Alexia
Pourquoi m’as-tu abandonné ?
Preston Cardwell-Jean
Alexia
Pourquoi m’as-tu abandonné ?
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Cardwell-Jean, Preston, 1994-, auteur
Alexia, pourquoi m’as-tu abandonné? / Preston Cardwell-Jean.
Public cible : Pour les jeunes de 12 ans et plus.
ISBN 978-2-89571-287-9
I. Titre.
PS8605.A736A62 2018jC843’.6C2017-942343-6
PS9605.A736A62 2018
Révision : Vicky Winkler
Infographie : Marie-Eve Guillot
Photographie : Crandall Photography Studio
Éditeurs : |
Les Éditions Véritas Québec |
|
Site Web : www.editionsveritasquebec.com |
© Copyright : Preston Cardwell-Jean (2018) |
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Dépôt légal : |
Bibliothèque et Archives nationales du Québec |
ISBN : |
978-2-89571-287-9 version imprimée |
À tous ceux et celles qui
croient impossible de voir
la lumière au bout du tunnel,
ne perdez pas espoir,
car il y a quelqu’un quelque part
qui vous aime.
Je monte. Toutes les fois, je monte plus haut, toujours plus haut... 10e, 11e, 12e, 13e… Les étages défilent, et l’ascenseur ne s’arrête pas. Je regarde les murs miroitants de la cabine et, en voyant l’éclat de panique se reflétant dans mes yeux, je me souviens de la raison qui m’amène à monter. Aussi soudainement que cette pensée fait surface, je suis saisi d’une peur qui me noue l’estomac et qui me fait trembler telle une feuille dans un vent d’automne.
Sachant que je ne peux rien faire d’autre qu’attendre l’ouverture des portes, certaines images surgissent de ma mémoire, me torturant en raison de la situation précaire qui se joue en ce moment. Elle m’apparaît. Son sourire radieux, son rire attachant et contagieux, les nombreuses nuits passées à parler au téléphone alors qu’on écoutait le même film dans deux lieux différents… Tous ces beaux souvenirs s’estompent douloureusement alors que l’ascenseur freine et que les portes métalliques glissent, me laissant enfin passer.
En mettant les pieds au dernier étage de l’édifice, ma peur se transforme en stress tandis que l’adrénaline coule à flots dans mes veines. Sans réfléchir, je me lance à toute vitesse dans les couloirs bordés de portes. Je tente d’éviter, du mieux que je peux, les rares gens se trouvant sur mon passage, tout en ignorant leurs regards inquisiteurs ainsi que certaines paroles réprobatrices. J’espère qu’il n’est pas trop tard, me dis-je tandis que j’aperçois enfin la porte métallique du fond.
À bout de souffle, je pousse cette porte, je dois l’ouvrir vite, mais elle est bloquée. Un mince sourire apparaît sur mes lèvres alors que je pense : T’as vraiment pensé à tout, comme d’habitude… Je recule de quelques pas et je fonce à toute vitesse, épaule première, pour tenter de fracasser ce qui m’empêche de franchir l’escalier qui me mène au toit. La porte ne bouge pas, mais j’entends quelque chose craquer de l’autre côté. Cette fois, je m’éloigne davantage et je mets tout mon désespoir dans ce coup alors que mon épaule entre douloureusement en contact avec la porte.
Je m’empresse de l’ouvrir et de repousser la chaise qui barre mon passage. Je gravis les marches quatre à la fois, ressentant la peur revenir à l’assaut et la panique s’insinuer dans le fond de mon cœur. En poussant la dernière porte, je fige devant la scène qui s’offre à moi. Sur le bord du toit, me faisant dos, elle se tient immobile malgré les vents forts qui lui fouettent le visage avec fureur. Sa jolie, mais trop mince robe bat contre les rafales et ses cheveux brun sombre tombent en cascade sur ses épaules.
Comme si une main invisible me poussait, je penche vers l’avant, mais je réussis à maintenir mon équilibre, de peur de tomber. Alexia est immobile, seule et tellement fragile en cette seconde où la sauver est encore possible. Je m’avance prudemment comme si je m’approchais d’un fauve en liberté.
— Alexia…, murmurai-je, alors que quelques mètres à peine nous séparent.
Elle ne se retourne pas. Je m’avance encore de quelques pas.
— T’es pas obligée de faire ça. Je peux t’aider…
Enfin, elle pivote, dangereusement près du précipice qui se trouve à quelques centimètres de sa mince silhouette. Ses yeux bleu profond sont rougis et bouffis sous la torture des larmes. Son regard est vide alors qu’elle fixe directement mon âme, mais elle ne me dit rien, elle n’a pas besoin de mots pour communiquer. Comme si sa décision était immuable, elle se retourne sans se soucier de ma présence et regarde le vide à ses pieds.
— Lexie, je t’en prie…
Ma voix craque alors que je peux ressentir les larmes me brûler les yeux. Elle tourne la tête, me sourit tendrement alors qu’une larme descend lentement sur sa joue. Je vois sa bouche former un mot, mais je n’entends pas qu’elle me dit adieu. Puis elle cesse de me regarder, et sans que je puisse faire quoi que ce soit, elle se jette dans le vide. Le dernier acte de sa délivrance emporte avec elle mon souffle, ma vie et toute la couleur de mon univers…
Le ventre noué, le corps en sueur et la rage au cœur. Voilà comment Bentley « Ben » Grayson se réveille chaque matin après cet interminable cauchemar. Un cauchemar qui rejoue dans ma tête depuis huit semaines maintenant, pense-t-il en soupirant. Depuis que… À la moindre pensée de cet événement, le trou béant dans son cœur s’agrandit, le sentiment de vide dans son âme le tenaille davantage, et cette vague de rage, inexplicable et dévastatrice, lui coupe le souffle. Il voudrait crier, la rappeler, la sauver et son impuissance se transforme en culpabilité aussi acérée qu’un poignard qui lui darde le cœur.
Dans un élan de colère, il prend son oreiller et, d’une main experte, le lance sur son bureau où il atteint sa cible qui se fracasse en percutant le plancher. C’est le quatrième réveille-matin cette semaine, compte-t-il, alors qu’il s’affaisse à nouveau dans son lit. C’est une bonne chose que Dollarama existe, remarque-t-il en observant un sac qui en contient encore une dizaine. Il regarde le calendrier aimanté placé sur le réfrigérateur et il soupire de découragement. On est le 23 décembre. C’était la date extrême pour partir, s’il voulait se rendre chez ses parents pour les vacances de Noël. Il sourit avec ironie au mot vacances : ce retour dans le passé familial hante autant ses pensées que ce maudit cauchemar !
Ben avait terminé sa session au collège depuis deux jours déjà. Il n’avait pas pensé une seule fois à descendre dans son village natal, ni ressenti le besoin ou le soulagement que ressentaient la plupart des étudiants lors d’une pause qui permettait un retour au bercail. Non ! Il n’avait pas hâte de le revoir. Ça frustrait sa mère, qui ne cessait de l’appeler ou de texter pour lui demander la date de son arrivée. Elle l’attendait et, de ça, il était content, tout en réalisant que ce serait sans doute sa seule source de joie de toute la journée.
Son attention revient à ce rêve et il remarque un détail qu’il identifie chaque fois : le nombre d’étages augmente. Vingt, cette fois-ci, pense-t-il en se frottant les yeux d’une main distraite. Ma théorie est donc bonne. Deux de plus à chaque semaine. Mais pourquoi ? Voilà le détail qu’il n’arrivait pas à expliquer après huit semaines de combats intérieurs, de doutes, de remords. Malgré de longues réflexions, aucune explication logique ne lui venait et cela le frustrait davantage. Pourtant, l’édifice ne comptait que six étages. Alors pour quelle raison ce chiffre augmentait-il ? Pour que l’impact soit plus grand, plus douloureux lorsqu’elle se jette du toit ? Pour se moquer du fait qu’il prenait toujours plus de temps pour s’y rendre, qu’il ne lui restait que quelques secondes pour tenter d’éviter l’inévitable ? Peut-être le nombre avait une signification quelconque ? Un lien invisible; un détail qu’il ne décodait pas encore, trop aveuglé par la scène terrible… S’il pouvait effacer ces 30 secondes de leur histoire !
Son poing se durcit aussitôt et se heurte contre l’oreiller sur sa gauche. Ce geste brusque et impulsif ne fait que diminuer un peu sa frustration. Comme toutes les autres fois d’ailleurs. Il prend une grande respiration pour se calmer, puis prend sa montre qui était restée sur la table de nuit. Midi et quart. Il était levé depuis quinze minutes, mais cela paraissait déjà comme une éternité. Il soupire devant ce fait avant de se lever, le corps et l’âme pesants.
D’un pas nonchalant, il se rend au-dessus de l’évier de son appartement minuscule et lève les yeux pour regarder l’étranger qui l’observe de l’autre côté du miroir. C’est ce qu’il ressent vis-à-vis de sa propre personne depuis... Il secoue la tête pour chasser toutes pensées se rapportant à cet événement, puis se regarde dans la glace, un rituel matinal qui consistait à lui rappeler à quel point il avait changé. Son visage avait toujours été fin et sa peau en santé, mais là, il pourrait suspecter en raison de la grisaille un début de maladie ! Ses cheveux blond cendré descendaient jusqu’aux épaules, eux qui étaient courts il y a deux mois à peine. Le plus grand changement se lisait dans ses yeux verts. Jadis, ils étincelaient de vie, mais, maintenant, ils étaient ternes et rougis par les larmes d’amertume. Depuis quelques jours, il était incapable d’en verser une seule, et ce, même s’il les sentait monter. Il n’avait plus la force de les propulser et elles s’entassaient derrière ce barrage d’émotions refoulées.
Il soupire devant cette image pitoyable de lui-même, puis il lisse ses cheveux afin de les attacher en queue de cheval. Si Alexia me voyait, elle rirait de moi, se dit-il en prenant sa brosse à dents. Elle aurait tous les droits de le faire, comme toujours…, penset-il en terminant de se nettoyer les dents. Une fois terminé, il met sa brosse dans son sac de voyage, ramasse son gel douche ainsi que son shampooing. En sortant de sa très petite salle de bain, il remarque un sac rempli de cadeaux déjà enveloppés en dessous de son lit. Je les avais quasiment oubliés, remarque-t-il en s’en approchant. Il les avait fait envelopper par un groupe de personnes âgées au centre commercial, en leur laissant un beau pourboire. Il n’avait pas l’énergie ni l’envie de les envelopper. À vrai dire, il n’avait plus le goût de faire quoi que soit.
Il place le sac au côté de sa valise ouverte au pied du lit, une valise qu’il tarde toujours à remplir. Il commence par ses sous-vêtements, puis par ses bas qu’il met à l’intérieur du filet souple. Il plie ses jeans et les place dans la moitié de droite et fait de même pour ses chandails et pour son coton ouaté (un cadeau d’elle) qu’il range dans l’autre moitié de la mallette. Il la renferme avec agacement, d’un geste dur. Il n’aime pas l’idée de descendre passer les vacances en famille ! La solitude lui semblerait plus confortable, quoique… La valise close, il s’aperçoit qu’il est toujours en boxer. Il jure entre ses dents en actionnant le zipper. Il cherche un jean, des bas, un t-shirt et son coton ouaté. Étrangement, c’est exactement la même tenue qu’il portait lorsqu’il avait appris la nouvelle, lorsque son monde a volé en éclats, perdant tout sens, toute logique…
Maintenant vêtu, il se tourne vers son réfrigérateur et se dit qu’il devrait manger quelque chose avant le long trajet qu’il s’apprête à faire. Il marche nonchalamment vers le frigo et l’ouvre en soupirant, car il sait que son contenu est aussi maigre que sa propre silhouette, avec son litre de lait au chocolat, ses trois bouteilles de jus de pomme et son contenant pour les œufs. Hélas, le contenu de ses armoires n’était guère mieux ! Il prend donc un jus de pomme et en vide la moitié en quelques grosses gorgées. En se léchant les lèvres, il se souvient d’un détail qu’il avait oublié.
Il retourne donc à son miroir pour mettre des gouttes dans ses yeux séchés et rougis. En se regardant à nouveau, la rougeur avait diminué assez pour que sa mère ne lui pose aucune question lors de son arrivée, elle qui voyait tout. Il faudra ben que je le lui dise un jour ou l’autre, se dit-il en saisissant son bagage resté au pied de son lit.
Dans un dernier soupir, il jette un rapide coup d’œil à son appartement avant de le quitter pour il ne sait combien de jours. Son studio comprenait une seule pièce, une chambre et une cuisine minuscules, puis la salle de bain avec douche, dont le seul indice d’intimité était une porte pliante. Il l’avait choisi pour la petite somme qu’il payait chaque mois, mais également pour le peu de ménage qu’il avait à y faire. Son regard reste accroché aux photos épinglées à la tête du lit : Lexie le regarde; elle a cette façon de ne jamais baisser les yeux, de faire face aux événements, de glisser sur la vie comme à la surface de l’eau, aussi limpide et pourtant impénétrable que ses yeux.
Ben tourne la clé et s’assure que sa porte est barrée, il monte les escaliers vers le rez-de-chaussée et se dirige vers sa voiture. Une fine couche de neige est tombée durant la nuit, éclairant la montagne qui surplombe la ville. En temps normal, il aurait trouvé ce paysage à couper le souffle, mais ces derniers temps, il ne voyait que la froideur qui l’entourait. Lorsque ses bagages ont été mis dans le coffre arrière, il ouvre la portière pour pouvoir enfin entamer « ce maudit voyage », mais en tâtonnant ses poches, il s’aperçoit qu’il a oublié son cellulaire et aussi... l’envie de renoncer à partir le prend.
En posant le pied au sol, sur une plaque de glace, il perd l’équilibre, se redresse au dernier moment et court vers la maison, il ouvre la porte avec une brusquerie qui aurait pu l’arracher, dégringole l’escalier, et glisse sa clé en tremblant, comme si un tueur en série était à ses trousses. Entrant dans son bachelor comme un fou, il va à sa table de nuit, couverte de divers papiers, et fouille cet amas comme si sa vie en dépendait; c’était réellement le cas. Son cœur bat à tout rompre dès que sa main entre en contact avec l’enveloppe qu’il cherchait. Comment a-t-il fait pour l’oublier ? Pourtant il avait lu mille fois ses mots, pour lui prouver la vérité que sa raison refusait de voir…
Machinalement, Ben glisse l’enveloppe dans la poche intérieure de son manteau. Il prend son cellulaire, qu’il insère dans l’une des poches de son jean, avant de quitter son appartement en direction de son village natal sur l’île de Lamèque.
Ben n’aimait pas vraiment conduire et l’hiver compliquait cette obligation, devant les routes glacées, les conducteurs trop lents ou trop téméraires, et cette neige qui tombait sans prévenir par endroits… Cependant, ce qu’il détestait par-dessus tout c’était la poudrerie et de la poudrerie, il y en avait en abondance dans ces zones ouvertes sur la mer, au cœur de sa région natale de la Péninsule acadienne. C’était la première pensée à traverser son esprit en entrant à Shippagan, qui sans être sa ville natale, le fit sourire et se détendre. Encore quelques kilomètres et il arriverait au petit village de Pointe-Canot, sur l’île de Lamèque, située à environ vingt minutes de la ville universitaire.
Plus encore que la poudrerie, il détestait se retrouver dans cette maudite ville. Pourquoi ? C’était dans cette ville que se trouvait l’édifice, l’édifice duquel Alexia s’était… Il assène un coup de poing sur son volant alors que cette pensée le hante. En voyant les lumières devant lui, il tourne sur l’avenue de l’Hôtelde-Ville. Il sait qu’en prenant ce trajet, il rallonge son temps de voyage, mais il n’est pas prêt à faire face à l’immeuble qu’il aurait vu en continuant sur la 1re Rue, puis sur le boulevard J. D. Gauthier. En apercevant l’école Marie-Esther, il sourit malgré lui en raison des bonnes années passées entre les murs de cette polyvalente, mais c’était aussi dû au fait que c’était dans cette école qu’il avait rencontré Alexia. Son sourire s’efface alors qu’il continue sur l’avenue principale, avant de tourner sur la 17e Rue pour ensuite tourner vers la 113 qui le mène au pont reliant Shippagan et l’île de Lamèque.
En quittant la ville, il soupire et ses mains, qui s’étaient crispées sur le volant sous le stress, relâchent peu à peu leur étreinte excessive. Il blasphème alors qu’il traverse les berges entre Shippagan et Lamèque qui sont balayées par la poudrerie. Mais bon, c’était prévisible, dans une région maritime ! Arrivé dans la ville portuaire, il traverse la rue Principale, puis continue jusqu’à ce qu’il voie le Pizza Amy, mais décide de ne pas s’arrêter à son restaurant préféré pour manger leur fameux steak-sub, car il sait que sa mère aura préparé un bon souper. Une autre fois, se promet-il en roulant sur la 313.
Avant d’arriver chez lui, il fallait qu’il traverse les villages de Pointe-Alexandre et de Petite-Lamèque. Après trois longues heures de voyage, de neige, de routes glacées et, bien sûr, de poudrerie, il arrive dans son village natal de Pointe-Canot. Comment fait-on pour décrire un si petit regroupement de maisons ? Pour plusieurs, il s’agirait d’un coin perdu, pour d’autres, d’un bout de chemin oublié, avec des allées qui devaient mener à d’autres endroits plus grouillants de vie, et pour les étrangers, il s’agissait d’une place isolée, une oasis impossible à trouver sur une carte digne de ce nom. Cependant, pour ceux et celles, comme Ben, qui y avaient grandi, il s’agissait de leur maison, de leur famille, car Pointe-Canot était le berceau de la famille St-Jean. Ces derniers avaient un dicton pour désigner la population de leur village : « Si tu restes icitte, et que c’est pas d’la famille, c’est pour sûr des amis d’la famille » et c’était ainsi pour tous les habitants.
C’était vrai pour les Grayson. Bien qu’il porte le nom de son père, sa mère était une St-Jean de Pointe-Canot, ce qui faisait de lui également un membre de cette grande famille. Il faisait partie de cette lignée fière. Dans ce village, il y avait quatre générations de St-Jean, répartis en trois branches principales avec plusieurs sous-branches qui désignaient une famille individuelle. Ben faisait partie d’une de ces dernières. En effet, c’était un sujet compliqué, mais, dans la Péninsule, tout ce qui concernait les familles l’était. On appelle ça l’appartenance, le clan, car la vie, comme la mer, coule de quelque part vers un autre lieu à vivifier.
Dans ce hameau, Bentley et sa famille habitaient l’une des premières maisons situées à l’intersection entre une allée et la route principale. La maison en fausses briques, couverte de vinyle brun noisette et avec des parements en vinyle beige était belle, digne et chaleureuse. Avant d’habiter cette maison, ils vivaient dans une maison mobile dans un village voisin, mais sa mère voulait une meilleure demeure; alors son père lui en avait construit une. J’espère qu’elle n’est pas là, pense-t-il en ralentissant sa voiture devant la maison, sinon je reviens lorsqu’ils sont tous couchés.
En ne voyant aucun véhicule dans la cour, il soupire et se stationne devant le garage. Il récupère ses bagages dans le coffre arrière, puis se rend sur la galerie qui mène à l’entrée principale. Il prend la clé, la moins utilisée de son trousseau, et débarre la porte de cette maison où il a vécu les cinq dernières années. Dès qu’il y met les pieds, une bouffée de chaleur l’envahit et le réchauffe aussitôt. Un mince sourire apparaît sur ses lèvres alors qu’une pensée lui traverse l’esprit. Le poêle à bois est probablement la seule chose qui m’a manqué de cette maison, se dit-il alors qu’il enlève ses bottes pour se rendre au sous-sol, pour poser ses bagages dans sa chambre.
Au moment de poser le pied dans l’escalier, son cellulaire vibre. Lexie, pense-t-il en regardant le boitier, mais la réalité le frappe en pleine figure en lui rappelant qu’il ne recevra plus jamais de textos de sa part. Cela lui arrivait chaque fois qu’il recevait un message ou un appel sur son téléphone. Il ressent sa frustration, ses jointures deviennent blanches tellement il serre son cellulaire fort, mais il sait qu’il ne peut rien y faire. Ce n’était qu’un rappel cruel qu’elle était partie à jamais.
« Es-tu rendu chez nous ? », lui écrit sa mère.
Ben ignore le message, car il veut passer le plus de temps possible seul dans cette maison avant qu’elle arrive pour le bombarder de questions. Il veut refermer sa boite de messages, mais il ne peut s’empêcher de regarder. Il n’a texté que trois personnes depuis qu’il a ce téléphone : sa mère, sa meilleure amie et un gars avec qui il n’a pas échangé de messages depuis belle lurette. Alexia et lui avaient échangé près de 3000 messages, mais il ne les avait pas supprimés. J’peux pas les supprimer, pas après ce qui s’est passé, c’est tout ce qui me reste d’elle, se dit Ben alors qu’il flatte l’écran distraitement de son pouce.
« En passant, je t’ai envoyé quelque chose par la malle. Tu serais censé le recevoir aujourd’hui. Prends soin de toi, on se reparle.»
Voilà le dernier texto qu’elle lui avait envoyé. Elle l’avait terminé de sa façon habituelle, c’est-à-dire en lui disant qu’ils allaient se reparler, mais, cette fois, elle avait ajouté qu’il devait prendre soin de lui. C’est à ce moment qu’il aurait dû se douter que quelque chose clochait et agir avant que l’inévitable se produise ! Comment aurait-il pu se douter ? Comment pouvait-il savoir qu’un simple message aurait le pouvoir de bouleverser sa vie ? Qu’il s’agissait d’un mauvais présage ? Qu’il allait entrer dans les tréfonds de l’enfer déguisé en noir ?
Alors que cette pensée autodestructrice lui passe à l’esprit, il n’a envie que de lancer son téléphone contre le mur pour le fracasser, pour se libérer de toute cette frustration, mais il sait qu’il ne peut pas. S’il le fait, toute trace de son interaction avec Alexia s’effacera à tout jamais. Pendant que la rage diminue, il sent un léger picotement dans ses yeux, mais aucune larme ne coule.
Dans un soupir presque plaintif, Ben ferme l’écran de son cellulaire, puis se rend au sous-sol. La salle principale n’était pas tellement grande : la table de billard remplissait le centre de l’espace, avec le poêle à bois qui occupait un coin. Sa chambre se situait au côté de ce dernier, un fait que Ben aimait, car il adorait la chaleur. C’est quasiment aussi grand que mon appart, remarque-t-il en entrant dans la pièce meublée d’un grand lit, d’une table de nuit, d’un bureau, d’une bibliothèque, ainsi que d’un meuble de télévision. À la télévision était attachée une vieille console de jeux vidéo, une Nintendo 64.
En la voyant, il sourit au souvenir des nombreuses soirées et fins de semaine passées avec elle à tenter de battre tous les jeux qu’il possédait, dont les fameux jeux Mario Bros. S’étalant sur son lit, il regarde ses murs pour les écouter lui raconter les innombrables secrets qu’ils avaient échangés dans cette pièce, les fous rires partagés alors que la blague ou la remarque se perdait dans leurs gloussements, les nombreuses fois où il aurait pu tenter sa chance, lui dire qu’il l’aimait, mais où il s’était retenu… Dans un soupir d’agacement qui ressemblait plus à un cri, il se retourne et son poing se retrouve une fois de plus dans un oreiller.
Tandis qu’il retire sa main, il entend le froissement de papier qui provient de son manteau. D’un saut, il s’assoit sur son lit et sort l’enveloppe de sa cachette. Avec soulagement, il voit qu’elle est intacte et qu’un vieux reçu était la source de ce bruissement. Il regarde la fine main d’écriture qui recouvre la surface du papier et passe son pouce délicatement dessus pour ressentir les douces entailles, pour avoir un contact, si minime soit-il, avec ce qui lui reste de sa meilleure amie.
Il se lève, toujours en caressant l’enveloppe, et se rend à son bureau où il la dépose avec toute la délicatesse dont il est capable, comme s’il s’agissait de l’objet le plus précieux de cette terre, comme si, au moindre geste brusque, elle allait se désintégrer entre ses doigts. Il ne la pose pas n’importe où. Il la place au côté de la première photo qu’ils avaient prise d’eux ensemble, lors du premier jour du secondaire. Sur cette photo se trouvait une version plus jeune, plus souriante de lui et l’éclat n’avait pas encore quitté ses yeux verts. Sur ce portrait, se trouvait également une version rajeunie de cette fille qu’il avait sauvée, une fille qui avait l’air tellement joyeuse, tellement pleine de vie ! Prenant le cadre dans ses mains, la toute première ligne de la lettre qu’elle lui avait envoyée traverse son esprit telle une lame lui transperçant le cœur. « Te souviens-tu de la première fois où nous nous sommes rencontrés ? » Même les yeux fermés, il la lirait sur ses paupières tellement le contenu de la lettre s’était gravé dans son esprit.
Se souvenait-il de la toute première fois où il avait posé son regard sur cette fille ? Bien sûr qu’il s’en souvenait ! Comment aurait-il pu oublier la rencontre qui avait changé le cours de son adolescence, de sa vie ? En fixant la photo d’un regard qui se voilait peu à peu, les images de sa toute première journée à l’école Marie-Esther remplissaient son champ de vision tel un film.
* * *
Je vais enfin pouvoir commencer mon secondaire, s’était-il dit en entrant par la porte principale après que sa mère l’eut déposé à l’entrée. Il respira un bon coup avant d’observer les alentours. Devant lui se trouvait un énorme cylindre de briques brunes sur lequel était inscrit, en lettres argentées : « École Marie-Esther ». Il le contourna tout en regardant le secrétariat qui se trouvait du côté droit de la structure. Dans le cylindre, à l’opposé des lettres, se trouvait une porte d’ascenseur. Après la colonne ronde s’étendait un immense espace libre dans lequel des tables rondes et des chaises étaient disposées en deux rangées, devant une estrade noire qui se trouvait contre le mur qui cachait la cage d’escalier. Au côté des tables, des poutres de briques beiges les séparaient d’un couloir. D’autres poutres, érigées de l’autre bord du corridor, dissimilaient les rangées de tables rectangulaires de la cafétéria.
Ayant assez vu l’entrée, Ben décida d’emprunter le couloir et de prendre une marche vers la droite, question de voir ce qui s’y passait. En remarquant une ouverture se trouvant entre une rangée de casiers et un mur portant les plus récentes photos des finissants, il s’arrêta net. Il vit une fille de son âge, avec les cheveux bruns ondulés et brillants, entrer dans l’ouverture en jetant des regards inquiets par-dessus son épaule. Ce n’était pas en raison du sexe de la personne que Ben s’était arrêté, c’était parce qu’un groupe de filles la suivait. S’il y avait une chose que Bentley détestait plus que les lundis et les tests, c’étaient bien les personnes qui s’en prenaient aux cibles sans défense.
Sans même réfléchir, il se lança à la suite des prédatrices qui venaient tout juste d’envahir le couloir. Leurs egos touchent tellement le plafond qu’elles ne me remarquent même pas, se dit-il en les suivant de quelques pas. Le couloir tournait en angle et, même de son emplacement, il discerna d’autres filles arrivées de l’autre corridor, coinçant leur victime en sandwich. Le pain est pas mal moisi, pensa-t-il en attendant de voir ce qui allait se passer.
Une grande brunette en talons hauts s’avança vers l’autre élève en la faisant quasiment entrer dans le mur.
— Eh bien, dit-elle juste assez fort pour que Ben entende, si c’est pas Miss Big Mack qui rentre en neuvième année. On t’avait manqué l’année passée, hein les filles ?
Ses comparses se mirent à glousser à un tel point que Ben crut voir l’une d’elles se prosterner devant la cheffe.
— Mais bon, continua-t-elle en s’approchant tellement de la fille intimidée que cette dernière ne faisait qu’un avec le mur, ça nous a laissé le temps de réfléchir à ben des manières de rendre ton année vraiment plus intéressante, Mack Chicken…
Ben en avait assez vu et il venait aussi de penser à une bonne réplique qu’il gâcherait s’il ne l’utilisait pas sur ces garces. Disons qu’il ne se gêna pas non plus à le dire tout haut.
— Hey ! Arrêtez de faire votre commande au restaurant des bitchs et laissez-la tranquille !
En entendant ces mots, celles qu’il nommait les bitchs se tournèrent vers lui en le dévisageant, des couteaux plein les yeux. La grande brunette s’avança vers lui avec un regard encore plus meurtrier. Ses yeux ainsi que ses cheveux bouclés qui se balançaient à chaque pas la faisaient ressembler à une méduse capable de dévorer sa victime d’une bouchée. Ben ne baissa pas son regard.
— Qu’est-ce t’as dit mon p’tit tabarnak !? lui cracha-t-elle au visage.
Elle l’avait dit assez fort pour que les spectateurs qui s’étaient amassés puissent entendre. Elle voulait le blesser, mais il releva un sourcil et avec un sourire en coin, Ben l’attaqua de plus belle :
— Quoi ? T’as pas entendu ? En plus d’avoir un pouce de maquillage sur la face, t’es sourde ?
Une vague de murmures et de moqueries passa dans la foule, ce qui lui soutira un autre sourire, mais qui attisa davantage la colère de la brunette. Elle s’approcha encore, mais cette fois, en le pointant d’un doigt parfaitement manucuré.
— Tu sais que j’peux ruiner ta réputation, mon p’tit…
— Ruiner ma réputation ? répéta-t-il sur un ton ironique. Allons voir. Grande, brune, bitch et qui s’maquille comme une porn star de films cheap. Hum… selon ce que le monde dit de toi, comment peux-tu ruiner ma réputation alors que la tienne ressemble aux sept péchés capitaux ? Parce que, et c’est toujours selon ce que le monde dit, tu prends d’la drogue à n’en plus finir pis tu triches ton chum avec tout le reste de son équipe de hockey.
Alors qu’il termina son monologue plutôt acide, la mâchoire de la brunette pendait quasiment sur le plancher tellement elle était sous le choc. Bonne actrice de nature, elle se ressaisit presque aussitôt. Elle se préparait à lui cracher son venin, mais un enseignant passa dans les parages en demandant qu’on lui explique ce qui se passait. Personne ne lui répondit, mais tous se séparèrent. En le dépassant, sans oublier de le pousser d’un coup d’épaule, elle jeta à Ben un regard rempli de promesses de vengeance.
Aussitôt que la foule fut dispersée, il se précipita vers l’intersection des couloirs où la jeune aux cheveux brun foncé se redressait sur ses pieds, s’extirpant du mur qui la retenait debout. Elle le regardait avec des yeux remplis de reconnaissance, un regard bleu comme les eaux d’un lac dans lequel il pourrait plonger à longueur d’année.
— Ça va ? lui demanda-t-il en la regardant dans les yeux.
— Oui… heu… Merci pour ce que t’as fait…, répondit-elle en rougissant.
— Y a pas de quoi. Je déteste quand des bitchs ruinent la vie des autres en pensant qu’elles ont le droit de tout faire.
— T’as pas peur qu’elle s’en prenne à toi aussi ?
— Non. Si elle essaie encore, contre toi ou moi, j’la remettrai à sa place de nouveau, c’est tout.
Elle lui adressa un tendre sourire et il le lui rendit sans y penser deux fois. En lui tendant la main, il lui dit d’une voix chaleureuse :
— J’m’appelle Bentley, mais tout le monde m’appelle Ben.
— Moi, c’est Alexia Mackenzie, et mes best m’appellent Mack, dit-elle en lui serrant la main et en rougissant une fois de plus.
— T’es sûre que c’est correct ? Je voudrais pas utiliser le nom que ces bitchs utilisent. Je peux t’appeler Lexie ?
— Oui. Toi, t’as le droit, mais personne d’autre, OK ?
— OK.