À Carol Bartley,

éditrice de talent

et amie précieuse.

Ta patience,

tes encouragements,

ta direction inspirée

et ta foi inébranlable

sont des bénédictions inestimables.

Merci, chère sœur,

d’entreprendre ce périple avec moi

encore et encore.

Chapitre 8

Les espoirs, que sont-ils ? Des gouttes de rosée matinale

Enfilées sur de minces tiges d’herbe.

— William Wordsworth

Ian fut fidèle à sa parole, lui servant de garde du corps, tel un homme d’armes du Moyen Âge, dès que Davina quittait les limites sécuritaires de Glentrool.

Le vendredi, il lui fit traverser le loch Trool en canot afin de lui offrir une jolie perspective du ruisseau Buchan. Les eaux rapides cascadaient sur les pentes rocailleuses d’étang en étang, blanches et écumantes un moment, bleues comme le ciel de mai celui d’après. Le samedi après-midi, il l’attendit patiemment pendant qu’assise au milieu des pins entourant Glenhead, elle dessinait un écureuil rouge perché sur une souche d’arbre, dont la queue nerveuse se tortillait en tous sens, tandis que ses petits yeux noirs et ses oreilles aux poils touffus guettaient les moindres mouvements de tout intrus.

Même en ce dimanche matin, en sûreté au milieu des murs de blocage de l’église paroissiale, Ian restait près d’elle. Plusieurs regards de côté furent lancés vers eux, le banc familial étant à moitié vide, déserté par ses occupants habituels. Son père avait promis de revenir le vendredi suivant, mais Will et Sandy seraient absents jusqu’au jour de Lammas.

Un trimestre complet. Tout l’été.

Le cœur de Davina se serra à cette perspective. Elle s’ennuyait des frères jumeaux à table, décrivant leurs équipées quotidiennes. Elle s’ennuyait de leurs escalades avec elle, où ils lui enseignaient à grimper aussi agilement qu’eux. Elle s’ennuyait de leurs rires joyeux, de leur vantardise et de leur force masculine. Aussi reconnaissante qu’elle fût de la compagnie discrète d’Ian, elle savait que la responsabilité première de l’héritier était d’apprendre à administrer Glentrool, et non d’accompagner sa sœur dans tous ses déplacements. L’aîné ne savait jamais quand le manteau du maître pourrait lui échoir. Ian devait employer au mieux ses longues journées — dix-huit heures d’ensoleillement au milieu de l’été.

Une portion mesurable de cette lumière pénétrait l’intérieur austère et rectangulaire de l’église. Des murs gris, sans mortier, s’élevaient des planchers dallés. Des grains de poussière étaient suspendus dans l’air, comme s’ils y étaient depuis des générations, et les bancs semblaient réclamer à grands cris une nouvelle couche de peinture verte. Heureusement, les fenêtres invitaient le soleil matinal afin qu’il gardât les fidèles éveillés. Mais il était clair que le vieux monsieur Carmont, le père de Peter, ne résisterait pas longtemps ; sa tête s’affaissait déjà sur sa poitrine.

Le psaume de rassemblement du maître de chapelle attira tous les regards vers l’avant de l’église. Pendant que les Galbraith cherchaient encore leur banc et que les McMillan descendaient l’allée centrale, monsieur McHarg commença à lire les psaumes, une ligne à la fois. Il faisait volontairement une pause entre chaque verset, afin que la congrégation pût lui répondre à l’unisson. « Rendez grâce au Seigneur, car il est bon. »

De l’autre côté de l’étroite maison de prière, Margaret McMillan prenait place avec ses parents. Quand elle regarda timidement en direction d’Ian, l’ombre d’un sourire s’esquissa sur les lèvres du garçon. Ian irait lui parler sur le parvis de l’église entre les services, sut alors Davina. Elle jeta un coup d’œil sur son cahier à dessin, à ses pieds. Est-ce que Margaret aussi avait fait le portrait d’Ian ou tracé sur papier le contour de son beau profil ?

Monsieur McHarg chanta un peu plus fort, comme s’il avait surpris les pensées vagabondes de Davina. Elle répéta consciencieusement, « Qu’ainsi parlent les rachetés de Dieu ». Le psaume de rassemblement se poursuivit pendant environ une quarantaine de versets, enjolivés par la voix suave de sa mère et celle de baryton d’Ian. Quand elle était petite, Davina avait récité des extraits du petit catéchisme et des douzaines de psaumes par cœur ; aujourd’hui encore, les mots restaient logés dans son cœur. « Est-il un sage ? Qu’il observe ces choses et comprenne l’amour de Dieu. »

La dernière note s’éteignait dans l’air du matin lorsque le révérend Moodie, un homme mince et aux cheveux clairsemés, prit place en chaire. Comme à son habitude, il commença par offrir des hochements de tête respectueux aux propriétaires terriens présents. Ses sourcils s’arquèrent quand il se tourna vers le banc des McKie et constata que le laird de Glentrool n’était pas parmi les siens. Plus d’un gentilhomme de la paroisse n’assistait plus au rituel du sabbat, le considérant démodé. Entre les services, sa mère s’empresserait d’assurer le ministre que Jamie McKie n’était pas de leur acabit.

Deux heures après, les ouailles du révérend étaient assises sur l’inégal parvis de l’église, savourant la nourriture froide apportée de la maison. À midi, la température était agréable, quoique fraîche : davantage un temps d’avril que de mai. Le ciel était d’un bleu délavé et le sol, humide sous les semelles de Davina. Comme elle l’avait prédit, sa mère se hâta de trouver le révérend. Au même moment, la jeune Margaret McMillan tira sur la manche d’Ian, afin de l’inviter à partager son plat de saucissons avant le début de l’office de l’après-midi.

Son frère l’interrogea du regard.

— Est-ce que cela t’ennuierait beaucoup, Davina, si… ?

Ian n’était pas du genre à se défiler devant ses responsabilités, mais les doux yeux bruns de Margaret avaient amolli sa volonté.

— Nous serons assis sous l’if…

Davina renvoya du geste le couple vers l’arbre plusieurs fois centenaire qui dominait le cimetière, heureuse d’être seule avec ses pensées. Laissant ses pieds choisir son chemin, elle déambula entre les pierres tombales, plantées autour de l’église médiévale en rangs irréguliers, comme un très vieux jardin où les plantes se seraient pétrifiées. Lisant distraitement les épitaphes, elle remarqua plusieurs tristes énumérations de noms d’enfants. Si un nouveau-né mourait, l’enfant suivant héritait souvent du même nom. Sur la pierre tombale d’une même famille, le prénom John se trouvait gravé trois fois et Ann deux fois ; aucun n’avait survécu jusqu’à son premier anniversaire.

— Mademoiselle McKie ?

Elle se retourna soudain et trouva Graham Webster, debout derrière elle. Vêtu de couleurs sombres, portant toujours son brassard noir, il s’attardait près d’une pierre tombale plus récente. Quand il la salua, Davina esquissa une révérence et attendit que le veuf lui adressât la parole.

— John McMillan m’a dit que vos frères jumeaux étaient partis pour Édimbourg, dit-il, et la compassion brillait dans ses yeux noisette. Glentrool doit vous sembler bien désert.

Elle hocha la tête, pensant à la maison du veuf, Penningham Hall, avec ses nombreuses pièces vides. Après dix années de mariage sans enfant, sa jeune femme, Susan, était morte de consomption deux étés auparavant.

— Je sais ce que cela veut dire de vivre dans une maison pleine d’échos, dit monsieur Webster en fixant la sépulture de sa défunte épouse. Pardonnez-moi de ne pas avoir assisté aux festivités du 1er mai à Glentrool. On m’a dit que votre prestation fut exceptionnelle.

Bien que Davina ne levât pas le regard, elle offrit un léger sourire en guise de remerciement. Elle se dit qu’il ne danserait pas davantage à la foire de Lammas, qu’il n’aiderait pas à édifier le bûcher la veille d’Hallowmas5, et ne sillonnerait pas non plus le pays à pied le jour d’Hogmanay. Son année de grand deuil était terminée depuis longtemps, pourtant on disait dans la paroisse que son cœur tardait à guérir.

L’œil artistique de Davina ne put résister à l’envie de l’étudier un moment. Un nez proéminent, évoquant un héros grec. Des mâchoires fortes et un menton barbu. Une épaisse chevelure auburn, taillée à la mode. Pour un beau gentilhomme d’à peine trente ans, Graham Webster faisait plus vieux que son âge. Rongé par les soucis. De fines rides lui creusaient le front et accentuaient chacun de ses traits.

Quand il se tourna vers elle de nouveau, ses yeux exprimaient à la fois le chagrin et le désir. Le premier était presque trop difficile à soutenir ; l’autre, un peu perturbant. Aucun gentilhomme ne l’avait jamais regardée de cette façon. Mais peut-être n’était-ce que le fruit de son imagination.

Non. Elle n’imaginait rien.

Davina rougit et se détourna, certaine de l’intérêt qu’elle suscitait, mais pas du tout de ses propres sentiments. Pendant des années, Graham Webster n’avait été pour elle que le mari de Susan. Par la suite, un veuf éploré en deuil. Mais jamais elle n’avait pensé à lui comme à un prétendant éventuel. Poursuivrait-il la conversation ? Devait-elle ouvrir son cahier pour y écrire quelques lignes ?

— J’espère vivement que vous jouerez du violon pour moi, un jour, mademoiselle McKie.

L’émotion dans sa voix ne fit qu’échauffer les joues de Davina un peu plus. Tout en espérant ne pas offenser le pauvre homme, la jeune fille lui offrit une brève révérence d’adieu et se dirigea vers le ruisseau Penkill. Le murmure du courant agité, comme une musique dépourvue de notes, était sans doute ce qu’il lui fallait pour s’apaiser.

Elle était plongée dans ses réflexions au-dessus des berges abruptes, respirant l’air frais, quand la cloche de l’église résonna dans le beffroi, rappelant les paroissiens de Monnigaff au culte.

— Heureusement, le deuxième service est plus court, dit Ian en s’approchant d’elle pour lui offrir son bras. Et n’ai-je pas le souvenir d’un panier de scones à la mélasse frais, qui nous attend dans la voiture pour le trajet du retour ?

La pensée des délicieux scones d’Aubert la soutint pendant l’après-midi, éclipsant ses inquiétudes au sujet de monsieur Webster, qui s’en était allé pour la journée. Le matin du sabbat, il allait au culte à Monnigaff, la paroisse de sa défunte femme ; l’après-midi, il se rendait dans sa paroisse natale, à l’église de Penningham, moins d’un mille6 au sud, à Newton Stewart. Elle était désolée de l’avoir quitté si abruptement. Il la connaissait depuis son enfance ; il ne faisait aucun doute que son regard en était un d’affection fraternelle, rien de plus.

Plus tard, cet après-midi-là, assise sur le banc rembourré de l’attelage, Davina découvrit qu’Eliza avait par inadvertance emballé suffisamment de scones pour toute la famille, incluant les absents.

— Je mangerai la part de père, dit Ian, lui retirant les pâtisseries des mains avant qu’elle puisse protester.

— Vous pouvez aussi avoir les miens, lui dit sa mère, levant sa main gantée pour étouffer un bâillement. Par une journée si froide, comme il fait bon dans la voiture, dit-elle d’une voix lourde de sommeil.

Elle s’y abandonna bientôt, laissant la sœur et le frère engloutir les scones et se tenir mutuellement compagnie, jusqu’à leur arrivée aux écuries de l’auberge House o’ the Hill. L’attelage y serait remisé et les chevaux sellés pour les trois derniers milles à parcourir dans la vallée.

Ian, qui se déplaçait rarement sans un livre, tira un mince bouquin de sa poche et le tint près de la vitre de la voiture pour lire.

— Ça ne t’ennuie pas, Davina ?

En ceci, il surpassait ses frères plus jeunes : Ian pouvait rester silencieux pendant de longues heures d’affilée et ne rien exiger d’elle. Communiquer ses pensées par gestes pouvait devenir laborieux. Avec Ian, elle pouvait se détendre simplement, sachant qu’il était entièrement absorbé dans son recueil d’essais.

De temps en temps, il jetait un coup d’œil dehors, comme Davina le faisait, et peut-être pour la même raison : s’attendant à voir les jumeaux chevaucher à côté de l’attelage, comme c’était leur habitude. Ses pensées suivaient le rythme des fers des chevaux sur la route. À la maison. Vite, à la maison. Il n’y avait pas de remède pour sa mélancolie grandissante, si ce n’était d’ouvrir son cahier à dessin et de rêver tout éveillée d’un certain gentilhomme.

Affectant un air détaché — ainsi, Ian ne serait pas porté à lui demander ce qui l’absorbait —, Davina étudia un dessin, puis un autre, son fusain à la main, comme si elle s’apprêtait à ajouter un nouveau croquis à sa collection. Celui qu’elle avait sous les yeux représentait les rives du Minnoch — mal rendues, décida-t-elle. Puis, l’écureuil qu’elle avait dessiné la veille. Quand son regard tomba sur la page qu’elle connaissait si bien, elle oublia de dissimuler son sourire.

Comme ce gentilhomme était différent de ses frères à la tignasse foncée, ou de monsieur Webster avec sa chevelure auburn, ou encore du révérend Moodie, presque chauve, celui-là. De toute sa vie, elle n’avait jamais vu un homme pareil — ni dans un livre ni dans un village des Lowlands. Un prince doré avec des rayons de soleil lui illuminant les cheveux. Des yeux aussi bleus que le ciel du nord. Grand et fort comme le mât d’un navire. Brillant et chaud comme l’été lui-même.

Se rappelant avec quelle fébrilité elle avait fait courir son crayon sur la page, son cœur s’accéléra. Était-ce seulement quatre jours auparavant ? Le fusain s’étalait ici et là, pourtant Davina le reconnaîtrait dès qu’elle le verrait.

Et elle était sûre qu’elle le verrait.

Où et comment, elle n’aurait su le dire. Mais son rêve avait été trop saisissant, les images trop claires pour ne pas être réelles. Son père n’avait-il pas eu des rêves aussi, il y avait si longtemps de cela ? Et les choses qu’il avait rêvées ne s’étaient-elles pas produites ? Davina accrocha ses espoirs à ce fil ténu : elle était la fille unique de Jamie McKie, un homme dont les rêves s’étaient réalisés.


5. N.d.T. : la Toussaint.

6. N.d.T. : Un mille équivaut à un peu plus de mille six cents mètres.

Chapitre 9

C’est un père sage, qui connaît son propre enfant.

— William Shakespeare

Veillerez-vous au bien-être de Davina, père ? À ce qu’elle soit heureuse ?

Jamie nota la sincérité dans la voix de Will, la préoccupation réelle dans son regard, et lui pardonna sa question oiseuse, si souvent répétée pendant leur voyage dans l’est.

— Sois-en assuré, dit-il, tout en prenant garde de ne pas se fracasser le crâne contre les poutres basses de la maison de pension.

Le professeur Russell offrait une bonne table et des lits fermes à ses hôtes, mais ses chambres étaient loin d’être spacieuses et n’avaient pas grand air. Le tapis était usé, les petites fenêtres à une seule vitre ne laissaient passer qu’une maigre lumière et la cuvette de porcelaine était sérieusement ébréchée.

Heureusement, les jeunes hommes n’accordaient que peu d’attention à ces choses. La cour extérieure du collège et la vieille bibliothèque, les salles de réunion et les tavernes : voilà les endroits où Will et Sandy se rassembleraient avec les autres étudiants. N’avait-il pas fait la même chose ?

Jamie appuya le front sur la vitre, observant les cochers sur leur voiture aux roues boueuses et leur bonnet détrempé.

— Vos montures sont à un coin de rue d’ici, dans la venelle des Chevaux, mais vous n’aurez pas l’occasion d’en faire grand usage. Édimbourg est une ville qui gagne à être vue à pied.

Sandy vint le rejoindre près de la fenêtre.

— Même sous la pluie, père ?

— Surtout sous la pluie, quand tu dois trouver un abri sous les voûtes basses des porches.

Jamie parcourut du regard l’horizon familier.

— Sachez-le, le ciel est souvent triste et les vents de la mer du Nord, vifs. Quand un froid brouillard venant de l’est enveloppe la ville, l’air est si opaque que l’on peut à peine voir la tête de son cheval. Si l’on est assez malavisé pour monter la pauvre bête, s’entend. Ajoutez à cela la fumée de centaines de cheminées, et vous comprendrez que la « Vieille Enfumée » porte très bien son nom.

Il comprit qu’il temporisait, étirant la conversation, plutôt que de dire ce qui devait l’être et prendre congé. Le voyage à Édimbourg avait été long et ardu ; ses fils avaient parlé entre eux, mais rarement avec lui, et uniquement quand ils le devaient. Leur ressentiment flottait dans l’air, semblait coller aux vêtements, comme la poussière soulevée par les sabots d’un cheval au galop.

Il est vrai qu’il ne les avait avisés qu’à la toute dernière minute de son projet de les inscrire à l’université. Mais ils ne lui avaient pas laissé beaucoup de choix. Depuis le départ de leur tuteur, Will et Sandy étaient devenus de plus en plus turbulents, à Glentrool. « Des enfants de la colère », comme la rumeur de la paroisse les décrivait. Rouant leurs jeunes voisins de coups de poing, contestant son autorité, courant les jupons plutôt que de faire convenablement la cour à une jeune femme, à l’exemple d’Ian — des comportements indignes de gentilshommes.

Non, il ne s’était pas trompé, pas cette fois. Aussi difficile que cela fût de confier les jumeaux à des étrangers, l’avenir de ses fils tenait dans leur éducation.

Quand Will s’approcha aussi de la fenêtre, Sandy demeurant à ses côtés, Jamie passa ses bras autour de leurs épaules.

— Il est temps pour moi de rentrer.

Il attira brièvement ses fils plus près de lui — pas une véritable étreinte, bien que le geste ne fût pas dépourvu d’affection —, puis les relâcha avec un sentiment grandissant de regret. Quand viendrait le jour de Lammas, il trouverait Will et Sandy bien changés. Ils ne seraient plus des garçons, mais des hommes. Non plus des enfants de Glentrool, mais des fils d’Édimbourg.

— Vous n’avez pas besoin de m’accompagner en bas, leur dit-il en ramassant son chapeau d’équitation et ses gants. Je connais le chemin jusqu’à la porte d’entrée.

Les garçons échangèrent un regard, puis secouèrent la tête de concert.

— Non, père, insista Will. Nous ne sommes pas à ce point dépourvus de manières. Vous avez investi vos guinées dans notre avenir. Notre logement, notre éducation, notre pension…

— Oui, vous vous êtes montré très généreux, bredouilla Sandy. Et nous n’oublierons pas de sitôt la visite de ce matin chez monsieur Chalmers, notre nouveau tailleur.

Jamie leva un doigt.

— Dans la ruelle des Avocats. Vous vous souviendrez du chemin pour y aller ?

Ils lui assurèrent qu’ils la retrouveraient facilement, et Jamie hocha simplement la tête. Dans la capitale de l’Écosse, avec son labyrinthe de venelles et de ruelles, localiser une adresse particulière était comme chercher une pièce de monnaie dans les caniveaux bourbeux de la ville : une tâche frustrante n’offrant aucune garantie de succès. La main toujours posée sur le loquet de la porte, Jamie demanda :

— Vous savez ce que veut dire gardyloo ?

Will sourit, un spectacle rare, ces derniers temps.

— Le cri lancé du haut d’une fenêtre avant qu’un pot de chambre soit vidé dans la rue.

— Et mettez-vous à l’abri, sinon vos nouveaux habits n’en sortiront pas indemnes.

Les trois hommes descendirent l’escalier de bois en silence. Pour sa part, Jamie n’avait plus rien à ajouter. Il ne lui restait que des banalités, ne valant pas le souffle pour les porter.

Ayant atteint l’étroit vestibule, où ils pouvaient facilement être observés par les habitants de la maison, le père et ses fils s’attardèrent un moment en silence près de la porte. Le sentiment qu’ils vivaient la fin d’une époque, et le début d’une nouvelle, les enveloppait comme l’éclat vacillant de la bougie.

— Quand votre grand-père…

Jamie déglutit, puis se reprit.

— Quand Alec McKie m’a reconduit à l’université en 1782, ses derniers mots furent « la vertu ne passe jamais de mode ». Des paroles sages, garçons, et j’espère que vous en tiendrez compte.

— Nous n’y manquerons pas, monsieur, dirent les fils à l’unisson, avec le regard confiant de la jeunesse. Portez nos salutations à Davina, ajouta Will, car notre sœur se sentira bien seule, sans nous, cet été.

— Oui, elle s’ennuiera de vous, accorda Jamie, qui avait de la difficulté à maîtriser sa voix. À Dieu vat, garçons.

Les trois s’inclinèrent brièvement, comme trois connaissances se croisant dans la rue. Il ne restait rien d’autre à faire qu’à se séparer.

Quand le loquet de la porte tomba derrière lui, Jamie hésita devant la pluie brumeuse qui l’attendait. Il regardait, sans les voir vraiment, les façades de brique de l’autre côté de la rue étroite ; il entendait, sans leur prêter attention, les cris des vendeurs de tourtes et des femmes de pêcheurs, le hennissement des chevaux et la clameur des conversations des piétons.

C’est fait.

Il se sentait comme un homme à la dérive, sans voile ni gouvernail. Était-il heureux de les voir partir de la maison, ces garçons turbulents dont l’insouciance avait dérobé sa voix à leur sœur ? Ou faisait-il le deuil de ce qui aurait pu être, la relation étroite que son orgueil et sa colère avaient empêchée ?

Ne te souviens pas des péchés de ma jeunesse…

Hélas, il s’en souvenait trop bien. Jamie pencha la tête, indifférent à l’équilibre précaire de son chapeau, qui risquait de tomber dans la boue.

mais selon ton amour…

Il s’arrêta dans ses pensées, résistant à la suite du verset. Comment osait-il demander la clémence du Tout-Puissant, quand il ne pouvait se résoudre à pardonner à ses propres fils ?

… souviens-toi de moi…

Désemparé, il leva le menton et se lança dans la grand-rue, ignorant la pluie. Il avait besoin de marcher, il avait besoin de penser. Il se dirigea vers le nord, traversa la Cowgate, si absorbé dans ses pensées qu’il entra presque en collision avec un jeune couple blotti sous le même plaid.

Le jour de Lammas, quand les jumeaux rentreraient, peut-être pourraient-ils se parler à cœur ouvert, tous les trois. Discuter du passé, aussi douloureux fût-il. Will et Sandy ne savaient presque rien de sa propre histoire. Gagneraient-ils à connaître les échecs de sa jeunesse, ses luttes ? Après leur été à l’université — une expérience qui leur apprendrait l’humilité, assurément —, ses fils seraient mieux préparés à entendre de telles choses. Et peut-être serait-il lui-même prêt à s’en confesser.

Pardonne, et tu seras pardonné. En août, donc.

De meilleure humeur, Jamie accorda plus d’attention à son environnement. Pas très loin devant lui, la tour médiévale de Saint-Giles lançait ses flèches dans le ciel mouillé ; à l’est, à quelques pas seulement, se trouvait la croix du marché, si souvent rebâtie. Les pavés ronds et glissants sous ses
pieds ralentissaient sa progression lorsqu’il tourna dans la grand-rue, où il fut déconcerté par les changements qui l’attendaient. Les maçonneries du XVIIe siècle avaient fait place à des structures de bois. Des propriétés raffinées, qui avaient autrefois appartenu à la noblesse, étaient maintenant les modestes demeures de commerçants. La même ville, pourtant différente.

Un éclair zébra le ciel, la pluie se transforma en déluge, et Jamie dut se réfugier en courant dans la boutique la plus proche : c’était une librairie. L’on pouvait lire les noms « Manners et Miller » peints au-dessus de la porte délabrée. Quatre fois plus longue que large, la petite boutique faiblement éclairée était aussi sombre que la rue. Une unique fenêtre lui procurait sa seule lumière naturelle. Des lampes à huile étaient disposées çà et là — des chandelles auraient posé un trop grand risque au milieu des papiers et des livres. Les senteurs de l’encre fraîche et du cuir tanné imprégnaient l’air.

Le propriétaire, un homme aux épaules voûtées portant des lunettes, le regardait d’un air soupçonneux.

— Je vous demande pardon, dit Jamie en s’écartant d’une table où étaient exposées des piles de livres fraîchement imprimés et nettement plus secs que le visiteur. C’est une journée bien maussade, s’excusa-t-il.

Le vieil homme remit à sa place un épais volume.

— En effet, répondit-il.

Il glissa un second bouquin sur sa tablette, sans autre commentaire, bien qu’il ne pût s’empêcher de lancer un regard peu flatteur à la tenue détrempée de Jamie.

Il porta la main à sa bourse à l’intérieur de son gilet. Peut-être pourrait-il faire un achat modeste, en guise d’appréciation pour le toit sec au-dessus de sa tête ?

— Ai-je le plaisir de parler à monsieur Manners ou à monsieur Miller ?

Le libraire ne réagit à aucun des deux noms. Il essaya une approche différente.

— J’aimerais offrir un livre à ma femme. Quelque chose d’inédit…

Jamie regarda autour de lui, ne sachant par où commencer.

— Une histoire en un seul volume serait préférable.

Sans un moment d’hésitation, l’homme saisit un livre de la pile la plus rapprochée et le lui présenta.

— Voilà Les paysans de Glenburnie. Très populaire. Y a été écrit par une femme, ajouta-t-il.

Que ce commentaire fût une recommandation ou une mise en garde, Jamie n’aurait su le dire.

— Elizabeth Hamilton, d’George Street, précisa le libraire.

Jamie ouvrit la page titre, puis sourit en lisant à voix haute.

— « Une histoire pour l’habitant au coin de l’âtre ». Voilà qui conviendra très bien à ma femme.

Quand le libraire marmonna un prix, Jamie chercha
son argent. Tandis qu’il comptait le nombre de shillings demandés, son regard s’alluma en se posant sur une autre pile.

— Est-ce aussi un roman ?

L’homme hocha négativement la tête et ses lunettes se retrouvèrent de guingois sur son visage.

— C’t’un livre au sujet d’l’île d’Arran. Y est question d’la vie rurale, d’la pêche, enfin d’toutes ces choses. L’écrivain est un ministre.

Jamie en feuilletait déjà les pages.

— Vraiment ? Je connais un ministre qui vit sur l’île d’Arran. C’est un parent, le révérend Benjamin Stewart.

S’il en était l’auteur, comment l’homme trouvait-il le temps d’écrire un livre sur l’agriculture et les antiquités, alors qu’il avait deux filles à élever et une paroisse à administrer ? Quand il regarda la page titre, il trouva sa réponse.

— Oh, ce n’est pas mon cousin, mais le révérend James Headrick.

Il referma le bouquin, sa curiosité satisfaite et sa mémoire rafraîchie. Quand il était encore un jeune homme, il avait visité l’île d’Arran, une courte traversée à voile à partir de la côte occidentale du comté d’Ayr.

— De jolies collines à escalader en été, murmura-t-il. Goatfell, en particulier.

Le libraire haussa les épaules avant de retourner à son travail.

— J’peux pas l’savoir, m’sieur, car j’ai jamais mis l’pied su’ l’île d’Arran.

Jamie remercia l’homme, enfouit le livre de Leana dans la poche de son manteau et retourna avec réticence dans la rue, pour y découvrir que la pluie n’était plus qu’une fine bruine. Un bas roulement de tonnerre grondait toujours dans le lointain, pourtant une prometteuse touche de bleu perçait le ciel à l’horizon. Le jour, à cette époque de l’année, ne s’évanouirait pas avant vingt heures passées. Au crépuscule, Jamie aurait atteint son premier gîte pour la nuit.

Retraçant sa route le long du marché aux poissons, il chercha instinctivement Will et Sandy dans la foule. Étaient-ils toujours dans leur chambre ou exploraient-ils déjà les ruelles sombres ? Faisaient-ils connaissance avec leur propriétaire ou cherchaient-ils le chemin le plus court pour se rendre à la taverne ? Il ne leur restait que peu de temps avant le début des cours à l’université. Le trimestre d’été commençait au lever du jour.

Quand il aperçut les écuries de la venelle des Chevaux, la question précédente de Will lui revint à l’esprit. Veillerez-vous au bien-être de Davina ? Naturellement, il le ferait. Notre sœur se sentira bien seule, sans nous, cet été. Sa fille méritait tout le bonheur qu’il pouvait lui offrir. Jamie ralentit le pas, considérant de nouveau les possibilités. Pouvait-il faire quelque chose pour elle afin d’égayer les mois à venir ?

Mais bien sûr. Jamie en rit presque à haute voix, tant la solution lui était venue facilement à l’esprit. Arran.

Le révérend Stewart n’avait-il pas invité Davina à rendre visite à ses filles, quand elle en aurait envie ? C’était maintenant le moment idéal. Et quel meilleur endroit pour passer les longues journées d’été ? Avec une île à explorer et ses cousines qu’elle apprendrait à connaître, elle ne s’ennuierait pas de ses frères. Et Leana serait enchantée de l’idée ; Jamie en était certain.

Il se dirigea vers les écuries, sa décision arrêtée. Une lettre serait envoyée à Arran immédiatement par la voiture de poste de l’ouest via Glasgow, ce qui était bien plus rapide que d’attendre d’être revenu à Monnigaff pour mettre sa missive à la poste. Devrait-il informer Davina de son initiative dès son retour ? Ou attendre de recevoir une invitation par retour du courrier ? Cela pouvait prendre deux semaines ou même davantage. Il ne pouvait réprimer un sourire en imaginant l’expression de Davina. Comme sa fille le gronderait d’avoir gardé son projet secret !

— Z’êtes de bien bonne humeur, m’sieur !

Le garçon d’écurie lui sourit de son perchoir, sous la
barrière d’entrée en voûte.

— J’vais chercher vot’ monture. Un hongre noir, n’est-ce pas ?

Il disparut un moment, avant de revenir avec le cheval de Jamie, sellé pour le voyage.

— Z’avez une longue route d’vant vous, m’sieur ?

— C’est une randonnée de quelques jours.

Jamie saisit les rênes, pressé de se mettre en route.

— J’ai d’abord une lettre à mettre à la poste.

Il en composait déjà les phrases dans son esprit tout en enfourchant son cheval. Il saisit deux pièces de cuivre qu’il lança au garçon. Celui-ci les accepta en hochant sa tête ébouriffée.

— V’trouv’rez l’bureau d’poste près d’la croix du marché, m’sieur.

— C’est sur mon chemin.

Jamie dirigea son cheval hongre vers le nord, tout en criant par-dessus son épaule :

— Un bel été à toi, garçon.

Et à toi, ma chère fille. Et à vous, mes fils d’Édimbourg.

Chapitre 10

L’expression silencieuse du visage est souvent éloquente.

— Ovide

Promets-moi de ne pas répéter ceci à ton père, car la vérité le blesserait sûrement.

Leana se pencha au-dessus d’un carré récemment sarclé de son jardin, et sa voix n’était plus qu’un murmure.

— Mais n’était-ce pas merveilleux d’avoir Glentrool pour nous toutes seules ? demanda-t-elle d’un ton complice.

Davina hocha la tête avec enthousiasme.

— Je suis si heureuse que tu sois d’accord, dit Leana en riant, puis elle s’enfouit les mains dans le sol de nouveau.

Jamie lui manquait, bien sûr, et elle avait hâte qu’il rentre. Mais elle avait apprécié ces jours tranquilles en compagnie de sa fille. L’été à venir était porteur de grandes promesses.

Elle travaillait le sol humide, arrachant des mauvaises herbes au passage. Un chapeau de paille à large bord protégeait ses yeux sensibles du soleil, et des gants de coton préservaient ses mains pâles et délicates. De temps à autre, elle les retirait pour apprécier la sensation de la terre grasse glissant entre ses doigts. Jamie la taquinait, lorsqu’elle faisait ainsi le travail des domestiques, pourtant peu de choses la comblaient autant que d’être au milieu de ses plantes et de ses fleurs. Robert s’occupait du grand potager et de plusieurs lits de roses. Le jardin ornemental était du ressort de Leana, tout comme celui de plantes médicinales, qui produisait une abondante variété de plantes destinées à garder sa famille en bonne santé.

Un rosier en particulier était réservé à ses soins exclusifs : celui portant la rose de l’apothicaire, planté devant la salle à manger en mémoire de sa sœur, Rose. La fleur rouge foncé ne s’épanouissait pas avant le milieu de l’été, libérant alors sa douce fragrance. Chaque année, dès l’éclatement du premier bourgeon, Leana conservait une branche fraîchement coupée dans un petit vase sur sa table de chevet, jusqu’à ce que la dernière rose pâlisse et devienne d’un rouge pourpre. Dans nos mémoires pour toujours, chère sœur. Nous ne t’oublierons jamais. Ses parents étant décédés aussi, les êtres qu’elle aimait à Glentrool lui étaient d’autant plus précieux.

Leana renversa la tête vers l’arrière, aspirant l’air rafraîchi par la pluie.

— C’est bon de voir le ciel encore si bleu.

Le soleil de l’après-midi avait réchauffé leurs épaules, et une légère brise de l’ouest agitait l’air, riche des senteurs du printemps : un tapis d’herbe, fraîchement coupée ; de la terre fertile, retournée par la bêche du jardinier ; une aubépine, toujours en fleur. Bien que sa fille n’eût arraché qu’une poignée de mauvaises herbes, sa seule présence était une bénédiction.

— Glentrool n’est pas vraiment à nous toutes seules, admit Leana, puisque ton frère Ian est là. Pourtant, nous ne l’avons pas beaucoup vu, n’est-ce pas ?

Davina mima un livre qu’on ouvrait.

— Tu as parfaitement raison. Ton frère est heureux de passer le temps en lisant.

Davina indiqua Glenhead à l’est, puis se toucha le cœur.

— Oui, et la charmante mademoiselle McMillan occupe beaucoup de son temps, aussi.

Leana se détourna de son jardin un moment, accordant à Davina toute son attention, car sa question suivante était très importante.

— Est-ce que cela t’affectera beaucoup, quand Ian se mariera ? Rien d’officiel n’a été annoncé, mais un mariage semble imminent, n’es-tu pas d’accord ?

Davina hocha la tête de nouveau, avec un peu moins d’enthousiasme.

Pour une jeune femme incapable de parler, sa fille était très expressive. Ses mimiques, sa gestuelle variée, tout cela communiquait ses pensées très clairement. Même les étrangers saisissaient rapidement son langage unique.

Leana remarqua le cahier à dessin dans la poche du tablier de Davina.

— Pourquoi n’essaies-tu pas de dessiner l’une de mes plantes en floraison ?

Le regard de Leana parcourut son jardin médicinal, cherchant un sujet intéressant.

— Tant qu’elle ne fleurira pas, dit-elle, la bistorte est trop banale. Le pissenlit est très coloré, mais si commun. Pourquoi pas la bourse-à-pasteur ?

Davina fit la grimace.

— Je suis d’accord, les fleurs sont trop petites pour être de quelque intérêt artistique. Et l’aigremoine ne fleurit pas avant le mois de juin. Mais le mois de la cueillette est arrivé, toutefois.

Elle coupa quelques tiges avec ses ciseaux de jardinier et les enfouit dans sa poche ample. En parcourant du regard les rangées de plantes, dont certaines étaient des vivaces qu’elle avait mises en terre l’automne de la naissance de Davina, Leana trouva ce qu’elle cherchait.

— Elle est non seulement jolie, mais aussi très aromatique.

Leana pinça entre ses doigts une feuille de forme ovoïde, dont elle frotta les bords dentelés entre ses doigts, avant de la tendre à Davina pour qu’elle la hume.

Ses yeux d’un bleu profond s’arrondirent.

— Très piquant, n’est-ce pas ? C’est l’une des nombreuses véroniques.

Leana se frotta les doigts ensemble pour chasser les débris.

— Tu te souviendras peut-être d’y avoir goûté, bouillie en sirop et sucrée avec du miel.

Elle arracha une fleur pour l’approcher du visage de Davina.

— Comme je le supposais, reprit-elle, ses pétales sont de la même couleur que tes yeux. D’un bleu plus profond que les miens et bordé d’une nuance plus foncée. Personne dans la famille ne possède des yeux comme les tiens, dit Leana, en faisant glisser les doux pétales sur sa joue.

Un mouvement de la tête de Davina signala une question. Elle la griffonna dans la marge de son cahier à dessin, puis le tendit à Leana pour qu’elle la lise. Tante Rose ?

— Non, dit Leana, et sa gorge se serra. Ma sœur avait les yeux bruns. Très sombres, comme ses cheveux.

Leana déposa les fleurs dans le livre ouvert de Davina.

— Elle était très belle, ta tante Rose, dit-elle avec émotion.

Et jeune. Si jeune.

Davina n’insista pas davantage et commença plutôt à dessiner.

Leana inclinait la tête pendant que le croquis prenait forme. Fasse le ciel que tu ne connaisses jamais pareil chagrin, que tu ne vives jamais pareille perte. N’était-ce pas le souhait
de toute mère ? De protéger ses enfants de la souffrance et de la douleur, de les garder sous son aile le plus longtemps
possible ? Et voilà que Davina était séparée de ses frères jumeaux — tous les deux vivants, mais si loin. Et son frère aîné était destiné à se marier.

— Je me demande quand tu quitteras Glentrool, murmura Leana, car ce jour viendra sûrement. Ce ne sera pas ton père qui t’emmènera sur son cheval, mais un beau jeune homme avec les yeux remplis d’amour et une mélodie dans son cœur.

Sous ses taches de rousseur, la peau de Davina vira au rose.

Leana la regarda plus attentivement. Quelque gentilhomme avait-il attiré le regard de sa fille ? Elle avait remarqué les regards insistants de Graham Webster lors de plus d’un sabbat. Le veuf pourrait-il plaire à sa fille ?

— Tu as dix-sept ans, lui rappela-t-elle, et tu es belle comme le jour. Y a-t-il un gentilhomme dans la paroisse qui désire te faire la cour ?

Quand Davina secoua immédiatement la tête de droite à gauche, Leana supposa qu’elle était simplement timide, ignorant comment confesser de telles choses. Désireuse de l’aider à s’ouvrir, Leana tendit la main vers son album, que sa fille partageait souvent avec elle.

— Peut-être que si je parcourais ces pages, je trouverais le nom d’un gentilhomme…

Davina lui arracha vivement son cahier des mains.

— Oh ! Pardonne-moi, Davina, je voulais seulement t’aider.

Elle le plaqua sur sa poitrine, et son visage était écarlate.

— Ma chérie, reprit Leana, qu’y a-t-il ?

Davina était déjà sur ses pieds et courait vers les collines, le balancement des rubans de sa robe exprimant un au revoir muet. Leana s’empressa de la suivre, en criant son nom.

— Davina, s’il te plaît ! Davina !

Ce ne fut que lorsque Leana fut à bout de souffle qu’elle se rendit compte que quelqu’un d’autre appelait aussi sa fille. Elle virevolta au son de la voix de son mari. Trop essoufflée pour répondre, Leana agita un mouchoir afin qu’il comprenne qu’elle l’avait entendu, avant d’aller vers lui, mécontente d’elle-même d’avoir ainsi troublé sa fille. Jamie courait quand il arriva à sa hauteur.

— Es-tu blessée, Leana ? Qu’est-il donc arrivé ?

Elle s’effondra dans ses bras, se sentant légèrement défaillir.

— Davina… s’est enfuie en courant… et…

— Devrais-je aller la trouver ?

— Non, elle n’est pas allée très loin.

Leana se redressa, finalement capable de reprendre son souffle.

— J’ai peur de l’avoir mise en colère.

Elle tourna le regard vers les collines et vit sa fille au milieu de la bruyère.

— J’espère qu’elle ne s’attardera pas longtemps.

— Elle doit avoir l’une de ses sautes d’humeur, j’imagine. Elle reviendra quand elle sera prête à le faire.

Jamie tira sur la manche de Leana, pour l’attirer dans ses bras.

— En ce qui me concerne, madame McKie, je suis prêt à rentrer à la maison.

Bien que son visage fût noirci par la poussière de son voyage, son sourire était toujours aussi irrésistible. Quand il l’embrassa, elle rougit comme une jeune fille.

— Jamie ! Nous sommes en plein jour et les domestiques sont dans le jardin.

Nos domestiques, lui rappela-t-il. Dans notre jardin. Et toi, tu es ma femme.

— Et si heureuse de l’être.

Leana glissa la main dans le creux de son coude, heureuse de compter sur le soutien de son mari. Et rendant grâce au Seigneur de le lui avoir donné. Il donne la force au faible. Leana but le verset qui lui revenait à la mémoire comme l’eau fraîche du loch. Il décuple la force de ceux qui en manquent.

Ils continuèrent de marcher vers la maison, puis s’arrêtèrent pour saluer Robert, qui s’affairait au milieu des choux cavaliers.

— Bienvenue à la maison, m’sieur.

Le jardinier efflanqué se redressa, puis retira son bonnet.

— Z’avons eu d’la pluie depuis l’jour d’vot’ départ. V’z’avez été arrosé à Édimbourg aussi ?

— Par plusieurs averses abondantes, en effet, dit Jamie, qui hocha la tête en direction des rangs bien droits. Je vois que vos laitues en ont bu chaque goutte.

— Un jardin a b’soin d’pluie, acquiesça Robert, essuyant la sueur de son front d’un mouvement d’avant-bras. C’dont y z’ont pas b’soin, par contre, c’sont des taupes. J’vais venir poser des pièges, demain matin.

Le regard de Leana s’arrêta sur un carré de salsepareilles, mais Jamie l’attira avec lui.

— Je reconnais cette lueur dans tes yeux, la taquina Jamie. Plus de jardinage. Nous avons des choses importantes à discuter concernant notre fille.

— Tu n’es quand même pas inquiet parce qu’elle s’est enfuie dans les collines ? Je suis certain qu’elle reviendra…

— Oh, dans moins d’une heure, acquiesça-t-il rapidement, tout en ouvrant la porte. Ce n’est pas de la situation actuelle de Davina dont je veux parler, Leana, mais de son avenir.