L’île
MACKENSIE
Tome II – Le magasin général
L’île
MACKENSIE
Tome II – Le magasin général
Roman
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Reid, Nancy, 1955-, auteur
L’île Mackensie : roman / Nancy Reid.
Sommaire : t. 2. Le magasin général.
Également publié en format électronique.
ISBN 978-2-89571-294-7 (vol. 2)
I. Reid, Nancy, 1955- . Magasin général. II. Titre.
PS8635.E433I43 2017C843’.6C2017-940481-4
PS9635.E433I43 2017
Révision : Sébastien Finance et Laurent Frotey
Infographie : Marie-Eve Guillot
Photo de l’auteure : Manon Rousso
Éditeurs : |
Les Éditions Véritas Québec |
|
www.editionsveritasquebec.com |
© Copyright : |
Nancy Reid (2018) |
Dépôt légal : |
Bibliothèque et Archives nationales du Québec |
ISBN : |
978-2-89571-294-7 version imprimée |
Les BEAUDIN : |
Camélia (veuve et propriétaire du salon de thé) |
Les BEAUDOIN : |
Morag Macleod-Beaudoin |
Ses fils : William Beaudoin et Ludovic Beaudoin |
|
Les BLUTEAU : |
Romain (maire) |
Carmen (épouse et mairesse) |
|
Leurs enfants : Frédéric, Éric et Claire |
|
Les CUMMINGS : |
Rébecca et sa sœur Alice |
Les LABERGE : |
Olivier (cordonnier) |
Luce (épouse) |
|
Leurs enfants : Alain et Béatrice |
|
Les MACKENSIE : |
Thomas (marchand général) |
Ses enfants : Jean et Catriona |
|
Ses petits-enfants : Jean-Thomas, Iris et Violette |
|
Les PERREAULT : |
Julius (journaliste retraité) |
Juliette (sœur de Julius et épouse de Jean Mackensie) |
|
Les SCOTT : |
Walter |
Fiona (épouse) |
|
Leur fille : Marjory |
|
Andrée-Anne (sœur de Walter) |
|
Son fils : Michel |
|
Les SINCLAIR : |
Marguerite (divorcée et propriétaire Résidence Sinclair) |
Ses filles: Érin et Marina |
|
Les AMIS : |
Père Ramsay |
Serge Roberge, dit l’asperge |
|
Madame Rosamund Ross |
|
Monsieur Bélanger (conseiller municipal) |
|
Madame Bélanger |
Réaliser son rêve, c’est formidable,
mais le partager avec les autres
c’est incomparable et extraordinaire.
Bonne lecture ! Leugh math1 !
____________
1En gaélique, la langue ancestrale des Écossais.
Le petit village baptisé Ruby-Des-Ruisseaux compte des familles bien enracinées, dont certaines de culture écossaise. Au fil des années, un attachement particulier entre les communautés québécoises et écossaises s’est tissé. Dans cette mouvance des années ’60, une jeunesse débordante d’énergie anime le patelin, certains faisant fi des traditions.
À l’occasion d’une grande fête commémorative, toutes les générations se lancent le défi de mettre ensemble leurs ressources et leurs idées. Toutefois des tensions et des frustrations ternissent les relations, et des familles subissent une tempête faite d’entêtement et de fierté.
La vie de Thomas Mackensie, le marchand général au caractère bouillant, va-t-elle basculer devant la difficulté de communiquer ? Pour lui, les traditions écossaises sont un héritage précieux qu’il craint de voir s’effriter.
Suffira-t-il aux jeunes de pousser la porte de cet établissement chaleureux, qu’est le salon de thé de Camélia Beaudin, où flotte en permanence une odeur alléchante de cinnamon rolls, pour reconnaître les valeurs si chères aux aînés ?
Que la fête commence !
Thomas Mackensie avait peine à trouver le sommeil. Cette journée commémorative de la fondation du village, ce fameux 28 juillet, il ne l’oublierait jamais. La soirée avait été riche en émotions. Les événements se bousculaient encore dans sa mémoire.
Il se rendait chez son fils Jean, avec sa merveilleuse amie Camélia et son petit-fils Jean-Thomas… Jean-Thomas Mackensie, un autre Mackensie ! Comme c’était doux à son oreille d’Écossais, si fier de son nom et de ses origines. Tous les trois s’étaient arrêtés pour admirer l’entrée de l’île Mackensie avec l’enseigne superbement éclairée, le ponceau de facture identique à celui de l’île de Camélia, et plus loin la maison de son fils Jean… Jean était revenu à Ruby-des-Ruisseaux pour reprendre contact avec son père.
Thomas, que le sommeil fuyait, souriait béatement. Il souhaitait graver dans sa mémoire chaque instant de cette merveilleuse soirée. Où en était-il ? Ah oui… ! la maison…, plutôt un manoir. Construite avec des blocs de pierre massive, la maison se fondait au décor boisé et calme des lieux. De larges fenêtres, toutes éclairées, comme si elles souriaient dans la nuit, semblaient inviter à la fête. De jolies persiennes rouges se mariaient au toit du même ton. La construction avait épargné les arbres matures, et rien n’avait été négligé pour créer un ensemble harmonieux. De nombreuses platesbandes regorgeant de fleurs annuelles complétaient le tout. À cet instant, il avait échangé un regard complice avec sa chère Camélia, chacun constatant l’opulence de la propriété. Jean-Thomas lui avait alors touché l’épaule et lui avait murmuré :
— Allons, grand-père ! Papa et maman espèrent votre visite.
Il se souvenait de l’hésitation de Camélia, qui avait souhaité rebrousser chemin pour les laisser en famille. Il se sentait trop émotif et il avait insisté pour que sa chère Camy demeure à ses côtés. Son soutien lui était d’un grand réconfort. Elle avait accepté et, comme toujours, s’était montrée ouverte et sensible à leur profonde amitié.
Tous les trois s’étaient approchés jusqu’à la maison. Sans qu’ils n’aient eu à frapper, la porte s’ouvrit et un homme à large carrure apparut. Thomas retrouvait enfin son fils Jean. Il lui avait tout simplement dit :
— Dad !
Ce simple mot, mais ô combien inestimable et si longtemps espéré lui gonfla le cœur d’une grande tendresse. Avec des trémolos dans la voix, la réponse lui était parvenu, presque inaudible tellement chaque mot s’enveloppait d’émotions :
— Jean... mon fils ! mon fils bien-aimé.
Le souvenir de l’étreinte qu’il avait échangée avec son fils provoqua une nouvelle onde de bonheur. Thomas, les yeux fermés, revivait tous ces moments précieux, les savourant une nouvelle fois. Relâchant son étreinte, Thomas avait reculé d’un pas pour admirer son fils. Quelques rides parcheminaient déjà le visage de ce dernier, devenu un homme dans la force de l’âge. Tellement d’années écoulées, tellement de temps à rattraper.
Puis, Jean avait invité la famille à entrer à l’intérieur. Ils pénétrèrent tous les quatre dans un grand portique d’où il était possible d’entrevoir par les portes vitrées un escalier majestueux trônant au centre de la maison. D’un côté un immense salon couvert de boiseries et réchauffé par un feu de foyer ajoutait à l’ambiance. Un mobilier d’excellente qualité et de style campagnard, disposé avec le goût le plus exquis invitait les occupants au confort douillet. Du côté opposé au salon, on apercevait une pièce toute ornée de lambris et comportant des bibliothèques regorgeant de livres. Un immense bureau et quelques bergères complétaient cette pièce impressionnante. Une verrière, située à l’arrière de la maison, donnait sur une véranda faisant face à la rivière Bis. Ses yeux happés par tant de choses à la fois se posèrent vers le salon où deux personnes assises face au foyer, devisaient ensemble. Cette habitation cossue avait grandement impressionné Thomas. Les voyant approcher, une femme grande et svelte se leva et s’avança vers eux.
Puis, Jean lui présenta son épouse Juliette. À ce moment-là, l’autre occupant se leva et Thomas reconnut nul autre que Julius Perreault. Celui-ci, toujours aussi timide, s’avança et tendit une main hésitante à Thomas. Thomas avait éprouvé de la réticence à lui tendre la main, compte tenu des cachotteries qui circulaient. Jean, ayant détecté ce manque d’enthousiasme, s’était empressé de défendre Julius Perreault, alléguant qu’il avait exigé de lui la plus grande discrétion. Jean étant en voyage d’affaires, Julius avait géré les travaux avec sa sœur Juliette. Thomas n’était pas au bout de ses surprises… Cela faisait beaucoup d’informations à gérer dans un si petit laps de temps.
En hôtesse accomplie Juliette dirigea ses invités vers le salon et leur offrit une consommation. Camélia et Thomas se sentaient un peu mal à l’aise. Peu de temps après, Camélia se leva et, malgré l’accueil chaleureux, elle exprima son désir de prendre congé de ses hôtes. À ce moment-là, Jean-Thomas proposa que tous retournent sur l’île de Camélia pour se joindre aux habitants de Ruby-des-Ruisseaux et profiter de cette fin de soirée remarquable.
Après un bref moment d’hésitation, tous acquiescèrent. Quelle fierté avait éprouvé Thomas en rejoignant ses concitoyens. Il se présentait avec son clan…, le clan Mackensie !
Souriant béatement, le sommeil le gagna sur ce sentiment de bien-être.
Andrée-Anne, lovée dans un fauteuil moelleux, installée dans son salon-verrière, sirotait un thé en admirant d’un regard absent le paysage paré des ombres de la nuit. Quelle journée ! se dit-elle. Surtout quelle soirée ! Pleine de rebondissements. La divulgation de la véritable identité de Jean-Thomas, plutôt Jean-Thomas Mackensie. Quel petit cachottier ! Il avait déclenché un véritable tourbillon d’émotions depuis son arrivée. Ce 28 juillet, serait une fête commémorative et mémorable dans les annales de Ruby-des-Ruisseaux.
Julius Perreault… Julius… elle le revoyait s’avancer vers elle, timide, mais tout de même décidé. Leurs yeux rivés l’un à l’autre… Elle n’avait pu faire autrement que d’accepter sa proposition de danser avec lui… « Andrée-Anne Scott, se dit-elle, jamais tu n’aurais espéré, même dans tes rêves les plus fous, que Julius veuille danser avec toi… jamais tu n’aurais cru qu’il t’adresse la parole ! » La danse terminée, Julius l’avait remerciée, son regard plongé dans le sien, puis il s’était éclipsé. « À suivre… », se dit Andrée-Anne, un sourire aux lèvres.
L’heure tardive n’avait aucun effet sur Marjory Scott qui n’avait cessé de babiller sur la route du retour à la maison, s’informant candidement sur toutes les péripéties de cette soirée riche en rebondissements. Fiona, malgré la fatigue entraînée par tous les préparatifs de la fête, répondait patiemment à sa fille unique. Walter, quant à lui, se murait dans un mutisme qui lui était coutumier.
De retour à la maison, Fiona s’assura que Marjory dormait, puis elle rejoignit son mari au salon. Walter, sourcils froncés, sirotait un scotch whisky. L’arrivée de Fiona lui fit lever les yeux et il sourit tendrement à son épouse.
— Quelle journée ! dit Fiona en se blottissant contre son mari.
— Tu en veux un ? demanda Walter en désignant son verre.
— Je crois que je vais t’accompagner. Avec de la glace, s’il te plaît.
Walter revint dans le salon avec le verre de Fiona et, sans un mot, il reprit sa place sur la causeuse.
— Qu’est-ce que tu en penses ? demanda Fiona.
— Ce que je pense de quoi ! Des cachotteries du jeune Mackensie ? Du retour au village de Jean Mackensie, après toutes ces années d’absence ? Des scènes de la mairesse ? De Julius Perreault qui nous a tous bien bernés ? De ma sœur qui agit comme une adolescente ? Est-ce que j’en oublie ?
— Walter ! s’exclama Fiona en éclatant de rire. Elle embrassa tendrement son mari : surtout ne change jamais. Je t’aime tel que tu es.
— Je n’ai pas l’intention de changer, crois-moi ! Il y a beaucoup trop de remue-ménage à mon goût, dans ce village.
— Sois sincère Walter et avoue que ce soir, le village a vécu des moments magiques. Thomas était si content de découvrir qu’il avait un petit-fils. De plus, son fils revient au bercail, imagine !
— Fiona… je te le répète : tout est dans la façon de faire. J’aime la simplicité et l’honnêteté. Pourquoi tant de dissimulations ?
— Je crois qu’il ne faut pas juger tant que l’on ne connaît pas toutes les informations. Moi, je me concentre sur la joie exprimée sur le visage de Thomas Mackensie. Quand une famille se retrouve, c’est un moment heureux !
Hum… Walter prit une gorgée de sa boisson, évitant ainsi de répondre.
— La sœur de Julius Perreault est l’épouse de Jean Mackensie ! Je me dis toujours que le monde est petit ! reprit Fiona en sirotant sa boisson.
— Parlons-en de Julius Perreault ! fit Walter en secouant la tête. En voilà un autre cachottier ! Quelle mouche les a tous piqués !
— J’en conviens avec toi. J’ignore pourquoi il a omis de divulguer que sa sœur était l’épouse de Jean Mackensie. De plus, il avait le mandat de surveiller les travaux concernant leur demeure sur l’île Mackensie… Peut-être était-il tenu au secret pour ne pas nuire au retour de Jean Mackensie et surtout aux retrouvailles père-fils ?
— Ils semblent tous avoir une bonne excuse pour agir ainsi ! soupira Walter qui n’avait pas épuisé sa liste de doléances. Tu as remarqué ma sœur ? Je ne la reconnaissais pas… elle si volontaire ! Voilà que ce journaliste s’amène, qu’il lui tende la main et hop ! la voilà qui danse avec lui !
— Mais Walter, n’as-tu rien remarqué tous ces derniers mois ?
— J’ignore à quoi tu fais allusion ? Une autre cachette ?
— Walter Scott ! Ne me dis pas que tu n’as pas deviné qu’Andrée-Anne avait un béguin pour Julius Perreault, dit Fiona en dévisageant son mari.
— Hein ! Mais ce type est trop vieux pour elle et de plus, il est tout le contraire de ma sœur ! Il est timide, réservé et casanier ! Ça ne fonctionnera jamais.
— Les contraires s’attirent, murmura Fiona.
— Qu’est-ce qui va encore me tomber sur la tête, reprit Walter d’un ton plaintif.
— Je crois que nous devrions aller nous coucher, suggéra Fiona. Je suis éreintée.
— Ma pauvre petite Fiona… ta journée a été longue et très mouvementée. Tu as raison, allons nous reposer, car demain est un autre jour et nous ignorons quelles autres surprises il nous réserve, affirma Walter en secouant la tête.
Fiona éclata de rire et tendit la main à son cher Walter.
Romain Bluteau ouvrit la porte et pénétra dans sa résidence. Carmen, son épouse, l’attendait, assise toute droite, sur l’une des bergères de l’austère salon.
— Les garçons ne sont pas avec toi ? demanda Carmen les lèvres pincées.
— Ils ne tarderont pas… Frédéric raccompagne Marina Sinclair et Éric escorte la jeune Doucet… Sabrina.
— En voilà deux qui ne nous ont pas fait honte ! s’exclama Carmen.
— Pourquoi dis-tu cela ?
— Ta fille Claire, voilà ce que j’en dis.
— Mais elle a gagné le concours littéraire ! Je suis très fier de ma fille. Ne l’es-tu pas, toi aussi ?
— Ma parole, tu as perdu la mémoire ! Claire a gagné, j’en suis consciente, mais elle a mentionné à tout le village qu’elle désirait suivre des cours de peinture avec la gueuse à Cummings !
— Ça lui passera. Sinon qu’y a-t-il de si répréhensible à suivre des cours de peinture ?
— Rien en soi, sauf si le professeur se nomme Rébecca Cummings ! scanda Carmen empourprée. Jamais je n’accepterai cette dévalorisation.
— La petite… comment va-t-elle ?
— Il y a quelques instants elle pleurnichait, mais je crois que maintenant elle dort.
— J’ignore si nous avons raison de lui imposer notre volonté de la sorte. Après tout, c’est elle qui a gagné. Il me semble qu’elle aurait le droit d’utiliser son prix comme bon lui semble.
— Tu divagues mon cher Romain ! Réfléchis un peu. Tu es le maire de cette municipalité. Tu as un certain rang à tenir, et ta famille aussi. Notre fille ne peut suivre des cours avec… avec… une… Rébecca Cummings !
— Quelle soirée ! s’exclama Romain en se passant une main dans les cheveux. Moi qui croyais qu’une fois arrivés à la maison, nous retrouverions un peu de calme.
— À qui le dis-tu ! Pour ma part, je suis terriblement ulcérée par une multitude de gens ! Quel village ingrat ! Comment demeurer calme quand l’harmonie de notre charmante municipalité s’effrite !
— Carmen, je te prie de te calmer. J’ai eu mon lot de soucis aujourd’hui !
— Romain ! C’est toi qui représente l’autorité de ce bourg, ne l’oublie pas. Tu te dois à ton devoir de maire.
— Quelquefois je me demande si ça ne devrait pas être toi qui dirige cette ville ! déclara Romain Bluteau en regardant son épouse dans les yeux.
— Sans vouloir te dénigrer, mon cher époux, je crois que je serais excellente pour ce poste. Je dirigerais cela avec une poigne de fer, répliqua Carmen Bluteau, les lèvres pincées.
— N’oublie pas que nous sommes en démocratie… Sur ce, si nous allions nous mettre au lit. Je suis exténué.
Marchant sur la rue principale, Éric Bluteau sifflotait joyeusement. Il aperçut son frère Frédéric qui marchait juste devant lui. Se hâtant, il le rejoignit :
— Toute une soirée !
— Typique d’un village arriéré ! Voilà ce que j’en dis, rétorqua Frédéric.
— Je t’aurais cru comblé par la présence à tes côtés de la belle Marina Sinclair ! Mais je te reconnais bien là : dénigrer au lieu d’apprécier. Tu ne changeras donc jamais Frédéric Bluteau !
— Mon petit frère serait-il devenu philosophe ? ricana Frédéric. Pour ton information, j’ai passé une excellente soirée avec Marina. Tout le reste m’indiffère. D’ailleurs, si mes souvenirs sont exacts, tu désirais que la jolie Marina t’accompagne à cette fête ? Serais-tu jaloux de ton grand-frère ? rétorqua Frédéric en ricanant.
— Marina Sinclair est une très jolie fille, j’en conviens. Mais disons que j’avais changé d’avis concernant le bal. Je suis très heureux de ma journée et de ma soirée avec Sabrina ! Nous nous sommes bien amusés !
— Je te le répète petit frère : ton état d’âme m’indiffère, répliqua Frédéric en s’élançant dans l’escalier menant à la résidence Bluteau.
Éric s’arrêta pour observer son frère aîné. Songeur, il se demandait comment ce dernier pouvait être apparenté à sa petite sœur Claire, et à lui-même. Ils étaient tellement différents. Puis il haussa les épaules; son tempérament optimiste reprenant le dessus, le sourire aux lèvres, il se décida à entrer chez lui.
Alice ne cessait d’houspiller Rébecca, sa sœur aînée. Depuis leur retour à la maison, Alice enchaînait questions sur questions.
— Rébecca, comment as-tu trouvé la soirée ? Te souviens-tu de l’accueil enthousiaste réservé à ta toile ? À ton avis, les gens se sont-ils montrés gentils avec nous ?
— Alice ! Je suis fatiguée. Faut-il vraiment que je réponde à toutes tes questions ? Ne pourrions-nous pas attendre demain matin ?
— Mais je veux savoir ! insista Alice.
— L’important n’est-il pas que toi tu aies apprécié ta soirée ? demanda Rébecca, tentant de limiter les questions incessantes de sa sœur cadette.
— Je ne sais pas… un truc me turlupine, avoua Alice.
— Je suis convaincue que demain matin, après une nuit de sommeil récupératrice, tu seras ravie par cette journée commémorative.
— Tu ne comprends rien ! s’écria Alice impatiente.
— D’accord, d’accord, je répondrai à tes questions ! céda Rébecca. Mais d’abord je nous prépare du thé.
Alice s’installa dans le vieux fauteuil face à la cheminée. La journée ayant été radieuse, aucune flamme ne pétillait dans l’âtre. Rêveuse, elle fixait le vide, attendant que sa sœur revienne avec un thé bien chaud.
— Rien ne vaut un bon thé, murmura Rébecca en savourant une gorgée du délicieux breuvage.
Alice ne disait mot et Rébecca finit par le remarquer.
— Tu me sembles bien songeuse. Qu’est-ce qui te tracasse ? Allons, je t’écoute, dit Rébecca.
— Les gens… les gens se sont montrés accueillants et je suis très fière de toi Rébecca. Le tableau représentant une scène du village a fait fureur.
Le ton monocorde d’Alice alerta Rébecca. Sa sœur, d’un naturel confiant et joyeux, semblait mélancolique, voire un peu triste. Qu’est-ce qui préoccupait Alice ?
— Qu’y a-t-il ? Quelqu’un t’a-t-il fait de la peine ? s’inquiéta soudain Rébecca.
— Je ne sais pas… je ne comprends pas… je ne sais pas, bredouilla Alice.
— Explique-moi de quoi il s’agit, l’encouragea Rébecca intriguée par l’attitude inhabituelle de sa sœur.
— Il s’agit d’Andrée-Ange.
— Andrée-Anne ! Voyons, tu adores Andrée-Anne Scott ! C’est ta meilleure amie.
— Je ne sais plus, avoua Alice les larmes aux yeux.
— Pourquoi dis-tu cela ? Il me semble qu’Andrée-Anne s’est montrée très gentille avec toi.
— Cet homme !
— Hein ! Quel homme ?
— Je crois qu’il se prénomme Julius Perreault ! N’as-tu pas remarqué son manège ? Il a tendu la main à Andrée-Ange et elle s’est levée, comme hypnotisée et l’a suivi.
— Pour danser ! Elle a dansé avec ce monsieur ! Mais Alice, il n’y a rien de répréhensible à cela !
— J’ai remarqué le visage d’Andrée-Ange, poursuivit Alice. Elle ne voyait que lui. Les autres… moi… nous n’existions plus !
— Alice, ma petite Alice…
— Je ne suis pas ta petite Alice ! s’insurgea Alice.
— Pardonne-moi Alice. Je tentais de t’expliquer qu’il arrive parfois qu’une attraction entre un homme et une femme soit très forte. On appelle ça le coup de foudre !
— Et moi alors ! Je suis son amie et je n’avais plus d’importance !
— Ce n’est pas vrai. On peut aimer les personnes qui nous entourent d’une façon différente. Par exemple, toi et moi nous nous aimons comme deux sœurs. Andrée-Anne…
— Andrée-Ange !
— Andrée-Ange… et toi vous vous aimez comme deux amies. Ça n’entrave en rien la relation de sœurs que nous entretenons. Est-ce que tu comprends ce que j’essaie de t’expliquer ?
— Je crois…, mais je n’aime pas ça !
— Pourtant tu comprends qu’Andrée-Anne…
— Andrée-Ange ! s’exclama Alice avec impatience.
— Andrée-Ange aime son fils. De plus, elle t’aime toi, sa grande amie.
— Lui ! Ce monsieur Perreault ce n’est pas la même chose. Je n’aime pas ça ! rétorqua Alice qui se rua vers l’escalier menant à sa chambre.
Rébecca reprit une gorgée de thé et réfléchit aux propos de sa sœur Alice. « Comment lui expliquer que le cœur est fait pour aimer… sans provoquer une crise de jalousie ? D’autres tensions en perspective », se dit-elle.
Marina Sinclair se glissa hors de son lit et se rendit sur la pointe des pieds dans la chambre de sa sœur Érin.
— Est-ce que tu dors ? chuchota Marina.
N’obtenant pas de réponse, elle s’enhardit et répéta un peu plus fort :
— Érin, est-ce que tu m’entends ?
— Qu’y a-t-il ? répondit Érin d’une voix ensommeillée. Ouvrant les yeux elle vit Marina qui se tenait au pied de son lit. Qu’est-ce que tu veux ?
— J’ai une question à te poser !
— Ça ne peut pas attendre demain matin ?
— Demain, tu travailles chez Camélia et en après-midi tu seras au magasin général, tandis que moi j’irai travailler chez Camélia en après-midi. Nous ne nous verrons pas de la journée !
— Marina, laisse-moi dormir… je suis fatiguée et comme tu l’as dit la nuit sera courte.
— Érin Sinclair ! J’insiste ! J’ai à te parler !
— D’accord, d’accord… mais parle plus bas car tu vas réveiller les pensionnaires de la résidence, répondit Érin, en se redressant contre les oreillers.
— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
— Mais de qui parles-tu ? demanda Érin.
— Mais de Jean-Thomas Mackensie ! Qui d’autre ? On peut dire que vous vous êtes donnés en spectacle devant tout le village de Ruby-des-Ruisseaux ! Je peux t’assurer que les cancans iront bon train. Il t’a chuchoté quelque chose à l’oreille, puis il est parti avec son grand-père et Camélia. Il est évident que Jean-Thomas Mackensie adore attirer l’attention ! persifla Marina.
Constatant qu’Érin se taisait, Marina enchaîna :
— Qu’est-ce qu’il t’a dit ? J’aimerais bien le savoir.
— Cela ne te regarde pas du tout ! De toute façon, Frédéric Bluteau et toi sembliez bien occupés à discuter ensemble. Vos secrets restent entre vous. Alors pourquoi désirer connaître mes secrets ?
— Mais tout le village voudra SA-VOIR ! Après tout je suis ta sœur, j’ai tout de même droit à un privilège, il me semble !
— Va te recoucher ! Moi, je travaille dans quelques heures et j’ai besoin de me reposer, dit Érin.
— Érin Sinclair ! Je finirai bien par le savoir…
Devant le mutisme d’Érin, Marina regagna sa chambre en maugréant. Le père Ramsay, ayant l’ouïe fine, lorsque cela lui convenait bien sûr, intercepta Marina.
— Est-ce que tout va bien jeune fille ?
— Pas vraiment ! Ma sœur m’irrite avec tous ses secrets. Elle a réussi à embobiner tout le monde avec son air angélique, mais moi je ne suis pas dupe !
— Pourquoi chercher à percer les mystères qui ne nous regardent pas ? questionna le père Ramsay.
Marina le regarda et pouffa de rire.
— Mais regardez qui ose me faire la morale ! Vous êtes l’être le plus…
— Tut Tut Tut, attention jeune fille au mot que vous utiliserez. Je ne suis qu’un pauvre vieillard. Il me semble que j’ai droit à un peu de respect, ajouta le père Ramsay avec une fausse humilité.
— J’allais probablement dire « adorable », l’être le plus adorable ! Est-ce que cela vous convient, demanda Marina, radoucie et souriante.
— Cela me convient parfaitement. Bonne nuit mon enfant, conclut le père Ramsay.
D’un pas mal assuré, le père Ramsay regagna sa chambre. Marina l’observait et constatait qu’effectivement il ne rajeunissait pas. Elle l’aimait bien, même s’il détectait facilement ses moindres intentions. Elle secoua la tête et regagna sa chambre. Elle se devait de dormir pour préserver sa grande beauté.
Érin, maintenant éveillée, réfléchissait à la soirée commémorative. Jean-Thomas lui avait murmuré : « Ne te sauve pas, ma petite étoile filante ». Puis il était revenu avec toute sa famille et ils avaient dansé ensemble. Quel merveilleux souvenir ! Elle ferma les yeux et s’endormit le sourire aux lèvres, un air de valse la berçant.
Camélia ne parvenait pas à fermer l’œil. Jamais elle n’aurait pu imaginer que sa suggestion de souligner la fondation du village de Ruby-des-Ruisseaux connaîtrait un tel succès. La participation de la communauté et des nombreux touristes avait comblé toutes ses attentes. Seul bémol, le lauréat du concours littéraire, Jean-Thomas Mackensie, s’était trouvé dans une situation des plus embarrassantes. Carmen Bluteau, avec ses allusions perfides, avait acculé le jeune Mackensie aux aveux. En y repensant, Camélia éprouvait encore la crainte que son cher ami Thomas Mackensie ne supporte pas le choc. Une défaillance physique aurait pu le terrasser ! Découvrir ainsi devant tout le village qu’une personne côtoyée depuis des mois était en réalité son petit-fils, aurait pu tourner au drame. « Grâce au ciel, se dit-elle, cette découverte imprévisible avait comblé mon vieil ami de joie ! »
La famille de son cher ami, récemment installée sur l’île Mackensie, couronnait le tout. Camélia ressentait beaucoup de bonheur pour Thomas. Il avait retrouvé les siens.
Les pensées de Camélia s’envolèrent vers Carmen Bluteau. Avec un grand soupir, Camélia se dit que rien n’était terminé. La mairesse ruminait sans doute déjà une vengeance. Il fallait s’attendre au pire… Que faire ? Comment deviner la suite des choses ? On verra bien, se dit Camélia et le sommeil vint enfin apaiser ses dernières pensées.
Le sommeil l’ayant fui une grande partie de la nuit, Jean-Thomas se leva tôt. Il décida de se rendre au salon de thé de Camélia pour y prendre le petit déjeuner. La matinée était radieuse et son humeur à l’unisson. Il espérait y voir sa « petite étoile filante ».
— Bonjour, Camélia ! Vous allez bien ce matin ? Mon grand-père n’est pas ici ?
— Bonjour, Jean-Thomas. Tu es remis de tes émotions ? répondit Camélia en souriant.
— Je suis surtout soulagé que la vérité soit maintenant connue. Je détestais cette situation. Plus le temps passait, plus cela devenait délicat. Érin est-elle ici ? demanda Jean-Thomas en la cherchant du regard.
— Oui, elle est dans la cuisine. La voilà justement avec le cinnamon rolls de ton grand-père. Comme tu le constates, il est déjà installé à sa table favorite.
— Endroit qui lui permet d’admirer son magasin général, dit Jean-Thomas en souriant. Sans vouloir vous déranger, pourrais-je m’entretenir avec vous quelques instants ?
Après s’être assurée que tout était sous contrôle dans le salon de thé, Camélia entraîna Jean-Thomas un peu à l’écart.
— Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?
— Il s’agit du chalet que je vous loue.
— Y aurait-il un problème ? demanda Camélia.
— Tout est parfait dans le chalet. Ne vous inquiétez pas à ce sujet. Il s’agit plutôt de mon intention de m’installer sur l’île Mackensie, avec ma famille. Je déménagerai aujourd’hui ou demain, mais soyez sans crainte, je vous paierai pour le loyer du mois d’août, tel que convenu.
— Oh ! Je comprends… Mais j’y pense ! Un homme, un touriste venu à la fête d’hier m’a laissé sa carte. Il cherchait une maison à louer pour les quelques mois à venir. Attends un peu, dit Camélia qui s’éloigna vers la caisse enregistreuse. Elle fouilla dans une petite boîte sous le comptoir et y trouva la carte mentionnée. Voilà ! s’écria-t-elle.
— Vous croyez que le chalet pourrait l’intéresser ? demanda Jean-Thomas.
— Il n’y a qu’une façon de le savoir.
Camélia prit le téléphone et composa le numéro.
Jean-Thomas s’éloigna pour dire quelques mots à Érin qui passait à côté d’eux.
— On peut se voir aujourd’hui ?
— Je travaille ici ce matin et en après-midi chez ton grand-père, répondit-elle avec un large sourire.
— Je devrais bien avoir besoin de quelque chose au magasin général, dit Jean-Thomas en lui faisant un clin d’œil.
— J’adorerais te voir… mais ça m’embête un peu… je ne voudrais pas que Monsieur Mackensie croie que j’abuse de la situation. Je préférerais que l’on se voie en dehors de mes heures de travail.
— Mais tu es parfaite ! dit Jean-Thomas en souriant. Je comprends ton point de vue. Ne t’en fais pas. On se verra plus tard.
Il l’embrassa rapidement sur le front, lui caressant tendrement les cheveux, puis Érin s’esquiva vers la cuisine avec les joues rosies de plaisir, reprenant son travail, car Camélia venait vers eux.
— J’ai rejoint la personne en question… Monsieur Ludovic Beaudoin, un musicien. Il était ravi. Il emménagera avec son frère William, le 1er août prochain. Cela te convient-il ?
— Si ces messieurs veulent le chalet, c’est parfait. J’aurai libéré l’endroit pour la date prévue.
Thomas Mackensie avait terminé son petit déjeuner. En passant, il donna une bonne tape sur l’épaule de son petit-fils.
— Il y a beaucoup de Mackensie dans ton salon de thé, affirma Thomas avec fierté.
— Bonjour, grand-père !
— Les Mackensie sont toujours les bienvenus ! répondit Camélia en souriant. Le bonheur de Thomas lui réchauffait le cœur.
— J’irai bientôt te voir au magasin, dit Jean-Thomas à son grand-père.
— D’accord. Bonne journée, Camélia. À tout à l’heure, Jean-Thomas.
Thomas s’en alla, le pas léger, comme s’il avait rajeuni de dix ans.
Marjory, Michel, Béatrice et Alain, regroupés sur la galerie du magasin général, fidèles à leur habitude, attendaient leur amie Claire Bluteau. Habituellement, Claire et Marjory étaient toujours les premières arrivées au lieu de rendez-vous.
— Peut-être est-elle malade, suggéra Béatrice soucieuse.
— La voilà ! s’écria gaiement Michel.
Sitôt Claire arrivée, Marjory prit le contrôle du petit groupe.
— Si nous allions voir Mademoiselle Rébecca pour les cours de peinture ? Elle nous indiquera le coût du cours et le matériel nécessaire.
— Et certainement quand nous pourrons débuter ! renchérit Béatrice, enthousiaste.
— Michel et moi en avons discuté et nous ne suivrons pas ces cours, affirma Alain.
— Pourquoi ? demanda Marjory les mains sur les hanches.
— Parce que ça ne nous intéresse pas, rétorqua Alain du tac au tac.
— Quelle sera votre activité durant notre absence ? demanda Béatrice, intriguée.
— Éric Bluteau nous enseignera le tennis, répondit Michel le sportif.
— J’aimerais bien apprendre à jouer au tennis moi aussi, décréta Marjory.
— Nous jouerons avec vous ! Voilà une méthode qui devrait vous plaire les filles ! s’exclama Michel en riant.
Marjory nota que Claire demeurait silencieuse.
— Claire ! C’est toi la plus chanceuse ! dit Marjory.
— Pourquoi ?
— C’est évident ! Tu as gagné le concours littéraire et tu as l’argent nécessaire pour le cours. Pour nous, c’est une autre histoire ! s’écria Béatrice qui tremblait à l’idée que le contenu de sa tirelire soit insuffisant. Sa mère refuserait certainement de lui donner la différence requise.
— Allons-y ! affirma Marjory. Les garçons, venez avec nous. Peut-être que Mademoiselle Rébecca nous régalera de ses délicieux biscuits. Vous vous souvenez comment ils étaient savoureux !
Le petit groupe se mit en route pour la bicoque des Cummings.
Quelle belle matinée ! Andrée-Anne chantonnait autour de ses fourneaux. La journée était splendide. Les clients affluaient au salon de thé et elle était heureuse. Elle avait secrètement demandé à Érin de l’avertir si son beau Julius se présentait au salon de thé. Elle remarqua tout de même la mine chagrine d’Alice.
— Ça ne va pas ce matin ?
— Ça t’intéresse ! rétorqua Alice.
— Alice ! Qu’y a-t-il ? Je t’ai rarement vue de mauvaise humeur. Est-ce que tu t’es querellée avec Rébecca ? s’enquit Andrée-Anne.
— Rébecca est comme les autres ! Elle ne comprend rien ! D’ailleurs, je ne souhaite pas en parler.
— C’est comme tu veux. Je respecte ton choix. Je suis ton amie, si tu changes d’avis, je serais heureuse de t’écouter, ajouta Andrée-Anne, interloquée par l’attitude d’Alice.
— Je ne sais pas… je verrai, répondit Alice évasive, mais tout de même tentée de s’épancher, de demander à sa grande amie Andrée-Ange si elle, Alice, était plus importante que ce Julius Perreault !
— En attendant, les commandes ne cessent d’entrer, alors au boulot ! dit Andrée-Anne en souriant.
Marjory et ses amis arrivèrent devant Maple Cottage, la maisonnette des sœurs Cummings. Chacun se regardait, hésitant à frapper à la porte.
— Alors les filles, qu’est-ce que vous attendez ? demanda Alain.
— Ça me gêne un peu, avoua Béatrice. Il n’y a pas si longtemps, nous surnommions Mademoiselle Rébecca, la sorcière.
— Vous vous décidez ? reprit Alain, impatient.
— Allons-y ! dit Marjory, affichant une confiance qu’elle était loin de ressentir.
Elle s’avança vers la véranda, se retourna et fit signe à ses amis de la rejoindre. Lentement, le petit groupe se rapprocha de Marjory, puis après un soupir général, Marjory frappa à la porte. Chacun retenait son souffle. Quel serait l’accueil de Mademoiselle Rébecca ?
La porte s’ouvrit et Rébecca, décontenancée, contemplait le petit groupe entassé devant elle. Son premier réflexe fut de faire déguerpir ces importuns, puis elle remarqua que les enfants la fixaient, les yeux ronds et la bouche entrouverte. Ils semblaient morts de peur. Rébecca, au prix d’un effort, articula :
— Bonjour… qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle sans se préoccuper des politesses de base.
— Euh !… balbutia Béatrice.
Claire, pencha la tête, cherchant à se faire oublier. Marjory semblait subitement devenue muette, alors Alain, que cette démarche ennuyait, prit l’initiative :
— Bonjour, Mademoiselle Cummings. Les filles désirent suivre des cours de peinture.
— Oh ! s’exclama Rébecca. Elle avait complètement oublié le commentaire de la jeune Bluteau, y faisant allusion lors de la remise des prix pour le concours littéraire. S’adressant à Claire : « Tu souhaites vraiment apprendre les techniques du dessin et de la peinture ? »
Marjory s’interposa et déclara :
— Béatrice, Claire et moi désirons découvrir les rudiments de votre art, affirma-t-elle avec fierté.
— Hum… Rébecca ignorait comment procéder. Devait-elle refuser ? Les gens les rejetteraient-elles de nouveau, elle et sa sœur, car toute la population de Ruby-des-Ruisseaux connaissait maintenant les attentes de la petite Bluteau. Que faire ?
— Nous aimerions connaître le prix de ces cours ! continua Marjory.
— Hum… J’accepte de vous prodiguer ces enseignements, décida Rébecca après quelques hésitations. Voilà ce que je vous propose : il faudrait d’abord vous procurer, pour chacune, un chevalet de table, puis…
— Qu’est-ce que c’est ? Où allons-nous nous procurer… cette chose ? interrompit Béatrice.
— Attendez un instant, leur répondit Rébecca avant d’entrer dans la maison. De retour, elle leur montra son petit chevalet de table sur lequel un tableau prenait vie.
— Oh ! firent les enfants. Les garçons se rapprochèrent pour admirer le tableau représentant un joli chaton jouant avec une balle de laine.
— Vous êtes vraiment très bonne ! s’exclama Alain.
— Merci jeune homme, répondit Rébecca en rougissant. « Ils ne sont peut-être pas si méchants après tout », se dit Rébecca.
— Monsieur Bélanger confectionne des cabanes d’oiseaux, avança peureusement Claire. Peut-être sait-il comment fabriquer un chevalet de table ?
— Excellente idée, rétorqua Marjory en souriant. Avez-vous d’autres demandes Mademoiselle Rébecca ? continua-t-elle sérieusement.
— Je vous demanderai 10$ à chacune. Ce montant sera pour le matériel que je vous fournirai, répondit Rébecca après réflexion.
— Et pour nous montrer à peindre ? demanda Béatrice.
— Rien du tout, répondit Rébecca. Alors réfléchissez-y et renseignez-vous pour les chevalets de table. Lorsque vous posséderez cet outil nécessaire à la bonne marche de vos cours, revenez me voir et nous discuterons de la date du premier cours.
— Super ! s’exclama Marjory. Venez ! Allons maintenant chez Monsieur Bélanger !
Rébecca les regarda s’éloigner, se demandant si elle regretterait cette décision.
Marjory, enthousiaste, courait, donnant ainsi le pas au petit groupe. Se retournant, elle aperçut Claire qui traînait. Brusquement, Marjory s’arrêta, interpellant Claire.
— Claire ! Hâte-toi !
Béatrice et les garçons, se joignirent à Marjory, attendant leur amie.
— Est-ce que ça va ? s’informa Béatrice.
— Je n’irai pas, bredouilla Claire… Je n’ai pas la permission de suivre des cours de peinture avec Mademoiselle Rébecca, ajouta Claire en fondant en larmes.
— Qu’est-ce que tu racontes ! Tu l’as pourtant affirmé devant tout le village ! dit Marjory les poings sur les hanches.
— J’adorerais suivre ces cours, mais ma mère ne veut rien entendre ! Elle a pris le montant que j’ai gagné et elle m’a dit de réfléchir intelligemment à l’usage que j’en ferais.
Les enfants, sidérés par les affirmations de leur amie, ne savaient quoi penser.
— Nous devons agir ! décida Marjory sous le regard ébahi des autres.
— Que pouvons-nous faire ? demanda Béatrice qui pensait justement à ce que sa mère à elle dirait devant un tel projet.
— Nous devons aider Claire à réaliser son rêve ! Après tout, il n’y a rien de mal à peindre ! décréta Marjory.
— Comment ? dirent les garçons.
— Allons voir Monsieur Bélanger et demandons-lui combien il nous en coûterait pour le chevalet de table. Ensuite, nous ferons les comptes.
Marjory avait déjà tourné le dos aux autres enfants et elle se rendait allègrement chez Monsieur Bélanger. Les jeunes la suivirent, admirant sa détermination, mais tout de même convaincus de l’inutilité d’une telle démarche. Si Claire ne faisait pas partie du groupe, aucune ne suivrait ces cours. La solidarité de ce petit groupe le prouverait.
Bonne nouvelle ! Monsieur Bélanger se déclara ravi de leur fabriquer à chacune un chevalet de table. Il croulait sous le bois entassé dans son atelier, les enfants lui rendaient un fier service, en le débarrassant un peu. Il y verrait plus clair !
— Mais je n’aurai pas l’argent pour payer Mademoiselle Rébecca ! s’entêtait Claire. De plus, je ne peux pas désobéir à ma mère !
— J’ai une idée ! s’exclama Marjory. J’ai environ douze dollars dans ma tirelire. Claire, je te donne le surplus.
— Je n’ai que sept dollars, décréta Béatrice tristement.
— Je possède environ sept dollars moi aussi ! s’écria Claire, entraînée par l’enthousiasme général. Ce sont des sous provenant de ma tirelire et non du prix concernant le concours littéraire. J’imagine que c’est différent, murmura-t-elle.
— Je vais combler la différence pour ma sœur, affirma Alain en souriant à Béatrice.
— Je donnerai à Claire le montant manquant ! s’exclama Michel, heureux de contribuer.
— Mais qu’est-ce que je vais dire à ma mère ? dit Claire Bluteau.
— Tu ne lui diras rien. Ce sera son cadeau de Noël. Après tout, une surprise est une surprise ! pavoisa Marjory.
— C’est vrai ! dit Béatrice en riant. On ne peut dévoiler une surprise.
Claire hésita, puis acquiesça. Toute la bande souriait, de cet heureux subterfuge.
En cette fin du mois de juillet, les jumelles de seize ans, Iris et Violette Mackensie arrivèrent sur l’île Mackensie. Juliette, leur mère, avait prévu un souper familial pour célébrer la rencontre de Thomas Mackensie avec ses petites-filles. Jean-Thomas aurait souhaité la présence d’Érin à ses côtés, mais cette dernière travaillait au magasin général, remplaçant Thomas. Ce dernier se sentait privilégié et savourait pleinement cette rencontre du clan Mackensie. Seule, Catriona, sa fille, présentement aux États-Unis, manquait à l’appel. Plus tôt, elle avait téléphoné pour exprimer sa joie face à la réconciliation de son père et de son frère. Elle espérait pouvoir se libérer et se joindre à eux aussitôt que cela lui serait possible.
— J’espère que nous ne prendrons pas racine dans ce bled ! dit Iris en embrassant sa mère.
— Iris ! s’écria son père. Un peu de tenue, ma fille. Ce bled comme tu te plais à le nommer, sans même le connaître, dois-je ajouter, est mon village natal !
— Dad ! Je te concède que la maison est jolie… mais ne t’attends pas à ce que je saute de joie devant quelques arbres et un ruisseau, rétorqua Iris en haussant les épaules.
Un regard de Juliette, tempéra Jean. Tentant de se calmer, Jean fit les présentations :
— Les filles ! Je vous présente votre grand-père, Thomas Mackensie. Le magasin général lui appartient.
— Je suis enchantée de vous connaître, dit Violette rougissante, en s’avançant vers le vieil homme.
Elle embrassa son grand-père. Thomas était abasourdi par la ressemblance entre les deux filles, toutes deux, très jolies avec leurs longs cheveux noirs légèrement bouclés. Leurs yeux, comme ceux de leur frère Jean-Thomas, possédaient la même teinte bleutée saisissante.
— Grand-dad, je suis Iris ! L’autre jumelle ! affirma Iris désinvolte.
— En voilà une façon de se présenter ! s’écria Jean. Iris ! je te prie de surveiller tes manières !
— Nous sommes en famille ! Pourquoi tant de chichis ! rétorqua Iris en regardant son père droit dans les yeux. Comme tu peux le constater, grand-dad, je représente la brebis galeuse de cette famille. Mon frère est parfait et ma jumelle l’est tout autant. Je ne fais que rétablir l’équilibre ! dit-elle en éclatant de rire.
« Elle a le tempérament de son père à son âge », se dit Thomas en réprimant un sourire.
— Je suis très heureux d’être parmi vous, affirma Thomas.
— Vous possédez un magasin général ? demanda Violette d’une toute petite voix.
— Et alors ! s’exclama Iris. Il n’y a pas de quoi fouetter un chat. Faut-il vraiment discuter d’un commerce désuet ?
— Iris ! Je te prie de t’excuser à ton grand-père pour ce manque de respect ! reprit Jean d’un ton courroucé.
— Qu’en penses-tu grand-dad ? rétorqua Iris. À mon avis, un magasin général, c’est dépassé ! Est-ce que le fait de m’exprimer signifie que je te manque de respect ?
Regardant plutôt Violette, l’autre jumelle, Thomas répondit avec douceur :
— Je possède en effet un magasin général que j’ai fondé avec votre grand-mère, Clara. Malheureusement, vous ne pourrez pas la rencontrer car elle est décédée depuis des années. Si ma Clara était encore de ce monde, elle aurait été ravie par cette rencontre, poursuivit Thomas d’un ton ému.
— J’adorerais visiter votre magasin, répondit Violette en souriant.
— Nous irons toutes les deux ! ajouta Iris en jaugeant son grand-père, cherchant à découvrir la véritable personnalité du vieil homme.
— Vous êtes les bienvenues, répondit Thomas. Jean-Thomas pourra même vous faire faire le tour du propriétaire !
— Jean-Thomas ? rétorqua Iris interloquée.
— Je m’intéresse énormément au magasin général, répondit l’interpellé.
— Et à Érin ! coupa Thomas, en lui faisant un clin d’œil complice.
— Érin ? questionna Iris vivement intéressée.
— Érin Sinclair, l’employée du magasin général, répondit candidement Thomas.
— Ainsi mon frère a déjà une petite amie ! reprit Iris moqueuse. Tu n’as pas perdu de temps !
— Iris Mackensie ! Si tu ajoutes encore une parole désobligeante, tu le regretteras amèrement, dit Jean-Thomas en fronçant les sourcils.
— Je vois… Tu en pinces vraiment pour cette fille… Tu nous la présenteras, j’espère ? dit Iris en affichant une mine faussement contrite.
— Le souper est prêt, dit Juliette, qui revenait de la cuisine.
Jean poussa un soupir de soulagement. Qu’est-ce que son père allait penser de sa famille ? se demandait-il. Thomas, quant à lui, s’amusait beaucoup.
Ce dernier jour de juillet s’avérait tristounet. Néanmoins, les nuages noirs qui s’amoncelaient dans le ciel de Ruby-des-Ruisseaux n’altéraient en rien l’humeur radieuse d’Érin Sinclair. Assise sur le banc, près du ponceau de l’île de Camélia, elle n’en avait cure car elle se promettait une belle soirée avec son Jean-Thomas. Des contretemps avaient empêché les rencontres entre les deux jeunes gens. En fait, depuis son récent déménagement sur l’île Mackensie, Érin et Jean-Thomas ne s’étaient presque pas revus. Depuis le bal de la fête commémorative, les contacts entre eux s’étaient avérés trop brefs au goût d’Érin.
Relevant la tête, Érin le vit traverser le ponceau de l’île de Camélia. « Comme il est séduisant », se dit-elle. Qu’est-ce qu’il lui trouvait ? Pourquoi l’avoir choisie, elle, au lieu de sa sœur Marina ? Pourtant, tout le monde s’entendait pour qualifier sa jeune sœur de véritable beauté. Le cœur d’Érin battait à tout rompre. Une gêne soudaine s’empara d’elle. Et si elle avait tout imaginé ?
— Bonsoir, ma petite étoile filante, dit Jean-Thomas en s’approchant d’elle.
Érin, n’écoutant que son cœur, lui sourit, oubliant son incertitude momentanée. Jean-Thomas lui prit la main et doucement attira Érin tout près de lui. Il la serra dans ses bras et lui murmura :
— Quels sont les projets pour ce soir ?
Érin se détacha de lui et lui prit la main.
— J’aimerais te montrer un endroit merveilleux.
— C’est loin d’ici ? demanda Jean-Thomas en regardant le ciel menaçant.
— Viens ! dit Érin en l’entraînant vers le sentier « sans-nom », comme le surnommait Alice Cummings. Érin était heureuse et l’orage imminent n’avait aucune emprise sur elle. Elle et Jean-Thomas se tenaient par la main et plus rien d’autre n’existait.
Peu de temps s’écoula et les jeunes gens arrivèrent au site secret d’Érin.
— Regarde comme c’est magnifique ! s’exclama-t-elle en ouvrant grand les bras vers cette nature toute en harmonie.
Jean-Thomas se souvint tout à coup de cet endroit. À ce moment-là, il errait soucieux et une vision agréable s’était offerte à ses yeux : Érin assise sur un rocher immense, souriante, comme en symbiose avec cet environnement. Cela se passait avant qu’il n’expose sa véritable identité lors de la fête commémorative.
— C’est splendide, répondit-il en souriant. Un élan de tendresse le poussa à se pencher pour l’embrasser.
« Cette jeune fille, se dit-il, a de multiples facettes cachées. Tantôt elle se montre énergique et catégorique, puis en d’autres temps, elle semble si fragile et vulnérable. Tellement douce ! »