ai marqué le plus petit de chaque paire d’agneaux, comme promis.
Lachlan prit acte des paroles de Jamie, mais sans acquiescer, sinon ses futurs beaux-fils auraient pu tirer de fâcheuses conclusions. Lachlan chercha sa montre dans la poche de son gilet et ouvrit le boîtier doré. Presque cinq heures. Assez tergiversé.
— Duncan étant parti à Kingsgrange, il doit sûrement y avoir quelque tâche à faire pour toi à Auchengray.
Son neveu le regarda un moment.
— Il y a toujours quelque chose à faire, à Auchengray.
Jamie tourna les talons — un peu maladroitement sur le sol détrempé — et descendit la colline en direction de la ferme, ses bottes polies maintenant couvertes de boue.
Lachlan observa son départ sans commentaire. Qu’il décrotte l’étable si ses muscles avaient besoin d’exercice. Jamie McKie, né pour être un riche laird, devait encore apprendre la signification du dur labeur. La petite noblesse était-elle donc imperméable à ces vérités ? Pas pour lui, en tout cas, un homme qui avait travaillé toute sa vie.
Un pic doré fila tout près, attirant son attention un moment par ses couleurs brillantes et son chant musical. Il scruta le ciel, qui s’éclaircissait, inspirant l’air rafraîchi par la pluie.
— Notre après-midi sera bien plus agréable sans la présence de ce neveu taciturne, qu’en dites-vous ?
Les frères Douglas rirent — mal à l’aise, lui sembla-t-il —, puis redevinrent silencieux. Après une longue pause, interrompue seulement par le bêlement des moutons, l’un d’eux parla.
— Monsieur McBride, mes frères et moi nous demandions…
C’était Ronald, qui se balançait d’une jambe à l’autre, en échangeant des regards avec ses frères plus âgés.
— Est-ce que la ferme d’Edingham sera vendue, monsieur ? Quand vous aurez épousé ma mère, s’entend.
Une question audacieuse, de la part d’un garçon comptant à peine dix-sept étés. Lachlan accorda à Ronald toute son attention.
— Avez-vous un acheteur intéressé ?
— Non ! s’écria Gavin. Mais si elle devait être liquidée, le produit de la vente serait-il également partagé entre nous ?
— Ou hériterai-je de tout, intervint Malcolm, étant l’aîné ?
Lachlan les regarda dans les yeux à tour de rôle. Malcolm était le plus vieux et le plus fort. Seul un insensé le provoquerait dans une bataille. Gavin, celui du milieu, semblait souvent emporté et impulsif. Inoffensif, quoique rapide à prendre la parole. Ronald, le plus jeune, était aussi le plus intelligent, l’avait averti Morna. Tenace. Difficile à berner. Des trois, c’était Ronald qu’il devrait surveiller de plus près.
— Votre père fut un homme généreux, admit Lachlan, d’avoir entièrement légué Edingham à votre mère. Il est très inhabituel, en Écosse, qu’une femme soit propriétaire. Peut-être est-ce elle qui devrait répondre à votre question.
Lui-même n’aurait jamais fait une chose pareille, pensa-t-il. Il sourit pour les mettre à l’aise avant de poursuivre.
— Soyez rassurés, rien ne sera fait avec précipitation. Vous resterez confortablement à la maison jusqu’au jour de Lammas. Il y a aura alors… plus de chambres disponibles à Auchengray, si cela s’avérait nécessaire.
Malcolm grimaça.
— Sauf votre respect, monsieur, Edingham n’est peut-être pas une propriété aussi vaste que la vôtre, mais… pour
être franc, notre ferme est mieux tenue.
— Si nous devions vivre ici, dit Gavin, il faudrait un travail considérable pour rendre cet endroit présentable. Les dépendances à elles seules…
— Mon frère ne voulait pas vous offenser, l’interrompit Ronald doucement, touchant la manche de Gavin pour le faire taire.
— Mais je ne suis pas offensé, répondit Lachlan sur le même ton. Bien des choses peuvent être améliorées, ici. Jamie a fait ce qu’il pouvait, mais…
Le laird haussa les épaules, laissant les autres compléter la phrase à sa place.
— Peut-être, poursuivit-il, la plus grande question est-elle, qu’adviendra-t-il d’Auchengray, quand le moment arrivera ? Car ce corps corruptible qui m’appartient devra retourner à la terre, n’est-ce pas ? Et mon âme mortelle, devenir immortelle. Mes possessions ne m’importeront plus alors, mais elles pourraient avoir beaucoup d’importance pour vous.
Les yeux bruns de Ronald brillaient comme des citrouilles illuminées à l’Halloween.
— Vous n’avez pas d’héritier légitime, monsieur ? Personne qui puisse revendiquer Auchengray à votre mort ?
Lachlan laissa la question sans réponse un moment, dirigeant leur attention vers les pâturages à l’ouest, d’un geste de la main.
— Allons, assez de ce sujet morbide. Nous avons à peine commencé notre tournée.
Il soupira bruyamment en s’engageant sur la pente de la colline.
— J’espère que la température sera clémente, mais c’est le destin du fermier d’accepter ce que le ciel lui envoie, dit-il philosophiquement.
Ses mots, semble-t-il, produisirent l’effet voulu. Tous les quatre, lui et les Douglas, n’étaient-ils pas taillés dans la même étoffe ? Des hommes honnêtes bravant les éléments, faisant fructifier leurs champs et leurs pâturages à la sueur de leur front, toujours à la merci de la pluie, des semences et du bétail. En tant que laird à bonnet, naturellement, il s’était élevé au-dessus des tâches quotidiennes à la ferme. Les étables à
nettoyer, le fumier nauséabond ne faisaient plus partie de son domaine. Autant de raisons pour réunir autour de lui de jeunes hommes comme ceux-là — aucun d’eux n’était l’héritier d’un laird, s’imaginant posséder des dons d’éleveur hors du commun, mais des garçons forts, capables et que n’effrayait pas la rude besogne.
De véritables fermiers. Des travailleurs. Des fils.
Tout en les observant par-dessus son épaule discuter des mérites d’Auchengray, Lachlan sourit à part lui. Oui, Ronald. Edingham sera vendue. Thomas Henderson, de Dalbeaty, était prêt à acheter la ferme d’Edingham — la maison, les dépendances, les champs, le cheptel, l’ensemble. Lachlan imaginait son coffre, déjà bien garni en argent, qui déborderait bientôt de pièces d’or. Pareilles au cordon noué enfoui parmi ses shillings. Un cadeau de Lillias Brown, la voyante du pays, et destiné à attirer la richesse sur le seuil de sa porte. Cela marche, veuve Brown, cela marche.
Lachlan s’approcha des garçons, pointant l’index en direction de Dumfries.
— Au nord, vous trouverez des landes sauvages avec
des futaies de chênes et de frênes, et le bourg royal au-delà.
Mes voisins sont les Newall, de la ferme Troston Hill, et les Drummond, de Glensone. Des familles honorables, bien que leur domaine soit modeste.
Il balaya l’espace d’un grand mouvement de son bras.
— Mes béliers viennent de la ferme Tannock, à l’est d’ici. Et, comme vous savez, il n’y a rien au sud, sinon le Criffell et le Solway.
Les jeunes hommes s’étirèrent le cou pour tout voir, se tournant ensuite pour admirer les flancs couverts de bruyère du Criffell. Le sommet drapé de brume s’élevait à près de deux mille pieds4 au-dessus du littoral de l’estuaire du Solway, dont les eaux venant de l’ouest allaient se mêler à celles de la mer d’Irlande. Les frères semblaient impressionnés. Peut-être le moment était-il venu de répondre à la question de Ronald touchant la succession.
Lachlan prit le coude du garçon pour attirer son attention.
— Tout à l’heure, tu m’as demandé qui pouvait prétendre hériter de cette terre.
Les frères de Ronald se tournèrent immédiatement vers lui, oubliant le paysage.
— La vérité, reprit Lachlan, c’est que je n’ai ni fils, ni parent mâle que je souhaiterais voir hériter d’Auchengray.
Il haussa légèrement les épaules, comme s’il voulait chasser la lueur de sympathie qu’il lisait dans leurs yeux.
— De mes deux filles, la plus vieille a produit un fils. Un bâtard.
Il laissa le mot flotter dans l’air, comme une odeur désagréable. Il produisit l’effet qu’il attendait. Un choc. Et, à en juger par l’expression de Malcolm, de l’aversion. Les Douglas étaient une famille respectable, fière de sa situation sociale et étrangère au scandale.
— En raison des circonstances honteuses de sa naissance, je refuse de reconnaître Ian comme mon petit-fils. Il partira avec son père le jour de Lammas, et tous les liens avec Auchengray seront coupés.
Le soulagement sur leur visage était évident.
— En ce qui concerne la mère de l’enfant, Leana, continua-
t-il, aucun honnête homme n’en voudrait pour épouse. La femme a passé trois semaines sur le banc de pénitence, pour expier le péché de… fornication. Excusez-moi si le terme vous offense, mes amis, mais c’est la triste vérité.
Les yeux de Gavin s’ouvrirent tous grands.
— Est-ce que… C’est-à-dire…
— N’ayez crainte, les rassura Lachlan, se penchant pour saisir un rameau de genêt. Leana ne sera pas la bienvenue à Auchengray. Quant à ma cadette, vous avez déjà vu avec quelle sorte d’homme elle est mariée.
Il regarda vers le bas de la colline, affichant son mépris.
— Mon neveu est faible, dit Lachlan, facilement manipulé par les femmes dans sa vie, à commencer par sa propre mère.
Une lueur momentanée s’alluma dans les yeux de Malcolm, bien que rien ne fût dit.
— Quand il est arrivé à ma porte, pareil à vagabond sans un penny en poche, je l’ai accueilli, habillé des pieds à la tête et je lui ai donné un toit, expliqua Lachlan en poussant un profond soupir. Vous pouvez juger par vous-même du respect que cela m’a valu.
Les lèvres de Gavin se plissèrent.
— Nous ne serons pas fâchés de le voir partir.
Le dédain s’exprimant sur leur visage montrait que les trois frères voyaient maintenant Jamie sous un nouveau jour. Et qui n’était pas flatteur pour l’héritier de Glentrool.
Lachlan frappa ses mains ensemble, voulant renforcer son avantage devant son auditoire maintenant conquis.
— Je ne veux pas vous ennuyer avec le reste, nous avons d’autres choses importantes à discuter avant que nos estomacs réclament bruyamment leur dîner.
Il les mena au pied d’Auchengray Hill, pour les diriger ensuite vers un refuge de pierre dans le vallon. À peine plus qu’un abri grossier contre le vent et la pluie, c’était une petite construction récemment remise en état ; ses vieux murs avaient été renforcés et le plancher de terre, bien balayé.
Quand ils pénétrèrent à l’intérieur, Lachlan mit à profit
l’intimité qu’il leur procurait, baissant la voix comme un conspirateur.
— Et voici le plus navrant, messieurs : Jamie pense que c’est lui qui est responsable de la fécondité de mes troupeaux.
Il grogna en hochant la tête devant leur visage ébahi.
— C’est mon argent qui a acheté les béliers, fit-il remarquer. Et j’estime que ce sont eux qui ont fait l’essentiel du travail.
À ces mots, une vague de rires mâles rebondirent sur les pierres, comme Lachlan l’avait espéré.
— Ce qui suit n’est pas sujet à plaisanteries. Jamie a annoncé son intention de réclamer la moitié des agneaux pour lui et de les amener à Glentrool, le jour de Lammas.
— Comment ?
Le regard de Malcolm se durcit.
— Mais pour qui votre neveu se prend-il ? s’indigna l’aîné. S’attribuer tout le mérite et les agneaux en plus ?
Lachlan hocha sombrement la tête.
— C’est ainsi.
Son regard s’arrêta longuement sur Malcolm.
— Ce qui rend la chose encore plus navrante, mes amis, c’est que j’avais l’intention que ce soit toi, mon héritier.
— Moi, monsieur ?
— Oui, révéla Lachlan devant leur visage médusé, maintenant certain de la manière dont ils répondraient à son offre. Si, Dieu nous en garde, quelque chose devait t’empêcher d’hériter d’Auchengray, la propriété reviendrait à tes frères.
Gavin déglutit avec quelque effort.
— Que… que dites-vous, monsieur McBride ?
— Je dis que je vous ai choisis pour être mes héritiers. Quoique je ne puisse remplacer votre père, je veillerai volontiers à votre bien-être et protégerai votre fortune comme si c’était la mienne.
L’incrédulité fit place à la stupéfaction.
— Pouvez-vous être sérieux ?
Malcolm l’observait, ébahi, puis il regarda ses frères.
— C’est plus que ce que nous pouvions espérer, dit-il, n’ayant aucun droit sur le domaine de notre mère et pas de terres qui nous appartiennent.
— Alors, c’est entendu, dit Lachlan, dont la poitrine se gonfla devant un tel étalage de sa propre bonté. Nous devrions mettre les détails par écrit dès que possible. Si je laisse à ce neveu l’occasion de me soutirer la moitié de mes agneaux, c’est en fait une grande part de votre héritage qu’il volera.
— Non !
Les trois frères firent chorus, Malcolm avec le plus d’énergie.
— Y a-t-il quelque chose que nous puissions faire pour
l’arrêter, monsieur ?
— Eh bien…
Lachlan fit une pause, comme s’il pesait sa réponse. Il avait bien sûr répété son petit numéro depuis des jours ; mais il devait laisser croire que son plan venait de germer dans son esprit pour répondre à leur demande.
— Il y aurait bien une chose à faire, dit-il enfin.
Quand il se pencha vers l’avant, les frères l’imitèrent, formant un cercle étroit, comme un groupe de Tsiganes réunis autour d’un feu de camp.
— Duncan Hastings, mon superviseur, est absent cette semaine, reprit Lachlan. Ce concours de circonstances est vraiment… providentiel.
4. N.d.T. : Un pied équivaut à un peu plus de trente centimètres.
Le crépuscule et les cloches de la nuit,
Et ensuite les ténèbres !
— Alfred, Lord Tennyson
L’heure est-elle trop avancée pour toi, jeune fille ?
Bien que son père sourît de l’autre côté de la table, ses mots ne transmettaient aucune chaleur.
Rose fit semblant d’étouffer un petit bâillement.
— Ce n’est que la chaleur de juin qui me rend somnolente.
En fait, Rose n’avait pas écouté son père. Au cours des dernières minutes, son regard était demeuré fixé sur les mains de Jamie, plantant son couteau dans son mouton fumé, tranchant la viande froide avec une intensité hargneuse, attaquant un morceau de fraise avec sa fourchette. Il était en colère — non, furieux — à propos de quelque chose. Toutes les veines de son cou étaient gonflées, comme un homme prêt à mettre l’univers au défi. Étaient-ce ces frères roux, qui s’essuyaient négligemment la bouche du revers de la main, qui lui échauffaient le sang ? Était-ce la voix haut perchée de Morna Douglas ? Les manières condescendantes de son père ?
Ou est-ce moi qui l’ai mis en colère ainsi ? Sa peau se glaça à cette pensée. Mon Dieu, j’espère que ce n’est pas ça !
Jamie était rentré à la maison avant les autres, frappant lourdement le plancher du talon pour exprimer sa mauvaise humeur et la réveillant d’une sieste profonde.
— Mais qu’y a-t-il, Jamie ? lui avait-elle demandé, quand il avait fait irruption dans la chambre, respirant la colère. Es-tu furieux contre moi, parce que je n’ai pas encore écrit à Leana ? Je vais le faire immédiatement.
— Non, Rose, avait-il répondu, retrouvant son sang-froid. Cela n’a rien à voir avec ta sœur.
Néanmoins, pendant que Jamie enlevait son pantalon boueux, elle avait trouvé son secrétaire pour commencer une nouvelle lettre. Ma chère sœur, j’ai une nouvelle que je ne peux garder pour moi, bien que j’eusse préféré t’en faire part en personne…
Rose s’était efforcée de continuer d’écrire, même si sa main tremblait et que l’encre tachait la feuille. Dieu a répondu à mes prières… Elle avait inclus plusieurs anecdotes concernant Ian, dans l’espoir que de tels détails réconforteraient Leana plutôt que d’ajouter à sa peine. Jamie n’était que mentionné en passant. Nous partirons pour Glentrool le jour de Lammas…
La lettre terminée reposait maintenant sur l’étroite table du vestibule de la porte d’entrée. Willie avait promis de l’apporter à Milltown le lendemain matin. De là, elle serait enfouie dans la poche de manteau d’un cocher de la poste allant vers l’ouest, et serait entre les mains de Leana quelques jours après, lundi au plus tard.
— Rose !
La voix qui l’interpellait était comme un aboiement.
— Où tes pensées vagabondent-elles, maintenant ?
— Nulle part, monsieur.
Rose se tourna vers son père, en tâchant de rassembler ses esprits.
— C’est que…
Elle regarda à l’entour de la table, consciente des regards curieux des convives.
— Je ne me sens pas très bien, depuis peu.
Ce qui était vrai en partie ; elle n’arriverait plus à se concentrer très longtemps sur un même sujet.
— Ne t’en fais pas, Rose.
Morna Douglas lui offrit un sourire amical.
— Je sais combien tu peux être fatiguée. Neda a promis de servir les poires des vergers d’Edingham, puis mes fils prendront congé. En dépit de la clarté tardive, il commence à se faire tard.
Faisant battre ses cils encore plus vite que d’habitude, elle ajouta :
— Ton père m’a aimablement invitée à rester jusqu’à
demain matin.
La veuve continua de gazouiller quelque temps, pendant que les domestiques déposaient les assiettes de fruits tranchés devant chaque personne, leur chair crémeuse et pâle se découpant sur la porcelaine à motifs. Cueillies à la fin de la saison et gardées dans un endroit frais et sec, les poires bergamotes avaient encore un goût agréable, en dépit de leur pelure ridée. Il ne faisait pas de doute que la veuve vidait sa réserve avant que les variétés du début de l’été produisent leur récolte.
Rose prit son dessert en silence, observant les autres. Son père semblait content de lui-même, regardant par la fenêtre de la salle à manger et ignorant Morna, qui avait déposé une main possessive sur la manche du laird. Il l’avait séduite avec un présent de cinq vaches laitières, l’hiver précédent, un geste à la mesure de l’homme, qui savait que les bovins lui reviendraient un jour. Les frères avaient été silencieux pendant tout le déjeuner, échangeant des regards furtifs, mais rien de plus. Leur tournée d’Auchengray — qui s’était presque entièrement déroulée en l’absence de Jamie — s’était étirée jusqu’à peu avant l’heure du dîner. Avaient-ils été impressionnés par ce qu’ils avaient vu, ou Edingham restait-elle à leurs yeux le domaine le plus riche ? Après sa première visite là-bas, Jamie avait simplement déclaré que la ferme de la paroisse d’Urr était « bien tenue ». Mais alors, Jamie n’avait aucun intérêt pour les bovins. Il ne se préoccupait que de ses moutons. Et d’Ian. Et d’elle, peut-être.
Jamie s’écarta de la table sans toucher à son dessert, et ses traits exprimaient la résolution.
— Je crois qu’un membre de la famille doit encore être
présenté à nos invités.
Rose ferma la bouche, de crainte qu’elle s’ouvrît toute grande d’étonnement. L’homme n’avait sûrement pas l’intention d’amener son enfant illégitime à table !
— Madame McKie, auriez-vous la gentillesse de présenter mon fils aux Douglas ?
Jamie, mais à quoi penses-tu ? Il n’y avait rien d’autre à faire que d’obéir à sa demande. Elle fit une révérence pour éviter les regards, puis sortit de la pièce et se dirigea vers l’escalier, son cœur plus actif que ses jambes. Mon fils. Avait-il l’intention de cacher la véritable identité de la mère ? Ouvrant la porte de la chambre d’enfant, Rose s’efforça de sourire, et fut reçue par deux sourires sincères en retour — l’un d’Ian, vêtu d’une robe toute propre, et l’autre d’Eliza, dont le bonnet était posé de guingois sur sa tête.
— Regardez qui est réveillé, dit Rose en prenant son beau-fils, pour le serrer tendrement tandis que ses petits pieds fouettaient l’air.
Gentil Ian. Un poing dodu agrippa sa natte et tira très fort, avant qu’elle arrive à lui faire lâcher prise en le chatouillant. Le visage redevenu sérieux, elle se tourna vers la porte.
— Viens, Eliza, dit-elle. Le garçon doit être présenté aux Douglas.
Un peu effrayée à cette perspective, la servante la suivit comme une ombre dans l’escalier. Le vestibule, assombri par l’arrivée du crépuscule, était imprégné des senteurs d’une longue journée de cuisson. Le travail de Neda était loin d’être terminé, puisque la veuve devait passer la nuit à Auchengray. Les draps de lit et les serviettes du salon venaient tout juste d’être changés ; les cheveux roux d’Annabelle lui apparurent, surmontant une pile de literie qui filait au pied de l’escalier.
Quand Rose atteignit le seuil de la salle à manger, elle s’arrêta net. Son père et les frères Douglas avaient disparu. La table avait déjà été débarrassée, et la Bible familiale était déposée pour l’heure de prière du soir. Seuls Morna Douglas et Jamie restaient dans la pièce, se tenant debout près du foyer. La veuve paraissait excessivement mal à l’aise ; le visage de Jamie était cramoisi.
Espérant briser le silence, Rose tourna le garçon afin qu’il leur fît face.
— Ian, aurais-tu la gentillesse de sourire à madame Douglas ?
La femme plus âgée regarda attentivement l’enfant.
— De qui disiez-vous que cet enfant était le fils ?
— C’est mon premier-né, Ian McKie.
La voix de Jamie était posée, mais sa mâchoire trahissait sa contrariété.
— L’héritier de Glentrool, précisa-t-il.
Les lèvres de la femme remuèrent, comme si elle calculait silencieusement l’âge du garçon. Morna savait que le couple s’était marié tard en mars ; clairement, le garçon était né bien avant leur union. Lachlan ne lui avait-il donc rien dit au sujet de ce petit-fils né hors mariage ?
Une diversion était la seule issue.
— Où les hommes sont-ils donc passés ? demanda Rose d’un ton enjoué, regardant tout autour de la pièce comme s’ils allaient surgir de sous les tables.
Morna cligna simplement des yeux, incapable, semblait-il, de formuler une réponse cohérente.
— Les Douglas ont pris congé, expliqua Jamie calmement en se dirigeant vers elle. Ton père les a reconduits à la barrière.
Rose se tourna vers la fenêtre, et n’entendit que le murmure étouffé de voix masculines provenant de la pelouse détrempée.
— Une longue route les attend, fit remarquer Rose.
— Au moins deux heures, dit Jamie, qui semblait heureux du départ des jeunes hommes. Eliza, voudrais-tu t’occuper d’Ian pour nous ?
Tandis que Rose remettait l’enfant gigotant à la servante, Jamie ébouriffa sa petite tête au passage.
— Bonne nuit, garçon. Ta belle-mère et moi irons te voir dans ta chambre, plus tard.
Belle-mère. Au moins, il avait clarifié ce point au bénéfice de la veuve. Sachant que Leana avait déménagé à Twyneholm, Morna Douglas compléterait-elle toute seule le reste des sordides détails ? Ou penserait-elle que Jamie avait déjà été marié, et qu’il portait le deuil d’une première épouse ?
La porte d’entrée s’ouvrit, puis se referma bruyamment, annonçant le retour de son père. Grâce au ciel, Eliza était déjà dans l’escalier avec Ian ; Lachlan McBride n’aurait toléré que l’enfant fût présent pendant la prière. Il entra dans la pièce et reprit sa place à la table, leur demandant de s’asseoir pendant qu’il ouvrait son épaisse Bible à reliure de cuir. Elle s’ouvrit sur un psaume, comme si elle aussi devait se plier à la volonté du maître.
Rose approcha sa chaise de celle de Jamie, avec l’intention de lui prendre la main sous la table. Et de capturer son cœur, aussi. La douceur de sa caresse ferait-elle fondre sa résistance ? Presserait-il ses doigts en la regardant tendrement du coin de l’œil ? Ou l’ignorerait-il simplement ? Elle jugea le risque trop grand ; elle croisa les mains sur ses genoux et se contenta du spectacle de son profil viril, penché pour la prière, avant de fermer les yeux à son tour.
Rose essaya de suivre ce que son père disait, mais sa plus grande préoccupation était d’empêcher son front de toucher la table. Point ne donnerai de sommeil à mes yeux et point de répit à mes paupières. De tous les psaumes qu’elle avait dû mémoriser, celui-là se révélait le plus utile, surtout en soirée, quand elle pouvait difficilement garder l’œil ouvert après le dîner. Ce soir, en particulier, elle voulait demeurer réveillée bien après l’heure du coucher. Pour Jamie. Et pour moi.
La prière terminée, Rose leva la tête à temps pour voir Lachlan frapper du doigt un endroit sur la page.
— Deux passages doivent retenir notre attention, ce soir.
Il continua d’une voix morne, expliquant les versets, ses mots aussi monotones que les tic-tac de l’horloge sur le manteau de la froide cheminée. Bien que le feu dans la cuisine ne fût jamais éteint, même par les jours les plus chauds, les foyers dans le reste de la maison avaient été nettoyés, à la demande de son père. La tourbe et le charbon coûtaient de l’argent qu’il ne voulait pas dépenser. Alors que le crépuscule s’étirait, Rose sentait l’air plus froid de la nuit ramper dans la maison. Jamie la réchaufferait dans leur lit. Bien qu’il lui restât encore à lui donner son cœur, il ne lui refusait pas le reste de sa personne.
Quand Lachlan ferma la Bible avec un claquement qui ponctua son dernier mot, mettant à la prière un terme depuis longtemps attendu, même Morna parut soulagée. Rose l’était encore plus et elle rassembla ses jupes pour se lever.
— Je vous demande pardon, madame Douglas, mais je dois me retirer ou risquer de m’endormir sur ma chaise. Vous voulez bien m’excuser ?
Malgré le regard sévère de son père, Morna la libéra tout de suite. Peut-être voulait-elle passer une heure tranquille en tête-à-tête avec son futur époux. De quoi pourraient-ils bien parler, étant si différents ? Ian serait l’un des sujets de la discussion, de cela, Rose était assurée. Comme elle aimerait entendre son père expliquer ce méli-mélo !
— Viens, cher mari, dit-elle à Jamie, car je n’ose m’aventurer dans les marches toute seule.
Jamie l’escorta obligeamment jusqu’à l’étage, demeurant silencieux alors qu’ils montaient l’escalier. Une sage précaution, avec Lachlan et Morna à portée de voix, marchant bras dessus bras dessous dans le salon. Rose s’arrêta un bref moment dans la chambre d’enfant, et fut heureuse de trouver Ian profondément endormi, sa poitrine se soulevant et s’abaissant régulièrement. Elle aurait tant aimé pouvoir lui chanter une berceuse, comme Leana le faisait souvent. Balou, balou, mon p’tit, mon p’tit bébé. Mais Rose savait que sa voix n’était ni douce ni basse, et qu’elle risquait simplement de le réveiller.
— Bonne nuit, précieux garçon, murmura-t-elle en refermant la porte de la chambre.
Quelques instants après, quand Jamie la suivit dans leur chambre faiblement éclairée, Rose se tourna et enveloppa les bras autour de son cou.
— Enfin, je t’ai à moi toute seule.
— Tu as été très patiente avec moi, ce soir, Rose.
Elle ne vit aucune étincelle de passion dans ses yeux répondre à la sienne, mais ses mots étaient sincères, même contrits.
— En présence d’invités sous notre toit, dit-il, j’aurais dû me montrer particulièrement poli. J’ai plutôt été…
— Grossier ? compléta-t-elle pour lui. Impoli ? Malappris ? ajouta-t-elle avec un clin d’œil.
— Toutes ces choses, j’en ai peur. Le comportement de ton père est devenu plus odieux, récemment. En ce qui concerne les fils Douglas — son soupir était lourd de déception —, je ne peux me résoudre à leur faire confiance.
— Jamie McKie, tu es plus intelligent que les trois réunis.
Elle se rapprocha pour respirer l’odeur de son corps.
— Ne perds pas une seconde de sérénité à cause d’eux, mon brillant époux.
Son compliment eut l’effet désiré : la ride de son front
s’effaça alors qu’il encerclait sa taille de ses bras.
— Je suis heureux que tu m’estimes, ma chérie. Me
pardonneras-tu, alors ?
— Je l’ai déjà fait.
Rose se blottit dans ses bras, caressant de sa joue le creux de son cou.
Elle était reconnaissante du savoir-faire de Hugh avec un rasoir ; la peau de Jamie était toujours aussi douce et goûtait le savon de bruyère. Quand elle le sentit se réchauffer pour elle, elle se retourna pour lui présenter une rangée de petits boutons à défaire.
— Peux-tu t’en charger, ou dois-je appeler Annabelle pour me préparer à aller au lit ?
Après un moment d’hésitation, il commença à déboutonner sa robe, mais s’arrêta quand il entendit les bêlements plaintifs des brebis au loin. Plus forts que d’habitude, pensa Rose, et plus nombreux aussi. Ce n’était peut-être rien d’autre que l’humidité de l’air du soir, qui portait le son à travers les pâturages.
— Bonne nuit à vous aussi, les filles, lança-t-elle en direction de la fenêtre à battants, pendant que Jamie détachait son dernier bouton. Que le Ciel veille sur vous jusqu’au lever du jour.
Les rumeurs s’amplifient en circulant,
Pas une histoire qui ne soit racontée sitôt entendue.
— Alexander Pope
As-tu oublié quel jour nous sommes ?
Tante Meg inclina la tête vers la porte.
— Tu sais que les gens vont hocher la tête, si nous n’apparaissons pas sur le coup de dix heures.
Leana passa les mains sur la robe bordeaux suspendue à une poutre du cottage, lissant les derniers plis. Les femmes de la paroisse de Twyneholm se rassemblaient dans le petit salon du presbytère, comme elles le faisaient le premier mercredi de chaque mois. Elles en profitaient pour partager une assiette de biscuits, manier leurs aiguilles à coudre et se joindre au ministre pour dire quelques prières pour la congrégation. À une heure, elles rentreraient à la maison avec quelques pépites de commérages en poche, comme autant de friandises chapardées.
— Je suis presque prête.
Leana examina la soie brodée, à l’affût d’un accroc qui aurait pu lui échapper. Elle vint à bout d’une petite tache d’encre sur la manche droite avec un soupçon de jus de citron. Une traînée de graisse sur l’ourlet ne résista pas au sabot de mouton pilé, la solution éprouvée de Neda. Hier, Leana avait suspendu sa robe au grand air, puis l’avait pressée soigneusement avec un lourd fer de tailleur — un fer à repasser doté d’une longue poignée évoquant le cou d’une oie — emprunté à monsieur Purvis. Leana sourit, satisfaite de son apparence. Aucune autre robe qu’elle avait déjà portée n’avait une telle signification à ses yeux.
Tante Meg immobilisa ses mains.
— Assez de brossage, ma petite. Ta robe est plus que prête à être portée au prochain sabbat.
Non, chère tante. Leana ne sentirait plus jamais son étoffe sur ses épaules. Bien qu’elle l’eût, en effet, mise chaque dimanche à Twyneholm, et à plusieurs reprises à Newabbey, elle aurait, plaise à Dieu, une autre utilité.
— L’heure nous appelle, jeune fille.
Tante Meg ouvrit toute grande la porte peinte.
— Tu as la même silhouette que le jour de ton arrivée. Personne ne s’apercevra de rien.
Leana sortit derrière elle dans l’épaisse brume du matin.
— J’espère que vous avez raison.
Les mauvaises langues étaient pareilles dans chaque paroisse, prêtes à s’emparer du moindre indice accusateur pour inventer le reste. Au dernier sabbat, elle s’était faufilée par la porte de l’église à la seconde cloche, puis s’était éclipsée rapidement à la fin du service religieux, espérant que personne n’ait le temps de remarquer sa taille plus épaisse. Ce matin-là, sa tante avait noué son corset avec soin. Elle avait laissé à Leana assez
de jeu pour respirer, mais les fanons de baleine la pinçaient douloureusement, par endroits. Est-ce que les dames de la paroisse, remarquant son inconfort, tireraient la scandaleuse conclusion ?
Leana respira profondément dans l’air humide et expira une prière. Je m’abrite au couvert de tes ailes.
La tante et la nièce franchirent la route de gravier construite par les soldats anglais quelques décennies auparavant, puis se prirent par le bras pour naviguer sur le sentier menant à la porte d’entrée du presbytère. Plus belle demeure du village,
la maison du ministre était construite en pierre basaltique avec des ornements de grès, récemment peints en blanc. En dépit de ses appréhensions, Leana était prête à entrer pour être de nouveau au sec. De l’air chaud et humide, comme une vapeur en suspension, s’attachait à ses vêtements. Ses cheveux laissés libres flottaient comme un nuage vaporeux sur ses épaules. Elle pensa alors qu’elle aurait dû passer un peu plus de temps à se brosser les cheveux, et un peu moins à défriper sa robe.
La porte s’ouvrit vers l’intérieur dès le premier coup frappé. Lydia Scott, une femme de haute taille de soixante ans à la chevelure fauve et aux yeux bruns chaleureux, leur fit un bel accueil.
— Les voilà, annonça la femme du ministre par-dessus son épaule, avant de les inviter à l’intérieur. Nous pensions que vous vous étiez égarées dans la brume.
Leana suivit sa tante dans le presbytère, tout en portant une main à ses cheveux pour essayer de les replacer tant bien que mal. Le salon était déjà rempli de femmes — assises sur des chaises à dossier droit, discutant près du foyer, tenant en équilibre tasses de thé et soucoupes, grignotant des biscuits croustillants au citron. Et parlant, toutes en même temps, leur voix aiguë éclatant comme des coups de cymbale.
Leana et Meg se mêlèrent à elles, faisant de leur mieux pour ne pas renverser leur tasse de thé sur le tapis à motifs, une rareté dans les maisons de campagne. Chaque mur était couvert de papier peint, un motif complexe de fleurs et de fruits qui s’harmonisait avec les riches couleurs du tapis, alors que d’épais rideaux habillaient les longues fenêtres. Lydia Scott venait d’une famille riche, disait-on ; les preuves étaient étalées autour d’elles.
Tante Meg salua toutes les femmes par leur nom.
— Madame McCulloch, comment va votre fils ? Et madame Palmer, quelle bonne idée d’avoir amené Ann avec vous.
Leana fit semblant de ne pas remarquer la poussière de sucre sous le nez de Grace Burnie, au moment où la matrone tendait le bras vers un autre biscuit. Helen McGill, qui était habillée pour une tout autre saison, avait le front brillant de sueur. Quant à Catherine Rain, avec sa bouche en cul-de-poule, son regard acéré — braqué sur Leana — était plus pointu que les aiguilles épinglées à son corsage.
Leana tourna la tête et son corps ensuite. Madame Rain soupçonnait-elle quelque chose ? Se déplaçant vers un autre coin de la pièce, Leana trouva une place parmi un groupe d’âmes plus aimables, des femmes auxquelles elle avait parlé auparavant et qu’elle connaissait un peu. Bien que Leana eût déjà assisté à deux rencontres de prières et qu’elle n’eût jamais manqué un seul sabbat à l’église, il y avait encore plusieurs femmes de la grande paroisse rurale qui lui étaient inconnues. Elle espérait que son sourire suffirait en guise de bonnes manières, ne souhaitant que se faire la plus petite possible pendant ses derniers jours passés à Twyneholm.
— Mademoiselle McBride.
Une dame plus âgée, dont la voix ressemblait au braiment d’un âne, se fraya un chemin jusqu’à elle.
— Vous êtes l’image même de votre mère, dit-elle. Que Dieu veille sur son âme. Qu’est-ce qui vous amène à Twyneholm ?
Une à une, les têtes se tournèrent vers elle. Le bruyant bavardage diminua d’intensité.
— Dites-nous, mademoiselle McBride, ajouta une autre étrangère. Pourquoi êtes-vous ici, et non pas auprès de votre famille, à Newabbey ?
— En vérité, renchérit Janet Guthrie avec un très fort accent écossais, y en plusieurs qui s’posent la même question.
Leana se prit les mains pour les empêcher de trembler. Elle avait déjà répondu à des questions semblables pendant sa visite, mais jamais à autant de personnes à la fois.
— Je suis ici parce que… ma tante…
Meg vint à son secours.
— J’ai insisté pour que Leana vienne me rendre visite ce printemps. Le temps au cottage Burnside est bien long, avec deux chiens pour toute compagnie.
Autour de la pièce, les têtes hochèrent de haut en bas et les expressions s’adoucirent.
— De plus, ajouta-t-elle, ma nièce est une horticultrice hors pair. Vous êtes toutes invitées à venir chez moi le constater par vous-même.
Leana lui sourit, heureuse du sursis obtenu. Meg n’avait pas insisté pour qu’elle vienne à Burnside, bien sûr ; Leana l’avait implorée de l’héberger. Et la sociable Meg n’avait que fort peu de temps pour se sentir seule.
— Venez, mesdames, fit Lydia Scott en s’avançant au centre de la pièce, attirant l’attention de toute l’assemblée. Nous nous sommes réunies pour prier. Janie reprendra vos assiettes et vos tasses. Assoyez-vous pendant que je trouve mon mari.
Les chaises étaient faites de chêne finement travaillé — de Glasgow, si la rumeur était fondée — et non de simples tabourets de pin comme ceux autour du foyer de Meg, bas sur le plancher, sans dossier ni accoudoir. Leana choisit une chaise confortable, et Meg vint s’asseoir tout près d’elle.
— Relève le menton, jeune fille, dit Meg à voix basse, car certaines des commères présentes ici ne se laissent pas facilement convaincre. J’ai élevé des abeilles assez longtemps pour savoir que ce sont celles qui ont du miel à la bouche qui portent le dard.
Avant que Leana puisse répondre, l’érudit révérend John Scott entra dans la pièce au milieu d’une rafale de salutations. Instruit et pieux, il dirigeait son troupeau d’une main ferme, mais aimante. En chaire et dans les journaux, il déplorait la recrudescence de la contrebande sur la côte du Solway, conscient que la plupart de ses paroissiens étaient impliqués dans le « libre échange », à un titre ou à un autre. Tante Meg elle-même dissimulait du sel importé illégalement dans son armoire pour aider l’un de ses voisins qui en faisait le trafic, et cela lui permettait d’en avoir toujours une ample provision pour sa collaboration.
Le révérend Scott étira les bras, les étendant au-dessus du groupe comme les branches d’un chêne vigoureux.
— Tu écoutes la prière. Jusqu’à toi vient toute œuvre de chair.
Une longue période d’intercession s’ensuivit, le ministre parlant, les femmes écoutant. Tous les besoins des paroissiens étaient déposés devant le Tout-Puissant, tous, sauf ceux non dits de Leana.
Quand la prière du ministre fut enfin finie, il disparut
dans l’escalier suivi de son épouse, désirant s’entretenir un moment avec elle. Alors que les femmes reprenaient leurs conversations, Leana sentit plus d’un regard curieux braqué sur elle. Sa tante le remarqua aussi.
— C’est parce que tu n’es pas des leurs, dit Meg doucement. Une étrangère, toujours nouvelle dans la paroisse.
Elle tapota la main de Leana.
— N’y pense plus. As-tu apporté quelque chose à coudre ?
Leana leva son sac de couture.
— Mes bas de coton.
Meg la regarda un moment, puis un sourire s’épanouit sur son visage.
— Ne suis-je pas étourdie ? lança-t-elle. J’ai quitté la maison avec tant de hâte que j’ai oublié mon ouvrage.
Elle se leva en regardant la porte.
— Ce n’est qu’une petite course entre le presbytère et le
cottage. Je serai de retour avant que tu aies fini ta première couture.
— Meg…
Leana lui saisit un coude.
— Pourriez-vous me rendre un grand service ? Vous serait-il possible… de ramener la robe bordeaux avec vous ?
C’est seulement à cet instant que Leana avait vu l’occasion qui s’offrait d’exécuter son plan, avec toutes ces femmes réunies et aucun homme présent.
— Je vous expliquerai quand vous reviendrez. Vous y arriverez toute seule ?
— Bien sûr, répondit tante Meg, qui disparut dans un froissement de robe.
Leana pressa une main sur sa gorge, sentant son pouls battre fortement contre ses doigts. Oserait-elle faire une telle chose ? Présenter sa robe de mariée dans une réunion paroissiale afin de la mettre en vente ? Autrement, elle craignait de devoir attendre des jours, sinon des semaines, pour trouver un acheteur. Pourtant, elle ne pouvait s’attarder à Twyneholm plus longtemps. Si ses nombreux secrets étaient découverts, aucune femme honnête ne voudrait de sa compagnie, et encore moins de sa robe bordeaux.
Alors, aujourd’hui — ce matin même —, elle sacrifierait sa plus chère possession et prierait pour que cela lui pave le chemin d’Auchengray.
Sa résolution prise, elle saisit ses lunettes dans la poche cousue à sa taille et les mit avec soin, afin de ne pas tordre la délicate monture d’argent. Sa faible vue les rendait nécessaires dès qu’elle cousait, lisait ou additionnait de longues colonnes de chiffres. Avec les verres devant ses yeux, son environnement devint soudain plus clair. Et les regards des autres femmes aussi. En savaient-elles plus qu’elle ne le pensait ? Offrir sa robe en vente ne ferait-il que confirmer leurs soupçons ? Peut-être avait-elle agi trop précipitamment quand elle avait demandé à Meg de lui rapporter la robe.
Tristement, Leana baissa les yeux vers son sac de couture et fut réconfortée par la vue familière. Fait d’une étoffe de laine finement tissée et doté de poignées sculptées en corne de bœuf, le robuste sac la quittait rarement. Rose l’avait acheté d’un vendeur itinérant qui trimbalait sa marchandise un jour de printemps, puis elle l’avait offert à Leana pour son anniversaire.
Des années auparavant. Dans une autre existence, quand Rose l’aimait encore.
Pourquoi ne m’as-tu pas écrit, ma chère sœur ? Elle savait pourquoi. Jamie et Rose étaient occupés à s’installer à Glentrool, et ils n’avaient ni le temps ni l’intérêt d’envoyer des lettres. Clignant fortement des yeux, Leana fouilla dans son sac de couture pour retrouver les bas de coton qu’elle avait commencés la veille. Quand ses doigts trouvèrent la douce étoffe, elle la tira du sac et la déposa sur ses genoux. Elle dut incliner la tête pour essuyer quelques larmes avant qu’elles tombent et tachent sa robe verte.
Au moment de reprendre son travail, Leana remarqua Barbara Wilkinson, la femme du meunier, qui regardait ce qu’elle avait sur les genoux.
— Que faites-vous, jeune femme ? Une robe pour un bébé ?
Leana baissa les yeux et eut un choc. Elle avait pris la robe de nuit d’Ian à la place des bas ! Les petites manches brodées étaient étendues sur ses jupes à la vue de toutes.
— Quel joli travail.
Barbara Wilkinson prit le vêtement d’enfant et le leva afin que toutes puissent le voir.
— Ces chardons ne sont-ils pas d’une main experte ?
Tout autour de la pièce, des têtes se levèrent, des sourcils aussi, alors que les femmes regardaient la petite robe. La femme du meunier se retourna vers Leana et demanda, les yeux brillants dans l’attente de la réponse :
— Ce petit enfant doit être très spécial, pour que vous lui cousiez une telle robe. À qui est-il ?