LUNES SACRÉES
CHANTAL D’AMOURS
LUNES SACRÉES
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
D’Amours, Chantal, 1965-, auteure
Lunes sacrées / Chantal D’Amours.
Public cible : Pour les jeunes de 12 ans et plus.
ISBN 978-2-89571-291-6
I. Titre.
PS8607.A543L86 2018 jC843’.6C2018-940068-4
PS9607.A543L86 2018
Révision : Vicky Winkler
Infographie : Marie-Eve Guillot
Photo de l’auteure : Patrick Filteau, photographe
Traductions en roumain : Vladimir Mihailescu
Éditeurs : |
Les Éditions Véritas Québec 2555, av. Havre-des-Îles Suite 315 Laval, Québec H7W 4R4 450-687-3826 |
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Site Web : www.editionsveritasquebec.com |
© Copyright : Chantal D’Amours (2018) |
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Dépôt légal : |
Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque et Archives Canada |
ISBN : |
978-2-89571-290-9 version imprimée 978-2-89571-291-6 version numérique |
Le plus périlleux et le plus beau des voyages, est le voyage intérieur…
Au tout début des temps, une explosion fulgurante scinda la Source Unique et créa des milliers d’univers parallèles. Ces mondes existaient simultanément sans jamais se croiser. Ils étaient invisibles les uns pour les autres, différents dans leur évolution, séparés, mais tous interconnectés. La qualité du taux vibratoire des uns influençait celui de ses voisins. Les plus remarquables menaient les autres vers une société saine et florissante, alors que ceux particulièrement médiocres répandaient la décrépitude. Des guildes de voyageurs, investies de la noble mission de veiller à la survie de l’humanité, visitaient les univers et rehaussaient leur niveau énergétique.
Un fléau brisa le fragile équilibre. Une tempête cosmique qui dura plusieurs décennies draina l’énergie des milliers d’univers qu’elle toucha dans son sillage. Les guildes tentèrent de sauver les mondes et redoublèrent d’efforts pour contrer l’accélération de leur dérive. Elles s’épuisèrent rapidement et s’éteignirent les unes après les autres. La seule encore active avait fait son dernier voyage, quatre ans plus tôt. Et sa fin était proche…
Le chariot progressait au milieu de la nuit. La clarté de la lune gibbeuse filtrait entre les branches dénudées des grands arbres qui bordaient la route. Elle créait sur le sol un canevas enchevêtré d’ombre et de lumière et empêchait le docteur Dragnea d’évaluer la profondeur des ornières qui lézardaient le chemin. Il relâcha sa poigne sur les rênes et prit le parti de se fier à l’instinct de sa jument. Sa fille, endormie à ses côtés, remua, glissa vers lui et vint poser sa tête sur sa cuisse. Il remonta la couverture de laine contre sa joue. Il l’avait sortie du lit au milieu de la nuit, comme trop souvent depuis la mort de sa mère, et l’avait déposée sans la réveiller sur le siège avant de la carriole.
— Tata spune că bunica va muri, Père croit que grand-mère va mourir, dit un jeune garçon assis à l’opposé du banc.
Il s’exprimait avec une gravité forcée, mais un trémolo avait fait vaciller chacune de ses syllabes.
— Cu toate acestea, ai mers toată ziua pentru a veni să mă cauți, tu as tout de même marché toute la journée pour venir me chercher, lui fit remarquer le docteur.
— E bunica mea… C’est ma grand-mère…
— Iți promit că am să fac tot ce pot. Je te promets de faire tout ce que je peux.
Ils pénétrèrent dans un village endormi et arrivèrent devant les restes d’un bâtiment calciné. À la suite du tremblement de terre qui avait secoué la région les jours précédents, la nouvelle d’un incendie dans lequel avait péri une dizaine de villageois et d’étrangers s’était répandue aux villages voisins. Les corps avaient été retirés des décombres, mais le site n’avait pas encore été complètement nettoyé. Ils laissèrent derrière eux le lieu de la tragédie et continuèrent jusqu’à une maison aux volets entrebâillés qui trahissaient la lueur des bougies allumées à l’intérieur. Le docteur Dragnea arrêta le chariot et souleva sa fille qui ouvrit les yeux en bâillant.
— Am ajuns scumpa mea. Nous sommes arrivés, ma puce.
Il récupéra son sac de médecine, puis suivit le jeune garçon qui avait déjà sauté à terre et pénétré dans la maison. À l’intérieur, la chaleur saturait l’air ambiant et une famille silencieuse veillait une vieille femme alitée au fond de la pièce. Elle disparaissait sous plusieurs épaisseurs de couvertures. Il secoua la tête. Il faudrait commencer par la découvrir et cesser d’alimenter le feu, puis ouvrir les fenêtres, sinon la fièvre allait emporter sa patiente avant qu’il ait pu l’examiner.
— Doctorul ! Le docteur !
Une rumeur de soulagement courut parmi les proches qui s’écartèrent pour lui faire une place au chevet de l’aïeule. Celle-ci respirait à peine, une main posée sur un livre qu’elle tenait contre sa poitrine. Son visage serein ne montrait aucune souffrance. Le médecin eut la certitude que la fin était proche quand il déposa l’enfant près du lit pour sortir son matériel. La mourante souleva les paupières et ses yeux se fixèrent directement sur la fillette.
— Vino mai aproape, viens plus près, murmura-t-elle.
Une étincelle s’était allumée dans son regard. La petite s’avança et laissa la vieille femme refermer ses doigts maigres sur sa main.
— Ți-e frig, froide, dit-elle du haut de ses quatre ans.
— Da, oui, murmura la vieille dame dans un souffle.
La mourante relâcha la petite main et posa délicatement ses doigts sur le visage de la fillette. Elle ferma les paupières. Parler semblait épuiser ses dernières forces. La maison était calme. Seul le crépitement du feu dans la cheminée accompagnait les sanglots étouffés qui s’élevaient d’un coin de la pièce. Au bout d’un moment, la vieille femme rouvrit les yeux. Elle fit glisser vers le médecin le livre à la couverture de cuir usé qu’elle tenait.
— Pentru fiica dumneavoastră, pour votre fille, souffla-t-elle, promite-ți că o să i-o dați... când va creste mare... promettez de le lui remettre... quand elle aura grandi…
— Aveți cuvântul meu, vous avez ma parole, répondit machinalement le médecin en approchant son stéthoscope de ses oreilles. Relaxați-vă și lăsațimă să vă ascult inima și respirația... reposez-vous et laissez-moi ausculter votre cœur et votre souffle...
— Nu mai e de nici un folos aveți grijă de fiica dumneavoastră… ea este ultima… Ce n’est plus la peine, mais protégez votre fille… elle est la dernière…
Elle eut un sourire doux et son visage rayonnait tandis que ses paupières s’abaissaient en balayant son dernier souffle de vie. Le médecin prit le poignet de la mourante afin de confirmer l’absence de pouls et le relâcha prestement, décontenancé. Il confirma le décès de l’aïeule et offrit rapidement ses condoléances avant de quitter la maison.
Sur le chemin du retour, l’esprit méthodique du docteur Dragnea ne trouvait pas d’explication à l’étrange phénomène qu’il venait d’observer. Le corps de la défunte était anormalement refroidi, comme si sa dépouille avait reposé là depuis déjà plusieurs heures. Dans les derniers instants de sa vie, la malade avait dû se sentir frigorifiée. Ses proches avaient multiplié les efforts pour la réchauffer. Sans succès, car un mal inconnu la rongeait de l’intérieur. Il se signa et fit accélérer sa jument, pressé de s’éloigner du village. Sa fille somnolait déjà. Il la pressa contre lui et posa un baiser sur ses cheveux. Il ignorait qu’elle tenait dans son petit poing fermé son plus récent trésor, une pierre lisse et légèrement opalescente.
C’était un vendredi pluvieux de la fin avril. Le ciel hésitait depuis le matin entre les averses isolées et les courtes périodes d’éclaircies. Le fin crachin venait de s’arrêter et, là où les arbres matures ne faisaient pas obstacle au vent, les briques délavées de l’imposant bâtiment reprenaient leur teinte habituelle. Une dizaine de mètres séparait l’immeuble de la rue achalandée. Une jeune femme en sortit en trombe et dévala les quatorze marches encore luisantes de pluie. Elle portait un jean qui s’évasait sur ses bottillons à talons plats, une écharpe aux motifs aztèques et une veste brune sur sa chemise de coton ivoire. La colère faisait étinceler ses yeux verts et ses cheveux, d’un roux doré noués en queue de cheval, battaient furieusement ses épaules.
Séliane venait de quitter son cours de sciences sur un coup de tête. Elle gagna le parc en face du cégep et se laissa tomber sur un banc. « Les données techniques hautement précises sur l’astre lunaire, ses phases, la carte détaillée de ses chaînes de montagnes et de ses cratères vous ont sauvée », avait affirmé son professeur. Un idiot ! « L’influence de la Lune sur les marées est très bien. Les fabulations sur les accouchements plus nombreux et les dérèglements mentaux, bien que non scientifiques, présentent un certain intérêt… » Il avait ajusté ses lunettes et poursuivi en secouant la tête : « …ce sont vos hérésies sur la sorcellerie qui ont ruiné vos efforts. Je vous accorde tout juste la note de passage. » Elle s’était levée brusquement et avait quitté le local. Ses hérésies ? C’était des hypothèses publiées sur Internet par des sources fiables et elle avait fourni les références ! Fulminante, elle se leva brusquement et bouscula une vieille dame qui allait s’assoir à ses côtés. Séliane croisa le regard de l’inconnue qui replaçait son châle sur ses épaules. Les yeux gris teintés de violet avaient une profondeur inhabituelle. Déconcertée, elle fit un pas en arrière, oubliant ses mots d’excuse. Un sourire tranquille se dessina sur le visage ridé.
— C’était un premier contact assez percutant, dit l’inconnue.
Sa voix était posée, chaleureuse et teintée d’un subtil accent étranger.
— Au plaisir, jeune demoiselle.
La vieille dame pivota et partit tranquillement. Séliane réprima le réflexe de la retenir, puis l’envie de prolonger le contact s’estompa à mesure qu’elle la regardait s’éloigner. Un étrange sentiment de perte succéda à la sensation de chaleur qu’elle avait ressentie en sa présence. Elle soupira et remit machinalement une mèche rebelle derrière son oreille. Elle n’avait pas envie de retourner en classe. En récupérant son sac, elle aperçut un livre abandonné sur le banc. Elle regarda par-dessus son épaule, mais l’inconnue avait disparu. Elle ramassa le bouquin dont la couverture de cuir mordoré et souple semblait avoir été longuement manipulée. Une inscription en lettres manuscrites apparaissait sur la première page : Margaretă Dragnea Guèvremont, 18 chemin des Sources. Elle le glissa dans son sac avant de rentrer chez elle.
Séliane perçut la tension dans l’air aussitôt qu’elle passa la porte d’entrée. Ses parents regardaient les nouvelles. Un autre attentat avait fait des centaines de blessés lors du sommet mondial sur l’accès à l’eau potable.
— On se demande où s’en va notre monde ! s’emporta son père. Sa mère se leva en soupirant et Séliane la suivit dans la cuisine.
— Alors, ton exposé oral ? s’informa-t-elle.
— Le prof n’a rien compris !
— Tout le monde n’a pas la même ouverture d’esprit, dit sa mère.
Séliane fronça les sourcils. Le ton se voulait réconfortant, mais il n’améliora en rien son humeur.
— Je te l’avais dit ! lança son père du pas de la porte. C’était ridicule.
— Elle a droit à ses convictions, Roger, affirma sa mère.
— Ce n’est pas un cours de sciences occultes qu’elle fait !
— La physique quantique fournit les preuves de ce que les Grands Maîtres enseignent depuis des milliers d’années ! rétorqua Séliane.
— Faut pas croire tout ce qu’on raconte sur Internet !
Séliane dévisagea son père qui affichait une mine renfrognée, tandis que sa mère gardait un silence triste. Elle tourna les talons et monta à sa chambre. Elle alluma son ordinateur et retrouva le site Internet sur lequel elle avait trouvé des informations passionnantes et des liens pertinents pour la portion culturelle et sociale de sa recherche sur la Lune. Si on oubliait les loups-garous et les extra-terrestres postés sur sa face cachée, il y avait quand même des faits historiques montrant qu’il avait existé un culte voué à la pleine lune. Certains disaient que ses croyants s’assoyaient en cercle sous sa lumière et méditaient toute la nuit sans bouger, qu’ils ne buvaient aussi que de l’eau qui avait été énergisée par elle. À ce qu’il paraît, à la nouvelle lune, ils devaient passer la journée avec un bandeau noir sur les yeux, pour honorer sa tristesse et partager son épreuve de la perte de sa lumière. Même si le culte était qualifié de sectaire par certains détracteurs, d’autres y voyaient le désir d’une spiritualité profonde. Qui pouvait juger de l’authenticité de la foi de quelqu’un d’autre ? La présentation de son travail avait été fixée aujourd’hui, le jour de la pleine lune ! Elle avait trouvé génial de mentionner ces faits.
Séliane abaissa le couvercle du portable et se laissa tomber sur son lit. Elle ferma les yeux et refoula sa frustration. Tant pis ! Après tout, ce n’était pas sa première mauvaise note. Elle n’aurait pas dû s’attendre à ce qu’un professeur de sciences croie à une quelconque magie reliée à la lune. Elle roula sur le côté, récupéra dans son sac le livre trouvé au parc et commença à le feuilleter. C’était un vieux roman au papier jauni. Elle regarda l’heure, ferma le bouquin, repéra le chemin des Sources sur Internet et dévala l’escalier.
— Je vais faire un tour ! lança-t-elle.
La pluie n’était plus qu’un souvenir et les nuages s’éloignaient. Il restait plusieurs heures de clarté avant le coucher du soleil. Elle retourna au parc, prit la direction dans laquelle la vieille dame avait disparu, puis hésita. Elle aperçut un peu plus loin un adolescent qui fouillait le gazon boueux. Sa tignasse blonde aplatie par l’humidité avait un enchevêtrement curieux d’épis rebelles qui se recourbaient sur sa nuque et au-dessus de ses oreilles. Il sursauta lorsqu’elle lui demanda son chemin et laissa tomber ce qu’il tenait à la main. Séliane observa avec une moue dégoûtée le ver de terre se tortiller sur son genou. Il le récupéra en un éclair et le déposa dans son bocal.
— C’est pour la pêche, marmonna-t-il.
— Donc ? Tu connais ou pas ?
— Euh... oui ! Le chemin des Sources… C’est... la rue du vieux manoir qui vient d’être rénové. Il y a un raccourci par ce sentier…
Il désigna une ouverture en bordure de la forêt vers laquelle elle se dirigea.
* * *
Marguerite quitta la salle de bain et entra dans sa chambre, plongée dans la pénombre. Le long bain parfumé l’avait réchauffée, après la pluie qui l’avait transie dans l’après-midi. Elle alluma les lampes de chevet et les appliques, qui semèrent des ovales lumineux sur la moquette de laine, le mobilier ivoire et la literie de soie pourpre où s’étalait une somptueuse robe de taffetas de même couleur. Elle se glissa sur le tabouret devant sa coiffeuse et lissa ses cheveux blancs, qu’elle avait depuis longtemps cessé de camoufler par des teintures. Elle les releva en chignon avec une minutie particulière, apportant à sa coiffure habituelle une variante plus raffinée. Elle observa son reflet dans la glace et décida de souligner le violet de ses iris en faisant l’effort d’un léger maquillage qui plairait à Jacob. Elle referma son poudrier et rangea ses pinceaux, puis fit une pause avant de se lever.
La jeune femme du parc occupait ses pensées. Elle avait perçu chez elle un faible écho à ses pouvoirs de Grande prêtresse et cette idée fit accélérer les battements de son cœur de façon inhabituelle. La déesse l’avait mise sur sa route et l’occasion l’avait obligée à réagir dans l’instant. Elle se leva, retira son peignoir et revêtit sa robe de soirée. Puis, elle sortit sur le balcon et s’approcha de la balustrade. Son regard se perdit à l’horizon. Elle mesurait l’ampleur du chemin parcouru. La tâche avait été longue et ardue, mais elle avait réussi. Toutefois, rien n’assurait l’avenir de la guilde et les années commençaient à faire sentir leur poids sur ses épaules. La soirée qui était prévue allait lui permettre de recruter de nouveaux membres. Il fallait l’espérer. Une brise fraîche chargée d’humidité souleva l’ourlet de sa robe et la fit frissonner. Elle repoussa l’idée de rentrer et conserva son attention vers l’allée de chèvrefeuilles, qui demeurait toujours déserte.
— Hum... effluve de mauve musquée et de salicaire, entendit-elle, tandis qu’une étoffe argentée assortie à sa robe venait recouvrir ses épaules. Je me trompe ?
Marguerite resserra le châle sur sa poitrine.
— Les sels de bain préparés par Rosane, acquiesça-t-elle.
Elle se retourna. Grand et élancé, son époux possédait des muscles filiformes et toujours fermes qui épousaient de près son ossature. Sa silhouette mince disparaissait sous une tunique noire tombant jusqu’à ses chaussures parfaitement cirées. De multiples ridules, qu’elle avait vues apparaître au fil des années, parsemaient son visage et ses paupières légèrement tombantes s’incurvaient vers ses tempes. De ses cheveux poivre et sel maintenant clairsemés, il gardait une frange raide qui s’avançait sur le haut de son front. Il lui prit la main et porta la paume à ses lèvres. Instinctivement, elle intériorisa l’agréable ressenti de l’instant et ses longues années de pratique firent jaillir sans effort le calme, la sérénité et le doux frisson qui vint effleurer la surface de sa peau.
— Tu es songeuse, ma douce, murmura-t-il.
— Inquiète, Jacob. J’ai laissé le grimoire à une inconnue au parc cet après-midi.
— Comme toujours, tu as sûrement fait ce qu’il fallait. Il esquissa un sourire en relâchant sa main.
— Rentrons, ma douce, proposa-t-il.
Marguerite perçut du coin de l’œil un mouvement au bout de l’allée en contrebas.
— Oui, rentrons, Jacob.
* * *
Séliane avait trouvé le numéro dix-huit. C’était un ancien manoir en pierres au bout d’une allée bordée de buissons. À chacune de ses fenêtres, une boîte fleurie laissait retomber son trop-plein en longues grappes de verdure. Le palier était flanqué de deux hautes colonnes qui soutenaient un balcon imposant. Elle gravit les marches et se retrouva face à un heurtoir de bronze, fiché dans le bois massif. Elle ignora la sonnette ordinaire et souleva l’anneau de métal. Ses trois petits coups produisirent un son riche et sourd. Elle serait à peine étonnée de voir apparaître un majordome en livrée noire. L’attente dura un moment, puis le battant s’ouvrit sur une jeune femme essoufflée, qui portait une natte et des mocassins aux pieds. Une robe simple de coton fleuri et un tablier blanc noué serré moulaient ses formes un peu rondes et elle avait des traces de farine sur sa frange brune. Son visage basané s’éclaira d’un sourire engageant.
— Est-ce que c’est ici qu’habite madame Guèvremont ? demanda Séliane. J’ai retrouvé un livre qui lui appartient et…
Elle s’interrompit. Elle ne voulait pas laisser le livre à la domestique sans revoir la vieille dame.
— Quel plaisir de vous revoir déjà, jeune demoiselle, entendit-elle.
L’inconnue du parc se tenait à l’étage et contournait la rambarde pour s’engager dans l’escalier. Elle était vêtue d’une élégante robe longue recouverte d’un châle argenté et elle avait relevé ses cheveux blancs en chignon. Elle atteignit le hall et Séliane admira ses pendants d’oreille en goutte de pluie et la pierre étrange de sa bague à l’annulaire gauche.
— Me direz-vous votre nom, jeune demoiselle ?
— Séliane… Séliane Rioux.
Elle se tut, troublée encore par le regard profond. Puis, le but de sa visite lui revint à l’esprit et elle sortit le livre de son sac.
— Je crois que vous avez perdu ceci, madame.
— Je vous en prie, appelez-moi Marguerite.
Elle récupéra son livre.
— Je vais partir. Vous êtes habillée pour sortir.
— Je donne une réception. Je pends la crémaillère et vous êtes la bienvenue, jeune demoiselle.
Elle l’invitait par politesse. C’était ridicule.
— C’est très gentil, mais…
Séliane replaça inconsciemment le revers de sa veste en reculant d’un pas.
— Votre tenue n’est pas un empêchement. Rosane peut très bien mettre ses préparatifs en pause à la cuisine et s’occuper de vous trouver de quoi vous changer. N’est-ce pas, Rosane ?
La domestique hocha ostensiblement la tête.
— Alors, c’est réglé.
— Non, mais vraiment, je...
Rosane lui agrippa le bras.
— Viens ! On va s’amuser !
Elle l’entraîna à l’étage jusqu’à une pièce remplie de penderies et d’étagères. Un éclairage naturel et habilement dirigé descendait des rails du plafond vers un haut miroir sur pieds et deux fauteuils de cuir blanc. Rosane ouvrit tous les battants et les tiroirs, révélant une multitude de vêtements colorés et d’accessoires hétéroclites. On aurait cru une friperie. Rosane pouffa devant son air ébahi.
— C’est le costumier d’un théâtre, expliqua-t-elle. Jacob a racheté le lot pour une bouchée de pain. Avec les rénovations, on a pu tout sortir des caisses et des sacs. J’adore cette pièce !
Séliane s’approcha d’une robe de velours bleu paon, perlée et brodée de fils dorés. Son corsage en triangle plat sur le devant et sa large crinoline lui donnaient l’allure d’une robe d’époque.
— Elle est magnifique !
— Il y avait plein de trésors comme ça ! Ils ont tout liquidé quand le théâtre a fermé. Maintenant, t’as envie de quoi ? Tu peux essayer tout ce que tu veux !
Les cinquante minutes suivantes passèrent rapidement, alternant entre l’émerveillement, le doute et les fous rires. Séliane observait à présent son reflet. Elle portait une longue robe de mousseline d’un riche vert avocat, au corsage de brocart retenu par de fines bretelles. Elle était toujours pieds nus.
— Pfff ! Elles sont toutes trop grandes ! dit Rosane en rangeant les chaussures. Tu n’auras pas de talons, c’est dommage !
— Pas grave ! Je remets mes bottes !
— Il faut descendre, les invités ont sûrement commencé à arriver !
— Je vais texter mes parents et leur dire que je ne rentre pas tout de suite.
Elle se trouvait chez de parfaits inconnus, et après ? Marguerite était accueillante et elle avait des manières spéciales de s’exprimer qui lui plaisaient.
— Je dois retourner dans la cuisine, annonça Rosane en refermant le dernier tiroir.
— Bonne idée, dit Marguerite sur le pas de la porte. Jacob et Hugo sont un peu perdus et requièrent ton aide.
— Pfff ! Ils vont mélanger n’importe comment les sauces et les plats ! Mais si ça se trouve, ils vont nous inventer une nouvelle recette géniale, gloussa-t-elle en disparaissant.
— Quant à vous, jeune demoiselle, dit son hôtesse en avançant dans la pièce, vous êtes resplendissante.
Séliane ressentit une onde de plaisir. Elle ne pouvait dire si elle lui venait du compliment ou bien de la présence de la vieille dame, mais elle n’avait pas envie d’y réfléchir.
— Merci ! Je me suis bien amusée avec Rosane. Je l’aime bien.
— Je n’en suis pas étonnée. Vous pourrez, si vous le souhaitez, vous en faire une amie.
Marguerite lui tendit un bijou : une pierre lisse légèrement opalescente encastrée dans trois griffes dorées.
— En remerciement pour m’avoir rapporté mon livre.
— Mais non… vous l’aviez oublié à cause de ma maladresse. C’était normal de vous le rapporter.
Faisant fi de ses protestations, Marguerite lui agrafa la chaînette derrière la nuque.
— C’est une pierre de lune. Vous ne pouvez la refuser, elle vous appelle.
Au contact de la pierre, Séliane perçut sur sa peau un étrange frisson, qu’elle avait déjà ressenti dans son enfance. Soudainement émue, elle referma la main sur le bijou et hocha simplement la tête en fixant Marguerite. Celle-ci avait légèrement ombré ses paupières et ses cils apparaissaient plus blancs que dans le souvenir de Séliane. Ils papillotaient rarement et c’était peut-être ce qui donnait à son regard cette tranquille assurance.
— Venez maintenant, dit son hôtesse. Ne tardons plus, la fête a déjà commencé sans nous.
Séliane se laissa guider vers les accords lointains de violons, jusqu’à une large porte à deux battants qui s’ouvrait sur une vaste pièce illuminée par un immense candélabre. Un orchestre se trouvait dans l’angle opposé. Des tables couvertes de nappes en dentelle, garnies de hors-d’œuvre, de fromages et de carafes, longeaient les murs. Une centaine de personnes avait envahi l’espace et plusieurs occupaient déjà le plancher de danse parfaitement laqué. Un moine affublé d’une bure et d’un crucifix offrait une coupe pleine à une femme portant une jupe à volants sur des bas résille. Séliane aperçut un guerrier romain et une danseuse orientale qui disparaissaient par les portes de jardin. Elle se tourna vers Marguerite.
— C’est un bal masqué ?
— Sans les masques. Les cartons d’invitation annonçaient un bal costumé.
Un homme âgé s’approcha, le dos droit et les épaules tirées vers l’arrière. Sa posture faisait tomber à la perfection les plis de sa longue robe noire aux manches évasées, boutonnée du col jusqu’aux hanches.
— Tout est parfait, Marguerite, vos convives ne manquent de rien, annonça-t-il. Et il n’y a aucune ombre au tableau.
— Merci, Jacob. Détendez-vous, à présent que vous avez veillé à tout.
Il acquiesça d’un hochement de tête. Cependant, il ne relâcha que très imperceptiblement la raideur de son maintien.
— Séliane, laissez-moi vous présenter mon époux, Jacob.
— Mademoiselle, dit-il, courbant finalement un peu le torse.
Elle mima instinctivement son style cérémonieux et s’inclina en une profonde révérence.
— Enchantée, monsieur Guèvremont, répondit-elle.
— Allons voir ce buffet, proposa Marguerite. À plus tard, Jacob. Et tâchez de vous amuser un peu.
— J’y veillerai, Marguerite. J’y veillerai.
En le regardant s’éloigner à pas mesurés, Séliane doutait qu’il puisse arriver à se détendre suffisamment pour réellement prendre plaisir à la fête. La musique changea à cet instant et les premières notes d’une valse s’élevèrent au-dessus du brouhaha. Des couples disparates se formèrent au centre de la pièce et Marguerite l’entraîna loin de la piste de danse. Elles avaient atteint un coin à l’écart quand un homme élancé, aux cheveux marron et en désordre, s’interposa. Il avait une barbe courte, fournie et taillée en cercle sous son nez arqué. Il portait une chemise ample et un pantalon corsaire rouille terne. Un long sabre recourbé pendait à sa ceinture. Il ne lui manquait que le bandeau de pirate sur l’œil.
— Marguerite ! Enfin vous voilà ! Votre réception est magnifique ! Mais je déplore un manquement grave de votre part… vous ne m’avez pas encore présenté la belle que vous ne quittez pas d’un centimètre depuis votre arrivée !
— Séliane, voici Alberto de Morales. Il va vous accompagner un moment, si ça ne vous ennuie pas ?
L’homme écarquilla les yeux de surprise avant de manifester une joie évidente.
— Rien ne me ferait plus plaisir que de satisfaire la demande de Marguerite ! dit-il en lui prenant la main.
Il approcha les lèvres de ses doigts.
— Beauté troublante, quelle est donc cette pierre qui pend si joliment à votre cou délicat ?
Le baise-main la fit rire. Quelle exubérance ! Elle allait répondre que le pendentif était un cadeau de Marguerite, mais le monde autour d’elle se perdit dans un tourbillon d’images floues et de sons distordus. Elle perçut un arc de lumière, puis un vertige lui souleva le cœur et elle perdit conscience.
Quand l’éclat se dissipa, Séliane et Albert avaient disparu. Marguerite en fut satisfaite. Canaliser la magie d’Amara était un plaisir. Il n’en avait pas toujours été ainsi, cependant. Au début, il lui avait fallu deviner, tâtonner, s’armer de patience. La première fois, elle n’avait pas compris ce qui s’était passé. Il y avait si longtemps maintenant. Elle était jeune et naïve. La nuit suivant le décès de son père, elle avait fait un rêve dans lequel elle était médecin, comme lui, et découvrait un remède miraculeux. Le lendemain, elle avait retrouvé le grimoire à la couverture de cuir dans les affaires du défunt et elle y avait lu en toutes lettres le compte-rendu de son rêve. Elle avait compris que la magie était à l’œuvre. Pendant des années, elle avait tenté vainement de refaire d’autres songes surnaturels, jusqu’à ce qu’elle réalise que la magie ne pouvait opérer que les nuits de pleine lune et qu’elle requérait impérativement la pierre blanche.
Ce soir, un membre de la guilde venait de traverser vers un univers parallèle avec une jeune novice. Séliane était l’instigatrice inconsciente de ce voyage. Comme un rêveur qui ne sait pas qu’il rêve, son vécu serait devenu sa nouvelle réalité. Marguerite laissa s’estomper avec réticence le doux frisson qui la parcourait. Elle adressa une prière de remerciement à la déesse et sollicita sa protection pour les voyageurs.
La première chose qui parvint à la conscience de Séliane fut l’odeur salée qui pénétra ses narines et la chaleur étouffante qui envahit ses poumons. Puis, elle perçut le léger roulis qui la berçait. Elle était sur le pont d’un voilier, adossée à des cordages, sous le soleil brûlant de midi. Elle portait une jupe écarlate, un foulard tenu par un nœud souple sur sa nuque et une ceinture crochetée qui resserrait sa chemise légère à la taille. La pierre de lune pendait à son cou au bout d’une chaînette en or mat.
La mer s’étendait à perte de vue et aucun vent ne troublait sa surface. Pourtant, la coque lisse du trois-mâts, construit dans un alliage de métal léger amalgamé à du verre poli, fendait les eaux turquoise. Le navire était poussé par des courants d’énergie subtils et invisibles qui gonflaient ses voiles. Séliane se trouvait à bord du Mérou, un navire marchand qui rentrait au port avec ses cales chargées d’épices, de soieries et de vaisselles fines. Le pont venait d’être fraîchement nettoyé et la fine couche d’eau savonneuse faisait briller son cuivre martelé de motifs sinueux. Les poulies et les palans étaient bien huilés et les cordages, lovés et alignés. Les matelots avaient terminé les corvées et flânaient au soleil.
Au sein de l’équipage, Séliane avait la tâche de réparer la voilure. Elle travaillait depuis un moment sur une longue déchirure quand elle perçut un mouvement du coin de l’œil. Elle fit la grimace en reconnaissant le timonier qui venait dans sa direction. Hugo tenait un couteau qu’il projetait dans les airs et rattrapait machinalement. Il portait le fourreau à la cuisse, sur son pantalon de toile beige roulé au-dessus du genou. Sa veste de suède sans manches était ouverte et elle révélait un tatouage sous sa clavicule gauche : un anneau blanc et un noir entrelacés. Ses cheveux brun très foncé étaient tirés vers l’arrière et accentuaient l’angle de sa mâchoire carrée et sa fossette au menton. Il avait les yeux bleu nuit, bordés de longs cils, comme ceux d’une loutre de mer. Il se planta devant elle et sa silhouette obscurcit son espace de travail.
— Tu en as encore pour longtemps avec le génois ? demanda-t-il.
— J’irais plus vite si tu ne me cachais pas la lumière ! répliqua Séliane en posant son ouvrage.
Il fit un pas de côté et le soleil l’aveugla. Elle cligna des yeux avant de reprendre ses points de couture.
— Je n’en ai plus pour longtemps. Tu as déjà abandonné ton poste ?
— Le capitaine a repris la barre. Il me rappellera quand le repas sera prêt.
— Qu’est-ce que tu veux insinuer ?
Il rattrapa son couteau et la toisa.
— Rien du tout.
— Tu veux dire que le capitaine préfère manger plutôt que de s’occuper de son navire ?
— Ce n’est pas ce que j’ai dit !
— Si !
— Tu dis n’importe quoi !
— Tu m’insultes, en plus !
Elle coupa le fil avec les dents et repoussa rageusement son ouvrage. Il rengaina sa lame et se pencha pour récupérer la voile.
— Bon sang ! Ce que tu peux avoir un sale caractère ! lâcha-t-il avant de tourner les talons.
Séliane le regarda s’éloigner, dardant son regard courroucé sur sa nuque. Elle rangea fils et aiguilles, puis décida d’aller retrouver son oncle. Le capitaine Gregory, vêtu d’une longue veste marine ouverte sur une chemise de lin, était debout à la barre. Il portait à la hanche le fourreau d’un sabre court à lame épaisse, qui lui servait d’arme et d’outil pour couper les cordages. Ses cheveux gris acier disparaissaient en partie sous un chapeau de feutre à large rebord et ses sourcils charbonneux et fournis se touchaient au-dessus de ses yeux bleu clair. Elle s’approcha et posa un baiser sur sa joue.
— Tu t’es disputée avec Hugo, dit-il.
— Non… euh… à peine… Comment tu le sais ?
— Facile, je l’avais envoyé chercher la voile que tu reprisais.
Elle fronça les sourcils.
— Il m’énerve avec son couteau ! Quand il n’est pas en train de faire des trous partout à force de le lancer, il…
— Pas partout, fillette. Sur des cibles qu’il s’est fabriquées exprès…
— Peu importe ! Il va finir par tuer quelqu’un !
— Ça m’étonnerait. Il est vraiment doué.
Son oncle fixait l’horizon, maintenant le cap, la main posée sur la roue qu’il faisait subtilement tourner à droite et à gauche. Il attrapa sa gourde, avala deux longues gorgées, puis retira son chapeau et essuya son front du revers de sa manche.
— C’est un bon timonier. Pourquoi cherches-tu la dispute ?
— Je ne sais pas. Je ne le fais pas exprès… Ça m’énerve qu’il me dise quoi faire ! soupira-t-elle. Je suis désolée de gâcher ta journée.
— Pas du tout ! Reste un peu avec moi, ajouta-t-il en tapotant la place à côté de lui. Mais ne t’avise plus de venir m’embrasser au vu et au su de mon équipage ! Par les délices du paradis, tu vas saboter mon autorité si tu continues !
Elle se laissa tomber sur la banquette et remonta les genoux sous son menton.
— Tes prunelles ont la couleur des sillons dans la mer ! dit-il en tirant sur une mèche échappée du foulard. C’est qu’il va faire beau encore jusqu’à demain.
— La couleur de mes yeux ne peut pas prédire les intempéries.
— Puisque je te le dis.
— Tu parcours les mers depuis si longtemps que tu peux reconnaître le moindre changement dans l’atmosphère ! rétorqua-t-elle.
Gregory remit son chapeau en grommelant.
— Tu pourrais faire semblant de me croire, fillette ! J’essaie de te faire un compliment !
Cependant, Gregory devait avouer que Séliane n’avait pas tort, car il avait effectivement le don de prévoir les changements reliés aux forces de la nature. Dans cet univers où il venait de pénétrer, il sentait, sous la coque, les courants subtils qui sinuaient dans les eaux marines et qu’il fallait longer pour naviguer. À soixante-six ans, il était le plus ancien de la guilde. Il était célibataire par choix. Cette liberté lui permettait de vouer à Marguerite une loyauté sans faille. Elle pouvait compter sur lui pour protéger la jeune novice placée sous son aile lors de ce premier voyage.
— Voiles à l’horizon ! s’écria soudainement la vigie.
— Quel pavillon ? demanda Gregory.
— Impossible à distinguer, capitaine ! Il est encore trop loin, mais il se rapproche rapidement ! Je dirais… peut-être un galion !
Il regretta tout à coup l’absence de Jacob. Il aurait pu évaluer le danger et sentir l’approche des ombres noires qui étaient une constante menace.
— Changement de cap ! Évitons de croiser sa route.
Il donna ses instructions et, dans la seconde, l’équipage s’affaira à manœuvrer le gréement afin d’aligner le Mérou sur un courant d’énergie plus puissant. Cependant, le navire inconnu se dirigeait toujours droit sur eux.
— Le Vagabond des Mers ! s’affola le matelot en haut du mât.
— En avant toute ! Hissez les dernières les voiles ! beugla le capitaine avant de se tourner vers sa nièce.
— Je vais tenter de le distancer ! Mais je doute fort d’y parvenir… Si ça tourne mal, je veux que tu ailles te cacher !
Séliane hocha machinalement la tête, les yeux fixés sur le navire ennemi.
— Je veux ta parole !
— C’est promis ! articula-t-elle.
Toutes voiles déployées, le Mérou filait sur les flots en semant derrière lui un haut sillon chargé d’écume. Cependant, le Vagabond des Mers gagnait toujours du terrain, si bien que Séliane pouvait maintenant distinguer l’équipage à son bord. Une silhouette à la proue caressait un singe minuscule posé sur son épaule. Son visage était dissimulé par une longue-vue pointée dans leur direction.
— Ne reste pas sur la passerelle ! Ce forban pourrait te voir !
Séliane n’avait jamais vu son oncle aussi inquiet. Elle descendit sur le pont et se faufila entre les matelots occupés aux manœuvres. Les instructions fusaient de toutes parts dans une apparente cacophonie, alors que le gréement se déployait dans une parfaite coordination.
— Affalez les voiles ! claqua la voix du capitaine au-dessus du tumulte. Hissez le pavillon de reddition ! Hugo ! Prends la barre !
L’équipage obéit après une seconde de surprise et le voilier perdit de la vitesse. Leur capitaine regarda le carré marbré de sillons blancs atteindre le haut du grand mât, puis il se détourna et confronta la quantité de regards perplexes fixés sur lui.
— Nous ne pourrons pas semer le Vagabond des Mers ! expliqua-t-il. Nous allons laisser ces pirates nous aborder.
Séliane entendit les murmures désapprobateurs. Comment le capitaine paierait-il leurs gages aux hommes d’équipage si la cargaison était perdue ? Son oncle fit taire les protestations.
— Je veux éviter toute effusion de sang ! Un bateau coulé et un équipage mort…
— Ennemis à trois longueurs ! hurla Hugo. Ils se préparent à l’abordage !
Le capitaine redressa les épaules et posa inconsciemment la main sur la poignée de son sabre. Une ride profonde creusa son front et il passa en revue ses hommes. Son regard bleu tomba sur la silhouette féminine.
— Séliane ! Va te cacher, tout de suite ! grogna-t-il.
Le navire ennemi arrivait à tribord. Elle s’engouffra dans l’ouverture menant sous le pont et longea la coursive en courant. Une forte secousse ébranla le navire. Elle se hâta vers les couchettes des hommes et en choisit une au hasard. Elle se colla contre la cloison et rabattit sur elle couvertures et vêtements épars. Des odeurs de mer, de poissons et de sueur lui emplissaient les narines, mais elle n’osait pas remuer, même pour s’aménager un petit courant d’air. Un tumulte retentit au-dessus de sa tête et des pas lourds martelèrent le pont. Recroquevillée dans l’obscurité, coupée de l’action, elle réalisa au bout d’un moment que le fait de ne pas savoir ce qui se tramait l’effrayait plus encore. Elle sortit de sa cachette et tendit l’oreille. Il y avait toujours un va-et-vient bruyant du côté des cales et des pas lourds sur le pont, mais aucun cri, ni hurlement, ni signe de bataille ou de quelconques violences. Rapidement, elle troqua sa jupe pour un pantalon attrapé au hasard, ajouta une veste sans manches, retira son foulard et noua ses cheveux sur sa nuque, comme elle l’avait vu chez Hugo et quelques marins. Elle entrouvrit la porte et risqua un œil. La voie était libre.
Hugo pénétra dans les quartiers du capitaine et récupéra la liste complète de la cargaison. Capituler n’avait pas plu à l’équipage, mais les assaillants étaient deux fois plus nombreux. Certains étaient particulièrement belliqueux, comme cette saleté d’ombre noire qui avait ricané en le dépouillant de son couteau ! Le capitaine disait vrai, la trêve assurait la sécurité de tous. Bon sang ! Il se sentait quand même nu sans sa lame. Il s’apprêtait à sortir quand son regard tomba sur un étui suspendu près de la porte. La dernière acquisition du capitaine, une belle pièce. Il saisit le poignard, le soupesa et le jugea rapidement mal balancé, car la poignée était un peu lourde. Mais c’était mieux que rien. Il dissimula l’arme sous sa veste et quitta la cabine. Un des leurs le précédait dans la coursive.
— Qu’est-ce que tu fais en bas ? s’étonna-t-il.
Le matelot s’immobilisa, un pied sur le premier barreau de l’échelle, et se retourna.
— Et toi ? Tu fouinais chez mon oncle ? l’accusa-t-il.
Hugo écarquilla les yeux.
— Séliane ? Qu’est-ce que tu fais habillée en…?
— Qu’est-ce que ça peut te faire !
— C’est ma veste et mon pantalon que tu portes !
— Je… J’ai pris au hasard…
— Qu’est-ce que vous faites là ? tonna une voix sortie des cuisines.
Un gaillard venait d’apparaître en mastiquant un saucisson sec. De haute taille, costaud et légèrement bedonnant, il avait le visage rond, le cou massif, les cheveux sombres et la barbe courte. Son regard suspicieux était posé sur eux.
— Le capitaine Gregory nous a ordonné d’aller chercher des documents dans sa cabine, expliqua Hugo en exhibant le rouleau qu’il tenait à la main.
En quelques enjambées, le géant fut sur eux. De près, son visage était parsemé de taches brunes et son haleine exhalait l’ail et les piments forts. Il lui arracha les papiers des mains.
— Celui qui donne les ordres, moussaillon, c’est Alberto. Et les ordres sont : tout le monde sur le pont ! Allez, on avance !
Il les poussa tous les deux à avancer d’une claque entre les omoplates. Séliane réprima à moitié un hoquet de surprise quand l’air quitta brusquement ses poumons. Elle se hâta de gravir l’échelle. Hugo la suivait en jurant intérieurement. Cette écervelée allait leur attirer des ennuis ! Tôt ou tard, les pillards allaient s’apercevoir qu’une fille était sous le déguisement. En atteignant le pont, il aperçut celui qui avait fait main basse sur son couteau. Sa silhouette entourée d’ombre réveilla sa rancœur. C’était des ordures comme lui qui l’avaient privé de ses parents. L’ombre noire fixait Séliane. Hugo l’entraîna vers l’endroit où l’équipage du Mérou était retenu en otage. Apparemment satisfait de leur docilité, le géant se dirigea vers le capitaine ennemi et lui tendit les documents.
— Est-ce là tout ton trésor, l’ami ? interrogea le chef des forbans après avoir détaillé le rouleau.
Ses longs cheveux indisciplinés dissimulaient en partie son regard ambre et son nez légèrement arqué rappelait le bec d’un oiseau. La poignée d’un long sabre dépassait à sa ceinture. Hugo vit le capitaine Gregory tressaillir quand il se fit appeler « ami » par l’homme qui le pillait avec allégresse. Cependant, son visage demeura impassible.
— Vous tenez la liste de la cargaison. Tout y est.
— Nous verrons bien, dit l’autre avant de dépêcher trois de ses acolytes pour fouiller les cabines. Peut-être me caches-tu quelque chose…
— Vous avez ce que vous voulez ! Quittez mon navire !
Alberto rejeta la tête en arrière et partit d’un grand éclat de rire. Dans les rangs des prisonniers, Hugo observait la scène. Heureusement, la fille qui se trouvait à bord était camouflée parmi eux sur le pont et n’était pas dans une cabine. Cherchant autour, il aperçut le pillard qui avait pris son couteau. Il se tenait à l’écart et fixait la jeune fille avec un rictus mauvais plaqué sur ses traits. Son instinct protecteur poussa Hugo à se placer devant Séliane. L’autre suivit son mouvement et se décala un peu, son regard haineux toujours fixé sur la pierre blanche qui reposait sur la poitrine de la jeune femme.
Jarek testait avec l’ongle du pouce le tranchant de la lame piquée au puceau qui tentait de cacher la fille. Il jubilait intérieurement, malgré la douleur qui l’avait frappée à la nuque quand il avait abouti ici. Dans l’univers d’où il venait, c’était la loi du plus fort. Il avait pris là-bas un coup vicieux derrière la tête et on lui avait volé le lièvre qu’il avait chassé et commencé à cuire. Il s’était réveillé avec le ventre vide, un feu éteint et une belle bosse. Ce mal était le signe de sa chance, car il lui rappelait que, parmi tous ceux qui avaient été envoyés à la traque quand le médaillon du maître avait pulsé, c’était lui qui avait trouvé les porteurs de la maudite pierre. La fille était la cible la plus facile. Elle allait bien finir par s’écarter un peu des autres et il pourrait s’en approcher. Il s’adossa à la rambarde et attendit en massant sa nuque moins douloureuse. Il était sacrément content. Sa douleur diminuait depuis qu’il avait débarqué sur le pont du navire qu’il était en train de piller !
Séliane faisait profil bas parmi les matelots prisonniers. Le navire pirate maintenait, à l’aide de solides grappins, sa rambarde accolée à celle du Mérou. L’équipage ennemi achevait de vider les cales sous le regard courroucé de son oncle. Celui-ci se tenait immobile, les pouces rentrés dans sa ceinture à laquelle manquait son sabre qui gisait avec toutes les armes empilées à la proue. Le pirate sifflotait en fixant le drapeau marbré de blanc qui ondoyait en haut du mât.
— Capitaine ! Regardez c’que j’ai trouvé en bas !
Séliane vit les yeux de son oncle s’écarquiller et son teint blêmir. Suivant son regard, elle aperçut un des marins ennemis, qui brandissait sa jupe et son foulard. Quelle idiote ! Elle aurait dû penser à les cacher.
— Ah ah ah ! Ce vieux loup de mer cache une femme à bord !
Son oncle fronça les sourcils et passa en revue ses membres d’équipage attroupés sur le pont. Au milieu d’eux, dissimulée à son regard, Séliane aperçut l’éclat d’une lame dans les mains de Hugo.
— Tiens, murmura-t-il. Pour te défendre !
— Non !
— Prends-le, je te dis !
— Je ne saurai pas m’en servir ! rétorqua-t-elle, les dents serrées. Je sais que tu pourras le lancer avec adresse.
— Ce n’est pas le mien. Il est mal balancé, je ne pourrai pas t’aider ! Prends-le !
Il lui fourra l’arme dans la main, qu’elle dissimula maladroitement dans la manche de sa chemise. Au loin, Alberto exhibait ses vêtements sous le nez de son oncle avec un rire narquois.
— Gregory, ne vas-tu pas me présenter la belle qui se cache à bord ?
— Tu peux toujours chercher, forban !
— Capitaine, intervint le colosse au visage parsemé de taches de naissance, j’ai surpris deux matelots dans la coursive, tout à l’heure.
— Montre-les-moi !
Le géant se dirigea vers l’attroupement de prisonniers. Il les dépassait tous d’une bonne tête et il la repéra facilement près de Hugo. Il les fit tous les deux sortir du lot.
— Amène-moi ce blond matelot ! dit-il en la pointant du doigt. Je veux le voir de plus près…
Le géant agrippa le bras de Séliane et la poussa en avant.
— Lâche-moi, espèce de grosse brute ! s’écria-t-elle en plantant les talons dans le sol.
Nullement perturbé, il la souleva avec aisance et se dirigea vers son capitaine. Elle se débattit furieusement et lui assena un coup de pied dans l’entrejambe. Le géant encaissa sans broncher. Il lui jeta un regard mauvais et la déposa devant Alberto.
— Quelle tigresse ! Attention à tes bijoux de famille, Louis ! se moqua Alberto.
— Une femme sur un navire ! grommela le géant en s’éloignant.
Le bandit s’approcha et elle recula jusqu’à être acculée au mât de misaine. Les doigts crispés sur le couteau inséré dans sa manche, elle soutint le regard de son ennemi. Sous le soleil, les yeux de l’homme brillaient d’une teinte ambrée. On aurait dit ceux d’un fauve. Elle vit son oncle faire un pas en avant, mais un brigand lui mit une lame sur la gorge, l’obligeant à battre en retraite.
— Si tu touches à un seul de ses cheveux, forban, menaça-t-il en brandissant le poing, je jure sur ma vie que tu le paieras de la tienne !